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Annie n’aime pas les sucettes (ni la Légion d’Honneur)

J’ai une très grande affection pour Annie Thébaud-Mony. Directrice de recherche – honoraire – à l’Inserm, elle mène inlassablement des combats à mes yeux cruciaux. Pour le désamiantage en France du Clemenceau. Contre la destruction d’un village d’Intouchables en Inde par Michelin. Pour la reconnaissance des dizaines de cancers du rein de l’entreprise martyre Adisseo (Allier). Contre le traitement inhumain infligé chez nous aux sous-traitants du nucléaire. Tant d’autres. J’ai l’honneur de participer avec elle à l’association Henri Pézerat (ici), du nom de celui – que je chéris tant – qui fut son compagnon jusqu’à sa mort en 2009. Et voilà qu’on vient de lui balancer la Légion d’Honneur.

L’affaire est tragi-comique. Une ministre se réclamant de l’écologie – Cécile Duflot – ne trouve rien de mieux à faire, quelques semaines après son entrée au gouvernement, que de distribuer des breloques par poignées (ici). Comment diable oser pareille chose ? Moi, j’en suis resté à la détestation définitive des décorations d’État, qui abaissent et avilissent même ceux qui les reçoivent. J’en suis resté à Benjamin Péret, surréaliste quand ce mot avait un sens. Dans son merveilleux Mort au vaches et au champ d’honneur, il écrit ceci : « La bouche revint alors près de moi et me dit : “Quelle poésie ! Et ça t’amuse, imbécile ? Je peux faire des vers de cette espèce toute la journée. Je me contente d’en écrire chaque année au 14 juillet et je les envoie au Président de la République. C’est pourquoi l’on m’a décorée de la Légion d’honneur comme une saucisse empaillée”».

Du même Péret, ce poème de 1929, paru dans le tome 12 de La Révolution Surréaliste, et qui s’appelle La loi Paul Boncour.

Partez chiens crevés pour amuser les troupes
et vous araignées pour empoisonner les ennemis
Le communiqué du jour rédigé par des singes tabétiques annonce
le 22e corps d’armée de punaises
a pénétré dans les lignes ennemis sans coup férir
À la prochaine guerre
les nonnes garderont les tranchées pour le plus grand plaisir des rengagés
et pour se faire trouer l’hostie à coup de balai
Et les enfants au biberon
pisseront du pétrole enflammé sur les bivouacs ennemis

Pour avoir hoqueté dans ses langes
un héros de trois mois aura les mains coupées
et la légion d’honneur tatouée sur les fesses

Tout le monde fera la guerre
hommes femmes enfants vieillards chiens chats cochons
puces hannetons tomates ablettes perdrix et rats crevés
tout le monde

Des escadrons de chevaux sauvages
d’une ruade chasseront les canons de l’adversaire
et quelque part la ligne de feu sera gardée par des putois
dont l’odeur conduite par un vent propice
asphyxiera des régiments entiers
mieux qu’un pet épiscopal
Alors les hommes qui écrasent les sénateurs comme une crotte de chien
se regardant dans les yeux
riront comme les montagnes
obligeront les curés à tuer les derniers généraux avec leurs croix
et à coups de drapeaux
massacreront les curés comme un amen

Donc, Duflot. Qui ose décorer Annie Thébaud-Mony. Mais Annie ne veut pas. Elle explique ci-dessous pourquoi. Merci à Jean-Paul Brodier, de Metz, pour son aide technique.

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Fontenay-sous-Bois, le 31 juillet 2012

Madame Cécile Duflot
Ministre de l’égalité, des territoires et du logement
Hotel de Castries
72 rue de Varenne – 75 007 Paris

Madame la ministre,

Par votre courrier du 20 juillet 2012, vous m’informez personnellement de ma nomination au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et m’indiquez que vous êtes à l’origine de celle-ci. J’y suis très sensible et je tiens à vous remercier d’avoir jugé mon activité professionnelle et mes engagements citoyens dignes d’une reconnaissance nationale. Cependant – tout en étant consciente du sens que revêt ce choix de votre part – je ne peux accepter de recevoir cette distinction et je vais dans ce courrier m’en expliquer au près de vous.

Concernant mon activité professionnelle, j’ai mené pendant trente ans des recherches en santé publique, sur la santé des travailleurs et sur les inégalités sociales en matière de santé, notamment dans le domaine du cancer. La reconnaissance institutionnelle que je pouvais attendre concernait non seulement mon évolution de carrière mais aussi le recrutement de jeunes chercheurs dans le domaine dans lequel j’ai travaillé, tant il est urgent de développer ces recherches. En ce qui me concerne, ma carrière a été bloquée pendant les dix dernières années de ma vie professionnelle.

