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Les grands mystères d’Italie

2002 (Politis)

La condamnation à 24 ans de prison de Giulio Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, provoque une véritable commotion en Italie

L’affaire est sordide : le 20 mars 1979, à Rome, le  » journaliste  » Mino Pecorelli est abattu de quatre balles de 7,65. C’est à l’évidence un contrat, réalisé par des professionnels. Pecorelli, en relations étroites et constantes avec les services secrets, édite depuis 1968 un petit bulletin, Osservatorio politico (Op), mélange infernal de vrais scoops et d’authentiques montages qui vise, pour l’essentiel, à manipuler l’opinion et la classe politique.

Très vite, on apprend que Pecorelli s’apprêtait à sortir des informations explosives sur l’enlèvement d’Aldo Moro, en 1978, et son assassinat. Mais il  » enquêtait  » également sur d’autres affaires qui tournaient, pour la plupart, autour des pesants mystères qui encombrent l’histoire italienne de l’après-guerre : les complots d’extrême-droite, la loge P2, la mort si singulière du banquier Michele Sindona.

Quatorze ans plus tard – le 6 avril 1993 exactement -, alors que le dossier est refermé depuis longtemps, l’incroyable se produit : un repenti de la Mafia de haut niveau, Tommaso Buscetta, met en cause Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, sept fois président du Conseil. Celui-ci aurait utilisé les services de tueurs de la mafia pour faire taire Pecorelli. Que savait – qu’aurait donc su – ce dernier ? Qu’Andreotti aurait délibérément sacrifié Aldo Moro en 1978, alors qu’il était aux mains des Brigades Rouges, en refusant de négocier avec eux. Et qu’il aurait peut-être bien joué un rôle dans l’enlèvement lui–même, dont les conditions, il est vrai, demeurent très mystérieuses.

Folie, délire, machination ? Les juges, convaincus du sérieux des accusations, ouvrent en tout cas une enquête, qui se perd dans le temps, et dans les sables de la procédure. Mais on apprendra au fil des ans d’autres choses : des témoins, eux aussi repentis, affirment avoir vu Andreotti, au cours d’un de ses voyages en Sicile, échanger avec le chef de la mafia Toto Riina une sorte de baiser rituel, signe sans équivoque de leur complicité profonde. Les révélations pleuvent sur le rôle du chef sicilien de la démocratie chrétienne, Salvo Lima, qui aurait servi de trait d’union entre Rome et Palerme, le pouvoir central et le crime organisé.

Le 24 septembre 1999, la cour d’assises de Pérouse acquitte Andreotti et ses co-inculpés pour manque de preuves, non sans avoir souligné ses mensonges et sa duplicité. En particulier, la cour établit des liens réels, directs, indiscutables, avec des chefs mafieux. Andreotti est néanmoins innocent, et c’est l’essentiel. La classe politique respire : l’Italie n’a donc pas été dirigée pendant cinquante ans par un criminel.

La décision d’appel, tombée la semaine dernière, est non seulement une suprise, mais un séisme qui plonge le pays dans une véritable commotion : 24 ans de prison pour Andreotti, jugé coupable d’avoir commandité l’assassinat de Pecorelli ! Les attendus du jugement ne seront connus qu’en janvier, et de toute façon, Andreotti, sénateur à vie disposant de l’immunité qui accompagne cette fonction, n’ira pas en prison. Mais l’Italie se retrouve d’un coup face à son passé.

Pratiquement toute la classe politique, de la droite jusqu’aux démocrates de gauche – les anciens communistes de D’Alema -, en passant par l’ancien maire de Rome Francesco Rutelli ont apporté leur soutien à Andreotti, accusant à des degrés divers les juges de faire de la politique. C’est bien entendu Berlusconi lui-même qui est allé le plus loin, parlant d’une justice  » devenue folle « , ajoutant que les magistrats  » politisés  » cherchent à  » réécrire l’histoire de l’Italie « . Une bataille politique fondamentale s’engage, qui pourrait conduire à une réforme radicale de la justice italienne.

Au profit de qui ? Point trop de mystère : alors même que le mouvement antimondialisation est peu à peu criminalisé, il est vital pour Berlusconi d’empêcher les juges de s’intéresser à sa propre histoire et aux invraisemblables mystères qui entourent les origines de sa fortune. Andreotti a-t-il fait assassiner Pecorelli ? On n’en sait rien, mais l’Italie a bel et bien été dirigée pour partie, pendant des dizaines d’années, par le parti du secret, lié aux Américains.

Et ce parti a bel et bien utilisé le terrorisme, l’assassinat, les services secrets et l’argent noir pour contrer le mouvement social. Berlusconi, dont le nom figure – carte n°1816 – sur la liste des adhérents de la loge P2, doit bien en savoir quelque chose.

Les oubliés de la gare de Bologne

Le gouvernement français, en livrant Paolo Persichetti à l’Italie, fait un beau cadeau à Berlusconi. Mais qui sont donc les vrais responsables du terrorisme italien ?

Qui se souvient encore de la bombe de la gare de Bologne, en août 1980 ? Un bel engin, assurément, placé dans une salle d’attente, qui tuera sur le coup 84 personnes et en blessera plus de 200. Pour apprécier à sa juste valeur le cadeau que le gouvernement français vient de faire à M. Berlusconi en lui livrant l’ancien des Brigades Rouges Paolo Persichetti, il faut remonter au moins à cet attentat-là. Ou mieux encore à celui de Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, à Milan, où meurent 17 clients de la Banca dell’Agricoltura.

