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Le crime, le climat, la Chine et Fred Singer (avec AJOUT)

Un grand lecteur de Planète sans visa, devenu un ami bien réel, m’envoie une information presque incroyable : l’Académie chinoise des sciences vient de donner sa reconnaissance officielle à Fred Singer, grand maître planétaire de la désinformation. Mais avant que de commenter, regardez avec moi cette publication en chinois d’un rapport américain publié en 2009, Climate Change Reconsidered.

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Difficile d’exagérer l’importance de l’Académie des sciences sise à Pékin (ici). Elle emploie 50 000 personnes et le groupe qui édite la revue Nature (ici) la classe au 12ème rang des 100 institutions scientifiques, en se basant sur les articles publiés dans la presse mondiale spécialisée. Harvard est la première, Yale est 18ème, Oxford 14ème. De même qu’au plan économique, la Chine devient – est déjà – un géant de la science. Et le sera toujours plus. Faut-il préciser que publier un document de 1200 pages venant des États-Unis a forcément une signification politique ? Les États totalitaires, même lorsqu’ils semblent ne plus l’être, ont toujours accordé une grande importance aux signes. Car ce sont des signaux.

Au service de la désinformation

Qui est Fred Singer, le grand inspirateur, nullement caché d’ailleurs, du gros rapport  Climate Change Reconsidered ? Né en 1924, il va avoir 89 ans. Physicien reconnu, il a travaillé à de hauts niveaux de responsabilité dans l’industrie spatiale américaine, avant de bifurquer et de mettre son nom et son énergie au service des industries les plus criminelles qui soient. Par exemple celle du tabac : Singer n’hésitera pas à mettre en cause les liens pourtant évidents entre tabagisme passif et cancer. À la tête du Science and Environmental Policy Project (ici), une petite structure créée en 1990, il va systématiquement aider l’industrie transnationale à faire face aux scandales à répétition, que cela concerne les CFC, l’amiante, les pesticides, le dérèglement climatique.

Tel un Claude Allègre à la puissance 10 ou 100, Singer s’impose, depuis une quinzaine d’années, comme le grand négateur du changement climatique d’origine humaine. il n’a de cesse de discréditer le Giec (en anglais IPCC), ce Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, au point d’avoir lancé un Nongovernmental International Panel on Climate Change (NIPCC), pour s’en moquer bien sûr. Je ne peux que vous renvoyer, sur le sujet, à deux livres dont j’ai déjà parlé ici, Les marchands de doute (Naomi Oreskes et Erik Conway, Le Pommier) et tout récemment La fabrique du mensonge (Stéphane Foucart, Denoël).

Pourquoi diable un homme aussi proche de la mort que Fred Singer use-t-il ses derniers jours de la sorte ? Poser la question, c’est visiter une fois encore le pays du mal, dont la diversité des habitants paraît à peu près sans limite. Comment la tête d’un Singer est-elle organisée ? Comment un homme peut-il défendre de tels intérêts et pour quelle obscure raison ? Voyez, je ne crois pas que l’argent qu’il retire de ses opérations, bien réel, soit l’explication principale. Quoi qu’il en soit, et parce que je tiens la lutte contre le dérèglement climatique pour la mère de toutes les batailles humaines, Fred Singer est à mes yeux un grand criminel.

L’Académie à la botte des bureaucrates

Seulement, quand une institution aussi prestigieuse que l’Académie chinoise des sciences apporte son crédit à une telle entreprise, on retombe sur terre, où la politique reprend ses droits. Il va de soi qu’une décision aussi lourde de sens n’a pu être prise que par la tête même du parti communiste chinois. Au reste, sans en faire mystère, l’Académie dépend étroitement du Conseil des affaires de l’État, lui-même aux ordres du Premier ministre. Il faut donc apprécier cette publication pour ce qu’elle est : un crachat envoyé pleine face à ceux qui tentent de faire face à la crise écologique.

On sait qu’il existe des tensions entre bureaucrates chinois. Dès 1994, quand l’agronome Lester Brown avait publié son formidable essai nommé Who Will Feed China ? (Qui nourrira la Chine ?), il était clair qu’une partie de l’appareil d’État avait pris conscience de l’impasse du modèle économique choisi. En mars 2005, le ministre de l’Environnement de l’époque, Pan Yue, avait donné au journal allemand Der Spiegel un entretien si extraordinaire qu’il n’a, à ma connaissance, pas été repris dans la presse française (ici). Vous pensez bien que lorsque Le Nouvel Observateur, Le Point ou L’Express font des dossiers de 80 pages sur la Chine, il faut surtout ne pas effaroucher l’annonceur publicitaire. Lequel veut vendre des montres de luxe, des bagnoles haut de gamme et des parfums, et ne surtout jamais entendre parler d’un Pan Yue.

