Archives de catégorie : Politique

Carlos Ghosn, Jacques Attali, Delphine Batho, Arendt, l’anarchie

Bienvenue au café du Commerce. Je vous balance tout en vrac ou presque, comme cela m’est venu en tête. Je vous en préviens, il y a forcément du déchet. D’abord Carlos Ghosn, patron de Renault et de Nissan. Invité de France-Inter le mardi 28 mai à 8h20 (ici), il annonce en direct que l’usine Renault de Flins devrait produire à terme 82 000 Nissan Micra par an. Patrick Cohen, le journaliste d’Inter, semble prendre la chose comme une excellente nouvelle.

Et tout le reste de même. L’industrie automobile est cyclique, dit Ghosn, elle va mal, il faut compter avec trois ou quatre années médiocres, mais raisonnablement, tout finira par s’arranger, et la croissance repartira. Il doit y avoir près d’1 milliard et 100 millions de bagnoles individuelles dans le monde, et elles ont d’ores et déjà détruit les villes, où vit plus de la moitié de la population de la planète. D’innombrables mégapoles – Lagos, Mexico, Mumbai, Shanghai – ont été rendues inhabitables par cette arme de désarticulation massive, mais Ghosn ne rêve que d’une chose : aller vers les 2 milliards de véhicules individuels. Ne parlons pas de la crise climatique, dont le très éventuel contrôle passe nécessairement par la mort de l’automobile pour chacun. Le patron Ghosn – qui l’ignore ? – est comme l’oracle, la Pythie de ce monde aux abois. Sombre prophétie.

Jacques Attali et les 44 ans de boulot

Le 30 mai, exactement au même endroit, Jacques Attali (ici). Si je voulais être désagréable, je dirais que, sans la rencontre avec Mitterrand au début des années 70 du siècle passé, Attali serait demeuré professeur. Connu, éventuellement apprécié de ses seuls élèves. L’irruption, un rien frauduleuse, sur le terrain politique, lui aura permis de faire une superbe carrière médiatique, dispersant dans les yeux de spectateurs ébahis quantité d’idées absurdement tenues pour originales. Si je voulais : je le veux. Je déteste Attali et son univers, et ses strass, je ne saurais le nier. Dans l’entretien du 30 mai, il démontre une énième fois qu’il est incapable de comprendre ce monde, et pour la raison première qu’il veut y figurer sur le devant de la scène « intellectuelle ». Or s’il est une certitude, c’est bien celle-ci : qui espère décrire les impasses de notre formation sociale-historique, et qu’il y réussisse ou non, ne peut espérer que des coups de bâton de la société officielle. Comme Attali entend passer à la télévision chaque matin, il lui faut fournir des versions supportables de la situation en cours. Et comme cela tombe bien, il n’écrit jamais rien qui fâche vraiment. À sa manière « nouvelle », il aura permis à des générations de cuistres de disposer ses livres dans le salon, de sorte qu’ils peuvent montrer au visiteur combien ils sont intelligents.

Et cet entretien du 30 mai, alors ? Je me souviens d’une chose, et c’est qu’il réclame doctement, au nom du « principe de réalité », l’allongement à 44 ans des cotisations ouvrant le droit à la retraite. Quel « principe de réalité » ? D’après lui, l’espérance de vie augmente, en particulier l’espérance de vie en bonne santé. Ce type est tellement plongé dans son idéologie du « progrès » – en sortir reviendrait à un pur et simple suicide public – qu’il dit réellement n’importe quoi. En vérité, et depuis environ 2006, « l’espérance de vie sans incapacité » a commencé de diminuer en France. De 2008 à 2010, elle serait passée de 62,7 ans à 61,9 ans pour les hommes et de 64,6 ans à 63,5 ans pour les femmes. Autrement exprimé, Attali suggère que l’on bosse, éclopés, jusqu’à ce qu’Alzheimer dissolve tout dans l’azur. C’est bien. Faut-il dire qu’Attali est l’un des grands prêtres, vaguement futuriste, de la société en place ? Je ne le crois pas.

