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Jean Giono, océan pacifiste (et autres mers plus petites)

Giono était fou de paix comme on peut être fou d’amour. L’écrivain ne s’était jamais remis de l’atrocité de la boucherie. Né en 1895, jeté dans la fournaise de la guerre dès la fin de 1914 – à 19 ans-, gazé à 23, il écrivit en 1934 dans la revue Europe : « Je ne peux pas oublier ». Si j’évoque le nom de cet homme, c’est parce que je l’adore, tout bonnement. J’aime le romancier, j’aime le poète, je l’aime tout entier.

Et pourtant, Giono s’est trompé sur un point si crucial qu’on devrait lui en tenir rigueur. Il n’a rien compris à Hitler. Plutôt, aveuglé par le traumatisme de 1914, et confronté à la montée des périls dans le cours des années Trente, il croit alors à une réédition. Il songe qu’une guerre banale – certes gigantesque – menace à nouveau l’Europe. Le pauvre homme de Manosque ne voit pas ce qu’est le fascisme et se prête même à une démarche inouïe. À l’automne 1938, en pleine crise des Sudètes, il accepte l’idée, suggérée par Yves Farge, d’une rencontre avec Hitler, qui n’aura pas lieu. Hitler ! Giono ! Ce dernier pense arracher au dictateur le principe du désarmement général et universel. Giono est fou, on l’a déjà dit. Il ne veut plus voir le sang couler, il est donc fou. Je suis sérieux, mais j’ajoute aussitôt qu’il fit preuve aussi d’une lucidité rare en ces temps de choléra. Sur le stalinisme et des personnages aussi odieux que Louis Aragon. Sur le productivisme, aussi, qu’il appelait simplement « le matériel ».

Beaucoup d’autres pacifistes de cette époque n’ont pas droit à la même indulgence. Car nombre accepteront sans broncher l’occupation et l’extrême violence nazies. Nombre se vautreront dans la Collaboration, nombre travailleront avec le régime de Vichy. La liste du déshonneur est longue, je dois dire. Mais se tromper est une qualité humaine répandue, et je n’en suis pas dépourvu. Sur la guerre, on peut parler d’une antienne, comme un archétype que je vais essayer de décrire, car cela a de l’importance.

En bref, on ne voit le conflit armé qu’avec les yeux du passé. Ceux de 14 – les bandes molletières, l’Alsace-Lorraine – croyaient vivre la grande revanche de 1870, les malheureux imbéciles. Ceux de 39, l’esprit encombré des récits de tranchées, se pensaient à l’abri de la ligne Maginot, et ne concevaient pas la puissance des divisions blindées, les tristes sots. Ceux d’Indochine et d’Algérie, confrontés à une guerre populaire diffuse et donc insaisissable, imaginaient écraser Abd el-Krim et rétablir par la force un ordre colonial déjà exsangue, ces sombres idiots. Les Américains en Irak, aidés d’un certain Sarkozy en Afghanistan, ont inventé l’ennemi qu’on sait, mélange d’haschischin, de sarrazin, de guerillero algérien de 1954, et de terroriste palestinien des années 70.

Inventé, je persiste. Non que Ben Laden ne soit un ennemi. Non qu’il ne puisse faire de gros dégâts, notamment par l’usage du nucléaire, que nous avons, nous Français, développé et commercialisé. Évidemment, cet homme et ses affidés commettront encore bien des crimes. Mais il est à l’évidence, et pour l’heure en tout cas, surtout une arme de guerre américaine. Qui a permis une régression sans précédent moderne des libertés. Et massivement relancé la course mondiale aux armements, au détriment du reste. Et ressoudé autour de l’idée militaire tous ceux, et ils sont nombreux, qui tremblent de peur.