Car que disait donc ce dernier ? Eh bien, que le « miracle économique » serait bientôt terminé. Citation : « Ce miracle finira bientôt parce que l’environnement ne peut plus suivre. Les pluies acides tombent sur un tiers du territoire, la moitié de l’eau de nos sept plus grands fleuves est totalement inutilisable, alors qu’un quart de nos citoyens n’a pas accès à l’eau potable. Le tiers de la population des villes respire un air pollué, et moins de 20% des déchets urbains sont traités de manière soutenable sur le plan environnemental. Pour finir, cinq des dix villes les plus polluées au monde sont chinoises ».

Où placer les guirlandes ?

Oui, les conflits à l’intérieur de la bureaucratie chinoise existent. Mais l’affaire Singer, ainsi que je propose de l’appeler, montre que ce sont toujours les mêmes qui gagnent. Et s’ils gagnent, c’est parce que ce pays fou est contraint d’avancer vers le grand krach écologique. Arrêter le porte-containers sans but ni gouvernail reviendrait à disloquer le pays, entraînant des troubles aux dimensions inimaginables. Le principe d’une machine infernale, c’est que personne n’est en mesure de la désactiver. Encore faut-il placer autour de l’engin quelques menues guirlandes et boules de Noël multicolores. Encore faut-il organiser méthodiquement le déni de la catastrophe en marche.

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la publication des 1200 pages de l’officine Singer. S’il n’y a pas de réchauffement climatique, alors il n’y a aucune raison pour que la Chine réduise ses formidables émissions de gaz à effet de serre. Il n’y a aucune raison pour que la Chine arrête de siphonner, dans un délire de croissance, les forêts d’Asie et d’Afrique et des Amériques. Aucune raison pour arrêter le pillage du pétrole et du gaz, et des terres, dans un saisissant remakemutatis mutandis -, de l’aventure coloniale de l’Occident.

182 espèces d’oiseaux, 47 de reptiles

Au moment où je vous écris, je pense au Mozambique, l’un des plus beaux, l’un des plus pauvres pays de la planète. Une équipe de scientifiques vient de passer trois semaines dans le parc national Gorongosa, sûrement l’une des zones les moins massacrées de notre monde. Ils y ont recensé 182 espèces d’oiseaux, 54 de mammifères, 47 de reptiles, 33 de grenouilles, 100 de fourmis, etc. Et parmi elles, un certain nombre d’espèces inconnues, je ne sais combien au juste (ici). Dans le même temps, comme le rapporte Courrier International (ici) les forêts de Mozambique sont pillées dans l’impunité la plus totale, et dans des proportions qu’on ne peut qualifier que de bibliques. Au premier chef par les Chinois, qui savent comment convaincre les politiciens locaux. Pardi.

Destruction, tel est le maître-mot de notre univers. Mais dans le même temps, et pour la raison que la vérité est insupportable, il faut nier, dénier, camoufler, désinformer, manipuler. De ce point de vue, aucun autre pays n’a davantage besoin du mensonge que la Chine. Mais que notre honneur national ne souffre pas trop : nous ne sommes pas loin derrière. Oh non.

AJOUT IMPORTANT LE 16 JUIN 2013 :

Grâce à un lecteur de Planète sans visa – Michel G., un grand merci -, il me faut apporter ici une précision essentielle. L’affaire du rapport chinois est plus complexe que ce que j’avais pensé. Car l’Académie chinoise des sciences (ici, en anglais) conteste avoir jamais donné son imprimatur au texte. À ce stade, il s’agirait donc d’un montage d’une grossièreté inouïe de Fred Singer et de ses nombreux amis. Notons qu’il y a aussi – et au moins – une autre hypothèse : que des factions se fassent la guerre à l’intérieur de l’Académie. Qu’un clan l’ait d’abord emporté, aussitôt victime d’une contre-attaque. Dans tous les cas, cela ne fait donc que commencer. La suite au prochain épisode.