Il me vient d’ajouter un mot sur le Jacques. Tout concentré sur la meilleure manière d’occuper l’espace, Attali finit, au milieu des bruits qu’il émet, par dire des choses vraies. Sur son blog de L’Express, le 5 mai dernier (ici), il évoque de manière apocalyptique les conséquences de l’accident nucléaire de Fukushima, écrivant entre autres : « D’une part, les  structures de confinement sont en train de casser; d’autre part, selon plusieurs experts, les signes se multiplient d’un prochain tremblement de terre en mer, au large de Nagoya-Osaka ou dans la région de Fukushima (…) Dans ce cas, le système de refroidissement se briserait; les  murs de confinement casseraient ;  les  280.000 tonnes d’eau contaminées   se déverseraient dans  le sol et dans la mer ;   l’unité 4 serait détruite et ses barres irradiées ne seraient plus protégées.  Les conséquences seraient immenses; pour le Japon tout entier; et au-delà. Il faudrait en particulier  évacuer les 30 millions d’habitants de la région de Tokyo ». Et Attali de logiquement conclure : « Comme les Japonais semblent minimiser tous ces problèmes, qui ne sont pas à la portée des technologies japonaises, une mobilisation générale de la planète est nécessaire; si on ne veut pas que les conséquences soient terrifiantes pour l’humanité ».

Delphine Batho et les 700 millions d’euros

Si l’on décide courageusement de prendre Attali au sérieux, ça craint plutôt, non ? Notons que Jacques Attali était conseiller proche de Mitterrand quand celui-ci, promettait, avant 1981, un référendum sur le nucléaire, avant de l’enfouir dans la poussière sitôt élu. Notons qu’Attali a écrit en 1994 Économie de l’Apocalypse (Fayard), que j’ai lu en son temps, bien que n’ayant déjà plus aucune illusion sur le monsieur. Essayant à l’instant de le retrouver dans ma bibliothèque, j’y renonce faute de temps. Mais je me souviens fort bien de sa description d’un monde devenu fou de nucléaire militaire, et de fait incontrôlable. Citation, que je viens de trouver sur le net : « Non seulement le désordre est immense, non seulement tous les bazars de trafiquants ont ouvert grand leurs portes, mais le monde, mû par une foi aveugle en la science, se laisse entraîner vers une accumulation incontrôlable de matières et de technologies meurtrières. D’où la nécessité de repenser tous les concepts jusqu’ici confortablement manipulés par des experts rassurants ».

Aura-t-il repensé les concepts, comme il en affirmait dans cet extrait la nécessité ? Aura-t-il parlé à son maître Mitterrand de l’aide apportée par la France « socialiste » à la construction de la bombe nucléaire pakistanaise, dans les années 80 ? Je ne le crois pas. Je suis même sûr du contraire, car Attali n’est qu’un flamboyant jean-foutre, qui plaît aux politiques, du PS jusqu’à l’UMP de Sarkozy : son apparente liberté leur permet d’oublier leur médiocrité. Oui, il plaît aux politiciens. Et aux ménagères de plus de 50 ans.

Qu’on excuse mes sautillements de coq en âne : j’ai prévenu que j’ouvrirai aujourd’hui le café du Commerce, et je m’y tiens.Une qui m’a fait éructer tout seul dans ma cuisine, c’est la Delphine Batho, ministre de l’Écologie. Dépêche de l’AFP en date du 31 mai 2013, extrait 1 « En cas d’accident nucléaire, le gouvernement veut que les exploitants de centrales mettent davantage la main à la poche, en relevant le plafond de la responsabilité civile à 700 millions d’euros, a annoncé jeudi soir la ministre de l’Energie Delphine Batho ». Extrait 2 : « Selon l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le coût médian global d’un accident nucléaire majeur « pourrait être de l’ordre de 120 à 430 milliards d’euros », a rappelé Mme Batho lors d’un débat organisé à l’Assemblée nationale sur la sûreté nucléaire ».

Rions de la ministre, ce ne sera pas bien difficile. Le plafond actuel de la responsabilité civile des exploitants du nucléaire – EDF et Areva – est de 91,5 millions d’euros. Il serait donc multiplié par sept environ, mais ne représenterait alors qu’une infime fraction de ce que coûterait, selon leurs propres experts, une catastrophe nucléaire made in France. Sauf grave erreur de jugement, cette pantalonnade me semble bien dire le vrai sur cette industrie de la mort : les bénéfices vont dans la caisse des industriels de l’atome – rappelons que la ci-devant patronne d’Areva, Anne Lauvergeon, est pour l’heure à la fois administratrice du groupe Total et présidente du conseil de surveillance du quotidien ci-devant maoïste, Libération – , et les pertes, éventuellement illimitées, sont adressées à la société.