Cette affaire est aujourd’hui éclaircie : un petit groupe de militants fascistes de la Vénétie, en relation étroite avec les services secrets italiens et américains, dépose la bombe. Mais on ne le saura que de longues années plus tard, car dans l’ombre, policiers, magistrats et agents divers montent une extraordinaire opération de ce que les Italiens appellent depistaggio, qui est l’art local de brouiller les pistes. Des anarchistes, dont l’un, Pinelli, sera vraisemblablement assassiné par la police, sont immédiatement accusés. La stratégie de la tension est lancée.

De quoi s’agit-il ? D’une vieille affaire née dans l’immédiat après-guerre, à l’initiative de l’armée et de divers services de renseignements américains, dont le plus connu, la CIA, n’est pas forcément le plus retors. L’heure est à la lutte à outrance contre le communisme stalinien, particulièrement puissant en Italie, pays-clé sur le plan stratégique en cas de conflit armé avec l’Union soviétique. Des réseaux politico-militaires, dont le célèbre Gladio, sont créés, qui se spécialisent dans l’espionnage, l’infiltration des milieux de gauche, la désinformation, la manipulation. Où trouver de l’aide ? En priorité bien sûr parmi les anciens partisans de Mussolini, anticommunistes de choc.

Pendant une vingtaine d’années, ces réseaux jouent avec le feu, jusqu’à envisager, notamment avec le prince Borghese, un coup d’Etat façon golpe chilien. Ce qui semblait impossible – et imbécile – prend une autre tournure à partir du mai rampant, cette période de l’après 68 pendant laquelle les usines et les villes italiennes sont secouées par des grèves et des revendications inouïes. Quelqu’un – plus probablement des cercles démocrates-chrétiens atlantistes et leurs mentors américains – décide d’utiliser la terreur. Pourquoi ? Non pour rejouer la marche sur Rome – cette version n’est offerte qu’aux hommes de main de l’extrême-droite qu’ils utilisent -, mais pour créer dans la société une demande d’ordre, fût-il musclé, qui permette de reprendre la main avec l’aide de l’armée et d’arrêter ce qui commence à ressembler à un processus révolutionnaire.

L’Italie des années 60 et 70 est une bien étrange démocratie sur laquelle veille l’Amérique. Le plus parfait symbole de cette époque est sans aucun doute Licio Gelli, le grand maître de la loge maçonnique P2. Ancien de la République de Salò, homme par la suite des Américains et de l’Otan, il est parvenu à créer une puissance occulte sans égale : parmi les 963 membres de la P2 – on découvre une liste en 1981 – figurent la presque totalité des chefs militaires et des services de renseignement, des grands patrons, des journalistes célèbres, des financiers de premier plan, etc. C’est le Gotha de la droite, un concentré du pouvoir réel. Carte n° 1816 : Silvio Berlusconi, qui le niera dans un premier temps devant la justice, et pour cause.

Pendant près d’une quinzaine d’années, quoi qu’il en soit, d’innombrables bombes tuent des centaines d’Italiens. La plupart des enquêtes sont sabotées de l’intérieur, mais grâce aux efforts d’une poignée de juges, on finit par apprendre et comprendre, longtemps après hélas, l’essentiel. Derrière Piazza Fontana, entre autres deux Français, l’un ancien de l’OAS, l’autre ancien Waffen-SS : Ralf Guérin-Sérac et Robert Leroy. Tous deux ont partie liée avec des services américains. Pour nombre d’autres attentats, on retrouve les mêmes pistes, les mêmes services de renseignement, dont ceux de l’armée italienne, de curieux personnages américains qui ont toujours la bonne idée de disparaître quand il le faut.

Et il n’y a pas que les bombes : les groupes armés d’extrême-gauche, notamment les Brigades rouges, sont généreusement infiltrés. Jusqu’à quel niveau, jusqu’à quel point ? La question est loin d’être réglée, et continue de passionner ceux qui s’interrogent sur les fabuleux mystères de l’enlèvement, puis de l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978.
Près d’un quart de siècle plus tard, les temps ont certes changé, mais des réseaux d’une ampleur et d’un professionnalisme pareils ne disparaissent pas ainsi. D’excellents observateurs italiens ou étrangers n’ont pas manqué, par exemple, de noter les nettes ressemblances entre le plan de  » renaissance démocratique  » élaboré dans les années 70 par la loge P2 et la création du parti Forza Italia de Berlusconi. Et que penser des montages et trucages policiers organisés au moment du sommet du sommet du G8, à Gênes, en août 2001 ? Tout ou presque ressemble à un remake, comprenant comme il se doit fabrication de  » preuves  » et depistaggio. Quant à la réapparition soudaine des Brigades rouges, accusées en mars 2002 de l’assassinat de Marco Biagi, un conseiller du gouvernement Berlusconi, elle aura surtout permis à l’ancien membre de la loge P2 de criminaliser le surpuissant mouvement social du printemps en Italie.

Oui, décidément, fallait-il livrer Paolo Persichetti à ce grand démocrate et surtout maçon qu’est Silvio Berlusconi ? Apprécions ce commentaire averti du magistrat bolognais Libero Mancuso, interrogé par le journaliste Gianni Barbacetto  :  » Avec nos enquêtes, nous avons compris que nous avions vécu dans une démocratie limitée, avec de forts conditionnements venus de l’extérieur (…) On a utilisé des moyens de tout genre pour empêcher le moindre changement dans les équilibres de pouvoir (…) Tous les faits subversifs survenus en Italie ont été soutenus par les forces armées, les services de renseignement, la maçonnerie et les financements américains.  » Au fait : combien valent les morts de la gare de Bologne, comparés à ceux du World Trade Center ?