 Je n’ai jamais été admise au grade de directeur de recherche de 1e classe. Plus grave encore, plusieurs jeunes et brillant.e.s chercheur.e.s, qui travaillaient avec moi, se sont vu.e.s fermer les portes des institutions, par manque de soutien de mes directeurs d’unité, et vivent encore à ce jour – malgré la qualité de leurs travaux – dans des situations de précarité scientifique. Quant au programme de recherche que nous avons construit depuis plus de dix ans en Seine Saint Denis sur les cancers professionnels, bien que reconnu au niveau national et international pour la qualité scientifique des travaux menés, il demeure lui-même fragile, même s’il a bénéficié de certains soutiens institutionnels.

 J’en ai été, toutes ces années, la seule chercheuse statutaire. Pour assurer la continuité du programme et tenter, autant que faire se peut, de stabiliser l’emploi des jeunes chercheurs collaborant à celui-ci, il m’a fallu en permanence rechercher des financements – ce que j’appelle la « mendicité scientifique » – tout en résistant à toute forme de conflits d’intérêts pour mener une recherche publique sur fonds publics. Enfin, la recherche en santé publique étant une recherche pour l’action, j’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention.

 Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux, que la sous-traitance des risques fait supporter par les plus démunis des travailleurs, salariés ou non, dans l’industrie, l’agriculture, les services et la fonction publique, un cumul de risques physiques, organisationnels et psychologiques, dans une terrible indifférence. Il est de la responsabilité des chercheurs en santé publique d’alerter, ce que j’ai tenté de faire par mon travail scientifique mais aussi dans des réseaux d’action citoyenne pour la défense des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité.

 Parce que mes engagements s’inscrivent dans une dynamique collective, je ne peux accepter une reconnaissance qui me concerne personnellement, même si j’ai conscience que votre choix, à travers ma personne, témoigne de l’importance que vous accordez aux mobilisations collectives dans lesquelles je m’inscris. J’ai participé depuis trente ans à différents réseaux en lutte contre les atteintes à la santé dues aux risques industriels.

  Ces réseaux sont constitués de militants, qu’ils soient chercheurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, avocats, médecins ou autres… Chacun d’entre nous mérite reconnaissance pour le travail accompli dans la défense de l’intérêt général. Ainsi du collectif des associations qui se bat depuis 15 ans à Aulnay-sous-bois pour une déconstruction – conforme aux règles de prévention – d’une usine de broyage d’amiante qui a contaminé le voisinage, tué d’anciens écoliers de l’école mitoyenne du site, des travailleurs et des riverains. Ainsi des syndicalistes qui – à France Télécom, Peugeot ou Renault – se battent pour la reconnaissance des cancers professionnels ou des suicides liés au travail. Ainsi des ex-ouvrières d’Amisol – les premières à avoir dénoncé l’amiante dans les usines françaises dans les années 70 – qui continuent à lutter pour le droit au suivi post-professionnel des travailleurs victimes d’exposition aux cancérogènes. Ainsi des travailleurs victimes de la chimie, des sous-traitants intervenant dans les centrales nucléaires, des saisonniers agricoles ou des familles victimes du saturnisme.

 Tous et chacun, nous donnons de notre temps, de notre intelligence et de notre expérience pour faire émerger le continent invisible de ce qui fut désigné jadis comme les « dégâts du progrès », en France et au delà des frontières du monde occidental. La reconnaissance que nous attendons, nous aimerions, Madame la ministre, nous en entretenir avec vous. Nous voulons être pris au sérieux lorsque nous donnons à voir cette dégradation des conditions de travail dont je parlais plus haut, le drame des accidents du travail et maladies professionnelles, mais aussi l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques…

 Cessons les vraies fausses controverses sur les faibles doses. Des politiques publiques doivent devenir le rempart à la mise en danger délibérée d’autrui, y compris en matière pénale. Vous avez récemment exprimé, à la tribune de l’Assemblée nationale, votre souhait d’écrire des lois « plus justes, plus efficaces, plus pérennes. En qualité de Ministre chargée de l’Egalité des territoires et du logement, vous avez un pouvoir effectif non seulement pour augmenter le nombre des logements mais légiférer pour des logement sains, en participant à la remise en cause de l’impunité qui jusqu’à ce jour protège les responsables de crimes industriels. En mémoire d’Henri Pézerat qui fut pionnier dans les actions citoyennes dans lesquelles je suis engagée aujourd’hui et au nom de l’association qui porte son nom, la reconnaissance que j’appelle de mes vœux serait de voir la justice française condamner les crimes industriels à la mesure de leurs conséquences, pour qu’enfin la prévention devienne réalité.

