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Mourir a-t-il de l’importance ?

Ce matin du 31 mars 2008, après avoir pris un petit déjeuner fait de thé vert, de pain, de beurre et de jus d’orange, j’ai osé penser aux autres. Eh oui, d’une manière assez désinvolte, j’ai songé à ceux qui se lèvent sans être sûrs de rien. L’huile aura-t-elle encore augmenté au marché ? Combien d’épis de maïs dans le sac plastique gardé sous la paillasse ? Penser à envoyer la petite chercher de l’eau, avant qu’il n’y ait trop de monde autour du point. Et le bois ? Et cette fièvre de l’aîné, qui n’en finit plus ? Et cette douleur dans la jambe droite, qui ne passe pas ?

Les chiffres sont absurdes, les grands nombres, surtout quand ils parlent de la mort, ne sont que des statistiques. On n’imagine pas, on ne peut se mettre à la place de. Non, on ne peut pas. Dans une autre vie, j’ai fait un voyage éprouvant à bord d’une sorte de truck, un camion (presque) déjanté, parti d’une zone de récolte du café. Les gens qui travaillaient là en famille étaient des esclaves du petit noir que nous buvons sans seulement y penser.

Non, ce n’est pas pour culpabiliser qui que ce soit. Oui, c’est pour écrire librement une évidence : derrière le café du matin, il y a des mains au travail. Des familles entières, souvent. Le père, la mère, les enfants, dès cinq ou six ans. J’ai récolté du café, et c’est un métier fort difficile, exténuant, salissant parce qu’on a souvent les pieds dans une boue gluante. On ne gagne rien, bien entendu. Quand je participais à cette récolte, les paysans du coin avaient un compte permanent et surtout définitif dans la boutique tenue par le propriétaire de la grande ferme caféière. Un compte qui était perpétuellement renouvelé, et qui ne serait jamais refermé. Les enfants savaient qu’ils paieraient les dettes fictives de leurs parents, et leurs enfants après cela, jusqu’à la fin des temps humains.

Et ce voyage en truck ? Moi, je m’enfuyais, après cette cauchemardesque récolte. Je savais ce qui m’attendait. La ville, le repos, les bouteilles de bière, la grande vie que j’ai toujours connue. Mais dans ce camion digne du film Le salaire de la peur, il y avait un gosse brûlant de fièvre. Soit il restait dans la ferme, et il mourrait, à coup certain. Soit il était conduit en ville, dans un hôpital qui le sauverait tout aussi sûrement.

La règle très générale de ce pays de mon passé, c’est que les enfants au front brûlant restaient et mouraient. Cette fois-là, pour une raison que je n’ai pas envie de raconter, ce ne fut pas le cas. Dans ce camion maudit, le père accompagnait le gosse, qui vivrait donc. Je n’ai pas su la suite, mais je suis à peu près certain de ce qui se passa, pour des raisons que je n’ai pas davantage envie de rapporter.

Et quoi ? Rien d’autre.

Que reste-t-il vraiment de mai 1968 ?

(Si vous avez la patience de lire jusqu’au bout, sachez que ce texte parle aussi, fatalement, de la crise écologique, objet de ce rendez-vous. Il y a donc sa place. Mais si.)

Défiez-vous des sycophantes. Cela paraîtra abrupt, et ça l’est. J’abhorre cette engeance, je dois l’avouer sans détour. Et pardonnez-moi d’avoir paru une seconde pédant : je vous assure que le mot m’est venu spontanément. Je le jure.

Un sycophante est un petit salopard. La parole nous vient du latin, qui l’aura dérobé sans remords au grec. Sukophantès, c’est le délateur, et précisément celui qui dénonce le voleur de figues. Or je suis un voleur de figues. J’ai volé ma vie, et j’en suis heureux, car personne ne me l’aurait offerte. J’ai volé ma vie grâce à mai 68, comme vous allez voir.