Je gage que tout est là. Comme les générations précédentes, la nôtre est incapable de voir ce qui crève pourtant les yeux. Mais elle n’est pas complètement aveugle. Comme tant d’animaux avant l’incendie ou le tsunami, l’homme sent venir le drame. Sans savoir le nommer, hélas. Il décrit le mal sans réellement le voir, ce qui implique fatalement l’impuissance. Le seul véritable adversaire que nous ayons à affronter s’appelle la crise écologique, qui est une guerre parfaitement inédite, et donc invisible. Elle est la guerre de tous contre tous. Elle se mène dans chaque cerveau. Elle se gagnera – ou pas – par un affrontement sans précédent d’aucune sorte entre deux visions du monde, deux paradigmes qui s’opposent tant qu’ils s’excluent l’un l’autre. Ou la sobriété matérielle, et le partage. Ou la poursuite du pillage, et la mort.

Qui suis-je donc pour m’autoriser de tels propos ? Moi-même. Et je ne me sens pas plus intelligent que d’autres humains, qui ne partagent aucune de mes idées. C’est, je crois, une question de fatum, de destin. Il appartient à la plupart de suivre des voies sans issue. Et à quelques-uns d’explorer une sortie de secours. Nous ne sommes que quelques-uns, et cela devra suffire, car nous ne serons jamais beaucoup plus. Je l’ai déjà écrit ici plusieurs fois, mais je me répète sans déplaisir. L’important est de tenir un cap, d’échanger des idées, de nouer des liens, d’établir des réseaux solides et durables. Car le monde, j’en suis totalement convaincu, va avoir besoin de nous.

Et de Giono, que je n’oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Ces quelques lignes, tirées de son roman Le Chant du monde : « Il sentait la vie du fleuve. C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir de roches, puis l’eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux ». Vous savez ? Ce n’est pas le plus beau de ce si cher Giono. On pourrait même aisément critiquer le maître sur telle expression, telle tournure. Mais c’est ainsi que je l’aime : imparfait, magnifique.

Sur la Chine (avec mes excuses)

Je reconnais d’emblée que j’abuse. Parler de la Chine comme je vais le faire, alors que le temps des vacances est censé occuper notre monde, c’est rude. Mais je suis rude.

Et donc, la Chine, changée en un aspirateur planétaire. Un agent de destruction géant qui fait le vide autour du vide qu’est devenu ce grand pays. Ne croyez pas qu’il existe quelque part une vision générale et raisonnablement complète de ce qu’est la Chine d’aujourd’hui. Nul ne sait, moi non plus, bien sûr. Mais surtout : nul ne sait. En 1980, j’ai lu un livre d’un auteur tchèque oublié, Milan Simecka, Le rétablissement de l’ordre (éditions Maspero). Simecka y racontait ce que les staliniens, après août 1968, avaient fait de l’un des pays les plus civilisés de la vieille Europe. Et il notait que si le régime en place « avait besoin tout à coup d’une idée force, ou d’une analyse impartiale d’un problème social important, il n’aurait personne à qui le demander ».

Ainsi va la vie dans les contrées de tradition stalinienne. Le mensonge règne et empile ses chiffres par milliers et millions jusqu’au sommet. D’étage en étage, les bureaucrates truquent. Aussi bien, ceux de là-bas ne disposent ni ne peuvent disposer d’un état réel de l’eau, des forêts, de la faune, de la flore, de l’air du territoire qu’ils occupent depuis 1949.

On va y fêter les Jeux Olympiques, comme on commence à le savoir. La seule certitude, je dis bien certitude, c’est que la Chine est au bord du grand krach écologique, et que pour gagner du temps, il lui faut détruire alentour, jusque très loin de ses frontières terrestres. Le principe de cette affaire est simple : grâce aux centaines de milliards de dollars accumulés dans ses banques, grâce à ses excellents techniciens et ouvriers, grâce à ses diplomates hors pair, grâce aussi à une corruption organisée dans le moindre détail, la Chine achète tout ce qui peut servir, chez elle, à bâtir des villes, des routes, des usines, des bagnoles.