Pour toutes ces raisons, Madame la ministre, je tiens à vous renouveler mes remerciements, mais je vous demande d’accepter mon refus d’être décorée de la légion d’honneur. Avec l’association que je préside, je me tiens à votre disposition pour vous informer de nos activités et des problèmes sur lesquels nous souhaiterions vous solliciter.

Je vous prie d’agréer, Madame la ministre, l’expression de ma reconnaissance et de
mes respectueuses salutations

Annie Thébaud-Mony

 

Castoriadis contre l’Appel de Heidelberg (suite)

Il me faut donc remercier deux personnes, que je ne connais pas. Et même trois. La première intervient sur Planète sans visa sous le nom de Leyla. Il vient de poster ce qui suit, que je m’empresse de mettre en ligne dans un article. Mais il me faut également saluer Markus, qui a retranscrit ce coup de gueule de Castoriadis. Enfin, toute ma reconnaissance à ce même Cornelius Castoriadis.

Qui était cet homme grec, né en 1922 et mort en 1997 ? Je mentirais avec grossièreté si j’écrivais le bien connaître. De mémoire, j’ai lu deux livres de lui dans ma jeunesse, en deux fois deux tomes. D’abord La Société bureaucratique, livre consacré à l’analyse de l’Union soviétique. Ensuite L’Expérience du mouvement ouvrier. Sur les conseils de mon frère Emmanuel, j’ai lu plus tard Montée de l’insignifiance. Et je ne dois pas oublier un dialogue avec Cohn-Bendit, qui s’appelle De l’écologie à l’autonomie, livre qui m’a laissé un plaisant souvenir. Il faut dire qu’il date, je crois, de 1980, date à laquelle Cohn-Bendit était un autre.

En revanche, je ne sais presque rien du philosophe, et moins encore du psychanalyste que fut Castoriadis. Ma certitude est que cet homme pensait, avec tous les risques liés à cet exercice. Qu’il était lumineux. Qu’il avait compris la nature de nos sociétés. Et qu’il voulait nous aider tous à trouver d’autres voies. Revenons au message de Leyla, qui concerne l’Appel de Heidelberg, objet du dernier article de Planète sans visa.

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De Leyla : Il y a tout juste 20 ans, tout le monde ne gobait pas l’appel d’Heidelberg. Voilà ce que disait par exemple Castoriadis au micro de France Culture le 19 juin 1992 (merci à Markus pour la transcription de cet échange oral – où l’on doit entendre l’irritation et la colère devant l’ignominie de l’appel) :

« Quand on a des réactions au mouvement écologiste comme le manifeste Heidelberg qui a été signé et diffusé à la veille de la conférence de Rio par 150 intellectuels parmi lesquels 52 prix Nobel, ce manifeste est relativement ignominieux dans son hypocrisie ! Tout le monde est d’accord pour l’écologie scientifique à condition qu’on sache ce qu’on veut dire. Mais ces prix Nobel, c’est des gens de 1850, c’est des scientistes !… Ils croient que la science a réponse à tout, ils disent que la science ne crée jamais de problèmes … Ils sont dans une vue primitive et naïve de la chose parce qu’ils sont dans l’ancienne vue que ce n’est pas le couteau qui tue mais c’est le meurtrier ! Or c’était vrai du temps des couteaux, ce n’est plus vrai du temps des bombes à hydrogène !

Nous vivons dans une société où il y a une domination de plus en plus ouverte de la techno-science qui suit son propre cours. Et qu’on nous dise : mais vous pouvez choisir ceci ou cela, c’est une ânerie ! Parce que nous ne pouvons rien choisir : voyez tout ce qui s’est passé avec l’insémination artificielle, les grossesses in vitro, pourquoi Testard a laissé tombé, etc… Dès qu’une chose est possible à faire scientifiquement et techniquement, on la fait ! On ne se demande pas si elle est bonne ou mauvaise. Et ce sont ces prix Nobel qui la font … sans qu’il y ait un cadre de loi, sans qu’il y ait un besoin correspondant ! On fait la chose et après on va créer un besoin, c’est ça qui se passe !… Alors ces messieurs qui disent : la science va résoudre tous les problèmes, c’est complètement absurde !! Parce que la science ne peut pas résoudre le problème des fins, des buts, des finalités … La science peut dire : si vous voulez détruire la planète, je vous donne les moyens. Si vous voulez sauver la planète, je peux vous dire ceci et cela. Mais elle ne peut pas sauver la planète ! Il faut une décision politique qui implique toute une série de choses, et par exemple implique l’abandon de cette course effrénée vers la consommation plus grande et vers une puissance technique plus grande.

