Archives de catégorie : Politique

Contre le puçage des moutons (une initiative de PMO)

Vous trouverez ci-dessous un communiqué du groupe grenoblois Pièces et main-d’œuvre (PMO), qui poursuit sa saine critique du « progrès » et de la technique (ici). Bien entendu, je m’associe à ce texte.

Entretien avec Etienne Mabille, éleveur réfractaire au puçage de ses moutons

 Paysans dans la Drôme, Etienne et Irène Mabille ont perdu 8000 € de primes PAC (Politique agricole commune), pour refus de pucer leurs moutons. Menacés d’amendes et de pénalités supplémentaires, ils en appellent au tribunal administratif de Grenoble qui jugera dans quelques mois. Alors que d’autres éleveurs risquent des sanctions similaires pour le même motif, le Collectif 26 organise une transhumance contre le puçage électronique dans la Drôme, du 28 janvier au 1er février 2013 (voir www.piecesetmaindoeuvre.com/…). C’est à cette occasion que nous avons eu cet entretien avec Etienne Mabille.

Nous ne sommes pas éleveurs. Nous ne défendons pas d’intérêts personnels en soutenant les Mabille et la transhumance contre le puçage électronique. Nous défendons tous les éleveurs et tous les individus, citadins ou ruraux, qu’emprisonne déjà le filet numérique (bibliothécaires, enseignants, usagers des transports en commun, bientôt tous les foyers, équipés de compteurs électriques pucés Linky, etc). On sait que la Drôme bio (moutons, miel et lavande) coexiste heureusement avec la Drôme nucléaire (Pierrelatte et le Tricastin), pourvu que les centrales restent hors de vue, en bas, dans la vallée du Rhône. C’est ce qu’on nomme le syndrome NIMBY (Not in my backyard / Pas dans mon jardin). S’agissant du puçage RFID, nous ne cédons pas, quant à nous, au syndrome NOMCAT (Not on my cattle / Pas sur mon troupeau). Nous marcherons aussi pour les hommes.

Faire un bout de chemin avec Etienne n’implique pas que nous soyons d’accord sur tout. Ainsi, nous ne pensons pas que l’accélération technologique fragilise le système. Tant que cette accélération ne rentre pas dans le mur des limites physiques de la Terre, elle le renforce au contraire.

Quant au Progrès, ce progrès qui sert de bâton à la technocratie pour nous ramener à ses raisons, nous en avons la même opinion qu’André Breton : « Il reste entendu que tout progrès scientifique accompli dans le cadre d’une structure sociale défectueuse ne fait que travailler contre l’homme, que contribuer à aggraver sa condition. » (Le Figaro Littéraire, 12 octobre 1946) C’est, évidemment, qu’il ne faut pas confondre progrès (de la condition humaine) et croissance (du Produit intérieur brut).

De tout cela, nous parlerons entre marcheurs durant la transhumance, le soir après la projection du film Mouton 2.0 – La puce à l’oreille organisée à chaque étape :
- lundi 28/01 à 20h30 : mairie de Mornans ;
- mardi 29/01 à 20h30 : salle Coloriage à Crest
- mercredi 30/01 à 20h30 : salle des Fêtes de Montmeyran
- jeudi 31/01 à 20h30 : cinéma le Navire à Valence
- vendredi 1/02 : manifestation dès 9h à Valence.

(Pour lire l’entretien, cliquer sur l’icône ci-dessous.)


Entretien avec Etienne Mabille
Version prête à circuler
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Le Mali, pays imaginaire dessiné en 1883 (une guerre impossible)

Avez-vous déjà regardé de près une carte du Mali ? Moi, oui. Voici ce que cela donne : il apparaît clairement que ce pays-là n’a jamais existé. Ce n’est qu’un rêve funeste d’une soldatesque française en mal de gloire, à une époque où le drapeau faisait encore bander. Qu’on me passe le mot, car il exprime parfaitement ce que je veux dire. Du reste, ça continue. La guerre fait bander. En ce moment, il n’est que de voir les journalistes à la télé, ou les entendre à la radio : c’est à se les mordre. Oui, d’accord, il faut que j’arrête d’écrire comme un machiste de plus, qui prendrait sa bite pour une boussole. C’est entendu. Revenons plutôt à cette carte.