Hannah Arendt et les crimes industriels

Tout au long de cette semaine qui se termine, j’ai relu Eichmann à Jérusalem, par Hannah Arendt. Bien que mon admiration pour cette dernière soit immense, je n’y ai pas trouvé la trace d’un grand livre. Il s’agit certes d’un bon texte, fait d’une série de reportages pour le magazine The New Yorker, mais je crois que j’attendais mieux, tant l’écho du livre revenait en moi, sans cesse, depuis une première lecture, il y a plus de trente ans. Peut-être espérais-je, avec naïveté, qu’Arendt y avait percé l’insondable mystère de la « banalité du mal », sous-titre de l’ouvrage ? Ce qui me semble acquis en tout cas, c’est qu’Eichmann, grand organisateur de la Shoah dans l’Europe nazie, n’était pas antisémite [modification du 12 février 2021, après lecture d’une partie des travaux de Bettina Stangneth. S’appuyant sur des textes et propos d’Eichmann quand il est en exil en Argentine après 1950, elle démontre que Hannah Arendt, et très secondairement moi, s’est lourdement trompée. Eichmann était non seulement un nazi convaincu, mais un antisémite total. Il a joué la comédie à Jérusalem].

Ou s’il l’était, ce n’était pas sous la forme démente d’un Julius Streicher et de tant d’autres chefs nazis. Non, Eichmann était, d’une manière plus angoissante, un parfait fonctionnaire du mal, avide de conformité et de promotion, ultrasensible au jugement de ses chefs. Il obéissait. Il était soumis. Il était à ce point insignifiant que, réfugié en Argentine, et ne disposant plus du cadre étatique qui l’avait fait vice-roi de la mort, il ne savait rien faire. Il ruina tour à tour une blanchisserie et un élevage de lapins, qu’il avait créés, et dut se résoudre à devenir prolo dans une usine de bagnoles, avant de se faire enlever par les services secrets d’Israël.

Le crime. Qu’est-ce donc que le crime quand la société qui l’abrite l’accepte ou le commande même ? Le 27 mai dernier se tenait à Paris une journée d’études autour du thème « Punir les crimes industriels ». Je n’ai pu y aller, mais des gens que j’aime et que j’estime, au premier rang desquels Annie Thébaud-Mony, y intervenaient. Notamment à propos du crime de masse qu’est l’affaire de l’amiante. Je rassure ceux qui pourraient se montrer inquiets : je n’entends évidemment pas mettre sur le même plan un Eichmann et un Schmidheiny, condamné en Italie à 16 ans de prison – en première instance – pour sa responsabilité dans la mort de 3000 ouvriers empoisonnés par l’amiante de ses usines Éternit.

Il va de soi qu’on ne peut comparer, mais on peut rapprocher peut-être sur un point, psychologique : pourquoi tant d’êtres correctement éduqués, normalement informés, convenablement nourris et vêtus, éventuellement bons pères ou bonnes mères, donnent-ils leur énergie à la destruction du monde, des cultures, des paysages, des animaux, des plantes, des hommes ? Pourquoi des ingénieurs français sont-ils fiers de concevoir des turbines qui, installées sur le barrage chinois des Trois Gorges, entraînent l’expulsion d’au moins un million de paysans et l’implosion d’un écosystème stable depuis avant toute civilisation ? Pourquoi des prolos de France manifestent-ils pour sauver une usine qui fabrique des chars, des mines antipersonnel, des hélicoptères de combat ? Pourquoi le personnel de Fessenheim refuse-t-il la fermeture de cette si vieille centrale nucléaire, alors que tant d’experts, il est vrai étrangers, ont pointé ses indiscutables dangers ? Pourquoi un Attali a-t-il osé en 1989 proposer l’endiguement des fleuves du Bangladesh, au risque de sacrifier le vaste peuple de ses campagnes (ici) ? Pourquoi des syndicats soutiennent-ils la production de ce terrible cancérigène qu’est le chlorure de vinyle ? Etc, etc.

Faut-il être anarchiste ?

Qu’on ne vienne pas me souffler que c’est fatal ! Non, et non ! Arendt, dans son Eichmann, rappelle le fabuleux exemple danois. Là-bas, dans ce pays occupé par les nazis comme le fut le nôtre, les Juifs ne furent ni déportés, ni exterminés. Car la population, ses fonctionnaires, et jusqu’au roi, refusèrent de participer au crime. Il n’y eut pas au Danemark de René Bousquet, ce bon ami de Mitterrand, pour organiser une rafle du Vel’ d’Hiv. Arendt rappelle cette infernale évidence que le massacre des Juifs et des Tsiganes avait besoin de la collaboration de gens obéissants, obéissant aux ordres qu’on leur donnait, sans rage ni haine. Bousquet, cet enculé, n’était sans doute pas non plus un antisémite.

