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Les (grands) mots de mon père

Quand j’étais petit, mon père vivait encore. Je devais être bien petit, car mon vieux à moi est mort quand j’avais huit ans. Il s’appelait Bernard, et il était ouvrier. Un estampeur, qui ramenait sa paie dans une enveloppe, chaque mois, à ma mère, qui en sortait quelques billets à la gloire de Bonaparte. Valeur nominale : 10 000 francs. Anciens, comme on se doute. La paie était pauvre, et nous étions pauvres, d’autant qu’il fallait élever cinq gosses paumés dans un coin de la banlieue parisienne. Nous. Notez qu’après sa mort, ce fut incomparablement pire, car passer de la pauvreté à la misère n’est pas une aventure humaine recommandable.

Bernard était donc ouvrier. Ouvrier communiste à l’ancienne, c’est-à-dire stalinien. Il ne servirait à rien d’oublier cette complète tragédie. Mon père, que j’ai tant aimé, et que je chéris encore, croyait à la mystification stalinienne. Il pensait bel et bien qu’une société meilleure était née à Petrograd en 1917. La lamentable (auto)biographie du chef stalinien Maurice Thorez, Fils du peuple trônait sur un buffet. L’horreur est que mon père était un brave. Un bon, un excellent homme. En fait, et sans discussion, un authentique communiste.

Je ne sais comment il a fait pour me transmettre tant, mais il a réussi. On peut parler d’un exploit, car il travaillait 60 heures par semaine dans un atelier, au milieu du fracas des machines et de la poussière de métal. 60 heures signifiaient 10 heures par jour, samedi compris. Et comme il lui fallait prendre un bus jusqu’aux portes de Paris, puis un métro, béret sur la tête et sac en bandoulière, chargé d’une gamelle, il était pour ainsi dire absent.

Le dimanche, après quelques embrassades avec nous, les gamins, il dormait. Pardi ! il fallait comme de juste reconstituer la force de travail. On le sait, en tout cas je le sais, l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et mon père était un vaincu de la lutte sociale. Jacques Prévert parle dans l’un de ses textes de « ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Indiscutablement, mon père soufflait, et souffrait. Nul ne dira jamais vraiment qui a bâti ce pays. La seule certitude, c’est que les petits marquis et roquets qui règnent sur le monde ne font jamais que profiter du résultat.

Allons, séchons nos larmes. Mon père m’aura donné sans le savoir l’essentiel. Je me souviens comme si c’était hier de l’une ses sentences. Oui, il lui arrivait d’énoncer de fortes propositions, qui paraissaient s’emparer du réel. Et celle-là était du genre définitif. Mon père : « La victoire du socialisme est inéluctable ». Vous avez bien lu. Je pouvais avoir sept ans, en tout cas pas plus, car ensuite, mon vieux a été hospitalisé. Parlait-il à son vieux copain Gégène Liéveau ? Commentait-il une nouvelle du journal ? Il va de soi qu’il ne s’adressait pas à moi; il est de même évident que je n’ai rien compris à ce charabia. Le socialisme ? Inéluctable ? J’avais sept ans, amis lecteurs ! Mais j’ai été marqué à vie. Mon père devait avoir le ton. On devait sentir la chair de poule entourant ses paroles.

Mais que voulait-il dire ? Répétant le catéchisme stalinien, il exprimait un sentiment partagé par des millions de personnes de la France de 1960 : l’Histoire avait un sens, et un sens unique, dont le signe principal était le Progrès. J’ai mis une majuscule, car elle s’impose. Le Progrès était une marche en avant en effet inéluctable. Les ennemis des pauvres pouvaient certes entraver cette chevauchée fantastique, la retarder, mais certainement pas l’arrêter.