De gros glaçons pour le Qatar

Paru dans Charlie Hebdo le 5 juin 2013

Pour Jean-Gabriel, évidemment, qui m’a mis sur la piste

En prévision de la Coupe du monde de foot de 2022, le désertique Qatar cherche de l’eau. Et il attend les premiers containers remplis de l’eau des glaciers de Patagonie chilienne. La mondialisation, c’est simple comme un verre d’eau.

Le Chili va vendre de la flotte au Qatar, qui prépare la coupe de monde de foot de 2022. Là-bas, c’est le désert, n’est-ce pas, et l’on va donc importer. Pas des bouteilles d’eau, mais des blocs de glace préalablement fondus, puis embarqués. Par la mer – forcément -, compter entre Punta Arenas (Chili) et Doha (Qatar) 14 371 kilomètres.

Pour bien saisir ce qu’est devenu le Chili, rendons hommage à son président actuel, Sebastián Piñera. Ce type a tout du Berlusconi : il a 2,5 milliards de dollars en fouille, il tient ou a tenu la chaîne de télé Chilevisión, la compagnie d’aviation LAN Airlines, le club de foot de Santiago Colo-Colo. Parti de rien, Piñera a prospéré sous le règne de Pinochet, quand les Chicago Boys – des économistes ultralibéraux – menaient le pays.

Les glaçons. En Patagonie chilienne, à l’extrême sud, on trouve un pays de glace de presque 17 000 km2, Campo de Hielo Sur. C’est bien joli, mais à quoi ça sert ? Le 11 mai, le quotidien du Qatar Gulf Times (1) annonce avoir recueilli les confidences de l’ambassadeur chilien Jean-Paul Tarud, de passage à Doha. Pour lui, les glaciers qui perdent leur eau douce en mer, par la fonte, c’est con. Il faut que le privé fasse quelque chose, car « les champs de glace du sud du Chili sont une vaste réserve d’une des eaux les plus pures au monde ». Et le journal de préciser qu’un premier envoi est prévu prochainement.

Les réseaux Twitter et Facebook chauffent d’un bout à l’autre de ce foutu pays, long de plus de 4 000 kilomètres. Devant l’ampleur de la protestation, Tarud dément ses propos et jure que le journal a brodé. Mais l’on apprend bientôt qu’une boîte privée, Waters of Patagonia, dispose de droits sur une partie du glacier géant, et qu’elle compte en profiter. Au reste, depuis que cette canaille de Pinochet a privatisé l’eau en 1981, rien n’empêche un « propriétaire » de l’eau de faire ce qu’il veut avec son « bien ». Avis sans frais de l’avocat chilien Winston Alburquenque, spécialiste des ressources naturelles : « Si vous le voulez, vous pouvez la prendre, la mettre dans des containers, et ensuite l’exporter ».

Le Chili va vendre ses glaciers, et dans le même temps, se contrefout des sécheresses bibliques qui ravagent le Centre et le Nord. En 2007, en 2008, en 2010, en 2011, en 2012, en 2013 – malgré de récents orages -, l’absence d’eau a ruiné sur place quantité de paysans et tué les animaux sauvages et domestiques par centaines de milliers. Dans la seule vallée de Huasco, environ 30 % du bétail serait mort au cours de l’année 2012.

Gloire donc au flegme de Rodrigo Ubilla, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, et « délégué présidentiel à la sécheresse » du grand Sebastián Piñera. En visite dans la zone la plus dévastée – autour de Coquimbo -, ce plaisant monsieur aux pouilleux de paysans qu’ils feraient bien « de se reconvertir dans cette activité très dynamique qu’est la mine ». Le propos n’a pas fait plaisir à tout le monde, mais dit la vérité sur Piñera et sa bande.

Chuquicamata, au nord, est la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert au monde, et reste la propriété de l’État depuis qu’un certain Salvador Allende, renversé par Pinochet en 1973, l’a nationalisée. Une manne pour les politiciens : le cuivre représentait 56,7 % des exportations chiliennes en 2010.

Dans ces conditions, on ne chipote pas. Grosses consommatrices d’eau, les mines passeront toujours avant les pedzouilles. Or, il faut 60 mètres cubes d’eau pour extraire une tonne de cuivre. Et beaucoup, beaucoup d’électricité. En Patagonie, là même où l’on vole la glace, un projet de cinq grands barrages hydroélectriques – Aysén – risque de détruire à jamais le paysage. L’électricité produite – 35 % de la consommation de tout le Chili en 2008 – devrait servir à alimenter les mines du Nord, par des lignes à haute tension. On n’arrête pas le futur (2).