Où veux-je en venir ? Je n’entends pas transformer ce si long papier en livre, et je serai donc bref, au moins dans cette conclusion. J’ai plusieurs fois rendu hommage ici à des anarchistes, chers à mon cœur. Suis-je moi-même anarchiste ? Le certain, c’est que je ne crois pas à une société des humains organisée selon les admirables principes de l’acratie, mot grec signifiant absence de pouvoir. Mais je ressens et ressentirai jusqu’à ma mort le profond attrait d’une philosophie défiant les autorités, toutes les autorités, toute autorité, et magnifiant l’autonomie de la pensée, la liberté du choix, le refus de l’allégeance. Parmi les drames auxquels notre époque est confrontée, il faut mettre très près du premier rang la Soumission à l’autorité, mise en évidence dans les expériences de Stanley Milgram.

L’anarchie n’est peut-être pas un programme, mais elle reste un drapeau, mais elle demeure le plus beau joyau de toute pensée critique. Je vous avoue que je n’envisage pas le combat écologiste sans une perpétuelle interrogation sur la nature du commandement. Sur la manière dont sont prises les décisions et l’empressement avec lequel tant d’entre nous les appliquent et les font appliquer. Maintenir l’esprit de l’anarchie aide à mieux comprendre comment et pourquoi un pays comme la France se vautre dans le culte de héros dérisoires comme Carlos Ghosn et Jacques Attali. Enfin, je crois.

OGM sans frontières, d’Obama à Hollande

Paru dans  Charlie Hebdo le 22 mai 2013

En Amérique, Monsanto fait la loi, jusqu’à la Cour suprême. Si on veut planter du soja, il faut payer la taille et la gabelle. En France, l’Inra fait joujou dans le Loiret et veut changer des peupliers OGM en biocarburants. C’est la fête transgénique.

L’Amérique d’Obama. Il ne faut pas dire du mal, on va se gêner. Début avril, des petits malins glissent dans un projet de loi budgétaire ce qu’on appelle ici un cavalier législatif. C’est-à-dire un amendement qui n’a pas de rapport direct avec le texte présenté. C’est classique et sans vaseline.

Le cavalier, aussitôt appelé « Amendement Monsanto », interdit à la justice de suspendre la vente et la culture de plantes OGM, même dans le cas où l’homologation légale leur serait retirée. Une pétition de 250 000 signatures est apportée, en manif, jusqu’aux abords de la Maison-Blanche. Obama, qui doit bien y trouver son intérêt, s’assoit sur les protestations et donne son feu vert au projet de loi, amendement compris, quelques jours avant le vote.

Et ça continue le 13 mai, sous la forme d’une décision de la Cour suprême des Etats-Unis. Certes oui, les vieux birbes qui y siègent sont « indépendants », mais ils semblent sacrément sensibles à l’air du temps. En gros, la Cour condamne un pedzouille de l’Indiana – Vernon Hugh Bowman, 75 ans aux fraises -, confirmant un jugement de 2009 l’obligeant à refiler à Monsanto, le maître du monde, 65 000 euros. Qu’a fait Bowman ? De 1999 à 2007, il a replanté des graines de soja issues de sa propre récolte, ce que font tous les paysans de la Terre depuis l’invention de l’agriculture.

Sauf que le soja était OGM et que les semences appartenaient, par brevet commercial, à l’ami de la nature, Monsanto soi-même. Le groupe interdit qu’on réutilise les semences qu’il vend, car selon lui – et la Cour suprême désormais – ce serait du vol. Les contrats signés avec les paysans les contraignent à racheter chaque année des semences à Monsanto, ce qui peut se révéler pratique. Dans un rapport publié en février (1), on apprend que planter du soja transgénique coûte bonbon : entre 1995 et 2011, l’augmentation moyenne, à l’hectare, est de 325 %. Or l’Amérique compte à elle seule 60 millions d’hectares de cultures OGM (toutes plantes confondues), soit plus que la surface entière de la France.

C’est donc pas chez nous qu’on verrait ça. Et de fait, grâce notamment aux Faucheurs volontaires (http://sans-gene.org/), qui zigouillent les plants OGM de plein champ depuis 1999, Limagrain, le petit frère auvergnat de Monsanto, n’est jamais parvenu à ses fins. Un à un, tous les essais de terrain ont reculé, ne laissant place qu’à un seul et unique survivant : la plantation de 1 000 peupliers OGM de l’Inra, à Saint-Cyr-en-Val (Loiret). Depuis 1995, nos excellents amis ingénieurs agronomes regardent pousser les arbres, et ils aimeraient continuer.

Une consultation publique, pas qu’un peu bidon, est ouverte jusqu’au 27 mai, portant sur « la prolongation d’une expérimentation en plein champ de peupliers génétiquement modifiés ». Comme on se doute, les ennemis du progrès essaient, de leur côté, d’empêcher la poursuite de cette belle aventure scientifique. Dans un communiqué (2), les Amis de la Terre, la Confédération paysanne, Greenpeace, les paysans bio de la Fnab piquent une crise, car ils redoutent un coup de Jarnac. Selon la dernière autorisation, celle de 2007, les peupliers OGM auraient dû être coupés au printemps 2013. Mais les gens de l’Inra semblent concocter un autre projet.