Un certain marxisme d’école primaire racontait une fable ayant les apparences du vrai. Les hommes de la préhistoire avaient fini par créer une forme stable, la féodalité. La bourgeoisie des villes, gagnant en force et en confiance, avait abattu l’Ancien Régime et établi un état social supérieur après 1789, qui s’appelait le capitalisme. C’était le tour de la classe ouvrière, car « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes », ainsi que l’avait écrit Marx, et son règne serait celui de la réconciliation générale par la disparition organisée des classes. L’ouvrier était le progrès en action, en personne.

C’était funeste. C’était inepte. J’y ai cru moi-même, contre tant d’évidences. La croyance n’a jamais besoin que d’elle-même. Au fait, est-ce que cela a disparu ? En partie, en partie seulement. Il reste dans un grand nombre d’esprits l’idée d’un mouvement au fond linéaire des sociétés humaines, figé dans un mot de nature magique, le « progressisme ». Si on n’est pas progressiste, alors on est réactionnaire. Il faut accepter cet ordre immuable, qui désigne d’un côté les artisans de tous les changements, dans la politique, la science, les lois, et de l’autre les pauvres cloches qui se montrent réfractaires au neuf. D’un côté les valeureux, de l’autre les peureux. À ma gauche, les généreux, à ma droite, les parcimonieux. Il me paraît que cette vision idéologique est plus marquée dans la tradition de gauche que dans le fatras qui sert de référence aux droites.

Eh, où diable veux-je en venir ? Simplement à un livre qui me fait beaucoup réfléchir. Je serais vous, je me le procurerais vaille que vaille. Il s’agit de L’événement Anthropocène (par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Seuil, 310 pages, 18 euros). Bonneuil, historien et chercheur au CNRS, a lancé depuis peu une collection appelée Anthropocène, au Seuil, dont trois titres, dont celui cité, sont disponibles. Je vous le dis en confidence, cet espace éditorial est plein de promesses.

Au fait, qu’est donc l’Anthropocène ?  Une nouvelle ère géologique, celle créée par l’Homme, et qui fait suite à l’Holocène, qui aura duré 11 500 ans seulement. Pour ceux qui l’ignorent – il n’y a pas de honte -, l’Holocène continue de nos jours, officiellement du moins. Mais au cours d’un colloque tenu en 2 000 à Cuernavaca, au Mexique, un certain Paul Crutzen se lève. C’est un grand chimiste de l’atmosphère – il est prix Nobel 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone -, et il entend dire son mot au sujet des bouleversements constatés sur Terre, à commencer par ces changements massifs provoqués par les activités humaines. Et selon lui, pas de doute : nous avons changé d’échelle de temps, car en effet, l’espèce humaine est devenue un agent physique de force géologique. Nous sommes dans l’ère Anthropocène. Du grec anthropos, qui signifie être humain (1).

La question du vocabulaire est ici décisive, qui ouvre sur la pure et simple métaphysique. Pour ma part, je n’ai pas de doute, car la dégradation des écosystèmes est d’une dimension telle qu’on ne peut lui accoler que l’adjectif  géologique. Il ne me reste plus qu’à relier ce si vaste phénomène à l’existence de mon si cher défunt Bernard, ouvrier de la banlieue parisienne. Vous allez voir comme c’est simple.

Dans la pensée progressiste-vulgate dont j’ai parlé plus haut, les Lumières coïncident avec la révolution industrielle, qui elle-même a libéré d’extraordinaires forces productives. Lesquelles ont permis de distribuer aux peuples d’Occident d’immenses quantités de biens matériels et de stabiliser ainsi une forme politique que les marxistes d’antan appelaient la  « démocratie bourgeoise ». Malgré les critiques faites à cette forme-là, au fond, les gauches et les droites, depuis deux siècles, s’accordent sur un jugement global : il y a progrès. Inégalement réparti, selon le sentiment de la gauche. Perpétuellement menacé par la recherche de l’égalité, selon la droite. Mais l’essentiel, bis repetita, est ici : il y a progrès.