Je crois, je suis même sûr que bien peu de gens réalisent si peu que ce soit l’ampleur du chaos que répand la Chine en Asie, en Afrique et même en Amérique tropicale. Prenons un exemple décrit dans le journal britannique The Daily Telegraph par son correspondant basé au Kenya, Mike Pflanz (ici, en anglais).C’est un formidable article, vraiment. Pflanz rapporte comment Pékin a fait son trou en République démocratique du Congo (RDC), cet ancien Zaïre pour lequel la France de Giscard, il y a trois siècles, en fait trente ans, était prête à tout. Régnait alors sur place un petit salopard comme l’Afrique aime. Notre salopard, Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga.

Que fichent les Chinois dans ce pays infiniment martyrisé, où l’interminable guerre civile en cours a fait des millions de morts ? Mais des affaires, voyons, comme nous avons si mal su faire pendant le temps long où les Blancs dominaient les Noirs. Pékin a signé avec les hommes de Kinshasa un contrat qu’il n’est pas exagéré de dire diabolique. En échange de minerais, notamment du cuivre et du cobalt, des ouvriers chinois devraient reconstruire 3 300 km de routes, 8 000 km de voies de chemin de fer, édifier des barrages, bâtir 32 hôpitaux, 145 dispensaires, etc.

Je retiens l’exemple d’une route en travaux dans le sud de la RDC, qui avance à la vitesse hallucinante de 800 mètres par jour. Elle rejoindra à terme l’autoroute de 1 600 km qui mènera alors à Kisangani, sur le fleuve Congo. Sur le fleuve et au coeur même de la plus belle forêt tropicale d’Afrique. Vous imaginez les conséquences, j’imagine.

Ce big deal n’est que la partie émergée d’un iceberg que nous ne verrons jamais en totalité. Le ministre d’E?tat a? l’Agriculture de la RDC  a signé l’été passé un e?norme contrat avec une socie?te? chinoise, ZTE International. Il s’agit de produire de l’huile de palme sur 3 millions d’hectares dans les provinces de l’E?quateur et de Bandundu. L’essentiel sera destiné bien entendu à la production de biocarburants. Trois millions d’hectares d’un coup !

Le bois fait partie du Grand Jeu, bien sûr. Car l’Asie ne suffit plus aux besoins chinois. Et pourtant ! Le Kampuchea, le Cambodge donc, est aux mains de l’économie de pillage. Sa forêt, sa sublime forêt en particulier. Je vous renvoie à un article d’une clarté parfaite, écrit par l’ancien correspondant du Monde à Pékin, Francis Deron (ici). La route la plus moderne du royaume cambodgien sert en bonne part à acheminer du bois volé au peuple et à ses descendants. Au total, 1 000 km qui lient le Cambodge au Laos, puis au Yunnan chinois. En juin 2007, l’ONG Global Witness a raconté comment le Premier ministre cambodgien, Hun Sen, celui-là même qui vient d’être triomphalement réélu par la manipulation, profitait du trafic du bois tropical.

La Chine dévore la forêt du Cambodge, qui aurait perdu 30 % de sa surface entre 2000 et 2005. Qui oserait écrire ce que signifie un tel événement ? Qui ? Je m’en sens incapable. Las palabras entonces no sirven, son palabras. Même en Guyane française, a priori si lointaine, les Chinois sont là, chéquier en mains. Mais lisez plutôt (ici) cet entretien avec le chercheur Pierre-Michel Forget. Et notamment cet extrait : « Cependant, je suis en particulier préoccupé par une nouvelle menace pour les forêts tropicales du bouclier de la Guyane : La Chine. Récemment j’ai rencontré un groupe de forestiers chinois qui ont été invités à visiter la Guyane pour évaluer son potentiel en bois tropical, et maintenant la Guyane et la Chine semblent intensifier la coopération économique. La Chine a l’argent comptant et a besoin de bois tropical. La Guyane a en bois tropical a besoin d’argent comptant. Il semble probablement que la Guyane deviendra une source importante de bois pour le développement de la Chine mais il semble peu probable que la Chine s’inquiétera beaucoup de la durabilité du bois de construction moissonnant à moins que le gouvernement de la Guyane l’exige ».