Publié en août 2002 dans Politis

La grande indifférence (le bilan Jospin)

numéro 691 de Politis

Cinq ans de gouvernement de gauche, et malgré la présence des Verts, un bilan parfaitement dérisoire. La faute à la culture, plus qu’à la politique

Quand un mitterrandolâtre veut vous clouer le bec – l’espèce est certes plus rare qu’au temps jadis -, il lâche, pensant justifier quinze ans de reculs et de corruption :  » Et Badinter ? Et l’abolition de la peine de mort ? « . On n’en est pas si loin à propos de Jospin, notamment en matière d’écologie. En cinq ans de pouvoir, la gauche aura pris deux mesures  » phares  » et seulement deux : l’abandon du canal Rhin-Rhône et l’arrêt de Superphénix.

Encore faut-il préciser les choses : ces deux fortes annonces étaient explicitement prévues dans l’accord politique entre les Verts et les socialistes, signé dès avant les élections. D’autre part, Superphénix était déjà condamné par une partie significative du lobby nucléaire, au fond soulagé par la décision de fermeture. Le monstre de Creys-Malville était en effet devenu un véritable boulet technique et financier, qui décrédibilisait l’ensemble de la filière. Rhin-Rhône, de son côté, était contesté jusques et y compris par la très haute technocratie d’Etat, en l’occurrence le corps des Ponts et Chaussées. Autrement dit, ces  » grandes victoires  » du mouvement écologiste ne furent qu’un habillage politique accompagnant et justifiant la présence des Verts au gouvernement.

Pour le reste, voyons. Le nucléaire ? Jospin avait promis une loi de transparence, le chamboulement, le débat public. Rien n’est venu, ou plutôt excatement le contraire : dans le secret habituel des bureaux, avec la complicité empressée d’un Christian Pierret – secrétaire d’Etat à l’Industrie et surtout lobbyiste forcené de l’atome -, le crucial dossier du futur réacteur EPR a continué d’avancer. Tout est prêt pour une relance massive du programme électronucléaire français.

La chasse ? Dominique Voynet et son conseiller Jean-Pierre Raffin se sont épuisés, en vain, pour essayer de sortir du face à face – un piège redoutable – avec les durs de Chasse, pêche, nature et tradition. Jospin, en excellent tacticien qu’il est, a laissé le ministère de l’Environnement s’engluer sans jamais s’exposer. De finasserie en dérobade, rien n’aura bougé, rien n’aura avancé. La question est redoutablement complexe ? A l’évidence. Comme celle du courage.

Sans doute pouvait-on espérer mieux à propos de la protection de la nature stricto sensu. Un programme européen de protection des écosytèmes remarquables – Natura 2000 – a été lancé en 1992, qui doit – devait – aboutir en 2004 à un réseau cohérent. Il était question, après un premier recensement, de classer environ 15% du territoire. Juppé, sous la pression, avait tout réduit à 5% au mieux – plusieurs de nos voisins flirtent avec les 20% -, et ni Jospin ni le ministère de l’Environnement n’ont osé bouger un doigt. Une véritable honte, mais qui n’émeut personne. Au reste, qui le sait ?

Même tableau à propos du loup, emblème pourtant de la biodiversité, qui est revenu naturellement dans les Alpes il y a une dizaine d’années. L’animal est protégé par une convention internationale, mais abandonné par l’Etat et le parc national du Mercantour – son grand refuge – aux braconniers et aux empoisonneurs. Dans les Pyrénées, l’ours est toujours menacé d’extinction, faute du moindre engagement sérieux. Jospin, en visite sur place, aura pour l’essentiel déclaré qu’il préférait l’homme au fauve. On voit assez bien le niveau.

Rien n’aura été seulement tenté pour contenir l’agriculture intensive, qui continue de pourrir, pour des dizaines d’années au moins, nappes et rivières. Rien n’aura été entrepris pour faire reculer la bagnole et le transport routier. Au contraire : le quinquennat Jospin aura été, aussi, celui du déferlement imbécile de la climatisation, désormais presque obligatoire dans les voitures neuves.

Et il y a pire. Dix ans après Rio, trente ans après Stockholm et la prise de conscience de menaces globale, la gauche au pouvoir s’est montrée incapable de parler et d’agir sur le plan international. Le plan national de lutte contre l’effet de serre est, eu égard à la gravité de la situation, une foutaise. Dans ce domaine, la seule vraie mesure de Jospin aura été de couler l’écotaxe, qui était pourtant la seule arme crédible pour limiter réellement les émissions de gaz. Un dernier mot à propos de la Guyane,  » notre  » forêt tropicale. La gauche avait l’occasion de frapper un grand coup en y créant – on en parle depuis plus de dix ans – un vaste parc national. Tout était réuni pour une spectaculaire avancée, aux résonances mondiales. Ni Voynet ni Jospin n’ont avancé d’un pouce.

Pourquoi un tel bilan ? En vérité, on le sait bien. Jospin et toute son équipe – ne parlons pas des archéocommunistes, productivistes et nucléaristes – sont parfaitement indifférents à l’écologie. Plus que d’une question politique, c’est d’un gap culturel qu’il faut parler.

