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L’art du flan (Greenpeace à Bali)

Non, décidément non. Je ne saurai marcher là-dedans, malgré mon amitié ancienne pour Greenpeace et sa présidente en titre, Katia Kanas. À dire le vrai, mon profond malaise s’étend au Réseau Action Climat (RAC) et à la fondation Nicolas Hulot, mais je n’ai jamais eu les mêmes liens avec eux.

Pourquoi ce préambule ? Parce que j’ai reçu un communiqué de Greenpeace – et des deux autres cités – dont le titre est réellement un programme : Allez Borloo ! Il est daté et signé de Bali, où se déroule une énième conférence mondiale sur le climat. Que disent les trois ONG ? Elles tiennent, entre autres, « à saluer le tournant pris depuis hier soir par la Conférence de Bali, suite au discours tenu par Jean-Louis Borloo devant les Nations unies.
Depuis l’intervention du ministre français de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables hier, il n’est question que de ça à Bali : les États-Unis doivent accepter de s’engager avec les autres pays industrialisés à réduire leurs émissions de 25 à 40 % d’ici à 2020 »
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Je vous passe le reste, que je considère comme pur bla-bla. Sauf ceci, dans la bouche du directeur de Greenpeace en France, Pascal Husting : « Nous félicitons Jean-Louis Borloo de mettre ainsi les Américains au pied du mur et de rejeter fermement le processus parallèle qu’ils tentent d’instaurer et qui n’a qu’un seul objectif : torpiller Kyoto ».

De tels propos me semblent simplement tragiques. Je connais et j’apprécie Pascal Husting, mais pas toujours, la preuve. Il démontre ici qu’il a beaucoup à apprendre sur la politique des nations, sur la notion de (vrai) rapport de forces, et même sur la gravité de la crise écologique. Car évidemment, à supposer que Borloo soit décidé à autre chose que brasser de l’air, ce qui reste à démontrer, il est de toute façon dans l’impossibilité totale d’enclencher quelque mobilisation que ce soit.

Deux mots, alors qu’il en faudrait mille. Et d’un, Greenpeace – et les autres – se concentrent sur le protocole de Kyoto, négocié rappelons-le en 1997. Ce n’est pas parce que les politiciens du monde ont pris un retard inouï sur les faits que les ONG doivent saluer chaque pas de souris dans une direction aussi ridicule. Car Kyoto, qui n’a jamais été à la hauteur des événements, est aujourd’hui la (très) faible lueur d’une étoile morte. La plupart des glaciologues réunis, en ce moment même, au congrès de l’American Geophysical Union, qui se déroule à San Francisco, nous tiennent un propos sans appel. Les glaces de l’Arctique, y compris hélas la calotte du Groenland – qui décide en partie du niveau des mers -, fondent bien plus vite que prévu.

Des phénomènes très importants n’ont pas été pris en compte dans les modèles climatiques, ce qui rend les prévisions du Giec, pourtant très sombres, exagérément optimistes. Qu’un Borloo ou tout autre politicien, d’ailleurs, se serve des blocages planétaires pour relancer sa carrière propre, soit. Car c’est inévitable. Mais pourquoi diable faudrait-il lui offrir un marchepied ? Pourquoi semer la mortelle illusion qu’il suffirait de quelques mots pour enclencher enfin le cycle de vertueuses décisions ? La responsabilité de Greenpeace me paraît très lourde.

Autre point, qui ruine cette démarche faussement pragmatique, mais réellement – et au sens premier – décourageante. L’Indonésie, le pays de Bali, donc, est devenu cette année le troisième émetteur de gaz à effet de serre de la planète, après les États-Unis et la Chine. Pour quelle raison ? Parce que l’archipel asiatique brûle par millions d’hectares ses forêts tropicales, de plus en plus pour planter des palmiers à huile destinés à la fabrication d’agrocarburants.