Carte Mali

D’où provient ce tracé invraisemblable des frontières, ces droites brutalement brisées, ces équerres, ces figures géométriques ? Vous le savez comme moi : de la colonisation. Quand nos culottes de peau s’emparaient de l’Afrique, au XIXe siècle, ils se comportaient de la manière qui convenait : en soudards. Ils se moquaient totalement des peuples et de leurs habitats, et ne parlons pas, soyons sérieux, des plantes et des bêtes. Non, ce qui importait, c’était la conquête, le clairon, les charges contre ces pauvres nègres arriérés.

Plusieurs royaumes stables, évidemment civilisés, au moins autant que nous – pas de mal -, se sont succédé sur le territoire actuel du Mali. Pour ne prendre que celui de Ségou, du nom d’une ville sur le fleuve Niger, signalons ce qui s’est passé après 1712. Le roi Mamari Coulibalyy avait créé dans ce pays bambara une structure de pouvoir laissant une place égale aux animistes et aux musulmans. Ce n’est pas chez nous qu’on aurait vu pareille chienlit. Chez nous, depuis la nuit de la Saint-Barthélémy, on avait un tout autre savoir-faire. Bref.

Pour l’Histoire, sachez que Gustave Borgnis-Desbordes, alors lieutenant-colonel, a conquis en notre nom, en 1883, ce qu’on appela en 1891 le Soudan français, intégré en 1895 à l’Afrique occidentale française (AOF). Ces gens-là découpaient les territoires colonisés avec de grandes règles, dans le but essentiel de délimiter la proie face aux appétits anglais, éventuellement allemands. C’est la raison pour laquelle on a taillé ainsi ce pseudo-pays, en y incluant des Touareg, dont le seul horizon est le Nord désertique, étalé sur la Libye, l’Algérie, le Burkina, le Mali, le Niger. Qu’ont-ils à voir avec Bamako-la-noire, à 1200 kilomètres par exemple de Kidal, par des routes qu’on imagine ? Rien.

L’implantation des islamistes au nord-Mali n’a pu se produire que parce que les Touareg sont dans une perpétuelle révolte contre un pouvoir imposé par la facétieuse armée française. Mais à quoi bon se demander ce qui se serait passé si ? Outre que c’est stérile, personne n’en sait rien, définitivement rien. Si la France n’avait pas été colonisatrice, si les « élites » africaines n’avaient pas été corrompues par notre présence, si elles ne trahissaient pas constamment leurs peuples, si la Françafrique n’avait pas poursuivi cette désastreuse entreprise, si la paysannerie n’était à ce point méprisée, si l’agroécologie devenait enfin l’avenir commun, si Bamako n’avait pas un rythme de croissance délirant, si la nature était protégée au lieu d’être détruite, si les derniers éléphants du Mali, autour de Gourma, gardaient la moindre chance, si le pays pouvait être redécoupé sans drame, si l’on pouvait foutre la paix aux Touareg, etc.

Si, ce serait mieux. Mais la situation actuelle est pourrie jusqu’à la racine, et bien qu’il me serait plus confortable de me taire sur le sujet, j’ai quand même envie de dire un mot des événements en cours. Il est des circonstances insupportables. Par exemple, 1939. Il fallut, car il le fallait bien, souscrire à une alliance avec le monstre stalinien pour défaire l’infernal fascisme. Deux dictatures totalitaires. Fallait-il ? Fallait-il abandonner la Tchécoslovaquie une seconde fois ? Je rappelle que nous avions vendu ce pays-frère à Hitler en 1938 et que nous l’avons donné en 1945 à Staline. Fallait-il sacrifier la Pologne, les pays baltes, la Roumanie, la Hongrie, et les autres ? Pour nous, c’est bien facile, puisque nous avons finalement eu le beurre et l’argent du beurre. Mais pour eux, qui entraient dans le noir après l’entrée chez eux de l’Armée rouge ?

