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Un début de vérité sur la grippe porcine (dite H1N1)

Thibault Schneeberger, de Genève, vient de m’envoyer un cadeau royal, et je l’en remercie chaleureusement. Il s’agit d’un documentaire de la télé suisse romande, remarquable de la première à la dernière image. Vite, vite ! On peut, pour le moment en tout cas, le visionner depuis un ordinateur (ici). De quoi parle-t-il ? De cette grippe porcine que les autorités officielles ont préféré – opportunément – appeler H1N1.

Je vous ai parlé plus d’une fois de cette affaire extraordinaire, dès ce printemps (ici), m’étonnant que personne ne pointe le doigt sur le village mexicain de La Gloria, où se trouve une immense porcherie industrielle, Granjas Carroll,  filiale du géant américain Smithfield Foods, le plus gros producteur mondial de porcs. Smithfield Foods, et je vous souhaite bon appétit, est le propriétaire en France de Justin Bridou et de Cochonou, entre autres. La première victime de la grippe porcine est un gamin de La Gloria, ce que les autorités ont longtemps nié (ce point n’est pas dans le film).

Je crois, et si je me trompe, qu’on me pardonne, que le journaliste Ventura Samara est le seul, en tout cas en langue française, à avoir mené une enquête à La Gloria. Je ne vais pas vous raconter le film, mais vous livrer quelques impressions, brut de décoffrage. On y voit le réel, c’est aussi simple que cela. J’ajoute que je connais le Mexique, et que, quand j’entends Dona Teresa Hernandes Rivera – une petite dame – parler de la corruption généralisée, je n’ai guère besoin de preuves. Quand j’entends le ministre de la Santé José Angel Cordoba dire : « Tous les standards de l’environnement et de l’eau [à la porcherie Granjas Carroll ] sont respectés. Le problème pourrait venir des familles qui détiennent à la maison des porcs, dans des conditions qui ne sont pas les meilleures », je n’ai pas réellement besoin d’une autre démonstration.

Et pourtant ! Et pourtant ce film m’a soufflé. Il y a plus de neuf chances sur dix pour que la grippe qui affole notre système de santé soit né autour de cet élevage concentrationnaire de porcs. Immonde est encore un faible mot. Des centaines de cadavres de porcs croupissent en permanence dans des fosses au contact du sol et de la nappe phréatique. Savez-vous combien cette soi-disant ferme compte de porcs ? 100 000 ! La nourriture OGM vient par trains du Canada ou des États-Unis, aucun officiel, aucun vétérinaire autre que ceux de la transnationale ne pénètrent dans les locaux, où tout est automatisé. Une poignée d’ouvriers règne sur un empire de bidoche. Des lagunes sont emplies de merde de cochons et de seringues qui ont servi à piquer les animaux à coup d’hormones et d’antibiotiques. Les rats prolifèrent, les chiens errants prolifèrent, qui bouffent du porc mort au champ d’horreur, avant d’aller se faire caresser par les gosses du village.

Aucune analyse d’eau, d’air, de poussière n’a été ordonnée. Sur les centaines de prises de sang effectuées sur les villageois, aucune n’a été rendue publique. Officiellement, seul un petit gosse aurait donc été touché par la grippe. C’est crédible. Très. Des centaines d’habitants de La Gloria et des environs ont été touchés, et le sont, par des maladies respiratoires atypiques. Mais tout le monde s’en contrefout car, comme le dit sans ciller le ministre, « les investisseurs étrangers sont les bienvenus ». Tu parles ! Le traité de libre-échange Alena, préparé sous Bush père, mais signé par Bill Clinton, a changé le Mexique en une colonie. À La Gloria, les médecins ne veulent pas parler, car ils ont PEUR. L’un d’eux, masqué, raconte l’incroyable sort sanitaire fait aux habitants, et conclut que, si personne ne veut parler, c’est parce que chacun craint d’être tué. Tué, c’est aussi simple que cela.

Ce que j’appellerai un énième chapitre de l’histoire vraie du monde, au temps du choléra planétaire.