La carbone qui était stocké dans les arbres repart dans l’atmosphère sous la forme de gaz carbonique. Et les tourbières, sur lesquelles poussent en partie ces forêts, libèrent elles aussi, après avoir été drainées pour laisser place aux plantations industrielles, des gaz à effet de serre. Nul ne sait combien au juste, mais des estimations sérieuses parlent de 600 millions à 1 milliard de tonnes de gaz carbonique chaque année. Pour la seule Indonésie. C’est colossal, c’est peut-être davantage que la totalité des engagements de réduction pris à Kyoto par l’ensemble des pays industrialisés.

Or Borloo est, aux dernières nouvelles, le ministre de l’Écologie, tutelle de l’Ademe, agence pour l’environnement et la maîtrise de l’énergie. Laquelle, comme je le dénonce depuis des mois, abrite depuis 1994, dans la structure appelée Agrice, une part essentielle du lobby industriel français en faveur des agrocarburants. À ce compte-là, ma foi, Borloo peut bien faire quantité des bulles depuis les tribunes de Bali. Cela ne coûte strictement rien.
Tout cela n’est bien entendu que com’. Borloo a peut-être compris que la crise climatique était grave. Je m’en fous, totalement. La seule question qui vaille, c’est de savoir comment avancer. Et ma conviction profonde, c’est que Greenpeace recule. Et nous fait reculer. Désolé, ce n’est pas une bonne nouvelle.

Le camarade Lin et le ciment (aux ordres du colonel Kadhafi)

Ces gens sont fous. Évidemment. J’entendais tout à l’heure, à la radio, ce pauvre Bernard Kouchner. Toréant avec le journaliste, pirouettant sans jamais craindre le ridicule. Il est vrai qu’à ce stade, à quoi bon s’en faire encore ? Bon, Kadhafi. Le dictateur libyen est à Paris, et va donc offrir à la France de SAS (Son Altesse Sérénissime) Sarkozy quelques milliards d’euros venant du pétrole qu’il a volé à son peuple et à l’humanité du futur.

Est-ce bien le problème ? Qu’un satrape soit un satrape n’étonnera guère. En revanche, qu’un grand pays riche, supposément responsable, se couche de la sorte pour quelques contrats pose davantage de problèmes. Le pire est indiscutablement la vente de technologies nucléaires à ce bon monsieur, au pouvoir depuis tout de même 1969, à la même époque que Georges Pompidou chez nous.

Qui succédera à Kadhafi, et dans quelles conditions ? Personne ne le sait ni ne peut le savoir. Y aura-t-il un coup d’État, une guerre civile, un accord avec les islamistes locaux ? Mystère. Mais on vend du nucléaire à un vaste château de sable du désert. Tenez, je crois que je vais vous distraire tout de même. En Chine aussi, la France d’Areva et d’Anne Lauvergeon – encore une grande socialiste à la sauce Kouchner-Attali-Allègre -, a promis des réacteurs nucléaires à qui voulait bien faire un chèque.

Le soir du 21 novembre dernier (http://www.shanghaidaily.com), dans la ville de Yangjiang (province de Canton), on bâfre. 200 convives fêtent l’accession à la propriété – un très bel immeuble – d’un de leurs amis. Quand 500 policiers et militaires venus de la capitale débarquent au milieu des agapes, il y a là l’un des chefs politiques de la province, Lin Guoqin, député à l’Assemblée du peuple de Pékin. Mais aussi Xu Jianqiang, pote de banquet et chef incontesté des gangsters locaux. En fait, tous, y compris le député, appartiennent à une Triade, groupe criminel équivalent en Chine à la vieille Mafia sicilienne.

Que ne font-ils pas ensemble ? On cherche, en vain. Ils enlèvent, séquestrent, rackettent, assassinent, ouvrent des casinos illégaux, et vendent du ciment, de gré ou de force. Lin contrôle 99 % du ciment produit à Yangjiang, qui compte tout de même 2,5 millions d’habitants. Et ce qui devient hilarant, c’est que les centrales nucléaires, en Chine comme ailleurs, ont besoin de quantités industrielles de ciment. À Yangjiang, quatre centrales – chinoises, il est vrai – sont en projet. Et dans le reste du pays, trente réacteurs devraient voir le jour d’ici 2020, en partie grâce à l’exceptionnel savoir-faire d’Areva et de nos chers ingénieurs français.