Si je rappelle ces faits, c’est que la lutte contre le fascisme a obligé à des choix atroces. En France même, les rares gauchistes du temps ont rejeté, pour la plupart, toute stratégie d’unité avec ce qu’ils appelaient la bourgeoisie. Certains, qui rêvaient d’un remake de la fin de la Première Guerre mondiale, refusaient qu’on tire sur des soldats allemands qui à leurs yeux, sous l’uniforme, restaient des travailleurs. Je n’insiste pas plus. Ce que je souhaite dire, c’est que nous sommes parfois contraints à soutenir ceux que l’on déteste pour vaincre ceux que l’on hait. J’appellerai cela, faute de mieux, une loi historique.

Sommes-nous, au Mali, dans ce cas ? Je ne sais, en toute sincérité. La France de Hollande, qui est la même que celle de Sarkozy, n’a pas une chance de vraiment gagner. Dans le meilleur des cas, elle se montrera capable de mettre une trempe aux groupes islamistes. Lesquels ont de l’avenir, car ils apportent une réponse fantasmatique à une crise humaine définitive, définitive en ce qu’elle empêche de bâtir un avenir possible et désirable. Cette crise humaine est évidemment la crise écologique, qui marque des limites infranchissables, mais du même coup insupportables au « développement » des sociétés humaines. Or donc, les islamistes continueront d’incarner une voie, aussi folle qu’elle soit en vérité.

Aussi folle que l’aventure hitlérienne ? Comparer les deux a quelque chose de ridicule, et nous n’avons pas besoin d’ajouter cela aux plumes de nos chapeaux. Néanmoins, je crois que l’islamisme est un totalitarisme, et qu’une société embarquée par lui ne connaît ni marche arrière ni ticket de retour. Les jihadistes sont des barbares politiques, et les vaincre supposera des alliances provisoires avec des forces exécrées. À ce stade, que veux-je dire ? Qu’il faut soutenir l’intervention militaire française au Mali ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. Ce n’est pas du jésuitisme : je ne sais pas. Je sais en tout cas que Bamako tombée, le sort de dizaines de millions d’Africains basculait. Rien n’interdit de réfléchir, sans haine et sans peur.

Montebourg dégueule sur la forêt tropicale de Guyane

Désolant, révoltant, criminel, assassin ? Bah, las palabras entonces no sirven, son palabras. À ce stade, en effet, les paroles ne servent à rien, car ce ne sont que des paroles, quand il faudrait des actes. Faisant ce que je peux, si peu, je vous signale que ce pauvre monsieur nommé Arnaud Montebourg fait à nouveau des siennes. Le ridicule ministre du redressement productif vient d’accorder un permis d’exploitation minière à la société française Rexma, spécialisée dans la recherche de l’or. Oui, mes pauvres lecteurs, il s’agit d’exploiter une mine d’or au pays de l’ancien Eldorado, en Guyane française, chez nous. Enfin, d’après ce qu’on dit, car pour ma part, j’ai toujours considéré que nous n’avions rien à faire là-bas. Nos militaires, qui ont transformé la Guyane en base secrète, de manière à permettre les exportations de satellites Ariane, sont d’un avis différent.

Donc, une mine d’or. On sait désormais ce que produit inévitablement l’activité minière, a fortiori aurifère. La destruction directe de la zone concernée, des montagnes de déchets toxiques, éventuellement d’épouvantables pollutions liées à l’usage du cyanure et de métaux lourds dans les bassins de décantation. Qui se souvient de la mort du fleuve Tisza, en Hongrie (ici) ? On ne parle pas là d’un quelconque royaume d’opérette, mais d’une mine située en Roumanie, laquelle appartient, croit-on savoir, à l’Union européenne. Mais évidemment, l’entreprise française Rexma ne pollue pas, elle.