PS : Que faire ? Ce qui précède n’est pas une réponse à cette question obsédante. Je tenterai de donner d’ici peu un article sur le sujet, mais en attendant, réfléchissons un peu. Il faudra de toute façon commencer par quelque chose. En l’occurrence, s’il existait un mouvement réel de la société, il est évident que nous serions une bonne centaine à occuper jour et nuit le siège de Justin Bridou. Et que nous n’en sortirions pas, en tout cas pas volontairement, tant qu’une mission indépendante n’aurait été formée pour enquêter à La Gloria sur la situation des riverains de la porcherie industrielle. Il me paraît qu’une action de cette nature aurait un sens. Mais le mouvement susceptible de lancer ce genre de choses n’existe pas. Il est à inventer.

Les Tupamaros s’emparent du fleuve Uruguay (À l’abordage !)

Et si on parlait d’élections présidentielles, les amis ? Je vois que vous êtes d’accord et j’en profite pour évoquer le sort d’un pays inconnu, l’Uruguay, où un nouveau président vient de naître. Mais avant cela, comme vous en avez peut-être l’habitude, un léger détour. La Asamblea Ciudadana Ambiental de Gualeguaychú – L’Assemblée environnementale et citoyenne de Gualeguaychú – ne veut pas de l’usine de cellulose Botnia, propriété d’une transnationale finlandaise. Gualeguaychú est une petite ville argentine juste au-dessus de Buenos Aires, qui borde le fleuve Uruguay. De l’autre côté, l’Uruguay, précisément. Et cette énorme usine destinée à la pâte à papier, qui représente le plus important investissement privé jamais réalisé dans ce petit pays. Plus d’un milliard de dollars au total.

Je suis obligé de résumer à grands traits. Les premiers à s’inquiéter des conséquences écologiques prévisibles pour le fleuve ont été des Uruguayens de la bourgade située en face de Gualeguaychú, de l’autre côté du fleuve, Fray Bentos. Des membres de l’association Movimiento por la Vida, el Trabajo y el Desarrollo Sustentable, ou Mouvement pour la vie, le travail et le développement durable. Comme ils ne sont pas crétins, ils se doutaient bien que l’usage massif de dioxyde de chlore et de peroxyde d’hydrogène pour blanchir le papier aurait des effets désastreux sur l’état écologique du fleuve. Et quelles que soient les méthodes de contrôle retenues. Isolés dans leur propre pays, l’Uruguay – apparemment ravi de l’installation de Botnia -, ceux de Fray Bentos traversèrent simplement le pont sur le fleuve, tentant d’entraîner des habitants de la ville argentine de Gualeguaychú dans cette bagarre éminemment écologiste.

Et alors, miracle. À Gualeguaychú se crée un mouvement populaire qui reçoit des soutiens de toute l’Argentine. Un mouvement enraciné, puissant, constant, qui occupe à maintes reprises le pont sur le fleuve, organisant même un blocus routier. L’Argentine porte l’affaire devant la justice internationale, l’Uruguay se fâche et dépose une plainte devant l’Organisation des États américains, le prix Nobel de Paix argentin Adolfo Pérez Esquivel propose pour sa part une médiation, etc. Depuis que dure l’affaire, commencée pour de bon il y a cinq ans, la tension est à peine descendue. À une autre époque, nul doute que cet affrontement géant se serait achevé par une guerre entre les deux voisins.

Mais les temps ont changé. La preuve immédiate par José Alberto Mujica Cordano, dit El Pepe. Pepe Mujica vient d’être élu hier président de la République d’Uruguay. Un tout petit pays – à l’échelle de ce continent – de 176 000 km2, qui ne compte que 3,5 millions d’habitants, dont une bonne part à Montevideo. Seuls les chenus de mon espèce savent encore ce que veut dire Tupamaro. Ou même, car ma mémoire va jusque là, MLN-T, soit El Movimiento de Liberación NacionalTupamaros (MLN – T). Moi, dans cette autre vie qui fut la mienne, les yeux enamourés, je les appelais les Tupas. Et j’avais alors tout dit. Tupamaro vient, par je ne sais quelle adaptation, du nom d’un rebelle indien, Túpac Amaru. Un sacré petit gars, à ce qu’il semble. Ce guerrier Inca, moins naïf que d’autres, décida dans la deuxième moitié du XVIème siècle de faire la peau aux Espagnols, quarante ans après leur arrivée dans l’Empire inca. Bon, on se doute bien que les Espagnols l’emportèrent finalement. Túpac Amaru, chopé puis emprisonné à Cuzco, ville du Pérou d’aujourd’hui, fut écartelé sur la place centrale en 1572.