(1) http://www.gulf-times.com/qatar/178/details/352150/qatar-could-import-fresh-water-from-chile
(2) On n’arrête pas le futur est le principal slogan de la Fédération française des travaux publics.

Mais que fout donc l’Anses (à propos du triclosan) ?

Il y a un préambule, et ce préambule-là concerne l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Madonna ! comme ces gens sont inventifs. L’Anses a vu le jour en 2010 sur les ruines de trois agences publiques déconsidérées.

1/ D’abord la plus petite,  l’Agence nationale du médicament vétérinaire (ANMV). Difficile de ne pas être rosse. Cette agence avait bien sûr pour vocation, parmi d’autres tâches, de veiller à l’incroyable gabegie dans l’usage des antibiotiques destinés aux animaux d’élevage. On le sait – on devrait le savoir -, 50 % des antibiotiques produits dans le monde sont destinés à l’élevage industriel. Les antibios servent beaucoup à augmenter « rendements » et « productivité » dans la « fabrication » de bidoches diverses. Les conséquences sont lourdes, au premier rang desquelles l’explosion de l’antibiorésistance. Des bactéries jadis aisément défaites s’adaptent au traitement, mutent, et deviennent parfois redoutablement dangereuses, comme le Staphylocoque doré résistant à la méticilline.

Bilan de l’ANMV dans ce domaine crucial ? Le dernier rapport de cette agence avant son absorption par l’Anses en 2010, est de faillite (ici). Malgré tant d’alertes, dont certaines angoissées, l’exposition des animaux aux antibiotiques a AUGMENTÉ de 12,6 % entre 1999 et 2009. Dans ces conditions, à quoi aura pu servir l’ANMV ? Je vous remercie d’avoir posé la question.

Guy Paillotin pète un câble

2/ Deuxième agence digérée par la création de l’Anses, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset). Que faire d’autre que rire ? Le lundi 10 octobre 2005, au cours d’un colloque tenu au Sénat, Guy Paillotin se lâche. Cet ancien président de l’Inra est alors à la tête du conseil d’administration de l’Afsse, sur le point de devenir Afsset. Comme on se plaint des conflits d’intérêt, à l’intérieur de l’agence, au sujet du téléphone portable, Paillotin déclare : « L’AFSSE est effectivement un lieu de pouvoir, mais, comme tout lieu de pouvoir, il est creux. Vous indiquez que l’expertise sur la téléphonie mobile n’est pas bonne, ne vous plaît pas. L’expertise de l’AFSSE sur la téléphonie mobile n’a jamais suivi, ni de près, ni de loin, les règles que l’AFSSE s’est fixées à elle-même ; donc c’est une expertise que je considère, en tant que président du conseil d’administration, comme n’existant pas, n’étant pas le fait de l’AFSSE, puisqu’elle ne correspond pas aux textes que le conseil d’administration a lui-même adoptés. Vous allez me dire que c’est terrible. Eh bien, c’est tout le temps comme ça. Le CA fixe des règles, mais n’est pas habilité à les mettre en œuvre […]. Comme partout ailleurs, on s’assoit dessus. »

Hum, qu’en dites-vous ? Un rapport conjoint de l’Inspection générale des Affaires sociales et de l’Inspection générale de l’Environnement, en janvier 2006, confirmera les paroles de Paillotin, insistant sur les conflits d’intérêt flagrants entre agence publique et intérêts industriels. Ajoutons pour le plaisir de la moquerie que l’Afsset était en charge de la surveillance des pesticides en France, mission qu’elle a, cette fois encore, excellemment menée. Une étude de l’Institut national de veille sanitaire (InVS), en mars 2013, a rappelé aux oublieux la réalité. Les Français – cocorico ! – sont plus contaminés par les principaux pesticides que les Allemands, les Canadiens, les Américains.

3/  Troisième agence constitutive de l’Anses, créée je le rappelle en 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Lancée en 1999 sur fond de maladie de la vache folle, l’Afssa a acquis très vite une réputation disons contrastée. Thierry Souccar, qui tient le très intéressant site internet Lanutrition.fr, a violemment secoué l’Afssa dans son livre Santé, Mensonges et propagande, paru au Seuil en 2004. Selon lui, à cette date, 65 % des experts de l’Afssa auraient eu des « liens avec l’industrie ». Et l’agence aurait été d’une noble discrétion sur des questions décisives dans l’orbe alimentaire, comme le sel et le sucre.