Et puis ils critiquent l’idéologie écologiste mais ils ne critiquent pas les autres idéologies les prix Nobel ! Que je sache ils étaient complètement muets quand il y avait Hitler et Staline en Russie, si tant est que beaucoup parmi eux ne collaboraient pas avec l’un ou l’autre ! Ils parlent du contrôle de la population, ils ne disent pas un mot de l’Église catholique ! A Rio il n’est pas question du contrôle démographique et de l’explosion démographique, pourquoi ? Parce qu’il y a un veto de l’Église catholique, parce que Dieu a dit “croissez et multipliez”. (…)

Ce manifeste est tout à fait caractéristique. C’est pour ça où il y a des fois aussi où je vous dis que je suis d’humeur sinistre !… Si 52 prix Nobel sont capables de dire des âneries pareilles, d’un aveuglement pareil où d’ailleurs leurs motivations intéressées sont transparentes … Ces messieurs, ils vivent, ont un laboratoire, ils doivent être financés, la société consacre des ressources à financer ces recherches plutôt qu’autre chose, n’est ce pas ?

Ce qu’il n’y a pas surtout dans ce manifeste, c’est ce que les Grecs appelaient la phronésis, c’est le fait que sans que ce soit scientifique vous êtes prudent, vous savez ce que vous faites, vous voyez où est-ce que vous mettez vos pieds. Or ce que la science actuellement ne fait pas, c’est regarder où est-ce qu’elle met ses pieds. Le génie génétique personne ne sait ce que ça peut donner, c’est comme les balais dans l’histoire de l’apprenti sorcier, parce que l’apprenti il a commencé à utiliser certaines formules magiques sans connaître les autres formules qui arrêtent la chose.

Or ces messieurs n’ont aucune envie d’arrêter, ils n’ont aucune prudence, ils croient que la science répond à tout, ce qui est aberrant. La science n’a pas de réponse politique et heureusement, parce que sinon la réponse serait claire : il faut instaurer une dictature des scientifiques puisque c’est eux qui ont les réponses … il n’y a pas de place pour une démocratie quelconque ; qu’est-ce que ça veut dire laisser les ignorants décider alors qu’il y a des scientifiques qui grâce à leur science ont des réponses scientifiques aux problèmes politiques ? Mais c’est une monstruosité ! Voilà …”

Musique pour tous (et même pour les vignes)

Attention, une morale est située à la fin de ce papier.

Changement de programme, aujourd’hui du moins. Ni dénonciation ni abomination. Cela paraîtra incroyable aux habitués de Planète sans visa, mais enfin, faut ce qu’il faut. Voici une poignée de jours, j’ai parlé devant une petite assemblée du Gapse (ici) ou Groupe d’analyse des pouvoirs sociétaux et économiques. À la fin des échanges, j’ai bu un verre avec quelques participants, et parlé avec deux d’entre eux, Pedro Ferrandiz et Michel Duhamel. Le premier m’a demandé comment je voyais la biologie actuelle, et j’ai fait ce que j’ai pu : pas grand-chose. J’ai juste évoqué en quelques mots mon sentiment concernant le réductionnisme, cet éternel penchant de l’esprit humain à croire qu’il est parvenu au bout. En l’occurrence, à mes yeux béotiens en tout cas, nous sommes passés d’une situation où la biologie considérait – plus ou moins – l’être vivant en sa globalité à cette biologie moléculaire – passionnante à certains égards – qui croit pouvoir expliquer le tout à partir d’un élément, parmi les plus infimes.

Bon, autant vous dire que je n’ai pas brillé de tous mes feux devant Pedro Ferrandiz. Un tel sujet rend fatalement plus modeste encore qu’on peut l’être. Mais heureusement, nous n’en sommes pas restés là, et bientôt, l’associé de Pedro, Michel Duhamel, s’est joint à nous. C’est alors que j’en ai appris de bien belles sur une société qu’ils ont fondée, et qui s’appelle Genodics (ici). Je vous en préviens : tout ce qui suit sera entaché de mon ignorance. Ce sera approximatif, assurément, mais je pense néanmoins que vous me comprendrez, ce qui n’est pas rien. Au départ de cette aventure, un chercheur hors-normes, Évariste. Qui n’est évidemment pas son véritable nom. Mais Joël Sternheimer, docteur en physique théorique dès l’âge de 23 ans, s’est fait appeler quelques années Évariste – à partir de 1966 -, années pendant lesquelles il chanta.