Qui sont les sycophantes de cette histoire ? Oh, la liste est longue, car le quarantième anniversaire est un flot lacrymal auquel chacun veut ajouter sa larme. J’y mets l’essentiel de ceux qui parlent de ce printemps-là. Et qui le dénoncent aux hommes en place, même et surtout quand ils s’en prétendent les héritiers. Avec une mention pour des gens comme André Glucksmann, Philippe Sollers, Alain Geismar, Serge July. Pour une raison simple : ces pauvres garçons ont soutenu activement le pire de leur époque – la dictature stalinienne et ses dizaines de millions de morts – avant que de prétendre donner des leçons universelles. Les deux premiers de la liste, qui n’en parlent plus guère me semble-t-il, sont même parvenus à défendre d’abord l’Union soviétique du goulag avant de passer à l’illustration de la Chine du laogai. L’un est aujourd’hui un fier compagnon de Nicolas Sarkozy, l’autre amoureux transi d’Alain Juppé. Et (très) vieux beau.

Le troisième de son côté, après avoir gentiment agité le petit livre rouge du grand ami de l’homme, a rejoint le cabinet de Claude Allègre, quand celui-ci était ministre de Jospin. On ne sait pas où il pourra s’arrêter. Mais il ne s’arrêtera pas. Quant à Serge July, il donne de belles chroniques que personne n’écoute à la station de radio bien connue des subversifs, RTL. Ma foi.

Vous remarquerez que je ne parle pas des pubeux, des journaleux et des innombrables pommadeux qui, ayant traversé un jour la rue un mouchoir sur le nez, pour cause lacrymogène, continuent de pérorer. Nous les connaissons tous, car ils sont l’ossature réelle de ce monde invivable. Mon mai 68 à moi n’a pas le moindre rapport avec cette pacotille.

Au printemps de 1968, j’avais douze ans et demi. Ce qui m’en donne cinquante-deux aujourd’hui. Ai-je participé ? Certes oui, malgré mon âge. Je ne vais pas détailler, car on croirait que je me vante, mais enfin, oui. Le lycée où je me trouvais était occupé, et j’ai contribué modestement à sa réorganisation. Je me souviens très exactement du 1er juin – ou était-ce le 2 ? -, quand les badernes du Comité de défense de la république (CDR) local et les frappes du Service d’action civique (SAC) sont venus nous déloger. Tous ivres de la grande obscénité gaulliste du 30 mai 68, sur les Champs-Élysées. J’étais sur un toit encombré de bouteilles incendiaires. Mais était-ce des cocktails Molotov ? Je n’en avais jamais vu encore, et nul n’en jeta sur les gens du SAC, qui chantaient la Marseillaise devant la grille.

J’ai été un artisan de 68, bien que déplorant beaucoup le mouvement étudiant, qui me paraissait tellement éloigné du grand malheur social. Les choses ne sont pas simples. J’appartenais à une famille nombreuse et si pauvre – mon père était mort depuis des années – qu’elle n’était plus ouvrière, mais sous-prolétaire. J’étais le seul à poursuivre ce qu’on ne pouvait appeler des études. Car en effet, je n’étudiais ni n’écoutais rien. J’attendais, surtout la fin.

Mais la fin de quoi ? Mai 68 m’a apporté une réponse grandiose à cette question qui ruinait ma jeune existence. Sans nul arrêt au cours des années suivantes, j’ai appris à nommer ce qui ravageait mon coeur. Ce qu’est une société de classe. Ce qu’est une révolution. Ce que peuvent provoquer l’enthousiasme et l’espoir. Et cela, je ne l’oublierai jamais. Bien entendu, j’ai pensé et prononcé un grand nombre de sottises. Mais pas toutes. Je n’ai jamais soutenu, ni de près ni de loin, le stalinisme, et j’en suis fier, je le dis sans manières.

J’ai pourtant agi, et ma foi, je crois qu’il y a une différence entre soutenir Brejnev, Jaruzelski, Pol Pot, l’invasion de l’Afghanistan d’une part, et manifester pour les ouvriers polonais ou hongrois d’autre part. Or j’ai constamment défilé pour les dissidents de l’Est, dès le mois de décembre de l’année 1970. Le bureaucrate polonais en poste, grand ami de Georges Marchais et de madame Buffet, s’appelait alors Gomulka. Et il fit tuer en quelques jours de cet hiver-là des centaines d’émeutiers de Gdansk, Gdynia et Szczecin. Même pas des sous-prolétaires ! De vrais ouvriers, trimant le plus souvent dans les chantiers navals de la Baltique. J’avais quinze ans, et je participais à mes toutes premières protestations publiques. Je me souviens avoir entendu à la télévision que la foule polonaise hurlait : « Gestapo ! Gestapo ! » en direction des milices staliniennes.

