Ces deux articles ont été publiés par Charlie Hebdo le 11 décembre 2014
Incroyable mais vrai. En Espagne, où les politiciens peuplent les prisons par dizaines, un nouveau parti, Podemos, menace aussi bien la droite que la gauche. Surprise : c’est un mouvement antiraciste, féministe, écologiste, antifasciste. ¡ Y que viva !
Ce n’est peut-être qu’un feu de paille, mais il réchauffe le cœur, ce qui n’est pas si mal. L’Europe crève de nationalistes et de fascistes plus ou moins bien déguisés, mais pendant ce temps, l’Espagne respire un tout autre air. Podemos – « Nous pouvons » – mouvement né en janvier 2014, a envoyé cinq députés européens à Bruxelles dès mai. C’était déjà retentissant, mais les derniers sondages présentent aujourd’hui Podemos comme le premier parti d’Espagne, avec près de 30 % d’intentions de vote. Un parti antiraciste, antifasciste, féministe, écologiste au moins dans le discours.
Les plus foldingues imaginent un gouvernement Podemos après les élections générales de l’an prochain. D’ores et déjà, les deux partis qui se partagent les postes, le Partido Popular – la droite affairiste, au pouvoir – et le Partido Socialista Obrero Español – la gauche affairiste, en mal d’alternance – flippent leur mère, espérant que Podemos ne résistera pas à ses divisions internes, à l’évidence fortes.
D’où vient l’alien ? De la rue, ainsi que l’explique Pablo Echenique dans l’entretien qu’il a accordé à Charlie. L’Espagne a ses traditions, qui ne sont pas les nôtres. Il y a près de 80 ans, quand ce vieux salaud de Franco se révoltait contre la République – le 17 juillet 1936 -, la Confederación Nacional del Trabajo, cette fameuse CNT anarchiste, regroupait plus d’1 500 000 membres. À comparer avec les 30 000 encartés du parti communiste stalinien. Ceux de Podemos ne revendiquent pas ouvertement cette glorieuse filiation, mais les grandes idées ne meurent (peut-être) pas.
Où va l’Espagne ? Elle paraît s’éloigner en tout cas des lamentables expériences politiques passées. On n’a pas idée en France du degré de corruption atteint sur place. Une économie basée sur une pyramide de Ponzi a fait pousser comme champignons des centaines de programmes immobiliers fantômes, qui ne seront jamais habités. Au bord du littoral massacré, les lotissements pourrissent, sans être même raccordés au système de distribution d’eau. L’aéroport de Ciudad Real, au sud de Madrid, a englouti 1 milliard d’euros avant d’être mis aux enchères en 2013 faute de passagers. Dans quelles poches sera passé l’argent public ainsi gaspillé ?
À Madrid, la presse titre depuis des mois sur des scandales à répétition qui touchent aussi bien la droite que la gauche. Le dernier en date, sans doute le plus vaste, s’appelle « Operación Púnica » depuis que la justice a commencé d’envoyer en taule des dizaines de politiciens. Au cœur de l’affaire, Cofely, filiale de GDF-Suez. Son directeur-général a été arrêté, et notre presse française adorée se tait.
Podemos, la meilleure surprise de ces dernières années.
ENTRETIEN
« Avant le mouvement des Indignés, j’étais un idiot politique »
On rencontre le nouveau député européen Pablo Echenique-Robba dans un bar où il siffle une deuxième bière, aidé par une assistante. Cette figure de Podemos ne peut pas boire tout seul, car il circule à bord d’un pesant fauteuil roulant de 110 kilos. Il est né avec une énorme saloperie appelée Amyotrophie spinale, sorte de faiblesse des muscles. Mais le cerveau paraît en excellent état. Chercheur au CSIC – équivalent espagnol de notre CNRS -, physicien de haut niveau, il a soudain basculé dans la politique. À part cela, il est drôle, déconneur, entouré d’une nuée de jeunes qui font plaisir à voir. Parmi eux, Adrian Pacin, qui lui glisse à l’oreille : « Charlie, c’est le meilleur des journaux ». On y va.
Charlie : Quel âge as-tu et d’où viens-tu, politiquement parlant ?