Et puis ? Et puis, notre ami Lin, bien entendu, fourguait depuis des années un ciment d’extrême mauvaise qualité, y compris aux installations nucléaires. Mais chut ! Secret d’État, il ne faut surtout rien dire, cela nuirait aux affaires. Question banale : combien y a-t-il de Lin en Chine ? Combien de corrompus, de ripoux, de fournisseurs de matériaux de bas étage ? Et quelle est la fiabilité qu’on peut accorder, dans ces conditions, à la fabrication de monstres capables de vitrifier un pays en quelques heures ?

Sarkozy, irresponsable pour toujours et à jamais, couvert comme il le mérite par les minauderies d’un Kouchner, Sarlozy vend. Et passe le grand frisson de l’histoire. Car c’est cela qu’oublient les marchands : l’histoire des hommes. À La Hague, dans le Cotentin français, le Centre de Stockage de la Manche accueille une décharge de déchets nucléaires banals, parmi les moins radioactifs. Il faudra attendre 300 ans pour que 90 % d’entre eux aient perdu l’essentiel de leur activité.

300 ans. Il y a 300 ans, nous étions en 1707, sous le règne de Louis XIV. Imaginez un peu que le nucléaire ait alors existé. La gestion des sites et décharges aurait-elle été maintenue pendant la Révolution, l’Empire, les guerres ? Pensez-vous que monsieur Sarkozy soit immortel, et qu’il ira, inflexible, surveiller les descendants de Kadhafi et ceux de Mohammed VI le Marocain, à qui l’on a aussi offert notre nucléaire ?

Et que dire à ce compte de l’Algérie des généraux, elle aussi destinée à acheter nos réacteurs ? Il y a seulement 15 ans, les militaires, qui tiennent le pays depuis 1962 et y ont enfermé un peuple entier, supprimaient les élections, avant de se lancer dans une guerre de l’ombre contre les islamistes du FIS, massacres et manipulations en sus. Faut-il aussi leur faire confiance ? Comme à Lin, comme à tous ceux qui, inévitablement, préféreront toujours le profit du jour à la sécurité collective ? Franchement, je n’aime pas Nicolas Sarkozy.

Honorable parlementaire. Honorable ?

Si vous avez un peu d’énergie destructrice à évacuer, et si par ailleurs l’humour noir ne vous déplaît pas, je vous en prie, allez visiter cette adresse : http://www.linformateur.com. Bon, au premier abord, si vous me passez le mot, c’est chiant. Une assemblée de chasseurs-huttiers de la Baie de Somme, réunie en juillet 2002, éructe, comme après un coup de trop. Je le précise, je n’ai rien contre les coups en trop, et il m’est arrivé plus d’une fois d’éructer.

Mais il y a dans cette réunion de gueulards – saurez-vous le reconnaître ? – un député, représentant de l’intérêt national, fier symbole de la République éternelle. Jérôme Bignon est député de la Somme depuis 2002, après avoir chipé la place du socialiste Vincent Peillon. Lequel, en avril 2000, avait failli être lynché par 200 à 300 chasseurs hystériques à la déchetterrie d’Ault, ne devant son salut qu’à un hélico providentiel de la gendarmerie. Aurait-il été tué ? En tout cas, il ne serait pas sorti indemne de ce qu’il faut bien appeler une chasse à l’homme, façon Alabama.

Bignon, donc. J’extrais de la mêlée de l’été 2002 cette phrase du député, inouïe, qui doit être conservée : « L’administration française, les juridictions qui s’occupent de la chasse, le tribunal administratif comme le conseil d’Etat sont plombés par les Verts qui contrôlent le système ». Je vous laisse méditer la portée de tels mots, prononcés par un parlementaire en direction de potentiels émeutiers.