Moi, cela fait sans mentir des décennies que je me demande ceci : que serait donc un progrès qui conduirait à un tel désastre général ? Dans une revue nommée L’Événement européen, en 1992 je crois,  j’avais osé un néologisme, euphonique qui plus est. C’est-à-dire un mot à la fois nouveau, très significatif et agréable au son. Et ce mot, c’était : regrès, qui s’est aussitôt perdu dans la brume infinie de notre langue. Regrès était bien sûr l’envers de progrès, tout en suggérant l’idée d’un regret, immense à mon sens.

J’ai en effet le regret désolé, désespéré sur les bords, de ce qui n’a pas été. Dans le livre de Bonneuil et Fressoz, on trouve une intuition que j’ai déjà eue, mais que les deux auteurs développent avec bonheur : ce n’était pas fatal. L’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée, n’avait rien d’inévitable. Au moment de la si Grande Accélération entraînée par la machine à vapeur, deux visions de l’avenir ont cohabité, et même s’il ne  reste rien de celle qui a été écrasée, cela ne change pas le fait lui-même. En deux mots, il y a eu affrontement, certes confus, entre les industrialistes, qui ont gagné, et les autres, qu’on peut appeler les Romantiques.

Chez ces derniers, chez un Charles Fourier – que la gauche officielle présente avec dédain comme « socialiste pré-marxiste », chez les briseurs de machines luddites du Royaume-Uni, on osa pendant des décennies mettre en question l’industrialisation du monde, l’individualisme dans lequel nous sommes affreusement plongés, le droit de propriété au fondement du capitalisme transnational. Qui ne comprend qu’une voie et une seule aura été suivie, éradiquant toutes les autres routes possibles, se condamne à la prison perpétuelle d’une critique marginale du monde réel.

Moi, je le proclame : rien n’est tout à fait perdu. La destruction du monde vivant est un phénomène très avancé, mais l’Histoire n’est pas terminée, et nous devons lutter pour la bifurcation. Ce grand mouvement tournant qui renouera, au moins par la pensée, avec nos glorieux ancêtres enterrés vifs dans la cendre des hauts-fourneaux. Notez qu’on peut le dire autrement : il y a un peu plus de vingt ans, j’ai eu la chance de rencontrer André Pochon, paysan des Côtes d’Armor devenu célèbre dans les cercles écologistes. Dédé est un être d’exception, mais je n’entreprendrai pas ici son portrait. Sachez qu’il distinguait avec clarté le « bon » et le « mauvais » progrès.

On peut y voir de la naïveté. J’y ai vu souvent de la naïveté, mais cette distinction est restée dans mon esprit. Je ne la formulerais pas de la sorte, car il n’est qu’un « progrès réellement existant », et c’est la monstruosité qui continue de déferler sur une planète à bout de réserves. De la même manière que le mot communisme, si cher au cœur de mon si cher Bernard, ne saurait être sauvé de sa réalité totalitaire, celui de progrès doit être abandonné, à jamais, de façon à ouvrir une porte sur un avenir concevable.

Pour terminer sur mon vieux père, qui est né en cette fatidique année 1914, j’entends encore le son de sa voix. « La victoire du socialisme est inéluctable ! » Eh non, vieux père, rien ne l’est, car la liberté des hommes, malgré la réduction de son espace et donc de ses possibilités, existe encore. Il convient, car il le faut le plus vite qu’il sera possible, d’enterrer les idées mortes.

(1) Pour être juste, le mot apparaît dans un livre du journaliste Andrew Revkinen en 1992, Global Warming : Understanding the Forecast.

Un nouveau climat pour New York

Cet article a paru dans Charlie-Hebdo le mercredi 13 novembre 2013

Bill de Blasio, nouveau maire de New York, a une chance de rester dans l’Histoire. À condition de s’attaquer pour de vrai au changement climatique, qui menace la ville de submersion. Osera-t-il ?