Martin Hirsch mange le morceau

Pour le même prix, cette citation d’un interview donné le 9 décembre 2010 à Libération par Martin Hirsch, ancien directeur général de l’Afssa entre 1999 et 2005 : « Quand j’ai quitté l’Afssa en 2005, après avoir été traité par l’industrie agroalimentaire d’« ayatollah de la santé publique » l’équipe d’après a dit aux industriels : « Maintenant, nous redevenons partenaires ». Quand je vois le rapport d’un groupe de travail sur les régimes amaigrissants, je me dis qu’il a moins de force quand il apparaît, dans la déclaration d’intérêt de son président, des rémunérations provenant de quatre grands laboratoires… Et qu’il renvoie à plus tard l’examen des compléments alimentaires, qui constituent un juteux marché ».

Bon, il n’est que temps de passer à l’Anses, chargée donc, comme indiqué au début, de la sécurité sanitaire publique dans le travail, dans l’alimentation, dans l’environnement. Vaste programme, qui entraîne de bien dérangeantes questions. Je précise avant cela que je ne tiens pas l’Anses pour un repaire de crapules décidées à nous faire souffrir les mille morts. J’ai croisé certains de ses membres, y compris des responsables, et en vérité, ils m’ont fait une bonne impression. Non, je n’entends pas juger l’Anses en bloc. Seulement, que penser de l’affaire du triclosan ?

Officiellement, cette question n’existe pas. Je viens de cliquer dans l’onglet Recherche du site de l’Anses (ici), et on ne trouve aucun article consacré au sujet. Il y a 25 documents sur le bisphénol A, aucun sur le triclosan. Or, j’ai lu hier ceci sur le site américain de la télévision CBS : « The Food and Drug Administration is finally going to decide whether antibacterial soap actually works, or if it’s causing more harm than good. Government researchers plan to deliver a review this year on the effectiveness and safety of triclosan, the germ-killing ingredient found in an estimated 75 percent of antibacterial liquid soaps and body washes sold in the United States. The chemical has been in U.S. households for more than 40 years, used for cleaning kitchens, people’s bodies and clothing ».

40 ans à regarder ailleurs

Voici venir la traduction résumée  : l’administration fédérale en charge des aliments et des médicaments – The Food and Drug Administration (FDA) va mener une enquête sur le triclosan, que l’on retrouve dans 75 % des savons liquides et gels de bain vendus aux États-Unis. Ces produits causeraient-ils plus de mal que de bien ? On les trouve depuis plus de quarante ans dans les produits de nettoyage des cuisines, des humains, des vêtements. Fin de ce semblant de traduction.

J’ai consulté des sites plus critiques, et la plupart insistent sur l’incroyable passivité de la FDA, sous un titre qui revient souvent : « FDA to Review Triclosan After Decades of Delay ». C’est-à-dire : la FDA étudie le triclosan avec 40 ans de retard. Franchement, il y a de quoi hurler. Le 15 janvier, la revue Environmental Science and Technology (ici) publiait une étude sur la pollution par le triclosan dans huit lacs américains. Je précise que je tire mes infos d’une source sérieuse française (ici), et que je n’ai fait que parcourir l’étude originale en anglais. En tout cas, ces lacs reçoivent des eaux usées qui contiennent évidemment du chlore utilisé pour leur traitement. Le triclosan, ce charmant composé chimique, réagit au soleil avec des dérivés du chlore et produit gaiement des polychlorodibenzo-p-dioxines (PCDD). Des dioxines, oui, dont l’une, la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-p-dioxine, ou TCDD, est au centre de la catastrophe de Seveso en 1976.

Dans le dentifrice Colgate

Ne croyez surtout pas que j’en ai fini. Le triclosan peut également former du chloroforme, toujours en lien avec le chlore, ce dernier étant classé cancérigène potentiel. Et surtout, il est à coup certain un perturbateur endocrinien (voir mon précédent article), à des doses que personne ne connaît exactement (ici). Encore ne sait-on encore rien, puisque ces braves bureaucrates de la FDA se mettent seulement au boulot. Et la France, amis de Planète sans visa ? Oh, il ne fait aucun doute que nous allons vers le énième scandale de santé publique. Bien que n’étant pas devin, je vous l’annonce en exclusivité. Car du triclosan, chez nous, il y en a partout. Dans des centaines de produits d’usage courant : des dentifrices, des jouets, des déodorants, des savons. Que Choisir en a trouvé dans le dentifrice Colgate Total, mais il suffit de chercher ailleurs pour fatalement trouver. Car ce poison est légal. LÉGAL.