J’ai également, et des années durant, affronté les hommes du parti communiste en Seine-Saint-Denis, où je vivais. Cela peut sembler quelconque aujourd’hui, mais en ce temps, le PCF comptait dans ce département neuf députés sur neuf. Et vingt-sept maires sur quarante. Rien ne ressemble plus à un manche de pioche stalinien qu’une matraque plombée de policier. Mais je m’égare, je m’en rens compte. Heureusement, vous pouvez m’échapper.

En mai 1968, mon frère Régis avait quatorze ans, et il était désespéré. Son destin semblait écrit : rejeté par le système scolaire, il serait ouvrier. Il était rapidement passé par un Collège d’enseignement technique (CET), qui préparait sans état d’âme à la soumission. Qui matait celui qui osait défier l’autorité industrielle. Il serait ouvrier, nous finirions tous ouvriers, car la fatalité mène des troupeaux entiers. Je le fus moi-même, quand j’avais dix-sept ans, mais c’est une autre histoire.

Régis me faisait pleurer. Il rentrait du CET par le bus de Pantin, où il avait lui aussi pleuré. Nous savions trop bien ce que signifierait l’abjecte résignation. Nous n’avions pas besoin de dessin, ni d’aucune explication de texte. Je revoyais mon père à la fin de sa courte vie, quand il abattait ses soixante heures de travail, six jours par semaine et dix heures chaque fois. Non, nous ne pouvions avoir le moindre doute. Ce serait l’usine, ou la révolte.

Ce fut la révolte complète. Et je plains de mon âme ceux qui ne savent pas ce qu’est une rébellion intime et totale. Un dimanche après-midi du début de 1972, j’étais chez ma mère, où j’habitais encore. Ma mère était une passionnée des courses de chevaux, et la retransmission du tiercé était chez nous un moment liturgique. Tout s’arrêtait, quoi que ce fût. Ce jour-là, Léon Zitrone commentait en direct la cérémonie, depuis le champ de courses d’Auteuil.

Or il se passait quelque chose. Ma mère avait le nez sur ses journaux, rassemblant ses notes et ses classements, et moi je regardais l’écran, où il se passait vraiment quelque chose. Léon Zitrone commençait en effet à s’époumoner. Et s’il perdait en direct le souffle, c’est que le tiercé semblait retardé, pour la première fois dans l’histoire courte mais glorieuse de la télévision. « Mais que se passe-t-il là-bas, à l’autre bout du champ de courses ? Je vois un attroupement près des chevaux, c’est incroyable ! Je n’ai jamais vu cela, des policiers à cheval arrivent au galop, mais que se passe-t-il ? ».

Évidemment, c’est bien plus drôle pour ceux qui ont connu la voix de Zitrone. Pour les autres, trois mots : solennité, emphase, diction. Donc, Zitrone était perdu. Nous aussi. Ma mère avait relevé la tête de son journal, je m’étais avancé près de l’écran, et pendant ce temps, une caméra s’était approchée des étonnants événements d’Auteuil. Une caméra. Un zoom. Des silhouettes qui se précisent. Manifestement, des chevelus se trouvaient au-devant des chevaux, en petit bataillon. Des chevelus et des duffle-coats, vêtement couramment porté à l’époque par la jeunesse frondeuse. J’avais le nez à peu près sur la télévision, et ma mère n’était elle-même plus très loin.

C’est à ce moment que le zoom a montré les premiers visages, et c’est à ce moment que j’ai crié : « Régis ! ». Oui, mon Régis à moi était là en direct, qui empêchait le déroulement du tiercé de ma mère. Le reste est gravé. Mon frère et ses cheveux frisés, dominant la masse, car il est grand. La flicaille à képis, tentant de repousser les intrus. L’inévitable affrontement devant les caméras, sous mes yeux et ceux de ma mère. Régis distribuant son lot de bourre-pifs. Régis saisissant le képi d’un flic et le lançant en l’air, au-delà de la vision. De l’art. Un art primitif et sublime. J’exultais. Ma mère un peu moins. Il n’y eut pas de tiercé ce dimanche-là.