On va pas radoter, d’autant moins qu’on est tous d’accord. Le nouveau maire de New York, Bill de Blasio, est épatant. Sa femme est lesbienne, son fils a la tronche d’Angela Davis en 1970, sa fille lui envoie des mots d’un amour sincère, et lui-même ressuscite une race qu’on croyait éteinte : celle des politiciens proches du peuple, façon protest song et working class hero.

Pour ceux qui douteraient encore, se rapporter à la déclaration de candidature de Bill, le 27 janvier 2013, depuis sa maison de Park Slope, à Brooklyn. Park Slope, ce serait à peu près Pantin, du moins au moment où les de Blasio s’y sont installés en 1991, après des types comme l’écrivain Paul Auster. Des Blancs, des Blacks, des Latinos, des lettrés, des prolos, des vieux, des gosses. Le 27 janvier, de Blasio annonce sur le pas de sa porte, depuis une petite estrade, qu’il se lance dans la campagne qu’il vient de gagner.

Reste un petit détail : que va-t-il faire ? Comme Obama, il a suscité les espoirs les plus givrés dans une ville géante où les pauvres se jettent et se ramassent à la pelle. Comme Obama, il finira par décevoir, tant la force du business et des transnationales est grande, mais il existe pour lui une toute petite fenêtre de tir : le climat. Oui, le dérèglement climatique.

Le magazine en ligne Grist (grist veut dire le grain prêt à moudre) publie depuis 1999 d’étonnantes histoires et de saisissants commentaires sur la crise écologique planétaire (http://grist.org). Et le 6 novembre, Ben Adler, chroniqueur connu, écrit un article futé sur les défis qui attendent de Blasio, notant par exemple :  « Le changement climatique sera probablement le défi central de son mandat et celui de son successeur également ». L’ouragan Sandy est passé par là.

À la fin octobre 2012, en effet, grosse surprise : une tempête d’origine tropicale dévaste les côtes Est des États-Unis. À New York, qui n’a jamais vu cela, 345 000 habitants sont évacués. Les morts se comptent par dizaines, le bas Manhattan, une partie du Queens, du Bronx et de Staten Island se retrouvent sous les eaux. Le traumatisme est colossal, bientôt redoublé par des prévisions on ne peut plus flippantes : la prochaine tempête pourrait être bien pire encore. Dans la ville, jusque chez le maire milliardaire de l’époque, Bloomberg, le lien avec la dégradation du climat planétaire est aussitôt fait.

Or New York, construit sur des îles face à l’Atlantique, compte environ 840 kilomètres de côtes, et des quartiers entiers sont posés sur des remblais, à quelques mètres du niveau de la mer. Un an après Sandy, qui a abîmé 90 000 immeubles, on envisage des centaines de mesures, coûtant des milliards de dollars, dont quelques ridicules digues censées dompter l’océan en furie. De Blasio tient là un levier formidable, car l’État fédéral est prêt à déverser des sommes colossales pour la reconstruction. Il pourrait profiter des chantiers géants pour à la fois lutter contre la pauvreté et le mal-logement d’une part, et lancer le premier programme convaincant de lutte contre le changement climatique.

Jeffrey Sachs, très connu sur place – il dirige l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia – semble y croire au moins un peu. Dans une tribune remarquée, il vient d’écrire que New York est désormais « bien placé pour contribuer à mener le pays et même le monde dans la lutte contre le changement climatique (…) de Blasio a désigné les bonnes priorités : les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, les bâtiments écologiques, le recyclage et la résilience écologique ».

Le fera-t-il ? C’est une autre histoire, mais s’il veut rester dans la mémoire collective, il y a sûrement intérêt. Dans un entretien à l’hebdo de gauche The Nation, en août dernier, de Blasio a promis un vaste programme de rénovation thermique des logements, susceptible de profiter aux pauvres tout en diminuant massivement les émissions de gaz à effet de serre de la ville. Ajoutant : « Je compte en faire un dossier central de mon administration ». On a déjà entendu ça, oui et l’on attendra donc les actes.