Au Guyana tout proche, c’est pire, car cela dure depuis des lustres déjà. Si le coeur ne vous lâche pas en route, et si vous lisez l’anglais, allez donc parcourir ce rapport implacable, qui met en cause aussi, soyons honnête, la Malaisie et Singapour (ici). Bon, de toute façon, retenez que des milliers, des dizaines de milliers de Chinois, tourneboulés par la propagande commerciale de notre Occident, sont désormais des missi dominici qui parcourent le monde chargés d’or pour mieux le ruiner.

La Chine est pour longtemps, le noeud principal des contradictions (presque) insolubles de notre univers. Elle tente d’imiter le modèle qui, en deux siècles, nous a plongés dans la pire crise de l’histoire de l’homme. Elle n’y arrivera pas, évidemment. Mais quand les yeux s’ouvriront enfin, où en serons-nous ? La responsabilité des sociétés du Nord, comme la nôtre, sont immenses, car nous continuons de vouloir le beurre et son argent. Nous voulons le téléphone portable, nous voulons exporter le nucléaire à Pékin, et les turbines, et nos belles bagnoles. Mais nous voudrions que la Chine, que nous encourageons de toutes nos forces à « se développer », le fasse gentiment, en nettoyant avec soin la fosse d’aisance sur laquelle elle est assise.

Raté, raté, raté. Au moment où vont débuter les JO de la honte, pensez à cela. À cela, dont on parlera si peu. À cela, qui décidera évidemment de la suite et du reste. La Chine est la grande plaie ouverte du réel.

PS : Je ne reprendrai régulièrement ce blog que vers le 20 août, lorsque mes côtes cassées en juillet auront affiché leur réconciliation définitive. Pour ceux que cela intéresse, mon ami David Rosane est bien venu me visiter. L’endroit qui est le mien au bas de la carte de France est « la capitale mondiale du bruant zizi et de l’alouette lulu ». La citation est de David, cela va de soi.

Un pays fait pour les marins-pêcheurs et les routiers

Nous sommes au début de 2007, à Caracas, Venezuela. Le camarade – Our Great Leader Chairman – Hugo Rafael Chávez Frías vient de prendre une décision historique : le prix de l’essence vendu aux particuliers va être augmenté. Non ! Si. Dans son émission à la télé qui s’appelle Aló, Presidente – un interminable onanisme en direct, à la Castro -, Chávez annonce qu’il a demandé à son ministre de l’énergie de préparer la grande mesure. Il faudra que la hausse ne touche pas les plus pauvres, et qu’elle ne crée pas d’inflation.

Rude tâche, mais quand le camarade-président commande, il faut obéir. Un rappel sur le pétrole du Venezuela. Quel que soit le mode de calcul retenu, ce dernier est l’un des plus riches États pétroliers de la planète. Dans les estimations basses et contestées de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les réserves vénézueliennes ne dépasseraient pas 78 milliards de barils. Mais la question du pétrole extra-lourd situé dans la ceinture de l’Orénoque – la Faja del Orinoco – demeure ouverte. Pour Chávez, cette promesse autorise à parler de 315 milliards de barils de réserves, soit 20 % du total mondial. Bien plus que l’Arabie Saoudite. Dans tous les cas, un Eldorado.

Revenons aux péroraisons de Chávez, en janvier 2007. Il promet donc. À ce moment, l’essence vendue aux Vénézuéliens coûte 14,4 fois moins cher que dans la Colombie voisine. Et 16,6 fois moins qu’aux États-Unis. On imagine peut-être le flux de contrebande entre le Venezuela et la Colombie. Et les pertes pour le budget, y compris social, vénézuélien. Chávez promet donc de changer la situation, mais l’incantation se perdra dans les sables saturés de pétrole.

En juin 2008, l’essence vendue à Caracas vaut 4,3 bolivars pour un solide plein de 45 litres, soit un peu plus d’un euro (ici). C’est quatre fois moins qu’en Arabie Saoudite. Dix fois moins qu’une bouteille d’eau minérale. À peu près le prix d’un bon gros sandwich. Et cela coûte plus de dix milliards de dollars par an à l’État, seulement pour le super. Car il y a aussi le diesel, et le gaz naturel. Le pays du « socialisme bolivarien » devrait proposer l’asile politique aux marins-pêcheurs et aux routiers français.