Ces hommes-là en sont restés à une autre histoire, à un autre cadre intellectuel. Ils n’ont pas lu sur le sujet, pratiquement pas réfléchi à ces questions désormais essentielles, et ils sont pour sûr passionnés par d’autres choses que la survie de l’orang-outan  ou la beauté des forêts primaires. Le pouvoir donne d’autres frissons. Fallait-il, dans ces conditions, des ministres verts au gouvernement ? Ne fâchons pas, et disons que la question se pose. Du moins du point de vue de l’écologie.

La banque des escrocs et des criminels associés

Publié dans le numéro 669 de Politis, le 4 octobre 2001

La croisade de l’Amérique contre l’argent sale ne doit pas faire oublier qu’elle est, en ce domaine, un spécialiste mondial, comme le démontre la fantastique aventure de la BCCI. Au programme de cette banque engloutie en 1991, terrorisme planétaire, trafic de drogue et soutien aux pires dictatures. Mais c’était, bien entendu, au service de la liberté

M. Bush fils – W – fait les gros yeux : tremblez terroristes, et gare à l’argent sale ! Mais on n’est pas obligé d’apprécier les bluettes et de tout prendre au pied de la lettre. L’histoire que nous allons vous raconter est autrement passionnante.

En 1967, le cheikh Zayed bin sultan al-Nahyan, émir d’Abu-Dhabi, rencontre un banquier pakistanais qui va devenir son ami, son partenaire : Agha Hasan Abedi. Ce dernier n’est pas qu’un froid financier : on rapporte qu’il savait, à l’occasion, fournir aux proches de l’émir de jeunes vierges très attentionnées (1). En 1972 en tout cas, Zayed et Abedi créent une banque clairement  » islamique « , qui vise officiellement à mobiliser l’argent des pétromonarchies au service du développement des pays musulmans.

La Bank of Credit and Commerce International (BCCI) est-elle d’emblée une arnaque ? Probablement pas. Car l’affaire est avant tout politique, et américaine. Les actionnaires du départ sont certes Arabes pour la plupart – outre Zayed, on trouve parmi eux Khalid bin Mahfuz, le propriétaire de la banque personnelle du roi Fahd d’Arabie saoudite -, mais bien plus curieusement, l’influente Bank of America, américaine comme son nom l’indique, souscrit elle aussi au capital, pour 2,54 millions de dollars. Le trait d’union s’appelle peut-être Kamal Adham. Milliardaire, ce Saoudien est un actionnaire minoritaire de la BCCI, mais c’est aussi un homme-clé du régime de Riyad, qui a fondé les services secrets de son pays, en très étroite association avec la CIA. Simplifions : Adham est l’homme des Américains, en tout cas de la CIA.

Que vient faire cette dernière dans cette banque islamique ? On va le voir. Les premières années sont modestes et il faut attendre 1976 pour que les premières succursales soient ouvertes en Europe et en Afrique. En Amérique, c’est un temps plus compliqué, car la Bank of America s’est retirée en 1978. Or le marché américain est stratégique, et la BCCI va réussir un coup de maître extraordinaire en embauchant un certain Clark M. Clifford.

Qui est-il ? Une légende vivante. Né en 1906, il sera pendant plus de soixante l’an l’un des plus puissants hommes d’influence aux Etats-Unis. Appartient-il lui-même à la CIA ? Probablement : c’est lui en tout cas qui rédige, à la sortie de la Seconde guerre mondiale, certains des textes juridiques fondateurs de l’agence de renseignements. Conseiller proche du président Truman jusqu’au début des années cinquante, il conserve l’oreille de Kennedy dix ans plus tard, et devient même en 1968 le très puissant secrétaire d’Etat à la défense de Lyndon B. Johnson, en pleine guerre du Vietnam.

C’est cet homme-là, qui sait tout des secrets de l’Amérique, qui devient le digne employé de la BCCI aux Etats-Unis, lui permettant d’acheter, clandestinement et illégalement, des établissements bancaires américains. Dont la First General Bankshare, qu’il dirigera lui-même. Etonnant, non ? Cette fois, la combine est réellement lancée. Arrivée au faîte de sa puissance, la BCCI emploiera 14 000 salariés, totalisera des dizaines de milliards de dollars de dépôts, comptera 400 bureaux et 40 filiales dans 73 pays. A la fin des années 80, la BCCI est la septième banque privée du monde !

Les pauvres du Pakistan et d’Egypte, des Philippines ou d’Indonésie, du moins ceux qui travaillent dans les Emirats du Golfe, ont massivement confié leurs économies à cet établissement qui respecte si bien le Coran. Ils ont tort. Les riches aussi ont déposé leur argent, mais ceux-là ont raison. Au fil des années, on voit apparaître des clients réellement surprenants. Le cartel de la drogue de Medellin ainsi, a choisi la BCCI pour blanchir ses bénéfices par dizaines de millions de dollars. Manuel Noriega de même : ce chef d’Etat du Panama, agent de la CIA et trafiquant de cocaïne, aura jusqu’à neuf comptes à son nom. Tout à côté, Jean-Claude Duvalier, l’ami des tontons macoutes de Haïti, profitera d’une bienveillance identique.

Mais la BCCI ne connaît aucune frontière : en Asie, Ferdinand Marcos, maître des Philippines, est un client fidèle. De fameux marchands d’armes, comme le Saoudien Adnan Kashoggi, y font valser les milliards. Côté terrorisme, cela n’est pas mal non plus : Abou Nidal, le Ben Laden des années 80, a compte ouvert, tout comme d’ailleurs ses ennemis du Mossad, ainsi que l’OLP et Saddam Hussein, la Libye, etc.