Allez donc jeter un regard sur son site internet (ici), où le storytelling, façon modernisée de traduire le mot orwellien de novlangue, est proprement sublime. Je cite : « Nous avons intégré depuis les débuts de notre activité minière en 1998, les principes du développement durable dans notre démarche industrielle ». La virgule fautive n’est pas de moi, et je la garde donc. Une autre citation : « Nous sommes convaincus que la recherche de l’efficacité économique est compatible avec le respect des hommes et de l’environnement ». Une dernière, qui jette une autre lumière sur le tout : « REXMA intervient également comme prestataire de services pour l’exploitation des alluvions et des saprolites pour le compte de compagnies exploitant des gites primaires ». Mais que voilà de braves gens ! Ne me dites pas que l’exploitation des alluvions n’est pas un noble but.

Précision qui ajoute un peu, un petit peu à l’horreur. Le projet de mine aurifère se situe près du village de Saül, au centre de la forêt amazonienne dont l’histoire récente nous a confié la garde. Un mot sur la Guyane dite française : lagwiyan, ainsi que l’appellent les Guyanais en créole, est le plus grand de « nos » départements : 83 846 km2 au total. Ce n’est rien au regard de la taille du Brésil voisin, mais tout de même, 96 % de cette surface est couverte d’une forêt tropicale, l’une des mieux préservées au monde. Je n’insiste pas sur la biodiversité, qui est miraculeuse : 5 500 espèces végétales parmi lesquelles plus d’un millier d’arbres, 700 espèces d’oiseaux, 177 espèces de mammifères, plus de 500 espèces de poissons dont 45 % sont endémiques, c’est-à-dire présents là et nulle part ailleurs. Ajoutons qu’un parc national, dont le cœur borde d’ailleurs l’éventuelle mine, et si je ne m’abuse six réserves naturelles ont été créés à des fins de protection. Relisez donc calmement : si le cœur du parc national borde le projet d’exploitation, c’est que la mine se situerait sur son territoire, périphérique certes, mais son territoire néanmoins. On se fout donc ouvertement des principes perpétuellement vantés du haut des tribunes. Ce n’est pas étonnant ? Non, cela donne juste envie de tirer dans le tas.

Le parc national, des scientifiques de l’Inra, du Cnrs, des spécialistes de l’orpaillage – la recherche artisanale d’or dans les rivières -, l’association Guyane Nature Environnement, des associations métropolitaines, comme WWF, FNE, la Fondation Hulot, protestent à leur manière, poliment en vérité. J’ajoute au débat une pièce qui, à ma connaissance, n’est pas publique : vous la lirez en bas de mon article. Le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), un machin rattaché au ministère de l’Écologie, rassemble notamment de bons scientifiques (ici). Consultatif, très rarement éruptif, le CNPN est censé donner son avis. Eh bien cette fois, bien loin du ton gentillet qui est son habitude, le CNPN gueule. À sa manière, mais d’une façon qui ne laisse planer aucun doute sur l’extraordinaire coup porté à la nature.

Encore deux petits points. Primo, Montebourg, ce crétin, est censé incarner l’aile gauche du parti socialiste au pouvoir, la plus proche du parti mélenchonien. On ne rit pas, on prend des notes. Deuxio, ce gouvernement se croit tout permis. Et s’il se croit tout permis, c’est parce qu’il sait où il met les pieds. Les écologistes officiels et de salon ont commencé par lécher les pieds – restons poli – de Sarkozy en 2007, au moment de la comédie du Grenelle de l’Environnement. Ils continuent, mezza voce, mais tout de même, avec Hollande, comme l’a montré la Conférence environnementale dérisoire de l’automne passé. Je vais vous dire : avec des gens comme Montebourg, il n’est qu’une chose : le prendre au col, et ne plus le lâcher. Mais c’est pour l’heure au dessus des forces débiles du mouvement écologiste. Je ne parle pas de l’ectoplasme des associations serviles. Je parle de nous.