Dans cette contrée où la voiture est, en fait, plus puissante que le Jefe, les automobilistes font bien entendu la loi. Selon une estimation, 20 % des habitants de Caracas occupent à eux seuls 80 % des voies publiques. C’est beau, le socialisme. Croyez-vous que les paysans pauvres de la province, ou les habitants des barrios de la capitale, soient invités à la fête ? Pensez-vous qu’on trouve de l’argent pour les transports publics ? Imaginez-vous qu’on parle aux Vénézuéliens de réchauffement climatique, et de cette nécessité absolument vitale de changer de modèle en quelques décennies au plus ?

Non, bien sûr que non. El Jefe est bien trop heureux de parader à la télévision publique, et de reprendre sur tous les tons l’obscène invite de son régime : Socialismo o Muerte. Je n’ai pas le temps de développer ce que signifie à mes yeux le tréfonds culturel et politique d’une partie de la gauche dite radicale d’Amérique latine, qui mêle avec force morbidité, culte du héros, machisme et abjecte soumission à l’autorité suprême. Du reste, vous n’êtes pas là pour lire mes propres divagations.

Où veux-je en venir ? Pas si loin que cela. Ce qui précède est une illustration parfaite de ce qu’est un paradigme. Cette expression désormais banale désigne un cadre de la pensée, une sorte de schéma global, explicatif, auquel on se réfère constamment sans seulement y penser. Nos sociétés sont par exemple encore dominées par le paradigme des Lumières et du progrès, malgré la crise actuelle. Et les marxismes, qui contestaient l’ordre social, n’étaient en réalité qu’une pointe avancée de ce progressisme-là. Défendant l’idée de révolution au nom même du paradigme.

Je ne fais aucun procès en écrivant ces mots. Je regarde. Et je vois bien que Chávez est l’héritier marginal, mais indiscutable, d’un mode de pensée qui nous empêche d’avancer. Il dirige le Venezuela depuis près de dix ans, tentant d’imposer des chimères à un peuple qui n’en veut pas, s’appuyant massivement sur une manne pétrolière qui finira, comme de juste, par s’épuiser. Et il n’aura pas préparé son peuple au choc qui vient. Car il est un homme du passé. Le paradigme écologique, qui sera fatalement, que cela plaise ou non, celui de l’avenir, reste un chantier. Je ne vois aucun travail intellectuel plus décisif que celui-là.

Sur le grand appel (pathétique) de Politis

Certains d’entre vous, compte tenu de son sujet, ne liront pas ce texte. Je n’y peux pas grand chose, et j’ajouterai pour aggraver mon cas que ces lignes ne sont peut-être pas très intéressantes. Ce n’est pas de la coquetterie de seconde zone, juste une interrogation sincère. Disons qu’il m’était sans doute nécessaire d’écrire ces mots pour mesurer à quel point je me suis éloigné de la gauche estampillée telle, quelle qu’elle soit. Ce n’est jamais que la confirmation d’un processus entamé il y a plus de vingt ans, et qui est désormais achevé. Mille excuses à ceux qui n’ont plus envie d’entendre parler de cela. Mille.

C’est (presque) insignifiant, mais tout de même. L’appel dont je vais vous parler montre où est demeurée – le mot juste – la plus grande part de ce qu’il est convenu d’appeler la « gauche de la gauche ». J’ai eu l’occasion de le dire, et je le répète : je ne suis pas de gauche. Mais c’est de cet univers mental et historique que je viens, et je ne saurais l’oublier. Jamais.