Et puis après, bien longtemps après, les Tupamaros, un mouvement armé d’extrême-gauche. L’affaire se déroule en Uruguay, où il n’y a, à ma connaissance, aucun  Indien. Il y a bien des métis, mais des Indiens, point. Ce pays est peuplé de descendants d’Européens, et dans mon jeune temps, on l’appelait « la Suisse de l’Amérique du Sud ». Jusqu’au surgissement des Tupas dans le paysage national de la fin des années soixante. Quand précisément ? Je ne sais plus. L’époque était à la guerilla.  Guevara écrivait par exemple, citant le poète José Martí : « Es la hora de los hornos y no se ha de ver más que la luz ». Ce qui veut dire : « C’est l’heure des brasiers, et il ne faut voir que la lumière ». Très con. Mais j’étais un jeune con.

En moins de cinq ans, les Tupas transformèrent de fond en comble l’atmosphère de ce petit pays. Après 1970, ils multiplièrent les coups d’audace, dont la prise d’une ville de province, ridiculisant les flics et les militaires. Mais la drôlerie fut bientôt remplacée par la guerre. Les Tupas enlevèrent un homme des services secrets américains, Dan Mitrione, qui fut tué. Ils capturèrent ensuite l’ambassadeur britannique, qui fut, lui, libéré. Pendant des années sanglantes, les Tupas semblèrent invincibles, avant d’être réduits à presque rien par la répression. Il y eut beaucoup de morts et de disparus, mais aussi des survivants, dont Pepe Mujica.

El Pepe est une légende à lui seul. L’ancien guerillero a été blessé à plusieurs reprises au temps qu’il était Tupamaro – six balles au total dans le corps -, emprisonné de nombreuses fois – 15 ans de prison en tout -, et s’est évadé à deux reprises. De mon point de vue, il a mal vieilli. Si vous voulez mon avis sincère, bien plus mal que moi. Pourquoi ? Parce que, comme ses ultimes déclarations de candidat l’ont annoncé, sa première visite de chef d’État sera pour Buenos Aires, afin de « normalizar y fraternizar las relaciones con la Argentina (ici) ». Où l’on revient à l’usine Botnia du départ, car c’est bien entendu la pomme de discorde majeure entre les deux États.

Mujica aura passé sa vie dans l’erreur politique, incapable qu’il est de modifier, ne fût-ce qu’un peu, son point de vue « industrialiste » et « développementiste ». Comme les tenants de la gauche social-démocratisée – Lula -, comme ceux de la gauche soi-disant radicale – Chávez -, il ne voit l’avenir que dans la poursuite de la destruction des écosystèmes. Ces écosystèmes dont il n’a jamais entendu parler, et dont, par définition, il ne sait rien. Mujica est si borné, si dramatiquement borné, qu’il souhaite demander à Botnia, l’entreprise papetière finlandaise, qu’elle investisse dans le tourisme à Gualeguaychú, la ville argentine (ici). Les opposants parlent écologie, avenir du fleuve et du monde, et Mujica leur répond aumône et aliénation touristique. Pis encore, il a fini sa campagne en déclarant: « Espero venir a Fray Bentos como presidente para poder darnos un abrazo con el pueblo argentino en ese puente y hacer una fiesta en este pueblo, para enterrar el odio y mirar hacia adelante como dos pueblos hermanos ». En deux mots, il compte aller donner l’accolade au peuple argentin, faire une fête, et regarder devant, en conservant bien entendu l’usine. On se doute.