Anne Lauvergeon, reine de l’ignorance

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo le 6 novembre 2013

Les socialos n’en loupent pas une. Quand ils veulent imaginer la France de 2030, ils demandent le boulot à l’ancienne sherpa de Mitterrand, propulsée ensuite à la tête d’Areva. Résultat : un château de cartes. En Espagne.

Comment dire du mal d’Anne Lauvergeon, ancienne cheftaine chez Lazard Frères et Alcatel, ancienne patronne d’Areva ? Elle est si belle et si gentille que ce serait la honte. Après avoir servi de sherpa (elle préparait les conférences internationales) à Mitterrand entre 1990 et 1995, elle remet aujourd’hui le couvert auprès de Hollande, ce qui promet des merveilles. Ne vient-elle pas de remettre au président chéri un magnifique rapport sur l’innovation (www.elysee.fr, puis Lauvergeon)? Chaussons nos lunettes, et lisons.

La France de 2030 devra se concentrer, les amis. Le rapport ne parle ni de biodiversité, ni de dérèglement climatique, ni de nature, ni de crise écologique. En somme, l’avenir est débarrassé de toutes les menaces globales qui font sa si grande incertitude. Mais dans ces conditions, business as usual. On prend les bonnes vieilles recettes, on agite dans un shaker histoire de leur donner des couleurs, et l’on sert bien frais.

Sept priorités ont été définies par madame et ses 19 amis, parmi lesquels des socialos bon teint et ce pauvre monsieur Michel Serres, « philosophe » officiel présent sur toutes les photos. Et la première de toutes, qui scie un peu le cul, c’est le stockage de l’énergie. Certes oui, il y a et il y aura problème si l’on décide par exemple d’utiliser massivement de l’hydrogène, qui devra en effet être conservé dans de bonnes conditions, aujourd’hui absentes. Mais la première priorité ?

Le reste fait carrément flipper. La France doit se mettre à exploiter davantage les océans, qui « contiennent 90% des réserves d’hydrocarbures et 84% des métaux rares ». Ce qu’elle appelle « l’économie marine » a un taux de croissance de 8 % par an, et il faut se précipiter. Les « sulfures hydrothermaux, compris entre 800 et 4000 mètres de profondeur d’eau » ne contiennent-ils pas « du cuivre, du zinc et en général de l’argent et de l’or » ? Si. On imagine la ruée au fond de mers déjà dévastées par les chaluts de l’industrie.

Autre source d’innovation, plutôt paradoxale, le vieux. Citation, qui sent la vieille pisse : « Les plus de 50 ans présentent ainsi une réelle appétence pour les nouvelles technologies. La révolution économique ouverte par les seniors concerne toutes les entreprises ». On devrait donc leur refiler de l’électronique adaptée, de la robotique, de la domotique, sans compter les voyages et les équipements médicalisés. Un marché royal. Celui de la « silver economy ». En français, l’économie des cheveux blancs.

Mais qui dit vieux dit mort. Et pour retarder l’échéance, miser de même sur la « médecine individualisée », resucée scientiste de bas étage, ainsi résumée dans le rapport : « Il est d’ores et déjà acquis que la médecine saura personnaliser son diagnostic en fonction des caractéristiques propres de chaque individu et notamment de son génome ». Une telle vision d’aveugle tourne le dos à toute remise en cause d’un système de soins devenu pourtant ingérable.

Comme le raconte l’excellent toxicologue André Cicolella dans son dernier livre (Toxique Planète, Le Seuil), la crise de la Sécurité sociale n’est pas financière, mais sanitaire. Les maladies chroniques, liées à l’industrialisation du monde et aux méthodes qui l’accompagnent, explosent. Les cancers, les maladies cardio-vasculaires et neurodégénératives – Alzheimer en tête -, les allergies – qui ne connaît un gosse asthmatique ? -, le diabète, l’obésité.