C’est une pétaudière, mais du genre organisé. Et en large partie, par les services américains, dont elle est un instrument de pouvoir et de renseignement peut-être sans égal. Car la BCCI servira à monter, sur le plan financier, les coups les plus tordus de l’oncle Sam. Elle sera au centre du ravitaillement des moudjahidins afghans pendant la guerre contre l’Union soviétique, permettra d’encaisser les prix des livraisons d’armes clandestines américaines à l’Iran et d’envoyer une partie des mêmes sommes aux contras antisandinistes du Nicaragua.

Il n’est pas sans intérêt de le rappeler : M. Bush père est l’un des personnages-clés de ces différents épisodes, connus sous le nom global d’Iran-Contragate. L’Amérique aura bien mérité de cet homme, directeur de la CIA en 1976, puis vice-président des Etats-Unis, enfin président. Et grand moraliste, comme son fils. Hélas : après vingt années de si beaux efforts, la BCCI sombre, en 1991, dans une invraisemblable banqueroute. La banque, où s’enchevêtraient tant d’intérêts occultes, privés ou publics, avait fini par être incontrôlable, même par les Américains, et des clans démesurément gourmands, notamment autour d’Abedi, y pratiquaient des pillages colossaux.

Deux grains de sable – le douanier américain Robert Mazur, puis le District Attorney de New York Robert M. Morgenthau – déclenchent par leurs enquêtes, de proche en proche, une catastrophe financière mondiale. Combien d’argent a disparu dans la tourmente ? On ne le saura jamais : certains parlent de plusieurs dizaines de milliards de dollars. On ne connaît pas – on a le droit d’avoir des idées – les bénéficiaires de ce hold-up d’anthologie, mais on connaît les perdants.

En vrac, mais la liste est interminable : la Sécurité sociale du Togo et les chemins de fer du Zimbabwe – ruinés tous deux -, 130 000 petits épargnants britanniques – en grande partie d’origine pakistanaise -, les fonctionnaires du Cameroun, dont la paie ne peut plus être assurée, ceux du Congo dit Brazzaville. Devant les succursales de dizaines de pays du Sud, au lendemain de la fermeture définitive de la BCCI, le 7 juillet 1991, des dizaines de milliers de modestes clients pleurent et trépignent devant des agences barricadées.

Définitive ? Eh non, pas pour tout le:monde. Rebaptisée par ses propres employés, qui ont perdu leurs fonds de retraite au passage, The Bank of Crooks and Criminals Incorporated – la banque des escrocs et criminels associés -, la BCCI continue à fonctionner après sa fermeture officielle. Qui le dit, qui le prouve ? Un personnage hors du commun, coauteur avec le journaliste Denis Robert (voir ci-dessous son interview) d’un livre renversant, Révélation$.

Ernest Backes est un ancien cadre supérieur d’un établissement financier luxembourgeois, Clearstream, d’une puissance colossale. Or il découvre que les hommes de la BCCI au Luxembourg – le Grand Duché est l’un des centres de l’affaire – ont loué, après la fermeture judiciaire de la banque tout un étage de l’hôtel Intercontinental de la capitale. De là, ils continuent de donner des ordres de virement, comme si de rien n’était, grâce à Clearstream. Le 8 aôut 1991, par exemple, plus d’un mois après la banqueroute,100 millions de francs d’actifs sont soustraits de comptes normalement sous séquestre, et envoyés sur un compte des plus mystérieux, dit non publié, attribué à la Banque générale du Luxembourg sous l’intitulé 32506 BGLCLIEN.

Bien entendu, personne ne paiera jamais pour le scandale de la BCCI, professionnellement étouffé au Pakistan, dans les émirats, mais aussi en Angleterre et aux Etats-Unis, qui auraient eu tant à craindre d’un véritable coup de projecteur. L’argent sale ? Il fait tellement de bien à l’économie mondialisée et aux services secrets qui assurent sa défense aux quatre coins de la planète ! Avez-vous noté ? Dans les premiers jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre, on se bousculait presque pour dénoncer les barbares qui avaient spéculé à la baisse – ah, ce délit d’initié terroriste ! – sur les valeurs de l’assurance, du transport aérien ou de la banque.
Et puis, soudain, plus rien. Les bourses du monde entier ont envoyé aux enquêteurs – qui l’ont parfaitement enregistré – un message sans ambiguïté. Il n’est pas possible, parce qu’il n’est pas souhaitable, de chercher les organisateurs de ces juteuses opérations. Et pourtant, comme l’explique et le démontre Révélation$, le livre de Robert et Backes, c’est faisable, et même facile. Mais pas dans ce monde-ci.

(1) Voir le livre très informé de Philippe Madelin, L’or des dictatures, Fayard, 1993

« Si on retire du circuit l’argent du crime, l’économie mondiale s’effondre »

Le journaliste Denis Robert, coauteur du livre Révélation$, a découvert ce qu’il appelle le  » centre névralgique des finances parallèles « , un établissement de clearing luxembourgeois. Il explique ici les liens entre l’économie officielle et l’argent noir

Il faut lire et même se jeter sur le livre de Denis Robert et Ernest Backes, Révélation$ (Les Arènes, 450 pages, 138 francs). Le premier est journaliste et romancier, et il est devenu l’un des plus acharnés pourfendeurs de la corruption. Le second est un Luxembourgeois, ancien cadre supérieur d’un des plus gros organismes financiers de la planète, le très peu connu Clearstream. Créé en 1970 sous le nom de Cedel, Clearstream est une chambre de compensation qui permet à deux clients – individus, entreprises, banques – d’échanger en toute confiance, et à toute vitesse, fonds et valeurs. Dans le monde entier s’il vous plaît : dans les tuyaux d’un tel monstre, des milliers de milliards de dollars circulent chaque année. C’est la cible parfaite de la taxe Tobin !