Bignon, donc et encore. Raymond Faure l’infatigable m’envoie ce matin la copie d’une dépêche AFP extraordinaire. Pour de vrai. Avant de la commenter, sachez que la semaine passée, l’influente Fédération nationale des chasseurs (FNC) avait adressé à tous les députés UMP, ces chers amis, une étrange missive électronique. Il s’agissait, de manière évidemment républicaine et démocratique, de faire pression. L’enjeu, de taille, était le poste de reponsable du groupe d’étude sur la chasse de l’Assemblée nationale.

Cette charge est loin d’être anodine, car elle commande largement la loi française sur le sujet. Pas moins de 214 députés, dans la législature précédente, faisaient partie du groupe, du même coup, et de loin, le plus important de l’Assemblée nationale. À comparer à la quarantaine de membres du groupe sur les banlieues.

La semaine dernière, j’y reviens, la FNC, lobby de choix, tente de convaincre les députés UMP qu’il faut voter Bignon. Pardi ! Et avec quels arguments ! Sur quel ton ! La FNC, par la voix d’un monsieur Thierry Coste, « conseiller politique » – si – et ancien bras droit de Jean Saint-Josse à CPNT, tutoyait directement tous les députés de l’UMP, ce qui donne une idée du climat réel existant entre ces gens quand nous ne sommes pas là pour les entendre. Extrait : « Si quatre candidats ont fait acte de candidature, tu n’es pas sans savoir que seul Jérôme Bignon “mouille sa chemise” depuis des mois pour nous aider dans nos négociations avec le gouvernement sur des sujets aussi diversifiés que le Grenelle, les dates de chasse, le bien-être animal, la directive armes… ».

N’est-ce pas violemment intéressant ? Le Grenelle, la chasse, le bien-être animal, la directive armes. Entre ces mains-là, par ces méthodes-là. Un naïf professionnel ne manquerait pas de poser la question qui tue directement, et au fusil d’assaut : à ce jeu sordide, le chasseur est-il encore l’égal du promeneur, du refuznik de la gâchette, de l’amoureux de la nature ?

Dans un pays plus proche de mes rêves, les députés se seraient insurgés comme un seul homme. Bignon a été élu. Mais la dépêche de l’AFP de Raymond met tout de même du baume au coeur. Car un étonnant personnage, le député de la Moselle Pierre Lang, UMP, a simplement dit non. Non. Et il vient de quitter le groupe UMP de l’Assemblée nationale. Je vais vous dire, ces gens – pas Lang, les autres – achèveront de me changer en enragé. La preuve : je songe à Paul Didier, le seul magistrat à avoir refusé de prêter serment au maréchal Pétain, en 1941. Didier fut d’abord interné au camp de Châteaubriant, avant de pouvoir s’engager dans le combat actif contre le fascisme, dans les Corbières. Certes, Lang n’est pas Didier. Le caractère n’est pas, à lui seul, le courage. Mais l’esprit de résistance est universel. Pierre Lang, tu trouveras toujours un bol de soupe en mon domicile. Juré.

Pour moi la vie va commencer (air camarguais)

Je n’ai que peu de temps, je me concentre donc. D’abord, divers courriers – merci ! – m’ont convaincu de la nécessité d’une suite à mon appel d’hier (Vers une nouvelle révolution verte). J’y reviendrai donc prochainement, mais n’hésitez pas à me pousser, car la chose est essentielle.