Y a-t-il plus belle preuve que les gauches, qui situent leur pensée dans un cadre mort – comme il est des astres morts – ne sont pas ni ne seront jamais écologistes ? Ce n’est pas affaire de bonne ou mauvaise volonté. C’est affaire de culture et de paradigme. Il n’y a rien d’autre à faire que tenter de dépasser au plus vite ces formes moribondes du projet humain. Il n’y a rien de plus urgent que de créer un cadre neuf, mais réellement, permettant enfin de mobiliser les forces disponibles, qui sont plus nombreuses qu’on ne croit. Mujica est un dinosaure, et les dinosaures sont désormais des fossiles.

PS : Nous sommes concernés par l’usine Botnia à plus d’un titre. Le Crédit Agricole, par l’intermédiaire de sa filiale Calyon, a contribué au financement du monstre. Le Crédit Agricole, ou le bon sens loin de chez vous.

Juppé, Rocard et les dindons de la farce (ou les couillons ?)

Je me presse, car je n’ai pas le temps. Ce papier peut aisément se lire en complément du précédent, que j’ai consacré à notre héros national, Luc Guyau. Vous savez comme moi, je pense, que deux anciens Premiers ministres de la France, l’UMP Alain Juppé et le socialiste Michel Rocard, ont planché ensemble sur un grand emprunt national dont il s’agissait de définir les contours. Premier commentaire : tous ces gens sont d’accord. Sur les priorités, l’avenir qu’elles conditionnent, le destin commun qu’elles nous promettent. C’est bien, car c’est instructif. On trouve pêle-mêle, dans la liste des membres du groupe Juppé-Rocard, certaines de mes têtes de Turc favorites, dont Laurence Tubiana (ici) et Érik Orsenna (ici, en plusieurs chapitres). C’est bien, car c’est instructif.

À part cela, quelles sont les conclusions de ces preux chevaliers du futur ? Je ne peux me gondoler autant que j’en ai l’envie, mais tout de même. Tout de même. Ce n’est qu’habituelle logorrhée de gens qui n’ont rien compris au film. On y parle économie mondialisée, compétition féroce, investissements, et bien entendu Dédé, autrement dit DD, autrement dit développement durable, cette tarte à la crème sans laquelle aucun dessert n’existe plus. Si vous avez le cran de tout lire, courage et confiance (ici). Je rappelle à toutes fins utiles que cet excellent vieux monsieur appelé Rocard est l’auteur d’un rapport sur la taxe carbone, demandé, lui aussi, par notre président à tous, Sarkozy. Et remis cet été.

Or, Rocard est un benêt qui ignore tout des connaissances de base sur l’effet de serre, ce qui peut sembler étrange pour un homme qui entend entraîner toute la République sur ce sujet, juste derrière lui. Le 28 juillet passé, à 8h41, sur France Info, Rocard démontrait avec verve qu’il confond allègrement – l’adverbe juste – dérèglement climatique et trou de la couche d’ozone, deux phénomènes qui n’ont aucun rapport direct. Citation rigoureuse : « Le principe, c’est que la Terre est protégée de radiations excessives du soleil par l’effet de serre, c’est à dire une espèce de protection nuageuse, enfin protection gazeuse qui dans l’atmosphère est relativement opaque aux rayons du soleil. Et quand nous émettons du gaz carbonique ou du méthane ou du protoxyde d’azote, un truc qu’il y a dans les engrais agricoles, on attaque ces gaz, on diminue la protection de l’effet de serre et la planète se transforme lentement en poële à frire. Le résultat serait que les arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants ne pourront plus vivre. La vie s’éteindra à sept huit générations, c’est complètement terrifiant ».