Le hasard a mis sous mon nez un Appel du journal Politis, signé par quelques milliers de personnes déjà, et qui s’intitule : l’Appel à gauche (ici). Il se trouve que j’ai travaillé longtemps pour ce journal, que j’ai contribué à fonder en 1988. Je l’ai quitté deux ans plus tard, mais à partir de 1994, j’y ai assuré chaque semaine une page sur l’écologie, contenant une chronique. Comme pigiste, extérieur à la rédaction, donc. Dès cette époque, qui s’enfuit au loin, j’étais en désaccord complet avec la ligne de Politis.

Car cette ligne, qui n’a pas changé, consistait à rassembler autour de vieilles idées de gauche un pôle capable de peser sur les décisions prises au sommet par le parti socialiste, avec un zeste d’écologie, mais d’écologie politique, longtemps incarnée par les seuls Verts. Je dis un zeste, car jamais l’écologie véritable n’aura fait bouger les lignes internes de Politis. J’en porte une part de responsabilité, cela va de soi. On m’y tolérait, plus ou moins selon les années, mais sans jamais se rapprocher de mon point de vue. Lequel était autre, en effet, qui ne pouvait en aucun cas se mélanger à l’ancien.

Au-delà de tout ce qui a pu m’opposer à eux sur un plan personnel, Bernard Langlois et Denis Sieffert incarnent très bien ce que je rejette au plus profond de moi. Langlois, l’âme du Politis des premières années, et Sieffert celle des suivantes, ne sont pas les mêmes personnes, cela se saurait. Le premier a visiblement compris de l’intérieur certaines réalités nouvelles. Il sent le neuf. Mais cela ne l’empêche pas de rêver de la même gauche qu’il y a quarante ans. Un PSU qui réussirait son coup. Je n’ai pas la force de me moquer.

Le second a été formé dans le cadre classique de la politique la plus classique. Intelligent, il a compris en partie les enjeux intellectuels de la crise écologique. Mais comme la nature lui est totalement indifférent, cela ne le conduira pas, jamais, à rompre avec le cadre d’une gauche social-démocrate teintée de vert.

Sous sa conduite, Politis sera devenu le flambeau d’un courant permanent en France depuis la division de la gauche officielle en 1920. Je veux parler des oppositions dites de « gauche » au PCF et à la social-démocratie. Qu’elles se soient appelées « Cercle communiste démocratique » – 1930 -, « Gauche révolutionnaire » – 1935 -, PSOP – 1938 -, puis après-guerre, Rassemblement démocratique révolutionnaire, PSA, PSU, Union dans les luttes – 1980 – et tant d’autres, ces tendances n’ont jamais rien donné ni ne donneront jamais rien.

Nul n’est obligé de me croire. D’ailleurs, je n’ai pas de preuve, ni le temps ici d’exposer en détail mes arguments. Une chose est sûre et certaine : Politis est une vieille affaire. J’en suis parti en 2 003, au moment de la mobilisation contre la réforme des retraites, dans un clash retentissant. Je crois que je le raconterai en détail un autre jour, cela peut intéresser. Disons d’un mot que je ne pouvais défendre ce mouvement-là, et que je n’ai évidemment pas changé d’idée. Langlois et Sieffert non plus, d’ailleurs, de leur propre point de vue.

Venons-en à cet « Appel à gauche » tout récent. C’est un texte de compromis, bien entendu, et sans cela, il n’aurait pas été repris par tous ces gens-là. Parmi les signataires, des décroissants – Paul Ariès -, des lambertistes – le député Marc Dolez -, des staliniens, dont nombre prétendent ne jamais l’avoir été – Asensi, Gayssot, Braouezec, etc -, des Verts – Contassot, Bavay -, des socialistes en nombre, sans compter d’innombrables ratons-laveurs parmi lesquels des journalistes, des intellectuels divers et variés. En bref, du beau monde.