Conçu au départ pour tester la capacité des arbres OGM à faire du papier – sur ce plan-là, échec complet -, l’essai de l’Inra pourrait bien servir à la fabrication à terme, d’un biocarburant. Depuis l’apparition de cette vérole – on transforme des plantes, essentiellement alimentaires, en carburant automobile -, des dizaines de rapports ont démontré ses liens avec la faim. Ce n’est pas bien compliqué : dans un monde qui compte près d’un milliard d’affamés chroniques, si on distrait une partie des récoltes au profit des biocarburants, il y a fatalement moins à bouffer pour les plus pauvres.

Est-ce que l’Inra se fout à ce point-là de ces questions morales élémentaires ? Et Le Foll, le ministre de l’Agriculture ? Et Hollande, son bon maître ? C’est possible. On va voir.

(1)  http://www.centerforfoodsafety.org/reports/1770/seed-giants-vs-us-farmers
(2)  http://www.amisdelaterre.org/Plusieurs-associations-appellent-a.html

Comment le gouvernement s’assoit sur le ventre des abeilles

Publié dans Charlie Hebdo le 7 mai 2013

Les abeilles, assurent par la pollinisation le tiers de l’alimentation humaine, mais elles meurent par milliards. L’Europe fait un geste contre les pesticides qui les butent, et Charlie raconte les coulisses.

Résumons, car cette histoire en a bien besoin. La semaine passée, la Commission européenne a décidé de suspendre pendant deux ans l’usage de trois pesticides, ou plutôt de trois matières actives entrant dans leur composition : l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame. La grande folie, c’est qu’on sait depuis quinze ans que ces charmants personnages butent les abeilles par milliards. Ces abeilles qui garantissent, par la pollinisation, environ un tiers de l’alimentation humaine.

Résumons donc. En 1991, les chimistes du groupe Bayer touchent le gros lot. Leur nouvelle invention pour liquider les insectes dans les champs industriels de tournesol ou de maïs est dite systémique. En appliquant sur la semence le petit nouveau, on « protège » la plantule puis la totalité de la plante, via la sève. Le truc s’appelle imidaclopride et sera commercialisé sous le nom de Gaucho. De 1994 à 1997, les apiculteurs voient crever leurs abeilles par milliards, mais chut. L’hécatombe devient telle qu’en janvier 1999, Jean Glavany, ministre socialo de l’Agriculture, suspend l’utilisation du Gaucho pendant un an, sur le seul tournesol. Mais ce n’est qu’une gentille farce.

En janvier 2002, une main très inspirée, au ministère, donne un coup de tampon sur l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) du Gaucho. Cette dernière est prolongée de dix ans, malgré la mort des abeilles. Alors arrive le petit juge Ripoll, saisi par une plainte d’un syndicat d’apiculteurs. Le voilà qui perquisitionne l’une des citadelles les mieux protégées du ministère de l’Agriculture, la Direction générale de l’alimentation (DGAL). Il tombe sur la directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui l’envoie chier direct. Elle lui refuse communication des documents ayant permis l’Autorisation de mise sur le marché. Bien qu’ayant frôlé la garde-à-vue, la Catherine tient bon, et le juge repart la queue basse. Ripoll sera muté peu après à Papeete, là où le lagon est si bleu.

On ne peut raconter ici la suite, pourtant si éclairante, mais on va retrouver au coin de la rue Geslain-Lanéelle, ne quittez surtout pas. D’autres pesticides du même genre inondent le marché français : le Régent, le Cruiser (thiaméthoxame), le Poncho (clothianidine). Les abeilles disparaissent sans laisser de trace, car parties butiner, elles ne parviennent plus à retrouver leur ruche. Leur système nerveux est simplement anéanti. Et les apiculteurs suivent le mouvement : de 2004 à 2010, leur nombre a baissé de 40 % (chiffres officiels FranceAgriMer).

Mais revenons à Geslain-Lanéelle. Officiellement proche des socialos, elle devient en 2006 la directrice de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa, selon son acronyme anglais). En 2010, on apprend – grâce à José Bové – que la nouvelle présidente du Conseil d’administration de l’Efsa, la Hongroise Diána Bánáti, bosse en loucedé pour un lobby industriel comprenant notamment Bayer et BASF, les propriétaires du Gaucho et du Regent. Or Geslain-Lanéelle s’en accommode si bien qu’elle défend le maintien de Bánáti à la tête du Conseil d’administration de l’Efsa jusqu’en mai 2012, date de sa démission.