Or, expliquent les deux dans leur ouvrage fracassant, un système parfaitement opaque a été caché à l’intérieur de Clearstream, sous la forme de comptes non publiés, attribués même, parfois, à des clients occultes. Clearstream serait devenu, de la sorte, la plus grande lessiveuse de l’argent sale dans le monde. Imparable ? Tout au contraire : les transactions passent dans des tuyaux qu’il serait finalement simple, techniquement, de surveiller. Et il y a encore mieux : la trace du moindre des transferts est conservée sur des microfiches, réalisées en double exemplaire et conservées scrupuleusement. Révélélation$ montre que les Etats, s’ils en avaient la volonté politique, pourraient enfin s’attaquer à l’argent noir. Avis à la coalition antiterroriste.

Politis : Existe-t-il selon vous des liens entre l’affaire de la BCCI et celle de Clearsream, qui est au centre de votre livre Révélation$ ?

Denis Robert : Mais bien entendu ! Nous avons démontré, avec Ernest Backes, que la Cedel, – l’ancien nom de Clearstream -, a permis à la BCCI, qui disposait d’un compte chez elle, d’opérer un mois après sa fermeture légale un véritable détournement de fonds. Et l’on retrouve aujourd’hui les mêmes acteurs que dans l’histoire de la BCCI, car les blanchisseurs d’aujourd’hui, et parmi eux les terroristes, vont évidemment aux systèmes les plus performants en matière d’opacité. Or, Clearstream est probablement un champion du monde en matière d’opacité. On est là au coeur du capitalisme, là où se nouent à la fois spéculation et mondialisation.

Politis : A vous lire, et à vous suivre, Clearstream est le scandale du siècle. Pour le moins !

D.R : Je le crois, parce que j’ai mis le doigt sur le centre névralgique des finances parallèles. Quand je publie les listes de compte, le nom de filiales de banques françaises à Vanuatu ou aux îles Caïman, je brise une sorte d’omerta. Personne ne m’attaque sur le fond du livre. En revanche, on me fait des procès sur des points de forme qui visent à m’intimider et à me faire payer des frais d’avocat. J’attends de vrais procès !
Car j’ai les preuves de ce que j’avance dans mon livre, et notamment la preuve du blanchiment systématique. N’oublions pas que les huit principaux responsables de Clearstream, l’une des plus importantes multinationales de la finance, ont purement et simplement sauté à la suite de la publication de Révélation$. Croyez-moi, faire sauter André Lussi, le patron de Cleartream, qui voit passer chaque année cinquante mille milliards d’euros par an sur ses comptes, c’est plus difficile que de faire sauter Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la Banque de France !

Politis : Un tel travail, qui a duré deux ans, n’est sûrement pas simple à mener. Avez-vous été menacé ?

D.R : J’ai été menacé, oui, et j’ai été suivi à plusieurs reprises, mais surtout des témoins importants ont fait l’objet de graves pressions. Depuis la sortie du livre, c’est le rouleau compresseur : 25 avocats, qui ont travaillé 24 heures sur 24 pendant un mois, ont cherché des parades et en ont d’ailleurs trouvé plein.

Politis : Revenons-en au livre. Contrairement à ce que beaucoup pensent, vous affirmez que toutes les transactions laissent des traces et que donc, si une volonté politique existait réellement, on pourrait savoir qui fait quoi ?

D.R : Exactement. Techniquement, des opérateurs de Cleartream scannent les transactions sur des microfiches. Entre 30 et 50 microfiches chaque jour, et sur chacune, 500 pages de format A 4. Il y a deux jeux, l’un caché dans un coffre pour 15 ans, et l’autre qui sert au service Opérations en cas de litige. Les jeux que je me suis procuré proviennent d’un insider, un homme de l’intérieur de la structure. De même, je me suis procuré une liste de comptes d’avril 2000, qui sont tous les comptes ouverts chez Clearstream, dont certains ne sont pas publiés et qui sont à la base de ce système opaque.

Politis : Pourquoi ces informations n’ont-elles jamais percé ?

D.R : Mais beaucoup de journalistes financiers sont purement et simplement à leur solde ! Tous ces types que j’ai cotoyés et parfois filmés au cours de mon enquête, ne posent jamais de questions. Pour eux, le clearing serait un outil de gestion technique, parfaitement neutre, alors qu’il s’agit d’un formidable appareil politique.

Politis : Comme l’était la BCCI ?

D.R : Evidemment. Où est passé l’argent de la banqueroute, les 50 à 100 milliards de dollars qui se sont évaporés ? Si on allait chercher dans les microfiches de 1991, qui dorment au siège de Clearstream, sans doute le saurait-on. Quand on parle avec certains responsables de grandes banques en privé, certains n’hésitent pas à dire : si on retire du circuit l’argent du crime, l’économie mondiale s’effondre.

L’Amérique et ses barbares

Cet article a paru dans Politis en septembre 2001, aussitôt après les attentats de New York

Faudra-t-il rejoindre, toutes bannières déployées, la croisade de George W Bush contre le Mal ? On préférera, pour commencer, ouvrir quelques livres d’histoire et de géographie. Si l’on parlait pour commencer de ce cher Franklin Delano Roosevelt, icône s’il en est de l’Amérique vertueuse ?