Deux nouvelles, qui ne m’amusent pas plus que cela, et qui montrent amplement le gâchis qu’aura été le Grenelle de l’Environnement, fin octobre. France Nature Environnement (3 000 associations officiellement), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), la Fondation Hulot, la Ligue Roc dénoncent ce jour une décision à l’ancienne du gouvernement, violemment contraire, à leurs yeux, à « l’esprit » du Grenelle. Je vous laisse lire : « Le Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable s’apprête à présenter au Conseil National de la Chasse et de la Faune Sauvage un arrêté modifiant les dates de fermetures de la chasse aux oiseaux migrateurs.
Il prévoit de repousser la fermeture de la chasse au 10 février pour la plupart des canards et des limicoles, au 20 février pour les oies, bécassines et pigeons. Le gouvernement répond ainsi aux demandes des chasseurs et met les associations de protection devant le fait accompli »
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Je ne souhaite pas me montrer désagréable, mais la scène évoque furieusement Arroseur et arrosé. Rappelons-le, ce bout de film des frères Lumière est considéré comme le grand ancêtre du cinéma. Du cinéma et des films comiques, n’insistons pas davantage.

Deuxième information importante : la Camargue subit de nouveaux assauts. Le 8 décembre, une commune devrait être créée là-bas, Salin de Giraud. Le WWF y voit une menace énorme, qui annoncerait de tragiques décisions en défaveur de l’équilibre écologique précaire du delta du Rhône. « Moins d’un mois après la rupture écologique annoncée le 25 octobre dernier par le Président de la République », précise dans un communiqué le WWF. Le gras est dans le texte d’origine.

Moi, je me contenterai de rappeler que la Camargue est la plus grande zone humide de France. Qu’elle est protégée, sur le papier, comme aucun autre territoire de la France métropolitaine. Depuis presque un siècle ! Il ne manque aucune guêtre au costume du Grand-Guignol bien connu : réserve privée de la Tour du Valat, parc naturel régional, réserve nationale de Camargue, réserve de biosphère de l’Unesco, liste MAR de la convention de Ramsar, propriétés du Conservatoire du littoral, etc.

Officiellement et définitivement, la Camargue est à l’abri du carnage. En fait et en réalité, elle est soumise au pillage. Alain Tamisier, l’un de nos grands biologistes – un franc salut au passage -, a publié, en janvier 1991, un travail exemplaire. Comparant des séries homogènes de photos aériennes, prises entre 1942 et 1984, il ne pouvait que constater le désastre. Entre les deux dates, la Camargue était passée de 67 % de sa surface couverte d’espaces naturels à seulement 39 %. En quarante ans, 40 000 hectares de ce prodige de la nature avaient été sacrifiés sur l’autel du tourisme, des transports, de la riziculture intensive, du sel industriel.

En moyenne, 1 000 hectares par an continuaient de nourrir l’insatiable Moloch. Or, en 1984, il ne restait plus que 58 000 hectares pouvant être considérés comme naturels en Camargue. C’était il y a 23 ans, et si le rythme de la mort ne s’est pas ralenti, 23 000 hectares ont encore disparu depuis. Question de CM1 : combien y reste-t-il de nature ?

Si je vous écris ce mot désabusé, c’est parce que, décidément, l’accomodement permanent avec l’autorité et les chefs politiques du jour ne mène rigoureusement nulle part où j’aie envie d’aller. Je vous le dis comme je le pense : j’en ai marre de compter les morts et d’applaudir les estropiés qui nous disent à quel point la vie des aveugles est joyeuse. Je préfère malgré tout la clarté du jour.

Bienvenue à Aéroville

 

(Entre nous, pour lire ce qui suit, il faut du temps. Et davantage de compréhension pour mon cas que d’habitude. Je suis sincère, à vous de voir.)
Les gars, les filles, je suis à nouveau furieux, cela n’étonnera personne du côté de chez vous. Figurez-vous que je connais fort bien le 9-3, la Seine-Saint-Denis, car j’y ai vécu l’essentiel de ma vie. Et pas au Raincy, chez le député-maire Éric Raoult, dont je vous parlerai tantôt. Pas dans les rares beaux quartiers du département, non. Dans les désastreuses cités de ce territoire dévasté. Souvent dans des HLM. J’ai ainsi habité aux Bosquets, à Montfermeil, 5 rue Picasso. Dans le cours de ma première nuit là-bas, on a volé la Mobylette bleue, neuve, de mon ami Luc. Qu’il faillit pouvoir racheter le même jour, au marché noir, à son voleur. Moi, j’étais déjà parti travailler. J’étais apprenti chaudronnier, j’avais dix-sept ans. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! On se laisse griser./La sève est du champagne et vous monte à la tête…/On divague, on se sent aux lèvres un baiser/Qui palpite là, comme une petite bête… »