Est-il possible que ces micmacs expliquent l’inertie française – et européenne – de ces quinze dernières années ? Notons en tout vas, avec une vive surprise, que l’agrochimie a mis le paquet pour tenter d’empêcher l’interdiction des trois pesticides par l’Europe. Dans un hallucinant rapport, Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisé dans la surveillance des lobbies industriels, révèle la teneur de courriers adressés à la Commission européenne (1). Les lettres, dont certaines signées Bayer (le Gaucho), varient entre plan com’, dénigrement des études scientifiques, menaces de poursuite. Extrait impeccable d’une lettre de Bayer, le 12 juin 2012, adressée au commissaire européen (Santé et Consommation) John Dally : « Soyez bien assuré que pour notre entreprise, la santé des abeilles est notre priorité numéro 1 ». Dally, malheureux homme, a dû démissionner, lui aussi, en octobre 2012, à cause de son implication dans une affaire de corruption par l’industrie du tabac.

Et nous là-dedans, braves couillons que nous sommes ? Le 30 avril 2013, l’Institut national de veille sanitaire (InVS) rend public un rapport sur « l’imprégnation » aux pesticides des Français (2). Notre sang et notre urine sont farcis de résidus de PCB et de pesticides organophosphorés ou organochlorés, parfois plus que les Amerloques, que l’on croyait champions du monde. Rien sur les trois molécules suspendues pour deux ans : les études viendront plus tard, dans vingt ans, quand tout le monde aura Alzheimer.

(1) http://corporateeurope.org/publications/pesticides-against-pollinators

(2) http://www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Environnement-et-sante/2013/Exposition-de-la-population-francaise-aux-substances-chimiques-de-l-environnement-Tome-2-Polychlorobiphenyles-PCB-NDL-Pesticides

ENCADRÉ PARU LE MÊME JOUR

Tout bouge mais rien ne change (ritournelle)

Est-ce que cela va mieux ? Est-ce que les pesticides sont mieux surveillés en France depuis l’affaire du Gaucho (voir ci-dessus) ? Dans un livre paru en 2007 (1), l’essentiel avait été rapporté, à commencer par cette consanguinité totale entre l’industrie des pesticides et les services d’État qui donnent les précieuses Autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces si bons produits chimiques.

Depuis, malgré la cosmétique –  industrie en vogue -, il se passe dans les arrière-cours des arrangements entre amis qui réchauffent le cœur. Le 27 août 2012, ainsi que le révèle l’association Générations futures (www.generations-futures.fr), Marc Mortureux écrit une bafouille à Patrick Dehaumont. Pour bien apprécier la saveur de ce qui suit, précisons que Mortureux est le patron de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), créée après la faillite opérationnelle et morale de deux autres agences d’État, l’Afssa et l’Afsset. Mortureux est chargé, comme indiqué, de notre sécurité. Quant à Dehaumont, il est aux manettes de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), qui s’est lourdement illustrée dans la « gestion » des pesticides massacreurs d’abeilles.

Mortureux : « Par courrier du 7 octobre 2009, j’avais attiré l’attention de votre Direction sur les problèmes posés par le fait que les avis de l’Agence relatifs aux dossiers de produits phytopharmaceutique… » et bla-bla-bla. Ce que Mortureux veut dire, qu’il présente de manière diplomatique, c’est que la DGAL s’assoit avec volupté sur les mises en garde sanitaires. Malgré des avis détaillés de l’Anses qu’il dirige, l’administration française a autorisé la mise sur le marché de dizaines de pesticides inquiétants. Mortureux met en cause « le maintien sur le marché de produits pour lesquels avait été émis un avis défavorable ou un avis favorable avec restrictions ». En matière criminelle, aucun doute, il s’agirait d’un flag.

Tête du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, qui aimerait tant faire croire qu’il est en train de terrasser le monstre industriel avec ses petites mains à lui. Comme contraint, le ministre a finalement donné plus qu’un petit peu raison à Générations futures en commandant un audit dont les résultats doivent être connus entre le 7 et le 10 mai 2013. Problème de CM1 : s’il a fallu quinze ans pour s’en prendre au Gaucho, et compte tenu que Le Foll avance d’un millimètre par mois, combien faudra-il de millénaires pour se débarrasser des pesticides ?

(1) Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard)

Ayrault dégueule les scarabées et les escargots

Publié dans Charlie Hebdo le 24 avril 2013

Deux mecs, l’un de gauche et l’autre de droite, remettent un rapport délirant à Matignon. Il faut foncer, défoncer, dégueulasser sans plus s’emmerder avec les lois de protection de la nature.