En 1939, le futur héros de Pearl Harbor – tiens donc – reçoit en grande pompe à Washington un certain Anastasio Somoza García, général nicaraguayen. Celui-ci fait régner la terreur dans son petit pays, mais il a le grand avantage, aux yeux de Roosevelt, d’avoir fait assassiner cinq ans plus tôt Augusto César Sandino, héros national et surtout ennemi juré des Américains.
Après le départ de Somoza, au cours d’un entretien décontracté avec quelques journalistes bien en cour, on demande à Roosevelt pourquoi il soutient this son of a bitch,  » ce fils de pute « . Le président répond du tac au tac :  » Somoza may be a son of a bitch, but he’s our son of a bitch « ,  » Somoza est peut-être un fils de pute, mais c’est le notre !  » Pour être honnête, la phrase est un peu apocryphe sur les bords, mais elle a nourri l’imaginaire de générations latino-américaines successives, et ce n’est pas par hasard.

L’Empire, sûr de sa force, aime depuis longtemps jouer avec le feu et Oussama Ben Laden on le sait, même s’il s’est singulièrement émancipé depuis, est lui aussi une créature américaine. Quand fut-il recruté par la CIA ? Probablement en 1979, au tout début de la guerre en Afghanistan. Au fait, qui se souvient encore de la banqueroute de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) ? En octobre 1988, en Floride, les hommes de la Drug Enforcement Administration (DEA), c’est-à-dire la police fédérale antidrogue, arrêtent plusieurs responsables de la BCCI, à la suite d’une mise en scène digne de Miami Vice. La banque, dont le propriétaire est soi-dit en passant pakistanais, recyclait sans état d’âme, et par dizaines de millions de dollars, l’argent du cartel colombien de la drogue de Medellín.

Trois ans plus tard, ce qui n’était qu’embrouille régionale devient un scandale planétaire. La BCCI ferme ses portes, laissant un léger trou de 60 milliards de francs. Au passage, on apprend qu’elle entretenait un formidable  » réseau noir  » d’environ 1500 personnes pratiquant à l’échelle mondiale l’extorsion de fonds, le chantage, le kidnapping, le meurtre. Rien de vraiment très étonnant si l’on songe que la banque avait pour clients les principaux barons de la drogue, mais aussi le dictateur panaméen Manuel Noriega – cet agent de la CIA disposait de neuf comptes sur lesquels circulait l’argent de ses propres trafics -, mais encore Abou Nidal, terroriste bien connu, et même un certain Oussama Ben Laden.

Le fâcheux, du moins pour la très scrupuleuse morale occidentale, c’est qu’on apprend également que la CIA avait une influence déterminante dans la véritable direction de la BCCI, et qu’elle utilisait cette étonnante structure pour mener les guerres clandestines qu’elle jugeait utiles à la stabilité du beau pays d’Amérique. Entre autres destinations exotiques, l’argent de la BCCI allait dans les poches des contras du Nicaragua et dans celles des moudjahidin d’Afghanistan. Or, M.Ben Laden était précisément celui que les Américains avaient chargé de distribuer le ravitaillement – armes et dollars – à ces combattants. Vous suivez, on espère.

Papa Bush et son fils W ne doivent pas être complètement ignorants des ressorts profonds de cette superproduction. Le premier parce qu’il fut tout de même – certes, quelques années avant la faillite de la banque – un fringant directeur de la CIA; le second, parce que l’un de ses grands amis, à l’époque où il faisait du business dans le pétrole, s’appelait James R. Bath. Le nom ne vous dit rien, mais c’est un personnage passionnant, probablement agent de la CIA lui-même, et qui finança largement les entreprises du fils Bush. Or Bath a joué un rôle important dans l’histoire de la BCCI et des sources sérieuses lui attribuent même des relations avec Oussama Ben Laden – mais oui ! – et son père.

Vous avez le tournis ? On espère bien. Sous couvert d’anticommunisme, l’Amérique n’a jamais cessé d’empêcher les peuples du Sud, souvent par la force, d’explorer d’autres voies sociales et politiques que celle de la soumission au Nord. Impossible, bien entendu, de tout dire ici, mais quelques unes des belles histoires de l’oncle Sam méritent un rappel. Celle qui suit nous rapproche de l’odeur du pétrole, si chère au coeur de la famille Bush : le 19 août 1953, le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh est renversé à la suite d’un coup d’Etat de la CIA.

Le 4 avril, le bureau de l’agence à Téhéran avait reçu de sa maison-mère l’ordre de  » faire tomber Mossadegh par n’importe quel moyen « . Cet ennemi de l’homme avait il est vrai décidé la nationalisation du pétrole iranien. Pensez ! Rien n’interdit de réfléchir aux liens souterrains entre ce coup d’Etat, l’un des événements-clés de l’histoire moderne de la région, et l’apparition quarante ans plus tard, sur la scène du terrorisme, d’un certain Ben Laden. On voulait le pétrole, on eut Reza Pahlavi, ce shah qui détestait son peuple et adorait l’Occident. On voulait le pétrole, et l’on eut pour finir Khomeiny, et sa suite.