Pourquoi cette scène homérique ? Parce que les jeunes lads d’Auteuil, qui couchaient dans l’écurie et étaient moins nourris que les chevaux, parce que les lads étaient en grève. Régis, qui appartenait à un admirable groupuscule d’enragés, était venu les soutenir avec sa bande d’énergumènes. Hé, Claude Santiago ! Hé, Joël Waeckerlé ! Bon, Régis avait trouvé une autre voie que celle de l’ordre patronal et du travail soumis.

Et quelle, mes aïeux ! Je ne peux pas décrire plus avant ces folles années. Il y faudrait du temps, il y faudrait un livre. Mais je dois vous révéler ma vérité sur 68 : ce printemps annonçait la mort possible des frontières sociales et intellectuelles. Mon frère et moi, terrassés par le malheur des jours, l’extrême pauvreté – aussi, pour être franc, certaine folie familiale -, étions devenus libres.

Libre ne veut pas dire heureux. Mais libre veut dire libre. Régis, ainsi, rencontra des jeunes venus d’un tout autre horizon. Des petits-bourgeois, pour aller vite, dont certains n’étaient pas si petits que cela. Et tous n’étaient pas dans l’esbroufe, il s’en faut. Beaucoup voulaient vivre autrement, et le prouvèrent. Régis, qui vécut avec certains dans diverses maisons communautaires, en fut métamophosé. Sans le savoir, sans s’en douter, mais en toute certitude.

Quant à moi, je suivis d’autres chemins parallèles et différents. La révolte incandescente de ce lointain passé me servit de viatique, car je n’en avais pas d’autre. Il me permit des audaces, des contournements, des affrontements en tout genre. Par lui, grâce à lui, je poussai des portes interdites, je connus le monde tout en croisant le fer, je devins peu à peu qui je suis. Sans mai 1968 et les quelques années d’après, nous serions morts, Régis et moi. Car comment appeler tant d’incertains vivants ?

Régis est chef décorateur dans le cinéma, et moi je vous écris, à ce qu’il semble. Encore un mot, qui me ramène à l’objet de ce blog. À cette diabolique crise écologique qui recouvre peu à peu le moindre espace, y compris intérieur. Si je me bats encore, si je crois toujours à l’improbable sursaut, et certains jours de fête, même au succès, c’est bien entendu grâce à mai 68. Ce printemps, qui dura chez moi dix ans, a montré ce que peut l’esprit lorsqu’il est décidé. Et nous avions cet esprit-là. Et nous étions quelques uns à être redoutablement décidés.

68 est le signe indiscutable qu’un destin peut être changé, et même bouleversé. En quelques jours, en quelques mois. Et je ne parle pas du seul destin des individus. Mais de celui d’un monde. Pour ma part, pour cette part de moi qui jamais n’a renoncé et jamais ne renoncera, mai 1968 est le plus beau souvenir que j’aurai jamais. Que les sycophantes passent leur chemin, car ce n’est pas le mien. Et que revienne le printemps des âmes !

Juste avant d’aller voter

J’arrive à me surprendre moi-même, ce qui ne peut pas être un mauvais signe. Moi qui ai si peu voté dans ma vie, je vais me déplacer dimanche. Il est vrai qu’il s’agit d’un vote contre. Contre un tyranneau désespérant, de gauche à ce qu’on rapporte depuis des décennies. Je lui préfère une politicienne que je connais, de gauche à ce qu’il semble aussi, anciennement écologiste, et contre qui j’ai durement ferraillé. Je continuerai d’ailleurs. Avec elle, quelques hectares de la ville où j’habite pourraient être sauvegardés, quand l’autre, au pouvoir, veut les changer en promotion immobilière.

Ce n’est rien ? Je confirme : ce n’est rien. Mais je vis ici, et pas ailleurs. Et je sais que je souffrirais de voir détruit cet espace unique. Donc je vote. Et dans le même temps, je nous appelle à nous libérer de ces formes politiques absurdes et régressives. Car voyez où nous en sommes : même l’OCDE entonne des couplets angoissés.

Je précise qu’OCDE veut dire Organisation de coopération et de développement économique. Créée en 1948, instrument de toujours du libéralisme à la sauce exclusivement libérale, cette structure dispense aux pays qui en font partie – essentiellement le Nord – des études et des conseils. Toujours basés sur la même approche : dérégulation, libre-échange, gains de productivité, concurrence. L’OCDE se confond pratiquement avec l’idée de dévastation écologique.