Comme on ne peut pas traiter des élus de la République de peigne-culs, disons de messieurs Jean-Claude Boulard et Alain Lambert que ce sont des marrants. Le premier est socialo, et il est maire du Mans. Le second, de droite bon teint, a été ministre du Budget sous Raffarin, entre 2002 et 2004. Les deux, comme on sait peut-être, ont pondu pour faire plaisir à Jean-Marc Ayrault un texte comme on les adore, qui s’appelle, et que personne ne rie : « Rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative ». La norme, voilà l’ennemi ! La règle, la loi, le contrôle entravent l’initiative, freinent la croissance, engluent le magnifique pays qui est le nôtre.

Ayrault, mouillant de joie son slip léopard, a aussitôt envoyé une lettre officielle aux ministres et aux préfets, qui tient en une phrase : « À l’exception des normes touchant à la sécurité, il vous est désormais demandé de veiller personnellement à ce que vos services utilisent toutes les marges de manœuvre autorisées par les textes et en délivrent une interprétation facilitatrice pour simplifier et accélérer la mise en œuvre des projets publics et privés ». Il n’est pas interdit d’imaginer Ayrault dans son bureau, pensant à ces petits crétins de Notre-Dame-des-Landes, qui s’obstinent à refuser son bel aéroport. On le voit même ricaner.

Bon, le rapport des deux bougres. Les mecs connaissent sur le bout des doigts l’art du copié collé. Exemple avec deux désopilantes inventions (1), qui se trouvent page 42. Les charmants zozos dressent la liste des zones – du type ZAC ou ZEP – qui « accumulent les normes ». Et parmi elles, une ZEC – zone écologique contrôlée – qui n’a jamais existé, et une Zone d’exploitation contrôlée qu’on trouve certes au Québec, mais nullement en France. Quel site Internet nos deux grands hommes ont-ils visité, puis recopié ? Mystère des profondeurs.

L’emmerde, c’est que le rapport est loin d’être seulement bâclé. Il s’attaque bille en tête aux quelques mesures de protection de la nature arrachées de haute lutte depuis quarante ans. En pointant explicitement « l’histoire édifiante du scarabée pique-prune, de l’hélianthème faux alyson et de l’escargot de Quimper ». La présence du premier a bloqué un chantier d’autoroute pendant dix ans ; la deuxième – une fleur protégée – a retardé le triomphe d’une ZAC près du Mans ; et le troisième a empêché la construction d’un centre de formation de foot du côté de Brest. Horreur, malheur, Boulard et Lambert ne veulent plus voir cela. Jamais. Or, écrivent-ils, « nous avons également rencontré un intégrisme normatif dans le domaine de l’environnement qui n’est pas le fait de l’écologie politique, mais celui d’associations environnementalistes relayées par les DREAL qui mettent au service de l’interprétation rigoriste des normes la bureaucratie ».

Les Dreal sont les Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement. Autrement dit, cette administration qui surveille mollement, sur le terrain, les projets d’aménagement. Nos deux audacieux proposent fort logiquement que les Dreal aillent se faire foutre, éventuellement se pendre aux arbres encore épargnés par les bulldozers. Le rapport suggère de : « faire des préfets de département l’autorité environnementale territoriale », à la place des Dreal. Ces préfets à la botte d’Ayrault.

Est-ce bien tout ? Que non. Entonnant en chœur un couplet populiste connu, nos deux héros prennent la défense ouverte de l’agriculture intensive. Les porchers industriels, par exemple, seraient les victimes d’une « réglementation française plus restrictive que la directive européenne » sur les nitrates. C’est bien simple, « pour maîtriser toutes ces règles, il faut au moins sortir d’une école nationale de chimie ». La solution est évidente pour toute personne de bon sens : il faut faire confiance. Miser sur l’autocontrôle des épandeurs de lisier et de pesticides, grâce à « des cahiers des charges établis avec les professionnels, à partir des bonnes pratiques dégagées par eux ».

Au moins, on ne pourra pas dire plus tard qu’on n’était pas prévenus. La gauche et la droite, Ayrault et Raffarin, Hollande et Sarkozy n’ont strictement rien à foutre des scarabées, des fleurs et des escargots. On le savait ? Ouais, on le savait, mais ça fait toujours aussi mal au cul.

(1) Repérées par les Naturalistes en lutte, http://naturalistesenlutte.overblo.com

Une ordure guatémaltèque en procès

Publié le 17 avril dans Charlie-Hebdo

C’est un pays d’opérette, où le chef d’orchestre est américain, mais où les morts sont bien réels. Pour l’ancien dictateur du Guatemala, accusé de génocide, c’est l’heure du procès. Pour les Mayas éventrés, c’est trop tard.