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MOTION DU COMITE PERMANENT DU CONSEIL NATIONAL DE LA PROTECTION DE LA NATURE

Le Comité Permanent du Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN), réuni le 20 décembre 2012, a pris connaissance de l’arrêté ministériel du 26 octobre 2012, publié au Journal Officiel du 11 décembre 2012, accordant à la société REXMA un permis d’exploitation de mines d’or et substances connexes, dit «Permis Limonade », sur le territoire de la commune de Sau?l en Guyane.

Le Comité permanent du CNPN,

Constate que ce permis est donné en contradiction avec le Schéma Départemental d’Orientation Minière (SDOM), qui en particulier interdit toutes activités minières dans cette zone au regard de sa riche biodiversité ;

S’alarme du fait que l’exploitation minière est située en bordure de la zone coeur du Parc Amazonien de Guyane dans son Aire Optimale d’Adhésion, en amont de la naissance de la « Crique (rivière) Limonade » qui poursuit la majeure partie de son cours en zone coeur du Parc Amazonien de Guyane, entrainant potentiellement et accidentellement des pollutions liées à l’exploitation et des dégradations malheureusement bien connues de la biodiversité, tant aquatique que terrestre ;

Déplore que l’autorisation donnée n’intègre pas, surtout dans le cas présent, le principe de « Solidarité écologique », partie intégrante des « Principes fondamentaux applicables à l’ensemble des Parcs Nationaux » (cf. arrêté ministériel du 23 février 2007) de la loi sur les Parcs Nationaux de 2006 ;

S’étonne que l’autorisation donnée néglige, surtout aussi dans le cas présent, les principes de prévention et/ou de précaution inscrits dans la charte de l’environnement adossée à la constitution française ;

Relève que ce permis d’exploitation est en contradiction avec l’objectif premier fondamental de protection de la zone coeur du Parc Amazonien de Guyane ;

Attire l’attention du gouvernement sur le fait que le principe de cet arrêté est en contradiction avec la responsabilité particulière de la France vis-à-vis de la Guyane et de sa biodiversité mondialement reconnue, et de ses déclarations successives de s’investir, tant au plan national qu’international, pour la conservation et la restauration de la biodiversité ;

S’étonne du caractère non transparent d’une telle décision, alors que le projet de charte du Parc Amazonien de Guyane est en procédure cruciale d’adoption, avec ses conséquences sur la future Zone d’Adhésion, et que la concertation devrait présider à la réforme du Code Minier en cours ;

Compte tenu de ce qui précède, le Comité Permanent du CNPN :

Désapprouve donc très fortement la décision du Ministère du Redressement Productif,
…/…
…/…
Attend de l’Etat la mise en cohérence des politiques publiques et l’exemplarité en matière de conservation
de la biodiversité,

Demande instamment au Gouvernement de revenir sur la décision du Ministère du Redressement Productif,

Le Président du Comité Permanent

Jean-Claude LEFEUVRE

Cette motion a été adoptée à l’unanimité des membres présents du Comité permanent du CNPN, avec le soutien des autres membres suivants du Conseil National de la Protection de la Nature concernés par la Guyane : Philippe BALLON, Bernard DELAY, Francis DURANTON, Pierre-Michel FORGET, Jean-Francis GOSSELIN, Jean-Marie GOURREAU, Gérard LARGIER, Jean-Claude MALAUSA, Jean POIROT, Christian SCHWOEHRER, Christine SOURD, Claude SUZANON,

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Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)

Préambule indispensable : exceptionnellement, ce qui suit ne concerne pas la crise écologique. Nul n’est obligé de s’intéresser à Victor Serge, qui habite les hauteurs les plus élevées de mon Panthéon personnel. J’ai connu cet homme en 1971, lors que j’avais 16 ans. Je l’ai aussitôt aimé, avant de l’admirer. Qu’on se le dise : j’ai l’admiration bien rare. Mais Serge est clairement à part, et je lui dois d’ailleurs le nom de ce lieu imaginaire appelé Planète sans visa (ici). Je lui dois bien plus que cela. Je lui dois d’avoir choisi la liberté comme valeur conductrice de la vie humaine. Je lui dois d’avoir compris ce qu’est le vrai courage, moi qui n’ai (presque) jamais eu à en éprouver l’existence. Je lui dois l’exigence qu’on est en droit d’attendre des relations avec les autres humains. Je le salue souvent encore, dans le silence de ma tête, comme un père lointain, comme un frère réel.

Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.

Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables – parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Serge est né Viktor Lvovitch Kibaltchitch en 1890, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.

À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges – il est connu pour être un écrivain – le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.

Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.

Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.

Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.

Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.

Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais, Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : « Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée. Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu d’acier scintilant et virent au vert. »

Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant, davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter, était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans le siècle, est admirable.

Redisons calmement que Victor est un survivant. Le splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de 1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire que ces souvenirs sont poignants.

Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage – pour ma part, je suis sur la réserve – à ces révolutionnaires qui crurent dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».

Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste, Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein. Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».

Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19 ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de l’esprit avant tout – le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la manipulation, la violence – détruit à la racine l’espérance révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie – sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il ne renonce pas.

Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné. Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.

PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition impeccable.  Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.

PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez, responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot sur l’insupportable présence – pour moi – de Régis Debray en grand témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ». Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.

PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices les plus solides.

Ce que l’Express pense de l’Inde (une tragédie française)

Pour Laurent Fournier

L’Express est l’un des grands journaux d’un très grand pays, le nôtre. Né en 1953, cet hebdomadaire a abrité dans ses colonnes des hommes comme Camus ou Mauriac. Notons qu’il a été aussi la propriété d’un ultralibéral délirant, James Goldsmith, à partir de 1977. Je ne détaille pas davantage. En fait, L’Express a bien mérité, au long de son Histoire, de la France officielle. Souvent de droite, le plus souvent de droite. Reste qu’il se pense, et qu’il est d’ailleurs un fleuron. Sa diffusion doit tourner autour de 500 000 exemplaires, ce qui est beaucoup chez nous.

Pourquoi diable vous parler de cela ? Eh bien, pour la raison que je viens de lire le numéro 3207 de ce journal, un numéro double qui court du 19 décembre 2012 au 1er janvier 2013. L’Inde en est le sujet principal, qui fait l’objet d’un copieux dossier de 85 pages. Mazette ! Connaîtra-t-on mieux ce pays lointain après lecture ? Mille fois hélas, ce supplément est une pure merde.

Que contient-il ? Je ne passe pas tout en revue. Dans la première partie – « Les racines » -, on trouve une extravagante série de chiffres sous le titre général Un géant en marche. PIB, exportations, importations, croissance, espérance de vie, nombre d’habitants, etc. Des statistiques, dont l’une est plus grotesque encore que les autres : l’Inde compterait, d’après ces chiffres, 29,8 % de pauvres. Admirons ensemble cette méticuleuse précision. Quelle est la source ? Aucune n’est citée. Qu’est-ce qu’un pauvre en Inde ? On ne le saura pas. Qu’est-ce d’ailleurs que la pauvreté ? Idem. À un autre endroit, on apprend au détour d’une phrase que plus d’un habitant sur deux de l’Inde doit se contenter de moins d’1,50 euro par jour. Et il n’y aurait pourtant que 29,8 % de pauvres. Ces chiffres sont une manière, coutumière certes, mais angoissante de ne rien dire d’un pays. Résumé : ça progresse. Vers où ? Mystère.

Dans la deuxième partie – « L’éveil » -, L’Express y va de ses poncifs. Bombay n’a « jamais cessé d’être une île », « trop indienne pour être occidentale, trop occidentale pour être indienne ». Le système politique est une « démocratie accomplie », mais « toute médaille a son revers ». La pauvreté, « moteur d’innovation », est « la richesse cachée de l’Inde ». On y découvre Arathi, une « entrepreneuse » qui grâce « à un crédit remboursé en cinq mois a développé la vente à domicile dans son village ». Elle pianote sur son Nokia, un téléphone portable évidemment neuf, et se demande gravement s’il faut commander des crèmes pour le visage ou plutôt des doses de ketchup.