J’ai aimé puissamment ces lieux maudits, et puis j’en suis parti. Mais j’y ai mené des années de politique active, à une époque où le parti communiste y comptait neuf députés sur neuf, et 27 maires sur 40 (de mémoire). J’étais l’adversaire décidé de ceux que j’appelais et nomme toujours des staliniens. Le temps a passé, les silhouettes se sont courbées, mais certains hommes sont encore là. Parmi eux, le député-maire de Tremblay, François Asensi, communiste dit refondateur.

En 1980, mais qui s’en souviendra jamais ?, le parti communiste a mené une campagne indigne contre l’immigration. Non qu’il n’y ait eu, dès cette époque, de très graves problèmes. Mais simplement parce que le parti communiste, essayant déjà de sauver son appareil municipal et ses ressources d’institution, avait alors choisi, clairement, de faire de l’immigré un bouc émissaire. Ne protestez pas avant d’avoir regardé les textes de 1980, cela vous évitera des erreurs. Le 28 octobre 1980, conférence de presse du parti à Aulnay-sous-bois (9-3), en présence de François Asensi, qui n’est à ce moment, le pauvre, que député-suppléant. Il introduit le propos de Pierre Thomas, maire d’Aulnay, et James Marson, maire de La Courneuve. Deux extraits du discours de Thomas. Le premier : « En 1975, les étrangers représentaient 14,5 % de la population totale du département, et 16 % en 1980 ». Le deuxième : « Sans pointer l’index sur les immigrés et sans penser le problème de l’immigration en termes de sécurité, force est de constater que le rapport préfectoral de 1979 établit que 28,7 % des délits sont le fait de cette population plongée dans l’état de misère matérielle et morale que j’ai dit ».

Brillant, non ? Je n’entends pas, je me répète, prétendre que la question était simple et univoque, car tel n’est pas le cas. Mais il est manifeste qu’en cette fin d’année 1980, le parti communiste avait deviné, grâce à ses 100 000 capteurs dispersés dans les banlieues ce qu’allait révéler l’affaire de Dreux, en 1983, puis l’épouvantable surprise des européennes de 1984. Je veux dire la percée de Le Pen, sur fond de crise sociale identitaire.

Et le parti communiste avait, en toute conscience, décidé de surfer sur la vague raciste et sécuritaire de ces années-là, sans se soucier des conséquences. Comme un adolescent attardé, il se croyait immortel. La conférence d’Aulnay n’était qu’un élément dans un ensemble voulu, lucide. En quelques mois, aujourd’hui recouverts sous la cendre des années, le parti communiste a en effet détruit au bulldozer un foyer pour immigrés en construction, à Vitry, fait la chasse aux caravanes de Gitans à Rosny-sous-Bois, dénoncé des vendeurs de shit arabes, publiquement et par leur nom, à Montigny. Dans cette dernière ville, le maire s’appelait Robert Hue. Oui, Bob Hue, rocker et pontife, héros plus tard de Frédéric Beigbeder et de la haute couture, le temps d’un carrousel.

Je suis long, je suis lent, certes. Mais c’est mon privilège. Où veux-je en venir ? Il est extraordinaire que le parti communiste jouisse à ce point de l’impunité politique. Car le drame des banlieues, auquel j’ajoute par force les émeutes récentes de Villiers-le-Bel, qui ne compte pourtant pas de grandes cités folles, ce drame est imputable aussi aux staliniens. Aussi. Je sais le rôle écrasant de la droite et de l’État, je le connais. Mais enfin, sans un consensus incluant le parti communiste, l’immigration des Trente Glorieuses n’aurait jamais eu cette forme-là. C’est bien parce que les communistes ont trouvé intérêt à créer des villes ouvrières, jugées inexpugables, qu’elles ont pu proliférer de la sorte. Et c’est quand l’immigration a paru menacer la stabilité de leur pouvoir et de leurs ressources financières qu’ils ont lancé leur si vaine et si scandaleuse campagne.