Ces faits n’ont rien d’un délire, et conduisent la si cauteleuse Organisation mondiale de la santé (OMS) à prévenir de l’imminence d’un chaos financier mondial. Mais tout le monde s’en fout, à commencer par cette madame Lauvergeon, reine mère de l’inculture. N’écrit-elle pas, dans une phrase purement idéologique, que « la durée de la vie va continuer de s’allonger » ? Comme le Bourgeois gentilhomme avec la prose, Lauvergeon fait de l’agnotologie sans le savoir. Le terme, inventé par l’historien des sciences Robert Proctor, désigne un secteur en expansion, véritable innovation lui aussi : la science de l’ignorance.

Les beaux mystères de l’écotaxe

Ce texte a été publié par Charlie Hebdo le 30 octobre passé. Mais il a été écrit le 24 du même mois, soit voici deux semaines. À cette date, pour ce que je sais en tout cas, nul ne parlait de l’un des dessous cinglés de l’affaire de l’écotaxe : la dévolution du contrat à Écomouv. C’est à cette aune, me semble-t-il, qu’il faut lire ce qui suit.

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Les paysans. Baladés par la droite, qui leur a fait miroiter formica, bagnole et télé, ils sont bananés par la gauche, qui poursuit sur la même route. Dernière trouvaille : l’écotaxe. Inventée par Sarkozy, elle plonge Hollande dans la fosse à lisier.

Le bordel ne fait que commencer, car l’écotaxe prélevée sur les camtars de plus de 3,5 tonnes ne peut pas être acceptée. Autrement dit, les manifs paysannes de la semaine dernière reprendront, sous une forme ou sous une autre, si le gouvernement ne modifie pas en profondeur le dispositif du nouvel impôt. Et s’il le fait, il sera encore un peu ridicule qu’il n’est, ce qui paraît presque impossible.

Mais reprenons dans l’ordre. En 2007, le grand Sarkozy réunit sur la photo une palanquée de dupes, pour la séance « Grenelle de l’environnement ». En 2009, le Parlement à sa botte vote à la suite une loi instituant une taxe sur les camions, qui devra s’appliquer en 2011, avant d’être retardée à 2012, puis 2013, puis janvier 2014. On en est là, et le très cocasse est bien sûr que la taxe est un pur héritage de Sarkozy, qui se foutait totalement et de l’écologie, et des pedzouilles, et de l’état des routes.

La bouffonnerie ne s’arrête pas là, car Sarkozy a laissé aux socialos un deuxième cadeau : Écomouv’. Sur le papier, cette charmante société écolo est chargée par l’État de « la mise en œuvre efficace et correcte du projet », ce qui ne semble pas tout à fait gagné. Nom du proprio d’Écomouv, qui n’est jamais qu’une filiale : Autostrade per l’Italia. Cette dernière, ritale comme son nom le suggère, a construit et gère une grande part du réseau italien d’autoroutes. Depuis 1999, elle fait partie de l’empire Benetton.

Et c’est là qu’on s’autorise un pouffement, car l’écotaxe mise en musique par Écomouv’ épargne totalement les autoroutes françaises. Imaginons un gros-cul de 38 tonnes espagnol qui va livrer ses fraises frelatées au Danemark, passant par l’A9, l’A7, l’A6, l’A4. Il ne paiera pas un rond de taxe, car seules sont concernées les routes nationales et départementales. En revanche, comme cela a été calculé, le bon couillon qui va livrer ses tomates de Chailly-en-Brie (Seine-et-Marne) au marché de Rungis – la distance est de 40 kilomètres – devra banquer 15 euros. Hum, cela sent bon la grosse connerie.

En veut-on un peu plus ? Promenons-nous un trop court instant sur le site internet d’Écomouv’ (http://www.ecomouv.com). La pédagogie y est reine, et les explications sont par conséquent limpides. Par exemple, concernant la tarification : « Le réseau taxable est découpé en sections, à savoir des tronçons de route taxée compris entre deux intersections successives avec d’autres voiries publiques. Lorsque ces intersections sont très proches l’une de l’autre, les sections de tarification peuvent faire l’objet d’un regroupement ».