Or qu’apprend-on ? Cette sublime institution, après avoir pourfendu au printemps dernier la criminelle industrie des biocarburants, s’attaque aujourd’hui à la crise écologique. Par le biais d’un rapport intitulé Perspectives de l’environnement (synthèse en français). En deux mots, ça craint. Énormément. La combinaison de la crise climatique, du stress hydrique, de l’érosion de la biodiversité, des pollutions, et de la poussée démographique rend l’avenir, à l’horizon 2030, peu désirable. Appelons cela un euphémisme.

À cette date, il pourrait y avoir sur terre 8,2 milliards d’humains, et si l’économie vantée jusqu’ici par l’OCDE continue au rythme actuel, sa taille aura (presque) doublé en 22 annnées. La demande en matières premières devrait augmenter de 60 % dans les pays industrialisés, et de 160 % chez les grands pays dits « émergents », comme la Chine, l’Inde, mais aussi le Brésil ou la Russie.

L’OCDE, qui ne peut ni ne pourra changer de rôle, tente de proposer des solutions à l’intérieur du cadre. Selon elle, pour au moins se donner de l’air, les sociétés humaines devraient consacrer 1 % du Produit intérieur brut (PIB) mondial de 2030 à une sorte de restauration écologique. Autrement dit, et d’un certain point de vue, rien. Autre élément plaisant et un rien déconcertant : l’OCDE plaide – elle ! – pour une taxe carbone, mais sans prononcer le mot fatal. Nous en sommes là : les libéraux veulent désormais taxer les émissions de gaz à effet de serre. Cette révolution sent la peur, peut-être un début de panique.

Bien entendu – hélas -, ce système démentiel est incapable de se réformer. Et la marche à l’abîme se poursuivra. Je lisais ce matin quelques pages d’un de mes auteurs préférés, André Gorz. Dans Écologica (chez Galilée) sont réunis sept textes du penseur écologiste. Et j’y lis ceci, page 29 : « La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux ».

Je souscris, cela n’étonnera guère. Mais pour en revenir aux élections, je maintiens, moi qui m’apprête à voter pour des enjeux dérisoires, qu’il faut se débarrasser au plus vite des formes politiques anciennes. Toutes. C’est-à-dire la totalité de la droite, la totalité de la gauche, Verts compris. Si je vote néanmoins, c’est que j’ai conscience d’être aussi l’individu limité – ô combien ! – que je suis. Mon intérêt bien compris est que l’espace urbain menacé par le lamentable maire de chez moi soit sauvé. Mais l’intérêt général et de l’avenir commun impose la rupture.

Oui, la rupture. Ceux qui pensent que le moindre début de solution pourrait être trouvé dans la vision défunte font perdre un temps désormais précieux. C’est en dehors qu’il faut se retrouver. Je suis le partisan déclaré du grand dehors.

Grenouillages et marécage (dans le Marais poitevin)

C’est triste à pleurer. Mon ami Yves Le Quellec – merci pour tout, Yves ! – m’envoie le texte d’une pétition en faveur de la création d’un Parc naturel régional (PNR) du marais poitevin (marais-poitevin.org). Yves est un homme que j’estime profondément, j’espère qu’il s’en doute. Breton d’origine, si cela signifie quelque chose, acclimaté à merveille dans ce Marais poitevin qu’il adore, il en est devenu un connaisseur hors pair. Non seulement il sait la culture, la langue, les traditions. Mais aussi, mais encore la faune stupéfiante, et la flore. Je signale qu’il a écrit ou participé à la rédaction de plusieurs livres.

En plus de quoi il est écologiste. Et vice-président – je crois – de la Coordination pour la défense du Marais poitevin (marais-poitevin.org). Il a consacré des milliers d’heures sans doute à ce grand travail bénévole. Et voilà donc qu’il m’adresse le texte d’une pétition, que je ne suis pas sûr de signer.

Le Marais poitevin est la deuxième zone humide en France en surface, après la Camargue. Un lieu d’exception, notamment pour les oiseaux sauvages. Le maïs irrigué, cette saloperie, a détruit des dizaines de milliers d’hectares de prairies humides qui étaient le coeur et le réservoir du Marais. Au point que Brice Lalonde, en 1991, quand il était ministre, a retiré son label au PNR du Marais poitevin. La suite n’est que constante litanie.