La suite est sidérante. Car, reprenant ses activités scientifiques, et au long de décennies de réflexion, il met au point une théorie qu’il nomme protéodie. En deux mots, et seulement si j’ai bien compris : les protéines, chez les êtres vivants, émettent en se synthétisant des ondes. Des signaux  sonores que l’on pourrait rapprocher, faute d’une plus grande imagination, de la musique. Précisons que ces ondes se forment au moment même où les acides aminés s’assemblent pour créer les protéines. À chaque protéine correspondrait une mélodie spécifique. Sternheimer a démontré que ces signaux, formulés par ordinateur, pouvaient augmenter de manière significative, chez les plantes, la synthèse de leurs protéines, et ainsi les aider dans de très nombreux domaines de leur existence.

Après la théorie, la pratique, laquelle s’appuie sur certains aspects fondamentaux de la physique quantique dont je serais bien incapable de vous parler. Ce que je retiens, pour ma part en tout cas, c’est que Sternheimer – et quelques autres- est parvenu à mettre au jour une langue nouvelle, radicalement autre, qui parle aux protéines des plantes. Pour en revenir à Ferrandiz et Duhamel, je me dois de dire deux mots d’un procédé tiré de ces découvertes, appliqué à la vigne, qui s’appelle la génodique. Entre autres maladies, la vigne peut être la victime de l’esca, déjà connue des Romains. Très complexe, elle associe trois champignons parasites et lorsqu’elle se développe jusqu’au bout, elle détruit la charpente du bois, tuant le cep. Pendant des décennies, on a utilisé contre ces charmants garçons de l’arséniate de soude. Mais le produit était si toxique qu’il a finalement été interdit en France en 2001, et dans toute l’Europe.

Dans bien des cas, on est obligé de brûler purement et simplement les souches contaminées et celles qui sont autour. On imagine les pertes. Ferrandiz et Duhamel proposent une approche qu’on ne peut qualifier que de révolutionnaire. Suivant les conseils de Raffaele Tabacchi, professeur à l’université de Neuchâtel, ils ont retenu deux protéodies. La première séquence de sons vise une protéine de la vigne qui renforce ses parois cellulaires. En « adressant » cette « musique » ciblée à la protéine, on lui permet d’augmenter son taux de synthèse, et du même coup de mieux lutter contre l’envahisseur en limitant la progression des lésions. Mais on peut également inhiber une protéine en diminuant son taux de synthèse, et c’est ce qui se passe avec la seconde protéodie utilisée contre l’esca. Celle-ci permet de limiter la croissance des champignons.

Résultat ? Je n’ai pas enquêté moi-même, vous vous en doutez probablement, mais les deux compères de Genodics ont publié une synthèse de leurs activités comprises entre 2003 et 2011. Soit des « morceaux » « musicaux » d’environ 7 minutes chaque, diffusés aux vignes entre 3 et 14 fois par semaine en fonction de divers paramètres. Depuis 2008, un système d’énergie solaire rend autonome la diffusion de la « musique », programmable à distance. Ces expériences ont eu lieu en Alsace, dans le Val de Loire et en Champagne. Sur les 46 essais in situ, tous ont montré une diminution de l’infection de départ par l’esca. Bien mieux je crois, la diminution du taux d’esca dans les parcelles de vigne enchantées est en moyenne de 67 %, ce qui est tout simplement colossal.

Un biais s’est-il glissé dans ces résultats ? Je n’en crois rien, même si ce n’est pas un argument. Et en tout cas, il me semble que ce travail montre à quel point nous sommes ignorants de ce qu’est la vie. De ce qu’elle réserve de fabuleux mystères, et de nouvelles voies pour avancer sans être écrasés par la machine industrielle. Il y a quelques années, préparant un entretien avec Myriam Sibuet, alors chercheuse à l’Ifremer, j’avais découvert – à ma grande honte, car j’aurais dû le savoir – qu’il existait une autre source de vie que la photosynthèse. En 1977, le sous-marin Alvin rencontrait à 2500 mètres de profondeur dans le Pacifique des sources hydrothermales à la vie foisonnante. Or cette vie ne reposait pas sur la photosynthèse, que l’humanité entière tenait jusque là pour unique dispensateur de la vie, mais sur la chimiosynthèse. En la circonstance, l’association entre des invertébrés et des bactéries. Lesquelles bactéries utilisant directement le méthane ou les sulfures pour se développer et produire ensuite des molécules assimilables par les invertébrés. Génial.