Il eût fallu, pour être crédible, lutter pied à pied, décennie après décennie, contre l’entassement, l’abomination urbanistique, l’isolement géographique organisé des ghettos, appuyé sur des transports publics misérables. Au lieu de quoi on a laissé faire. Au lieu de quoi on a encouragé la construction d’innombrables barres et tours odieuses. Qui dira jamais les arrangements entre amis ? Avec ces chers amis du BTP ? Qui dira jamais les besoins d’argent frais d’appareils de milliers de permanents, ce qui fut le cas pendant un demi-siècle au moins ? Qui paiera jamais pour les 3000, les 4000, le Chêne-Pointu, les Bosquets, la cité Karl Marx de Bobigny, les Beaudottes de Sevran, etc, etc, etc ?

Non, que personne n’ose me dire que le parti communiste n’a pas sa part de responsabilité dans ce qui est advenu. Certaines villes sont gérées par lui depuis bientôt soixante-dix ans, comme Bagnolet, et ce sont des enfers urbains. Montrez-nous les jardins, montrez-nous l’architecture au service des rencontres et du voisinage, montrez-nous la gaieté de centres-villes habitables ! Le bilan est innommable.

J’ai habité à Noisy-le-Grand en 1982, quand la ville était communiste. Le parti avait accompagné – en échange de quoi ? – la création d’un centre-ville posé sur une dalle de béton de 150 hectares, au-dessus d’anciens champs de betterave. L’espace existait pourtant, puisqu’il s’agissait d’une campagne. Mais la spéculation foncière, mais la spéculation immobilière : nous connaissons tous la ritournelle. J’y suis retourné plus d’une fois depuis que j’ai quitté la ville dix ans plus tard. L’ensemble est une honte qui jamais ne s’effacera. Avec des immeubles tartignoles signés Nunez ou Bofill, aux noms grotesques : Les Arènes de Picasso, Le Palacio d’Abraxas, le Théâtre. Mais c’est d’une tragédie qu’il s’agit. La plupart des immeubles sont devenus des ghettos ethniques : tel empli de Noirs d’Afrique; tel autre d’Asiatiques; celui-là d’Antillais; un quatrième d’Arabes. Entre autres.

Au sous-sol de la dalle, un centre commercial géant, Mont-d’Est, qui a déjà connu des bagarres fulgurantes, des meurtres, et qui connaîtra bien pire encore, je vous le prédis. Oui, qui paiera jamais la note politique de ce naufrage ?

Si j’ai commencé sur Asensi, archibureaucrate du parti communiste, c’est parce que je savais bien que je finirais sur lui. Maire de Tremblay-en-France, il vient d’avoir une énième idée de génie. Plutôt, il soutient de toutes ses forces une énième idée de génie : un projet de centre commercial de 100 000 m2, tout proche de l’aéroport de Roissy. Il faut connaître les lieux comme moi pour apprécier toute la portée de cette décision. Sur 10 hectares, il s’agit de créer, à partir d’un champ d’herbes folles, 143 boutiques, un hyper Auchan, des banques, etc. Le tout assaisonné par l’architecte de Portzamparc et le grand spécialiste Anibail-Rodamco, qui compte à son actif Le Forum des Halles, à Paris, et les Quatre Temps, à La Défense.

Voilà l’avenir auquel rêve Asensi pour la jeunesse du 9-3 : des avions, du kérosène, de pitoyables murs anti-bruit partout au-dessus; des magasins et l’aliénation généralisée au-dessous. Aéroville – c’est son vrai nom – mériterait, si nous en étions capables, une révolte foudroyante. Ô que vienne !