Suis-je impressionné ? Non, je dois dire. Amusé serait plus près de la réalité. Car, voir plus haut, ce type de pétition a déjà été diffusé des dizaines de fois en France depuis un siècle. Mais amusé, oui, je crois que je peux le dire. Par exemple, mais je dois faire vite, le nom d’un Gayssot me comble. Cet inusable apparatchik, qui faillit succéder à Georges Marchais à la tête d’un parti à l’histoire ignoble, copine d’une manière admirable avec le potentat de Montpellier et néanmoins socialiste Georges Frêche. Je vous fais grâce d’innombrables détails, mais j’insiste sur le mot ignoble pour parler de l’activité stalinienne, en France et partout ailleurs. J’accepte en retour lazzi et quolibets de tous ceux qui ne seraient pas d’accord sur le qualificatif. C’est le mien.

Bref. Que dit l’appel ? Plutôt, que ne dit-il pas ? À part une minuscule allusion à la crise écologique, désormais obligatoire dans tout texte, il ne dit rien du réel. Je veux parler du vrai réel, celui qui commandera fatalement notre avenir commun. Ainsi de l’apparition de limites physiques indépassables, même pour de vaillants marxistes. Ainsi de l’affaissement des principaux écosystèmes naturels, dont ils se moquent absolument, mais qui déterminent néanmoins tout projet humain.

Rédigé dans une langue indigente, cet appel propose de refaire ce qui a déjà tant échoué. Et il échouera donc au rivage de la mer morte des illusions tenaces. Je sais bien que ces mots ne peuvent que choquer ceux qui les tiennent pour vérité. Je n’écris pas pour les choquer, ce serait dérisoire. J’écris seulement pour dire ce que je pense. Cet appel est pathétique, et je ne m’en réjouis pas.

Rhubarbe et séné (sur un défunt ministère)

On a beau être habitué à tout, on s’étonne encore. Même moi, heureusement d’ailleurs. Le 19 décembre dernier, j’ai écrit un article sur la réorganisation du ministère de l’Écologie. Pardonnez-moi de vous y renvoyer (ici), mais je ne saurais être plus clair aujourd’hui. J’y décrivais la disparition pure et simple de ce ministère tape-à-l’oeil, englouti par le ministère de l’Équipement.

D’un côté, en face d’une situation aussi dégradée que celle nous connaissons, ce n’est rien. Mais de l’autre, quel message effarant ! Créé en 1971 par décision du prince, appelé alors Georges Pompidou, ce ministère aura accompagné – et justifié – au long des (presque) quarante dernières années la disparition d’une infinité de paysages, d’espaces et d’espèces. Peut-on parler d’un ministère de la liquidation ? Je le pense.

Il faut croire que cela ne suffisait pas aux grands ingénieurs qui mènent la danse technique de notre pays. Ceux des Ponts-et-Chaussée ont réussi un coup préparé de longue date, et pris le pouvoir silencieusement sur ce qui leur échappait encore du dit ministère de l’Écologie. Je l’ai donc écrit le 19 décembre, mais si j’y repense, c’est que Corinne Lepage vient d’écrire un texte qui dit la même chose, d’une manière certes différente.

Pour ceux qui l’ignoreraient, Corinne Lepage, ministre de l’Environnement il y a dix ans – sous Juppé -, est adhérente du MoDem de Bayrou. Publiée sur le net (ici), son analyse mérite lecture. Je vous en livre ci-dessous un large extrait, car tout le monde n’aura pas le temps de lire la totalité du texte. Voici :

« En premier lieu, la dimension si fondamentale de la connaissance, de l’évaluation et de la prévision disparaît définitivement en tant qu’entité identifiée, achevant la tâche commencée avec la disparition de l’IFEN [ Institut français de l’environnement, Note de F.Ni ] en tant que structure autonome. Dès lors, les données environnementales, sans lesquelles aucune politique ne peut être mise en place – alors que la France accuse déjà un retard immense au regard des données communiquées par l’Agence européenne de l’environnement – ne vont plus bénéficier d’aucune priorité et surtout seront gérées de manière « politique » sans aucune autonomie par rapport aux directions concernées. L’évaluation économique, dont on a vu l’importance avec la sortie du rapport Stern par exemple, est renvoyée aux oubliettes ce qui signifie que les choix pourront continuer à s’effectuer sans aucune visibilité de long terme ; Le secret, cher à nos gouvernants pourra, nonobstant la convention d’Aarhus, continuer à dissimuler le mauvais état écologique de la France.