Pablo Echenique : J’ai 36 ans, et je viens d’une sorte de néant. Comme bien des gens en Espagne et dans le monde, et jusqu’à ces dernières années, j’étais un idiot politique. J’aspirais à une vie normale, sans problèmes. Et puis est arrivé le M15.
Charlie : Je précise pour les lecteurs. Le M15, c’est le mouvement du 15 mai (2011), celui qu’on appelé en France Los Indignados.
P. E-R : Je dois te dire que cela a été très spectaculaire, car à la vérité, tout est parti d’une toute manif de jeunes – 200 personnes peut-être – sur la place Puerta del Sol, dans la nuit du dimanche 15 mai. Ils ne demandaient que des choses banales, comme un toit, un revenu pour vivre, un travail, des écoles. Mais la police du gouvernement socialiste en place a tenté de les virer de la place, et alors a commencé une Assemblée de rue improvisée, qui a décidé de rester et de dormir là. Quelques jours plus tard, il y avait des foules immenses sur toutes les places d’Espagne, ou presque. Moi, je suis descendu aussi sur la place de ma ville, Saragosse, mais avec mon fauteuil roulant, je ne pouvais pas entrer dans les tentes pour y dormir (rire important). Alors les gens ont commencé à se parler, à critiquer le système de consommation, le capitalisme, et comme l’occupation a duré des mois, les discussions aussi.
Charlie : Un mouvement de jeunes ?
Oui, au départ, certainement. Mais il a vite compté des gens plus vieux, et au bout d’un temps assez bref, les sondages ont indiqué que 80 % de la population espagnole comprenait et approuvait le M15. Entre nous, heureusement que le moi de mai espagnol ne ressemble pas au moi de mai finlandais. Il s’est agi d’une fête en plein air, avec beaucoup de musique, de danses, de rire. Ce qui a tous réunis, c’est ce slogan repris des millions de fois : « No somos mercancía en manos de políticos y banqueros ». Nous ne sommes pas des marchandises entre les mais des politiciens et des banquiers. Nous revendiquions le droit d’être des gens normaux en face de dirigeants de multinationales qui passent d’un avion privé à un hôtel de Monte-Carlo, en passant par un yacht. Ça peut te paraître naïf, mais n’oublie pas que le M15 a mis en mouvement des tas de gens qui n’étaient pas politisés.
Charlie : Pourquoi ça a marché ? Tu as une idée ?
Je crois qu’Internet a joué un grand rôle. Je sais que le monde n’a pas commencé avec ce réseau, et qu’il y a toujours eu des luttes, mais Internet a permis de ne pas s’adresser seulement à une petite élite éduquée, mais directement à de larges couches de la population. Le monopole de la parole publique a explosé. Toutes sortes de choses qui ne pouvaient être dites par les moyens d’expression traditionnels, dominés par des groupes de presse, ont enfin pu circuler. Nous avons ainsi pu unir des fronts qui restaient séparer : les luttes de femmes, le combat des handicapés, les bagarres ouvrières, les revendications de santé publique…
Charlie : Je vois que tu ne cites pas l’écologie…
Oh que si ! Je suis très écologiste moi-même, et sur le long terme, je suis pour la décroissance. On ne peut pas continuer ainsi sur une planète aux ressources finies. Mais à court terme, je crois nécessaire de se battre pour ce qui nous unit tous. Comme le dit le philosophe Carlos Fernández Liria en résumant le programme de Podemos, « que se cumpla la ley ». Il faut faire respecter la loi. Pour tous les Espagnols, il y a la question clé de la fraude fiscale, dont on dit qu’elle pourrait atteindre 250 milliards d’euros par an. On attaque les garagistes et les plombiers, alors que 80 % vient des grandes fortunes espagnoles, contre lesquelles rien n’est fait.
Charlie : Il reste pour toi une différence entre la droite – le PP – et la gauche – le PSOE ?
Sur le plan des réformes de société, ce n’est pas la même chose. Mais pour ce qui concerne l’économie, c’est pareil. À titre personnel, je refuse toute alliance électorale. Aux élections générale de 2015, ou nous formons le gouvernement, sans eux, ou nous devons incarner une opposition sans état d’âme.