Morale de tout cela selon moi ? Nous ne savons rien, bis repetita. Mais il arrive que nous trouvions. Et dans le cas de Genodics, en approchant le plus possible des règles de base de la vie. Sans avoir recours aux artifices et artefacts, notamment dans le domaine devenu fou à lier de la chimie industrielle. L’une des voies praticables pour affronter cette crise écologique dont je vous rebats ici les oreilles, c’est justement cette redécouverte permanente de ce qui a permis à la nature vive de se maintenir si longtemps. Et de rétablir ses équilibres, fût-ce en plusieurs millions d’années, après des cataclysmes qui eussent dû l’anéantir. Oui, plus j’y pense, plus je crois que nous tenons là quelque chose d’infiniment précieux. Encore faut-il accepter au moins la possibilité de pensées scientifiques dérangeantes, comme celles de Sternheimer-Évariste ou encore de cet homme si mal traité que fut Jacques Benveniste, associé à jamais à la théorie de la mémoire de l’eau. Encore faut-il avoir le courage de combattre avec force les veilles barbes de l’Académie et de l’académisme. Et les sinistres personnages dans le genre de Claude Allègre. De l’imagination, donc. Et de la joie. Et de l’énergie. Bon, je dois reconnaître que ce n’est pas réaliste. Le bonjour.

Ces bébés qu’on empoisonne (une enquête)

Bon, il n’y a pas de raison pour que vous soyez les derniers informés. Demain paraît dans Le Nouvel Observateur une enquête que j’ai cosignée, et dont voici une présentation. À bientôt. Dites, vous avez vu cet accord Verts-PS ?

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EXCLUSIF. Ces bébés qu’on empoisonne

Publié le 15-11-11 à 15:51

Dans les maternités, tétines et biberons jetables sont stérilisés en toute illégalité depuis des années avec un gaz hautement toxique : l’oxyde d’éthylène. Enquête.

Pouponnière dans une maternité. (AFP) Pouponnière dans une maternité. (AFP)

Pendant des décennies, des millions de tétines mises à disposition des mamans et de leurs nouveaux-nés dans les hôpitaux français ont été stérilisées en infraction avec la réglementation en vigueur. Plus précisément : ces biberons jetables ont continué d’être désinfectés avec de l’oxyde d’éthylène, un gaz classé en 1994 comme cancérogène avéré par le Centre international de Recherche sur le Cancer. « Le Nouvel Observateur » a mené l’enquête. Ses conclusions sont sans équivoque.

Depuis le début des années 1990, les réglementations françaises puis européennes excluent l’oxyde d’éthylène des procédés de stérilisation dès lors qu’il s’agit de « matériaux au contact des denrées alimentaires » (MCDA). Ce qui correspond très exactement à la définition des tétines. L’arrêté du 9 novembre 1994, qui précise lui-même un décret de 1992, stipule que « ces objets ne doivent pas altérer les qualités organoleptiques des denrées, produits et boissons alimentaires placés à leur contact » et que le « traitement désinfectant » doit donc être dûment « autorisé ». Or l’oxyde d’éthylène ne fait pas partie de la liste des produits qualifiés […]

Les premières alertes remontent aux années 1970

Pour en avoir le cœur net, « le Nouvel Observateur » s’est procuré l’appel d’offres 2010 de la centrale d’achats de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) qui fournit des dizaines d’hôpitaux en France, dont les maternités de Robert-Debré, Necker-Enfants malades et la Pitié-Salpêtrière. L’AP-HP y estime ses besoins à 2.163.800 tétines et biberons stériles à usage unique, 45.500 téterelles (embouts en plastique facilitant l’allaitement) et 11.600 tétines et sucettes pour prématurés. Résultat ? Deux sociétés ont emporté le marché : Beldico, un groupe belge, qui a vendu les tétines pour prématurés, et le groupe français Cair. Leur méthode « exclusive » de stérilisation ? L’oxyde d’éthylène, comme il est indiqué sans faux-semblant dans leurs documents […]

Pourtant, les premières alertes remontent… aux années 1970. Plus précisément, le 7 décembre 1979, le ministre de la Santé Jacques Barrot signe une circulaire qu’il adresse aux préfets et aux administrations centrales suite au travail de son prédécesseur Simone Veil. Dans ce texte publié au « Journal officiel » le 10 janvier 1980, le ministre préconise de réserver l’usage de l’oxyde d’éthylène à des cas extrêmes, « si aucun autre moyen de stérilisation approprié n’existe ». […]