Pas question non plus de bouger dans l’arrière-cour américaine, on s’en doute. En 1954, la CIA fomente un coup d’Etat au Guatemala contre le colonel Jacobo Arbenz, pourtant élu au suffrage universel – une rareté sous ces latitudes – en 1951. Cet audacieux voulait lancer, au pays de la United Fruit et des latifundiaires, une réforme agraire ! Archétype des interventions impériales en Amérique Latine – faut-il égréner la liste, de Saint-Domingue au Chili, du Brésil à l’Argentine, de l’Uruguay à Cuba ? -, ce putsch marqua l’entrée dans quarante années de guerre civile et de massacres d’Indiens. La liberté avant tout.

La même année – 1954 -, les services américains placent à la tête du Sud-Vietnam une de leurs marionnettes, Ngo Dinh Diem, fervent anticommuniste, grand catholique, immense trafiquant de drogue. Il tient jusqu’au 1er novembre 1963, date de son assassinat par des satrapes aux ordres de Washington. Ce fut le grand début de la guerre américaine, qui verra un pays  » civilisé  » écraser sous des milliers de tonnes de bombes au napalm un peuple de petits paysans. Au nord, les bombardiers de la démocratie tenteront même de détruire les digues du Fleuve rouge, afin de noyer Hanoï. L’Occident parle beaucoup des 58 000 morts américains de la guerre, presque jamais des millions de sacrifiés vietnamiens, en grande majorité civils. Et qui pleure les mutilés, et les centaines de milliers de survivants bancroches de la dioxine, nom véritable du fameux agent orange ?

Autre belle initiative en 1965, toujours en Asie. L’année précédente, le président Achmed Sukarno, un fichu personnage, avait décidé d’envoyer  » au diable  » l’aide américaine. Dans les campagnes surpeuplées, les paysans lançaient sans plus attendre une réforme agraire radicale, cent fois repoussée. Le 30 septembre 1965 – la surprise n’est pas bien grande, n’est-ce pas ? -, l’armée lance un coup d’Etat, soigneusement planifié par la CIA, qui fournit obligeamment de longues listes de  » suspects communistes « . 500 000 d’entre eux, peut-être un million, sont assassinés, et beaucoup d’autres croupiront en prison des dizaines d’années. Mais voyez le sort enviable de l’Indonésie d’aujourd’hui, menacée par le chaos et l’implosion généralisée !

Même en Afrique, chasse gardée européenne, les Américains, inlassables chevaliers blancs, retroussèrent leurs manches. Après avoir recruté au Congo un certain Joseph Désiré Mobutu, la CIA lui organise sur mesure un premier coup d’Etat, le 14 septembre 1960, à peine trois mois après l’indépendance. Patrice Lumumba, un naïf qui croyait au panafricanisme et à la liberté, est arrêté. Après bien des péripéties, il sera finalement découpé en morceaux et dissous dans l’acide, en janvier 1961. Le Congo, devenu le Zaïre puis la République démocratique du Congo, est dès lors entre de bonnes mains. Place au business, place au pillage de l’uranium – décisif pour les bombes atomiques américaines – du cobalt, du tungstène du cuivre, sans oublier l’or et les diamants. Le petit peuple de Kin, la capitale, n’aura droit qu’aux miettes, puis au sida, et enfin à la guerre. Mais quel rapport avec l’Amérique ?

C’est toute une génération politique, dans le monde entier, qui fut ainsi pourchassée et détruite. Certes, très influencée par l’Union soviétique stalinienne, elle n’annonçait pas nécessairement – il s’en faut de beaucoup – le bonheur des peuples. Mais ce que visait l’Amérique, bien avant le communisme, c’était la révolte contre le Nord et ses privilèges.
Or la révolte grondait, bel et bien. Du 3 au 15 janvier 1966, se réunissait à La Havane la Conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, plus connue sous le nom de Tricontinentale. Le Sud allait-il s’unir, les pauvres allaient-il enfin relever la tête ?

On connaît la fin de l’histoire : dès 1965, le Marocain Ben Barka, l’un des responsables de la Tricontinentale, avait été enlevé, puis assassiné par des sbires de Hassan II conseillés de fort près par la CIA. En octobre 1967, ce serait au tour d’Ernesto Guevara d’être abattu par des soldats boliviens entourés d’hommes de la CIA. Encore et toujours elle : une litanie.
C’est de cette manière que se referma le couvercle. La décolonisation ne serait pas l’émancipation, ni la révolution. La politique américaine, en massacrant les peuples et en décimant leurs élites, préparait le terrain, sans le savoir, à de tout autres oppositions. Les adversaires, islamistes en tête, qui ont surgi des décombres n’ont plus rien à voir avec les révolutionnaires – beaucoup étaient des humanistes – de ces années-là. A qui la faute ? Disons que la question mérite d’être posée.

Au mois d’août dernier, ce qui n’est pas si vieux, 15 documents officiels américains sont déclassifiés, et publiés. On y découvre que M. Clinton et ses services savaient parfaitement, dès avril 1994, que le régime rwandais allait massacrer des centaines de milliers d’innocents (1). Dans un texte d’une rare élégance, le Pentagone – oui, celui-là – mettait en garde contre l’utilisation publique du mot génocide. Pourquoi ? Parce qu’alors l’ONU – et donc l’Amérique -, serait ensuite obligée d’intervenir militairement contre les assassins. Les terroristes de New York, qui ont tué des milliers de personnes, sont des barbares. Mais ils ne sont pas les seuls.

(1) On se doute bien que la France de M.Mitterrand était encore bien mieux placée pour tout savoir, et tout arrêter, éventuellement. Mais c’est une autre histoire.