Je suis d’accord avec Rocard, c’est terrifiant. Terrifiant d’ignorance. Et passons. Dans son nouveau show – cette fois, il s’agit d’un numéro de claquettes avec Juppé -, Rocard est parfait, je l’ai déjà noté. Je n’extrais, pour la bonne bouche, qu’un extrait : « La France dispose d’avantages comparatifs : – des atouts industriels historiques (BTP, service de gestion de l’eau et des déchets, agro-industrie) qui donnent à la France une avance dans les secteurs du recyclage, de l’efficacité énergétique des bâtiments et des biocarburants ». Eh oui, nous revoilà encore avec les biocarburants, obsession manifeste de nos maîtres. Logique, le plan des duettistes promet de « soutenir l’innovation dans les agro-biotechnologies » à hauteur de 1 milliard d’euros supplémentaires. Je traduis : ces biotechnologies, en très large part, seront des biocarburants. Voilà leur idée du 21 ème siècle, à l’heure où brûle le monde.

Tête des écologistes officiels, qui blablatent, depuis les débuts du Grenelle il y a deux ans, avec les plus belles Excellences de la République. Ceux de France Nature Environnement (FNE) – autres têtes de Turc, à vrai dire -, sont tout embarrassés d’avoir à reconnaître qu’ils se sont fait grossièrement entuber. Ce qui donne, sous le titre évocateur Grand Emprunt, 1 milliard pour les biotechnologies, 0 pour la biodiversité : « Les propositions formulées visent à favoriser la production de “variétés végétales innovantes répondant aux besoins d’une agriculture à hautes performances économique et environnementale pour l’alimentation humaine et animale” et le développement de “nouvelles filières du carbone renouvelable, en substitution aux produits pétroliers”. De là à comprendre que l’emprunt national doit soutenir les OGM et les agrocarburants, dont on connaît les risques potentiels, il n’y a qu’un pas ». Je dirais même plus, amis blousés : un entrechat.

Conclusion des mêmes : « Mais entre rentabilité économique potentielle des biotechnologies et investissements à long terme, la commission [Juppé-Rocard] a choisi ». Eh ben oui, ils ont choisi, et vous voilà tout marris. Que va-t-il se passer ? Rien, nada, niente, nothing, nichts. Que dalle. Business as usual, des deux côtés de cette barricade de paille et de pacotille. On ne va pas se fâcher pour si peu de choses.

Henri Proglio, EDF, les neuneus, la Chine, le Laos et moi

Je vais faire semblant d’être immensément complaisant avec la doxa écologiste en place. La doxa, c’est cet ensemble hétérogène d’opinions molles qui finit par former un cadre d’airain dont personne n’ose sortir. Cette doxa, c’est celle par exemple des tenants du Grenelle de l’Environnement. De tous ces gens, plus ou moins de bonne foi, qui ont accepté de jouer le rôle de faire-valoir écologiste du maître provisoire des lieux, Nicolas Sarkozy. Pour eux, il serait concevable de parler de la crise écologique à l’échelle de la France. Aux dimensions strictement politiciennes que lui prête notre président. Ce pourrait être seulement bête. C’est aussi une très grave perte de temps.

Mais passons, car j’ai décidé donc de faire semblant. En France, tout irait vers le mieux. On discuterait enfin sérieusement de déchets, de biodiversité, de qualité des eaux, de niveau acceptable de pesticides. Les rôles de composition ne me vont guère, mais on s’en contentera. Or donc, notre pays serait en pleine effervescence écologique, bouillonnant de projets magnifiques, ouvrant la porte en grand aux énergies renouvelables. Si. Admettons, car c’est pour rire. Je vais vous dire, sans trop vous surprendre : et alors ?

Car toute cette fantaisie ignore par ailleurs ce qu’est l’économie mondialisée. Notre petite France a un besoin vital et constant de ces grands marchés émergents où l’on parvient encore – pour combien de temps ? – à fourguer réacteurs nucléaires, bagnoles, turbines, champagne et parfums. Ce n’est pas très compliqué : sans la Chine, par exemple, nous coulons au milieu du grand bain. Notre mode comme notre niveau de vie criminels ne se maintiennent qu’à la condition expresse de la destruction d’écosystèmes uniques, qui ne reviendront jamais. Jamais.