Des troubles « pouvant évoluer vers la mort »

Si le ton est à la fois pressant, détaillé et comminatoire, c’est que le ministère avait été alerté sur les cancers dont étaient victimes les travailleurs exposés à l’oxyde d’éthylène sur des sites de production en Allemagne, en Suède, en Grande-Bretagne ou en Italie.[…] Dans la circulaire, Jacques Barrot énumère les « dangers inhérents à l’emploi de ce gaz » pour ce qui concerne « notamment des sondes, tubes et tous ustensiles en caoutchouc et matières plastiques » qui peuvent provoquer chez les patients des troubles « pouvant évoluer vers la mort ».

La formule « danger inhérent » n’est pas une clause de style. En 1994, le Centre international contre le cancer de Lyon (OMS) a classé la molécule d’oxyde d’éthylène dans le groupe 1 des agents cancérogènes chez l’homme […] Et en janvier 2010, une lettre de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), conclut que « l’utilisation de l’oxyde d’éthylène n’est pas autorisée pour désinfecter des objets destinés au contact des denrées, tels que les biberons. » Copie du courrier est adressée à la Direction générale de la Santé (DGS) et à l’Agence française de Sécurité sanitaire des Produits de Santé (Afssaps).

Combien de bébés concernés ?

Et pourtant, combien de bébés sont aujourd’hui encore concernés? Ecartons d’abord ceux qui tètent des biberons vendus en pharmacie ou en grande surface, encore qu’un doute subsiste sur les modèles jetables. Reste que sur les 800.000 enfants qui naissent quasiment tous (98%) dans les maternités, 400.000 ne sont pas nourris au sein. Mais exclusivement aux biberons fournis par l’hôpital. Combien de maternités concernées au total ? Pas de réponse possible sans un inventaire national. Encore que Philippe Jacquin, directeur du développement du groupe français Cair, qui stérilise exclusivement à l’oxyde d’éthylène, donne un ordre de grandeur édifiant : « Pour l’année 2010, nous avons vendu en France 4 millions de tétines et 300.000 téterelles. »

Les industriels du secteur refusent de s’expliquer

Ce n’est pas tout. Depuis des décennies, les grands industriels du secteur, qui vendent aussi du lait, des couches ou des petits pots, sont à la lutte pour fournir presque gracieusement puis à prix cassés les hôpitaux en millions de « nourettes ». Les nourettes? Des mini-biberons à usage unique. […] Quatre majors se partagent ce vaste créneau : Guigoz (Nestlé), Blédina (Danone), Milumel (Lactel) et Sodilac, propriété de l’espagnol Ordesa. Comment font-ils stériliser nourettes et tétines commercialisées à prix d’ami dans les hôpitaux sous leur nom?

Force est de reconnaître que, en dépit de nos demandes répétées, les réponses sont embarrassées, souvent dilatoires et jamais étayées. A aucun moment ne nous a été fourni le relevé des méthodes de stérilisation utilisées ces dernières années. […] Certes, le secret industriel existe. Mais peut-on se borner à le brandir s’agissant d’interrogations portant sur la sécurité même des bébés ? Des nouveau-nés qui n’ont que quelques heures de vie, et dont les parents sont tout de même bien en droit de savoir si le caoutchouc qu’ils leur glissent entre les lèvres cinq à huit fois par jour est oui ou non conforme à la réglementation.

Fabrice Nicolino et Guillaume Malaurie – Le Nouvel Observateur

(Extraits de l’enquête « Ces bébés qu’on empoisonne », à lire en intégralité dans « Le Nouvel Observateur « du 17 novembre 2011)

Comment faire la bombe plus vite (avec un laser)

Je n’ai pas le temps d’alimenter Planète sans visa en ce moment. Vous trouverez ci-dessous un article paru il y a deux ou trois semaines – je ne remets pas la main sur mon exemplaire – dans Charlie-Hebdo, journal auquel je collabore avec plaisir. Il est de moi, pas de doute.

Une nouvelle porte ouvre sur le futur, et c’est enthousiasmant. Le New York Times, dans une longue enquête signée William J.Broad, révèle qu’une grande aventure industrielle est sur le point d’aboutir (1). Il s’agit, comme on va le découvrir avec joie, d’un nouveau procédé pour enrichir l’uranium tiré des entrailles de la terre.