Même les vieilles ordures ont droit à un avocat, à ce qu’il paraît. Même Staline, s’il était mort ailleurs que dans son lit. Même Goering. Même Pinochet. Et c’est pourquoi Charlie salue à contrecœur le procès en cours au Guatemala contre Efraín Ríos Montt. Ce militaire de carrière, qui a pris le pouvoir en juin 1982, ne l’aura conservé que 16 mois. Mais quel résultat !  Accusé de génocide, il est jugé responsable de 334 massacres, 19 000 assassinats et disparitions, menus événements ayant entraîné le déplacement forcé d’un million de pauvres dans un pays qui ne comptait alors que 6,5 millions d’habitants.

Avant de détailler un peu la guerre de Montt contre son peuple, deux ou trois points du passé. L’Amérique centrale, c’est l’arrière-cour – the backyard -, des Etats-Unis, depuis qu’un certain président Monroe, en 1823, eut défini ce qu’on nomme depuis la « doctrine Monroe ». En résumé, personne – à commencer par l’Espagne et l’Angleterre, alors très présentes dans la région -, n’a le droit d’emmerder les Américains chez eux, sur le continent qui leur appartient.

Efraín Ríos Montt avait 28 ans au moment du coup d’État militaire contre le président guatémaltèque Jacobo Arbenz Guzmán, en juin 1954. Et il y participa bien sûr, même si ce fut à un poste subalterne. Arbenz Guzmán, con comme la Lune, s’était mis en tête de faire une vraie réforme agraire dans cette république bananière, et les services hautement spécialisés du président Eisenhower le remplacèrent par un fantoche oublié de tous. Le mot « bananière » est à prendre au pied de la lettre, car la transnationale américaine du fruit tropical – United Fruit – était en 1954 le plus grand proprio terrien du Guatemala, et n’avait aucunement l’intention de rendre le moindre hectare.

La suite ? Bah, une litanie. À partir de 1960, une guerilla de gauche inspirée par Cuba commence à se battre contre l’armée. Mais il faudra attendre 1982 pour que tous ses militants se retrouvent dans un mouvement unique, Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca (URNG). Pour les Indiens maya pris entre deux feux, habitués depuis 500 ans à se faire hacher menu, c’est l’enfer. Les militaires ne cessent de traverser le pays dans tous les sens, brûlent les villages, violent jusqu’aux gamines, égorgent, éventrent, torturent, et tuent, bien entendu. Un témoin entendu par vidéoconférence au procès Montt, il y a quelques jours : « Les militaires ont coupé la tête à une vieille femme aux cheveux longs, et ils l’ont posée sur une table de leur réfectoire, comme un avertissement destiné aux cuisinières civiles ». Il y a bien d’autres faits, mais tellement plus dégueulasses qu’il vaut mieux en rester là.

En prenant le pouvoir en 1982, Montt ouvre en grand les portes de la barbarie. Mais bien que toutes les familles indiennes comptent au moins une victime dans leurs rangs, une vaste entreprise de « réconciliation nationale » a conduit en 1996 à la fin des massacres et à la transformation de la guerilla en parti politique. Du côté maya, Rigoberta Menchú Tum, prix Nobel de la paix 1992, appelait au m^me moment à la paix civile, non sans réclamer un procès contre Efraín Ríos Montt, ce qui est donc chose faite. Le tribunal devrait siéger plusieurs mois, ce qui donnera le temps d’apprécier l’art tortionnaire de ce noble ami des Indiens.

Quant au Guatemala, c’est un pays dévasté, et pour longtemps. Les villes, à commencer par la capitale, sont tenues par des bandes de jeunes, las maras, qui ont transformé le lieu en l’un des plus violents de la planète. La seule Mara Salvatrucha compterait 70 000 membres en Amérique centrale et plusieurs milliers aux États-Unis, où tout est né vers 1980, quand des centaines de jeunes Salvadoriens et Guatémaltèques croupissaient dans les prisons fédérales. L’Espagne est depuis peu atteinte aussi, et même l’Italie de Berlusconi.

Le président guatémaltèque actuel, Otto Pérez Molina, est un ancien général, la United Fruit s’appelle Chiquita Brands International, les riches sont riches et les pauvres sont morts, ou encore plus pauvres. Plus aucune voiture ne s’arrête le soir à un feu rouge dans ce pays maté par Efraín Ríos Montt, cet impressionnant salaud qui a droit à un avocat, lui.