Je suis un poil énervé, car je viens de lire un papier en anglais du journaliste Daniel Allen, correspondant à Pékin du magazine Asia Times Online (ici). Que nous apprend Allen ? Que la Chine est en train de transformer le Laos en une colonie, surtout le nord du pays, qui est assurément l’un des hotspots – points chauds – de biodiversité majeure de la planète. On trouve dans ce petit pays des tigres, des muntjac à grand bois – un cerf -, des Doucs (des singes qui n’habitent que le Laos et le Vietnam), des éléphants d’Asie. On y découvre encore des animaux aussi fantastiques que le saola, un bovidé sauvage. Bref. Bref. Le Laos est unique.

Et les Chinois sont pressés d’être aussi cons, gras et gorgés de télévision que nous autres. Ils ont ouvert une autoroute qui relie Kunming, la grande ville du Yunnan, et Boten, un village du nord Laos qu’ils ont annexé et transformé en une sorte de bordel géant de la marchandise. Boten est désormais chinois. On y vit à l’heure de Pékin, l’électricité et le téléphone sont reliés au réseau chinois, on y paie en yuan, y compris les nombreuses putes qui ont immanquablement fait leur apparition. Boten est un Disneyland, et les paysans sont comme à chaque fois expulsés, ou parqués. La faune est massacrée comme jamais dans l’histoire, les routes sont pleines de cages où croupissent des ours noirs et des singes qui attendent acquéreurs. Il n’y aura bientôt plus rien à vendre, car le bois tropical est lui aussi abattu, pour être fourgué en Chine ou chez nous.

Une étude de Science complète le tableau (ici) : des centaines de milliers d’hectares de forêt se changent en monocultures d’hévéas pour la satisfaction du marché chinois du caoutchouc, bagnole en tête. Je pourrais m’arrêter ici, car en vérité, peu importe que les massacreurs soient Chinois ou Pétaouchnokais. Ils massacrent parce que l’économie mondialisée dont la France est l’un des hérauts le commande. Ils massacrent à notre place. Il arrive même que nous n’ayons pas besoin de prête-nom. Haut de 39 mètres sur 436 de long, le barrage de Nam Theun 2 (NT2) est Français. EDF achève en ce moment la construction de cette honte nationale, au beau milieu du Laos, sur un affluent du Mekong.

Cocorico ! Oui, cocorico. Le barrage aura nécessité 70 millions d’heures de travail, contre 3,5 pour le viaduc de Millau, en France. Avez-vous entendu dire qu’il menaçait de mort une population de 300 éléphants d’Asie, devenus rarissimes ? Je note cette phrase, qui date de 2005, prononcée par Robert Steinmetz, biologiste à l’antenne thaïlandaise du WWF : « Il s’agit de l’un des deux derniers groupes importants d’éléphants d’Asie du Sud-Est. L’inondation de cette région, c’est comme une balle dans le cœur de la zone fréquentée par les éléphants ».

Qu’ont foutu pendant ce temps-là nos écologistes enrubannés ? Je veux dire, à part trinquer avec les officiels ? À part s’autocongratuler ? À part s’admirer dans la glace dans le rôle de sauveurs de la planète ? Mais à quoi bon se faire du mal, quand tous crient en chœur que tout va bien ? Pour les écologistes officiels et de cour, tout va bien. La France, leur France de sous-préfecture et de confetti de réserves naturelles se porte bien. Pour Henri Proglio, qui dirige désormais et Veolia Environnement et le monstre EDF, artisan du barrage au Laos, tout va bien aussi. Tout va même de mieux en mieux. Entre eux et moi, c’est irréconciliable. Je ne peux même pas écrire ce que je pense réellement. Oui, il vaut mieux que je me censure.

L’Inde est en guerre contre l’homme (ne fuyez pas !)

J’aimerais croire au naxalisme. Oh oui ! Mais il va de soi que je déteste définitivement ces oripeaux maoïstes jetés sur une guerre de classe inimaginable pour nous, les petits-bourgeois du monde. Le mieux est de vous expliquer. Cette affaire commence le 3 mars 1967, il y a donc bientôt 43 ans. Nous sommes dans un village au nord du Bengale occidental, près de la frontière avec le Népal. Cet État a pour capitale Calcutta, qu’il faut désormais appeler Kolkata. Et le village a pour nom, lui, Naxalbari.