Alertée par Yves et sa Coordination, l’Europe a menacé la France d’une amende de 150 000 euros par jour. Par jour ! Sanction gelée, mais à une condition : que le PNR soit reconstitué. Raffarin, devenu Premier ministre en 2002 – mais il avait été avant cela Président de la région Poitou-Charentes, qui comprend une partie du marais – décide alors de faire signer par toutes les collectivités locales et territoriales une nouvelle charte, préalable à la reconstitution d’un PNR.

On en était là, tout près d’un nouveau parc naturel, quand notre grand ministre de l’Écologie, Jean-Louis Borloo, a annoncé le 20 février qu’il rejetait la charte, enfin finalisée. Officiellement, parce que le projet serait faible sur le plan juridique. Et susceptible d’une remise en cause devant les tribunaux. La vérité est différente, comme on se doute. Les ennemis de toute structure de protection ont gagné la partie, à quelques jours des municipales.

Et parmi eux, le suzerain du département de Vendée, un certain Philippe de Villiers. Qui défend les apiculteurs frappés par le Gaucho de la main gauche, entre deux assauts contre les immigrés et les délinquants, tandis qu’il soutient de toutes les forces de sa main droite ses amis du maïs intensif. Il n’y aura donc pas de sitôt un Parc naturel régional du Marais poitevin, sauf miracle ou succès national de la pétition de l’ami Yves.

Je vous l’ai dit, je ne suis pas sûr de signer. Je suis même raisonnablement certain de ne pas le faire. Car quoi ? Cette situation est le reflet de nos impuissances à avancer. Malgré les rodomontades des partisans écologistes du Grenelle de l’environnement, la situation générale ne cesse de se dégrader. Nous en sommes là : à réclamer la création d’un PNR qui s’est montré ridiculement incapable, quand il existait il y a vingt ans, de protéger si peu que ce soit le joyau écologique qu’était le Marais poitevin.

Alors, mon cher Yves, je te le demande : n’est-il pas temps de penser autrement ? Et d’agir différemment ? Je le crois, tu le sais. Mais j’aimerais avoir ton avis.

En défense de Sarkozy (bis repetita)

Je vous l’avoue, je pensais que mon article précédent sur Sarkozy passerait comme lettre à la poste. Tel n’est pas le cas, il s’en faut de loin. J’ai passé une bonne heure à réfléchir au sujet, avant de m’endormir hier, et me sens ce matin comme contraint d’y revenir. J’ajoute que j’ai lu, sur la même question, l’édito de Jean Daniel dans le Nouvel Obs, l’article des directeurs de la rédaction de l’hebdo, Guillaume Malaurie et Michel Labro, une chronique d’Alain Duhamel dans Libération, un commentaire de Louis-Marie Horeau dans Le Canard Enchaîné, et le long papier de Philippe Val dans Charlie-Hebdo.

Bon, je ne vais pas commenter les commentateurs. Un mot pour regretter l’extraordinaire mais habituel corporatisme qui relie tous les prosateurs, à des concentrations très diverses, il est vrai. L’énoncé le plus triste est selon moi celui de Labro et Malaurie. Mais baste.

Je le répète : à mes yeux du moins, le territoire de la vie privée est sacré. L’État, la presse, quiconque ne peuvent y pénétrer qu’en cas de crime, et après usage de mille précautions. C’est le fondement d’une civilisation. L’homme a le droit de parcourir comme il l’entend ce territoire qui lui est concédé. À ses risques et périls, certes, et en acceptant la responsabilité qui accompagne toute aventure. Et la vie en est une.

Je vous prie de m’en excuser à l’avance, mais je vais me montrer solennel. Une certaine classe intellectuelle française, qui domine largement le débat public, a constamment admis le compagnonnage avec le totalitarisme. Je ne parle pas là, évidemment, du fascisme. Mais du stalinisme. La France des journaux et des universités s’est montrée tragiquement incapable d’affronter la question stalinienne pendant le temps où elle a été posée. Aucun rapport ? Je crois que si.