Et l’on est donc bien obligé de se tourner vers l’Anses, qui n’en branle pas une. Je suis sûr, car je sais comment cela se passe, que l’agence va finir par réagir. Et même mon coup de gueule y aura contribué, fût-ce pour une très faible part. Mais n’est-ce pas épuisant, déprimant, désespérant ? Un poison chasse l’autre. Sauf qu’aucun ne disparaît. Sauf que tous se recombinent à l’infini, créant de nouvelles chimères, qui sont d’effroyables réalités. L’Anses, à quoi ça sert ?

PS : J’ai dû rectifier il y a quelques minutes un calamiteux semblant de traduction. Avis à ceux qui auraient lu la première version.

Batho, Touraine et Fioraso se foutent de nous (et du Mali)

Paru dans Charlie Hebdo le 29 mai 2013

Les perturbateurs endocriniens sont en train de balayer la santé publique, partout dans le monde. Mais en loucedé, les ministres français sabotent les chances d’un plan d’action efficace.

Le monde va changer de base. Grâce aux perturbateurs endocriniens. C’est splendide, c’est nouveau. Commençons le voyage par le Mali, pays amicalement dévasté par les islamistes, puis gentiment envahi par nos valeureux bataillons. Le journal en ligne maliba.com du 7 mai raconte que les gamines du pays sont pubères de plus en plus tôt. Interrogé, l’obstétricien Djedi Kaba Diakité raconte : « On connaît mal l’origine du phénomène, mais les résultats d’études convergent de plus en plus  vers (…) la pollution, l’usage de produits chimiques spécifiques comme le phtalate ou les phénols qu’on retrouve dans certains articles plastiques et dans l’alimentation. On les appelle les perturbateurs endocriniens ».

Les enseignants locaux constatent cette révolution, et estiment que 3 ou quatre fillettes de 12 ans sur dix sont concernées. Le journal malien note que ces mouflettes « sont désormais très sollicitées dans les discothèques, les rues et, hélas, dans les maisons closes de la capitale ». D’où la tronche de l’imam Mahamoud Dicko, président du Haut Conseil Islamique du Mali (HCIM) : « C’est le moyen le plus sûr d’encourager la perversion et le phénomène des filles-mères. Nous ne saurions le cautionner ». D’autant que l’âge légal du mariage, aux termes du code de la famille malien, est au minimum de 16 ans. Et le monde entier est frappé par cette peste dont se foutent nos gazettes, gavées de pubs à la gloire de l’industrie chimique.

Résumons à très gros traits : le terme de « perturbateur endocrinien » a été forgé en 1991, au cours d’une conférence scientifique réunie à Wingspread (États-Unis) par la scientifique Theo Colborn. Cette dernière est affreusement chiante, car non seulement sa réputation professionnelle est inattaquable, mais elle ne cesse en plus de remuer la merde (1). Que sait-on en 2013 ? Largement de quoi  prendre au colback l’industrie chimique, qui a dispersé dans des milliers de produits, souvent d’usage courant – cosmétiques, jouets, meubles, peintures, biberons -, des molécules qui imitent les hormones naturelles et s’attaquent au passage aux équilibres les plus essentiels des organismes vivants.

Beaucoup de fonctions sont touchées, mais les plus spectaculaires atteintes visent la différenciation sexuelle et la reproduction. Un rapport conjoint de l’OMS et du Programme des nations unies pour l’environnement, publié en février 2013 (2), dresse une liste non exhaustive des effets possibles sur l’homme des perturbateurs endocriniens : cancer du sein, cancer de la prostate, cancer de la thyroïde, hyperactivité de l’enfant, Alzheimer, Parkinson, obésité, maladies auto-immunes, et bien sûr la puberté précoce.

On en restera là faute de place. Et c’est ainsi que le gouvernement est grand. Le nôtre. Car faudrait pas croire : en face d’un tel danger, Batho – Écologie -, Touraine – Santé -, Fioraso – Recherche – ont décidé de lancer une Stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens (SNPE). Après plusieurs réunions tenues depuis février, un plan d’action devrait même être présenté en juin devant le Conseil des ministres. Seulement, ça déconne, et grave.