Ce 3 mars, 150 militants d’un des partis communistes de l’Inde, en l’occurrence ceux du  Communist Party of India (Marxist), ou Parti communiste d’Inde (marxiste) – faut suivre, excusez – s’attaquent à des greniers à riz et à leurs propriétaires. Ils se font vite exclure de leur parti, qui est parlementaire, et pour tout dire installé dans le système. Ceux de Naxalbari, qu’on nommera les Naxalites, créent dès le 1er mai suivant le Communist Party of India (Marxist Leninist) ou Parti communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste). Je vous l’avais dit, il faut suivre. Ce nouveau parti est furieusement maoïste, illégaliste, militaire.

Commence une gigantesque bataille de l’ombre dont l’Occident n’a jamais rien su. Un affrontement terrible, qui n’est pas sans rappeler ces fameux « événements d’Algérie » que les pouvoirs de droite et de gauche, en France,  refusèrent toujours d’appeler une guerre. Une guerre, donc, utilisant la violence étatique « légitime » contre des guerilleros et des villageois perdus dans l’immensité rurale indienne. Car l’Inde, que vous ne connaissez peut-être pas, ce n’est pas Kolkata et Mumbai, autrement dit Bombay. L’Inde, c’est un trou du cul géant du monde que jamais personne ne vient visiter. Au bout de chemins défoncés, loin de tout dispensaire, sans école, sans eau potable, sans électricité. Personne. Sauf les Naxalites.

Les militaires indiens ont été formés à la guerre contre-insurrectionnelle par les Britanniques, qui l’avaient apprise sur le terrain, à leurs dépens, pendant la période coloniale, surtout dans la première moitié du XXème siècle. Cela signifie de la casse, beaucoup de casse et de tortures, des rapts, des viols, des meurtres. Cela va de soi. Autre élément très frappant : l’éparpillement délirant, pendant des décennies, du mouvement naxalite, séparé en une bonne vingtaine de factions s’opposant sur la syntaxe de certaines phrases ou le nom de la cousine du voisin. Je peux me tromper et j’avoue n’avoir fait aucune enquête sur le sujet. Mais une telle sottise sent l’action de services spécialisés, hautement spécialisés dans l’infiltration, le retournement et l’affaiblissement subséquent d’une opposition jugée redoutable.

Car les Naxalites sont redoutables. Cons et maoïstes, mais redoutables. Depuis dix ans, ils n’ont cessé d’unifier ce qui pouvait l’être,  forgeant une petite armée de 20 000 hommes peut-être, qui opère dans 200 des 800 districts ruraux de l’Inde, ce qui est gigantesque. Ils ne font pas de cadeaux aux flics, aux agents de l’État, aux agioteurs, ce qui veut dire en clair qu’ils flinguent. J’expliquerai plus loin pourquoi je les comprends sans qu’on me fasse un dessin. Oui diable, je comprends aisément cette violence armée.

En septembre dernier, le Premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que l’extrémisme de gauche – on utilise l’euphémisme left wing extremism pour désigner les Naxalites – est « peut-être la plus grave menace interne à laquelle l’Inde doit faire face », ajoutant que le « niveau de violence dans les États affectés continue à croître ». Tu parles, Manmohan ! 65 000 hommes des troupes spéciales sont sur le pied de guerre, appuyées par des milices armées recrutées dans les villages, qui y font régner leur loi abjecte. L’un de ces groupes, appelé Salwa Judum, contrôle de fait le Chhattisgarh, un État créé en 2000, et les organisations locales de défense des droits de l’homme ne cessent de décrire ses exactions. Comme dans tant d’autres conflits du même genre, ces supplétifs sont à peu près hors de contrôle. Ce qui veut dire qu’ils servent si bien le pouvoir central qu’ils ont toute liberté sur place.