En second lieu, le ministère de l’équipement et plus précisément le corps des ponts a réalisé le rêve qu’il poursuivait depuis toujours : absorber le ministère de l’environnement. De fait, la direction de la nature et des paysages ainsi que la direction de l’eau, qui existaient pourtant depuis M.Poujade, premier ministre de l’Environnement sont supprimées. En revanche, les grandes directions de l’équipement demeurent : ce qui signifie que dans l’esprit des  »grands réformateurs » du corps des ponts, il est plus important de continuer à faire des routes et des aéroports que de gérer l’eau ou les ressources naturelles. Ainsi, il n’existera plus dans la structure gouvernementale aucune direction chargée de veiller spécifiquement sur la nature et ses ressources puisque cette mission sera intégrée avec le territoire et les habitats.
Les grandes missions transversales comme la mission effet de serre disparaissent également, alors que celle de la route, de la mer et de l’aménagement du territoire demeurent. On peut admettre que le nouveau commissariat au développement durable absorbe la délégation du même nom, qui malgré les qualités de son titulaire n’a jamais démontré son utilité. Il n’en va pas de même de la MIES, d’autant plus que le gouvernement prétend faire de ce sujet un point focal de son action. Ajoutons à cela que si logiquement la direction de la prévention des pollutions et des risques se transforme en grande direction des risques, la réorganisation du ministère s’accompagne en revanche d’une externalisation d’une partie des contrôles !

Enfin, ce qui faisait la richesse du ministère, c’est-à-dire des personnels qui n’étaient ni énarques ni issus des grands corps, est anéantie puisque les directions seront partagées entre ENA, Mines et Ponts dans la grande tradition française ».

Oh, je n’écris pas de la sorte, non. Mais enfin, il est savoureux de voir qu’une ancienne ministre est capable, dans certaines circonstances, de manger le morceau. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. J’ajouterai pour finir quelques commentaires généraux. L’absorption du ministère de l’Écologie n’a été rapportée, à ma connaissance, par aucun journal important. Autrement dit, nul ne sera au courant d’une régression tout de même significative. Nul. Personne. Et peut-être jamais. Notre société est bel et bien informée.

Par ailleurs, ceux qui – FNE, Greenpeace, WWF, Fondation Hulot, excusez mon radotage – qui ont accepté les règles du Grenelle de l’Environnement à l’automne dernier, ont traité avec des ectoplasmes. Je veux parler de Borloo et de Kosciusko-Morizet. Politiciens jusqu’au bout des ongles – qui peut décemment l’ignorer ? – ces deux personnages n’ont aucun pouvoir qui ne leur soit concédé par leurs maîtres, ceux qui dirigent en réalité, et pour l’éternité, leur ministère. Et ce pouvoir ne se peut voir que par temps clair, à l’aide d’une loupe binoculaire.

Autrement dit, tout s’est joué sur la scène par excellence des journaux télévisés, où tous les acteurs de ce mimodrame se seront échangé sans cesse la rhubarbe et le séné. Que dire de plus ? Si : je crois qu’il existe chez la plupart des commentateurs, en plus du reste, une peur fondamentale. Et cette peur, c’est celle de paraître si peu que ce soit un critique résolu du monde existant. On peut farcir les journaux de colonnes à la gloire des Excellences et des Grenelle de tous ordres, mais il ne faut surtout pas montrer les coulisses. Jamais. Car sinon, on se désigne. Car sinon, on se rapproche dangereusement du territoire jamais atteint qu’on appelle, quand l’on est malpoli comme je suis, la liberté.

PS : J’ai commis une grossière erreur d’accord, rectifiée grâce au coup d’oeil de Jean-Paul Brodier. J’avais écrit : « les acteurs de ce mimodrame se seront échangés sans cesse la rhubarbe et le séné ». Il fallait bien entendu ne pas accorder le verbe échanger. Merci pour de vrai !