Nom du papa : General Electric, que tout le monde, aux Amériques, appelle GE. Pour commencer, quelques mots sur la noble entreprise. Sixième plus grosse firme des Etats-Unis en 2011 selon le classement de Fortune, GE est aussi le quatrième plus gros pollueur de l’air du pays. Dresser la liste de tous les problèmes écologiques posés par l’activité de GE lasserait son monde. Cette immensité créée par Thomas Edison en 1890 s’occupe de tout ou presque, de l’énergie aux ordinateurs, en passant par l’espace, la télé, les éoliennes.

Retenons au moins deux choses. Un, les gens de GE ont de bons conseillers fiscaux, car bien qu’ayant cumulé 14,2 milliards de profits en 2010 dans le monde entier, dont plus de 5 milliards pour leurs activités proprement américaines, ils n’ont payé aucun impôt cette année-là (2). Deux, Fukushima. On y revient, c’est fatal. Les six réacteurs de la centrale ont été conçus par GE, et des critiques sur leur fiabilité ont commencé dès 1972, soit près de quarante ans avant la cata. Donc, GE est une entreprise sérieuse.

Et maintenant l’enquête du quotidien américain. L’uranium naturel, c’est chiant. Il faut trouver une mine accueillante – Areva la française se coltine des conflits à répétition au Niger – et admirer le travail des pelleteuses et des excavatrices. Pas terrible. Quand il sort de la mine, l’uranium naturel est composé de deux isotopes. L’uranium 238 pour 99,3 % du total. Oublions, on s’en fout. Et l’uranium 235 pour 0,7 %. Ça, c’est du tout bon. Sauf qu’il faut enrichir le 235 pour le rendre utile aux centrales dites civiles et à la bombe. En théorie, pour les centrales nucléaires, il faut enrichir l’uranium naturel, de manière qu’il contienne entre 3 et 20 % d’uranium 235. Au-delà, et surtout à hauteur de 90 % d’uranium 235, l’usage militaire devient possible, puis facile.

Un pays comme la France se fait chier comme pas permis à enrichir son uranium. Cela se passe dans deux usines d’Areva, gentiment appelées Georges Besse 1 et Georges Besse 2. Jeunesse, sache que Georges Besse, flingué par des gens d’Action Directe en 1986 pour la raison qu’il était patron de Renault, avait avant cela été un ponte de l’industrie nucléaire. D’où ce délicat hommage. Areva sait vivre.

Chez Besse 1, depuis 1978, on enrichit l’uranium par la méthode dite de « diffusion gazeuse ». Chez Besse 2, la plus moderne, par centrifugation. Sauf que nos ingénieurs sont peut-être bien en train de se faire enfler par GE, qui a ressorti et visiblement amélioré la méthode du laser. Abandonnée il y a une quarantaine d’années, elle a été relancée et apparemment validée par une équipe australienne dans les années 90. Bravo à vous, amis ingénieurs !

Un monsieur Christopher J. Monetta, président de la filiale de GE nommée Global Laser Enrichment, déclare au Times : « Nous sommes en train d’améliorer la conception » de cette technologie, qui pourrait se déployer, après accord fédéral, dans une immense usine prévue à Wilmington, en Caroline du Nord. Coût estimé : 1 milliard de dollars pour commencer. Taille estimée du bâtiment principal : la moitié de la surface du Pentagone, quartier général des armées américaines. Ou, si l’on veut embêter les héros, la taille de la plus vaste usine d’enrichissement de l’uranium des mollahs de Téhéran, qui ne veulent que le bien de l’homme.

Grincheux en chef, le physicien nucléaire Frank N. von Hippel – il a conseillé Clinton et enseigne à Princeton -, n’est pas bien convaincu, et il estime : « Nous sommes proches d’un nouveau chemin vers la bombe. Nous devrions avoir appris assez pour commencer par une évaluation avant de laisser faire ce genre de chose ». Pourquoi ces inquiétudes ? Parce qu’il s’agit d’un procédé technique, susceptible d’être reproduit, amélioré, simplifié. Idéal pour les groupes terroristes et les États comme l’Iran, qui pour l’heure, doit se contenter de centrifugeuses, difficiles à cacher, pour enrichir son uranium.

Demain le laser pour tous, et l’uranium enrichi sur le pas de la porte ? C’est possible, c’est américain, et ça vient de sortir. Bonne rentrée de septembre.

(1) http://www.nytimes.com/2011/08/21/science/earth/21laser.html?_r=1
(2) http://www.nytimes.com/2011/03/25/business/economy/25tax.html?_r=1&scp=2&sq=ge&st=cse