Où va-t-on ? Vers le pire. Qui va gagner ? Sur le papier, les Naxalites n’ont pas une chance de vaincre un tel molosse. Dans la réalité, qui sait ? La plupart des révoltés « sont des tribaux et des dalits [les hors-castes, appelés aussi intouchables] qui luttent pour leur survie et leurs droits fondamentaux. La chercheuse et militante Bela Bhatia a rencontré dans l’Etat du Bihar un ouvrier enrôlé chez les naxalites. “Vous pouvez m’appeler naxalite ou tout ce que vous voudrez, lui a-t-il dit. J’ai pris les armes pour avoir mes 3 kilos de maïs.” Toute la question est de savoir si l’Etat indien doit déclarer la guerre aux plus démunis. “Avons-nous créé un système si atroce que la mort devient plus attrayante que les privations et les humiliations que produit ce système ? Si tel est le cas, pourquoi devrions-nous défendre un tel système ?” se demande Himanshu Kumar, seul militant des droits de l’homme présent dans le lointain district de Dantewada, au Chhattisgarh (ici, la suite) ».

On l’aura compris, les insurgés s’appuient sur deux catégories d’Indiens de seconde zone : les dalits ou intouchables, et les tribus autochtones.  Ces dernières, venues pour l’essentiel d’Asie centrale par les passages du nord-ouest de l’Inde il y a des milliers d’années, compteraient au total plus de 80 millions de personnes, confinées dans les montagnes, les jungles, les déserts du sous-continent. Le « développement » capitaliste venu des villes et du monde s’attaque à leurs fleuves et rivières, à leurs forêts sacrées, à leurs terres ancestrales. Aux écosystèmes sans lesquels ils seraient morts. En échange, le système marchand qui s’étend en Inde au moins aussi vite qu’en Chine, leur offre une clochardisation de première classe.

Si je comprends si bien les Naxalites, c’est sans doute parce qu’il m’a été donné le privilège – oui, privilège – de connaître et sentir de près l’humiliation et la domination. Bien entendu, le maoïsme est un totalitarisme qui ne produirait, dans l’hypothèse d’une victoire de la guerilla, que du totalitarisme. Et donc, non. Mais je lisais tout à l’heure un article démentiel, je pense que l’adjectif convient, sur l’Inde officielle (ici). On y apprend que dans ce pays de 1 milliard et cent cinquante millions d’habitants, les 100 plus riches possèdent 276 milliards de dollars, soit le quart (25%) du PIB annuel de l’Inde. Le pays comptait 52 milliardaires en dollars en 2008. Alors, et je sais que je me répète, mais oui, je comprends de toute mon âme les Naxalites.

Aucun rapport avec les bords de Seine ? Si. J’ai ici même attaqué durement l’un de nos écologistes officiels, Pierre Radanne (lire), qui vantait les mérites de l’industriel Tata, concepteur d’une immonde bagnole à moins de 2000 euros, la Nano. Oui, il y a les écologistes de salon. Et puis les autres. Assurément. La Nano sera un désastre écologique global pour l’Inde, comme l’a d’ailleurs dit le directeur du Giec Rajendra Pachauri, ajoutant que cette voiture lui donnait des cauchemars (ici et).Tata et son groupe industriel sont évidemment au centre même de la guerre sociale entre Naxalites et destruction du monde.

Et moi là-dedans, qui ne suis qu’un neutron perdu sous un bombardement atomique ? Ce que j’écris n’aura pas la moindre importance. Mais une force que je ne maîtrise pas m’oblige pourtant à le faire. Je ne saurais soutenir un mouvement totalitaire. Mais je ne puis davantage oublier qui je suis, d’où je viens et ce que j’ai vu. Permettez-moi donc de vous dire que je suis pour la défense inconditionnelle des peuples paysans et autochtones de l’Inde. Et contre le processus criminel autant qu’absurde que les bureaucraties et les entreprises de ce pays tentent d’imposer à une civilisation magnifique. Comme si souvent, il n’existe aucun bon choix. Mais le pire serait encore de ne pas écrire que l’Inde officielle des bureaux climatisés est lancée dans un combat mortel contre l’idée même d’humanité. Car tel est bien le cas.