Entre le tout début des années 20 et le milieu des années 70, soit cinquante ans, le cauchemar soviétique puis l’enfer maoïste ont trouvé chez nous des défenseurs acharnés, et un peuple de sourds-muets. Malgré Ciliga, Serge, Souvarine, Kravtchenko, Rousset, Chalamov, Leys. Les choses ont commencé – commencé – à changer à partir de L’Archipel du Goulag, en 1974.

Je ne dresserai pas la liste de tous ceux qui, aujourd’hui encore, exercent le pouvoir symbolique en France, après avoir soutenu le pire. Ce serait trop impressionnant. Un seul exemple : la place absurde, insupportable même, de Sartre, dans notre Panthéon national. Celui que tant associent à l’idée de liberté a défendu jusqu’au délire Joseph Staline, Fidel Castro, Mao. Dans cet ordre saisissant, qui signifie globalement des dizaines de millions de victimes totalement innocentes.

Et je ne parle pas des staliniens français directement engagés dans le soutien à la dictature. De ces grands démocrates d’aujourd’hui qui applaudissaient en 1979 l’entrée de l’Armée rouge en Afghanistan ou la répression bureaucratique contre Solidarité dans la Pologne de décembre 1981. À votre avis, si l’Union soviétique existait encore, quelle serait aujourd’hui leur position ?

Si j’évoque ce que personne ne souhaite plus regarder en face, c’est que le stalinisme a été le poison le plus violent – mortel – de l’histoire de la pensée humaine. Le fascisme était le fascisme, qui entendait réaliser son programme abject, et qui y est largement parvenu. Le stalinisme, au contraire, a détourné un à un le sens des mots les plus nobles de la civilisation des hommes. Le stalinisme, dans le temps où il asservissait, massacrait, torturait, clamait son amour inconditionnel des peuples et de la fraternité.

Même si je devais rester le seul – ce ne sera pas le cas -, je ne cesserai, jusqu’à ma fin, d’entretenir le souvenir des morts de la Kolyma et des assassinés de la Lubianka. Je n’oublierai jamais. Je ne pardonnerai jamais. Jamais. Mais, encore une fois, quel rapport avec notre pauvre Sarkozy ?

Le voici, selon moi bien entendu. La société totalitaire pénètre, s’octroie en permanence le droit de pénétrer la vie et l’esprit de ses membres. L’un des pires crimes, y compris dans le parti communiste français des années cinquante du siècle passé, était de cacher quoi que ce soit à la grande organisation. Le mariage même – tiens – était une affaire politique. L’oeil voyait tout. Et le knout n’était jamais bien loin.

Moi, je plaide pour la liberté. Et pour la bagarre définitive contre la domination et l’exploitation. Seulement, je ne céderai jamais sur la liberté. Ceux qui se montrent incapables de distinguer entre l’atteinte intolérable à la liberté de Sarkozy et tout le reste, ceux-là ne distinguent pas, à mon avis du moins, l’essentiel et le second. L’essentiel, c’est le principe des frontières, des frontières infranchissables. Où l’on rejoint d’ailleurs celui des limites, cher à tout écologiste sincère. Car c’est d’ailleurs, pardonnez l’incise, parce que les hommes refusent toute limite que la crise écologique paraît aujourd’hui sans issue.

Donc, un principe. Et par ailleurs une attaque au pénal de Sarkozy contre Le Nouvel Observateur, que je me refuse à envisager ici. Justement parce que cette affaire n’est pas du tout de même nature. Je terminerai par ce que je considère comme une évidence : notre monde malade a besoin des forces morales contenues dans la défense des droits de Sarkozy, que tant détestent.

C’est aussi parce qu’il est insupportable que nous devons à ce point le défendre. Voler au secours de sa soeur en danger, ou de son fils, ou de son ami le plus cher, ou de son double politique, est-ce si difficile ? Il y a un lien dialectique évident entre la vie privée de Sarkozy et la défense des libertés en général, de la presse en particulier. Et le voici : celui qui juge insupportable l’intrusion par voie de SMS dans la vie de qui que ce soit a toutes chances de critiquer les procès faits à la liberté d’information. Je ne suis pas certain, en revanche, que ceux qui trouvent normal qu’on flique l’intime d’une personne deviennent jamais de vrais combattants de la liberté. Mais je peux me tromper.