Parmi la quarantaine d’invités à ces rendez-vous officiels, deux ne jouent pas le jeu. D’abord Michèle Rivasi, députée européenne d’Europe Écologie. Ensuite André Cicolella, président du Réseau Environnement Santé (RES). Ils ont même failli quitter la salle où se tenait le dernier raout préparatoire, le 17 mai (3), jugeant qu’on se foutait ouvertement de leur gueule. Car si une poignée d’écolos sont représentés aux réunions, la vraie puissance appartient aux services d’État et aux industriels, le plus souvent d’accord sur l’essentiel. Commentaire de Rivasi : « Quand j’ai découvert le document de travail, qu’on nous a communiqué seulement trois jours avant, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucune référence à l’épidémie en cours, sur l’effet de seuil et les faibles doses, sur les fenêtres d’exposition, les effets transgénérationnels, etc ».

Du foutage de gueule, aucun doute.

(1) Un livre extraordinaire qui a fait flop au moment de sa sortie en 1998 : L’homme en voie de disparition ?, aux éditions Terre Vivante.

(2) State of the Science of  Endocrine Disrupting Chemicals

(3) Entretien accordé au Journal de l’Environnement du 21 mai (www.journaldelenvironnement.net)

Comment le gouvernement s’assoit sur le ventre des abeilles

Publié dans Charlie Hebdo le 7 mai 2013

Les abeilles, assurent par la pollinisation le tiers de l’alimentation humaine, mais elles meurent par milliards. L’Europe fait un geste contre les pesticides qui les butent, et Charlie raconte les coulisses.

Résumons, car cette histoire en a bien besoin. La semaine passée, la Commission européenne a décidé de suspendre pendant deux ans l’usage de trois pesticides, ou plutôt de trois matières actives entrant dans leur composition : l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame. La grande folie, c’est qu’on sait depuis quinze ans que ces charmants personnages butent les abeilles par milliards. Ces abeilles qui garantissent, par la pollinisation, environ un tiers de l’alimentation humaine.

Résumons donc. En 1991, les chimistes du groupe Bayer touchent le gros lot. Leur nouvelle invention pour liquider les insectes dans les champs industriels de tournesol ou de maïs est dite systémique. En appliquant sur la semence le petit nouveau, on « protège » la plantule puis la totalité de la plante, via la sève. Le truc s’appelle imidaclopride et sera commercialisé sous le nom de Gaucho. De 1994 à 1997, les apiculteurs voient crever leurs abeilles par milliards, mais chut. L’hécatombe devient telle qu’en janvier 1999, Jean Glavany, ministre socialo de l’Agriculture, suspend l’utilisation du Gaucho pendant un an, sur le seul tournesol. Mais ce n’est qu’une gentille farce.

En janvier 2002, une main très inspirée, au ministère, donne un coup de tampon sur l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) du Gaucho. Cette dernière est prolongée de dix ans, malgré la mort des abeilles. Alors arrive le petit juge Ripoll, saisi par une plainte d’un syndicat d’apiculteurs. Le voilà qui perquisitionne l’une des citadelles les mieux protégées du ministère de l’Agriculture, la Direction générale de l’alimentation (DGAL). Il tombe sur la directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui l’envoie chier direct. Elle lui refuse communication des documents ayant permis l’Autorisation de mise sur le marché. Bien qu’ayant frôlé la garde-à-vue, la Catherine tient bon, et le juge repart la queue basse. Ripoll sera muté peu après à Papeete, là où le lagon est si bleu.

On ne peut raconter ici la suite, pourtant si éclairante, mais on va retrouver au coin de la rue Geslain-Lanéelle, ne quittez surtout pas. D’autres pesticides du même genre inondent le marché français : le Régent, le Cruiser (thiaméthoxame), le Poncho (clothianidine). Les abeilles disparaissent sans laisser de trace, car parties butiner, elles ne parviennent plus à retrouver leur ruche. Leur système nerveux est simplement anéanti. Et les apiculteurs suivent le mouvement : de 2004 à 2010, leur nombre a baissé de 40 % (chiffres officiels FranceAgriMer).

Mais revenons à Geslain-Lanéelle. Officiellement proche des socialos, elle devient en 2006 la directrice de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa, selon son acronyme anglais). En 2010, on apprend – grâce à José Bové – que la nouvelle présidente du Conseil d’administration de l’Efsa, la Hongroise Diána Bánáti, bosse en loucedé pour un lobby industriel comprenant notamment Bayer et BASF, les propriétaires du Gaucho et du Regent. Or Geslain-Lanéelle s’en accommode si bien qu’elle défend le maintien de Bánáti à la tête du Conseil d’administration de l’Efsa jusqu’en mai 2012, date de sa démission.