Qui paiera ? Là encore, la joie domine le tableau. La facture sera acquittée par le routier, obligé de s’équiper d’un boîtier GPS relié à Écomouv’. Mais le payeur sera à l’arrivée le donneur d’ordre, car le transporteur répercutera intégralement le montant de la taxe sur la douloureuse. Est-ce bien clair ? Le tout est censé inciter les « acteurs économiques » à privilégier le transport fluvial ou le train, ce qui est évidemment une blague grandiose, puisque dans la presque totalité des cas, nul n’a le moindre choix. En 2011, la route représentait 88,3 % des transports de marchandises, contre 2,2 % par péniches et 9,5 % par le train.

Dans ces conditions délirantes, où ira le fric collecté ? L’écotaxe pourrait rapporter 1,2 milliard d’euros par an, ce qui n’est plus une goutte d’eau. En toute certitude, ce tas d’or ne servira pas à changer de système de transport. Mais comme le fisc a horreur du vide, on peut parier qu’une partie sera donnée aux collectivités locales pour éternellement refaire le macadam. Quant au reste, il y a d’autres trous à boucher, dans le budget général cette fois. On parie ?

Un dernier point qui laisse songeur. On se rappelle peut-être la privatisation des autoroutes sous le règne Chirac-Villepin, en 2005. Le cadeau fait à Eiffage, Vinci et Abertis était si somptueux qu’à l’époque, Bayrou y avait vu un vol pur et simple. Et il avait raison. La rente que l’État pourrait toucher chaque année avec les péages est grossièrement de 1,2 milliard d’euros. Comme cette foutue écotaxe.

Encadré

L’écœurement des pedzouilles

Honneur aux ancêtres. Dans L’identité de la France, livre paru en 1986, un an après sa mort, le grand historien Fernand Braudel raconte : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres (…) La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».

C’est simple : il y avait 10 millions d’actifs agricoles en 1945, sur une population de 40 millions d’habitants. Il en reste moins d’un million pour 66 millions d’habitants. Entre les deux, une entreprise parfaite, qui a conduit des millions de pedzouilles – surtout leurs enfants – des champs à l’usine, via la banlieue. Ce qu’on appelle le progrès.
Boostée par le plan Marshall en 1947, puis la volonté de « grandeur » chère à De Gaulle, à partir de 1958, l’industrialisation a totalement remodelé les campagnes, à coup de remembrement, de pesticides et de tracteurs. Il fallait produire pour nourrir, avant de produire pour faire du fric, par exemple avec les sinistres biocarburants.

Les pedzouilles ont avalé toutes les couleuvres. Ils ont intensifié, dégueulassé les sols et les eaux, et les voilà autant à poil que l’Empereur du conte d’Andersen. La Bretagne, que Pisani avait promis en 1965 de transformer en « atelier à viande et  à lait », est proche de la faillite. On parlait d’un « miracle économique », et voilà qu’on découvre un vaste désastre écologique. Les pedzouilles sont endettés, écœurés. L’écotaxe, bâclée, jamais expliquée, est la goutte d’eau de trop. On les plaint ? Ouais, quand même, on les plaint.

Deux gauches sont dans un bateau

Cet article a paru dans Charlie Hebdo

Au Brésil, c’est le bobinard. Alors que les manifs reprennent, contre la Coupe du monde de foot et le reste, deux gauche s’affrontent. Le parti de Lula contre une certaine Marina Silva.

Ça merdoie pour Dilma Rousseff, présidente du Brésil, mais grave. On se souvient des manifs monstres commencées en mars à Porto Alegre : après avoir gueulé contre le prix des tickets de bus, des millions de gens ont déferlé dans tout le pays en insultant dame Rousseff, notamment à cause des dépenses délirantes engagées pour la Coupe du monde de foot, qui devraient dépasser 10 milliards d’euros.

À distance, les Brésiliens paraissent bien moins cons que nous. Ce printemps, ils défilaient aux cris de «  Brésil réveille-toi, un professeur vaut plus que Neymar [héros du foot national] ! », et voilà qu’ils remettent le couvert. Les enseignants des écoles publiques sont en grève depuis plus de deux mois, et les manifs de soutien prennent de vives couleurs. 50 000 personnes ont défilé dans les rues de Rio le 7 octobre, relayées en fin de cortège par des servants du drapeau noir – on les nomme Black Block -, qui ont brûlé de la banque et heurté pas mal de flics.

On résume la situation générale pour les oublieux : le Brésil est depuis 2011 la sixième puissance économique mondiale, derrière nous, devant le Royaume-Uni. Si l’on s’en tient aux mesures de richesse classiques, bien sûr, qui ne veulent rien dire de vrai. N’empêche qu’une page est tournée, et que les 200 millions de Brésiliens commencent à compter autrement que pour du beurre ou de la canne à sucre.

On le sait, le pays est tenu par le Parti des travailleurs (PT) de Lula, qui a laissé sa place de président à Dilma Rousseff en 2010. Cette dernière, une ancienne de la guérilla, est une caricature de la gauche « développementiste », pour laquelle il faut des barrages hydro-électriques partout en Amazonie, et ailleurs des forages pétroliers, des centrales nucléaires, des sous-marins d’attaque, de vastes monocultures de canne à sucre – pour les biocarburants – et de soja transgénique pour doper les exportations. Sans compter de nouveaux stades de foot.

Justement, le foot. Le 8 octobre, notre Français à nous, le numéro 2 de la Fifa Jérôme Valcke, s’est fait insulter au cours d’une visite dans un stade brésilien en construction, par quelques enseignants teigneux. On aurait voulu être là, d’autant que ce Valcke est un grand homme. N’a-t-il pas déclaré en avril : « Un moindre niveau démocratique est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde » ?

C’est dans ce contexte détendu que Marina Silva vient de décider un coup politique qui enflamme toute la presse brésilienne. Silva a été ministre de l’Environnement de Lula avant de lui claquer entre les doigts en 2008, et de faire près de 20 % des voix à l’élection présidentielle de 2010, empêchant Rousseff, qu’elle déteste, de passer au premier tour.

Silva est une vraie pauvre, née dans une famille de seringueiros, ces gueux qui récoltent le caoutchouc des hévéas. Pour comble, elle est écologiste, et s’oppose sans cesse aux grands projets industriels de Rousseff. Elle soutient par exemple les Indiens d’Amazonie qui protestent contre le méga barrage de Belo Monte et tempête contre les connivences de Rousseff avec l’agro-industrie, puissance colossale au Brésil. Le pouvoir de Brasilia a tenté toutes sortes de manœuvres pour lui interdire une nouvelle candidature à l’élection présidentielle de 2014, refusant notamment d’enregistrer officiellement son parti – Rede Sustentabilidade -, condition sine qua non d’une participation électorale. Mais Silva, qui n’est pas née de la dernière pluie, a trouvé une parade, en rejoignant à la stupéfaction générale, le petit Parti socialiste brésilien (PSB), ancien allié de Lula.

Le PSB a déjà son candidat pour la présidentielle, mais contrairement à ce qu’ont pu penser les journalistes pressés, Silva entend bien lui contester l’investiture de son parti. Ce qui veut dire très simplement que l’élection de 2014 est désormais ouverte en grand. Dans les sondages, Rousseff a vingt points d’avance sur Silva, mais vu le bordel ambiant et la gnaque de Marina Silva (1), le Parti des Travailleurs de Lula-Rousseff a très chaud au cul.

(1)  Elle est aussi évangéliste – protestante, donc – et réclame un référendum sur l’avortement, après avoir longtemps défendu son interdiction. Mais ceci est une autre histoire.