Miam : il existe en Inde un marché potentiel de 600 à 800 millions de clients, qu’il s’agit seulement de rendre solvables. Mais cela vient, car les paysans s’équipent en portables, et de nombreuses batteries rechargées au soleil permettent de faire entrer l’électricité dans les villages.  Tout sera bientôt possible : Kiran Mazumdar-Shaw n’a-t-elle pas bâti en quelques décennies Biocon, leader de la biopharmacie ? Mittal, Tata, Arora, Nooyi incarnent de même une classe de patrons de taille mondiale, qui annoncent le bel avenir de la destruction.

Le reste ? Je pourrais tenir encore des pages, et vous ne sauriez pas davantage. Tout y passe : Bollywood – et même Kollywood -, la spiritualité, la cuisine, Jean-Claude Carrière, le tourisme. Mais il vaut mieux aller à l’essentiel, à ce que cache ce dossier effarant, censé éclairer le public français. La première évidence est que l’on ne parle pas des paysans de l’Inde, qui restent la colonne vertébrale de ce pays fabuleux. La population urbaine ne représentait en 2011 que 30, 3% des 1 200 000 000 d’Indiens. Oui, il y a bien 1 milliard et plus de 200 millions d’Indiens, et donc près de 900 millions d’entre eux qui vivent à la campagne, dans 550 000 villages. À première vue, les journalistes de L’Express n’en ont pas visité un seul. À seconde vue non plus.

Rien non plus, et c’est lié, sur la Révolution verte imposée par le Nord dans les années 60, qui augmenta certes les récoltes, mais en dévastant pour des temps très longs les terres agricoles dopées aux pesticides et aux engrais de synthèse. L’irrigation massive, indissociable de l’agriculture industrielle, a conduit à d’épouvantables baisses des nappes phréatiques (ici et ici). Aucune technique connue ne pourra remplacer cette eau qui était l’avenir commun. Pour l’heure, on continue de forer des puits, par millions. Jusqu’à la dernière goutte. Et après ?

Rien non plus dans L’Express sur les Dalits, ces Intouchables qui sont environ 180 millions. Rien sur les infernales discriminations dont ils continuent d’être les victimes. Rien sur la guerre qui oppose l’Inde des villes à l’armée paysanne naxalite, pourtant considérée là-bas comme la question de sécurité intérieure majeure (ici). Rien sur des personnages aussi formidables qu’Anil Agarwal (ici) ou encore Vandana Shiva (ici). Rien sur le désastre urbain et le rôle de la bagnole. Rien sur la victoire des paysans contre le milliardaire Tata et ses projets d’usine automobile Nano (ici). Rien sur les bidonvilles où s’entassent par dizaines de millions les oubliés du « progrès ». Rien sur les Dongria Kondh et leur combat admirable contre la compagnie Vedanta Resources (ici).

Le dossier de L’Express est un faux grossier, une balade dans un vaste village Potemkine appelé l’Inde, un acte de mépris total pour les nombreux peuples de cette péninsule, une authentique merde, comme je l’ai déjà écrit plus haut. Les journaux officiels d’ici parlent de même de la Chine, ou du Brésil, ou de l’Indonésie. Et présentaient d’une manière semblable, il y a seulement vingt ans, la Côte d’Ivoire, tenue pour un havre de prospérité et de stabilité en Afrique de l’Ouest.

Y a-t-il un racisme inavoué dans ces présentations ridicules ? Peut-être bien. Y trouve-t-on ce méprisable regard de classe de notre petite-bourgeoisie pour qui ne fait pas partie de la famille ? Sûrement. J’y ajouterai cette terrible complicité qui unit tant de journalistes du Nord à une grande partie de l’opinion. L’Inde DOIT suivre notre voie, et les consommateurs locaux DOIVENT acheter aux plus vite nos produits, nos centrales nucléaires, nos trains, nos machines. Autrement, comment les journalistes de L’Express – et tant d’autres – pourraient-ils maintenir leur niveau de gaspillage matériel ?

La demande de vérité sociale existe-t-elle ? Je ne sais pas.

Deux autres articles :

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