Est-il possible que ces micmacs expliquent l’inertie française – et européenne – de ces quinze dernières années ? Notons en tout vas, avec une vive surprise, que l’agrochimie a mis le paquet pour tenter d’empêcher l’interdiction des trois pesticides par l’Europe. Dans un hallucinant rapport, Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisé dans la surveillance des lobbies industriels, révèle la teneur de courriers adressés à la Commission européenne (1). Les lettres, dont certaines signées Bayer (le Gaucho), varient entre plan com’, dénigrement des études scientifiques, menaces de poursuite. Extrait impeccable d’une lettre de Bayer, le 12 juin 2012, adressée au commissaire européen (Santé et Consommation) John Dally : « Soyez bien assuré que pour notre entreprise, la santé des abeilles est notre priorité numéro 1 ». Dally, malheureux homme, a dû démissionner, lui aussi, en octobre 2012, à cause de son implication dans une affaire de corruption par l’industrie du tabac.

Et nous là-dedans, braves couillons que nous sommes ? Le 30 avril 2013, l’Institut national de veille sanitaire (InVS) rend public un rapport sur « l’imprégnation » aux pesticides des Français (2). Notre sang et notre urine sont farcis de résidus de PCB et de pesticides organophosphorés ou organochlorés, parfois plus que les Amerloques, que l’on croyait champions du monde. Rien sur les trois molécules suspendues pour deux ans : les études viendront plus tard, dans vingt ans, quand tout le monde aura Alzheimer.

(1) http://corporateeurope.org/publications/pesticides-against-pollinators

(2) http://www.invs.sante.fr/Publications-et-outils/Rapports-et-syntheses/Environnement-et-sante/2013/Exposition-de-la-population-francaise-aux-substances-chimiques-de-l-environnement-Tome-2-Polychlorobiphenyles-PCB-NDL-Pesticides

ENCADRÉ PARU LE MÊME JOUR

Tout bouge mais rien ne change (ritournelle)

Est-ce que cela va mieux ? Est-ce que les pesticides sont mieux surveillés en France depuis l’affaire du Gaucho (voir ci-dessus) ? Dans un livre paru en 2007 (1), l’essentiel avait été rapporté, à commencer par cette consanguinité totale entre l’industrie des pesticides et les services d’État qui donnent les précieuses Autorisations de mise sur le marché (AMM) de ces si bons produits chimiques.

Depuis, malgré la cosmétique –  industrie en vogue -, il se passe dans les arrière-cours des arrangements entre amis qui réchauffent le cœur. Le 27 août 2012, ainsi que le révèle l’association Générations futures (www.generations-futures.fr), Marc Mortureux écrit une bafouille à Patrick Dehaumont. Pour bien apprécier la saveur de ce qui suit, précisons que Mortureux est le patron de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), créée après la faillite opérationnelle et morale de deux autres agences d’État, l’Afssa et l’Afsset. Mortureux est chargé, comme indiqué, de notre sécurité. Quant à Dehaumont, il est aux manettes de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), qui s’est lourdement illustrée dans la « gestion » des pesticides massacreurs d’abeilles.

Mortureux : « Par courrier du 7 octobre 2009, j’avais attiré l’attention de votre Direction sur les problèmes posés par le fait que les avis de l’Agence relatifs aux dossiers de produits phytopharmaceutique… » et bla-bla-bla. Ce que Mortureux veut dire, qu’il présente de manière diplomatique, c’est que la DGAL s’assoit avec volupté sur les mises en garde sanitaires. Malgré des avis détaillés de l’Anses qu’il dirige, l’administration française a autorisé la mise sur le marché de dizaines de pesticides inquiétants. Mortureux met en cause « le maintien sur le marché de produits pour lesquels avait été émis un avis défavorable ou un avis favorable avec restrictions ». En matière criminelle, aucun doute, il s’agirait d’un flag.

Tête du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, qui aimerait tant faire croire qu’il est en train de terrasser le monstre industriel avec ses petites mains à lui. Comme contraint, le ministre a finalement donné plus qu’un petit peu raison à Générations futures en commandant un audit dont les résultats doivent être connus entre le 7 et le 10 mai 2013. Problème de CM1 : s’il a fallu quinze ans pour s’en prendre au Gaucho, et compte tenu que Le Foll avance d’un millimètre par mois, combien faudra-il de millénaires pour se débarrasser des pesticides ?

(1) Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard)