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Pesticide mon amour (oh oui, encore)

Vous avez vu ? Vous avez lu ? L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) vient de publier un rapport sur les pesticides (ici). Restez avec moi jusqu’au bout de ce papier, je crois que cela mérite un quart d’heure. Je n’ai cessé de dénoncer ici même, et depuis septembre 2007, les lamentables palinodies du Grenelle de l’Environnement. Il suffit d’aller voir ce que j’ai alors écrit, quand tous les écologistes officiels criaient au triomphe et à la « révolution écologique » made in Borloo and Kosciusko-Morizet. Alors, j’étais seul. Non pas dans l’opinion vivante, je ne sais que trop – triple hourra ! – que vous existez, mais chez les journalistes, sûrement. Il serait cruel de relire aujourd’hui la prose de certains, et cela n’aurait, au reste, aucun intérêt, car les choses sont ainsi de toute éternité.

Il n’empêche que je suis tout de même soufflé par ce rapport parlementaire. En mars 2007, j’ai publié avec mon ami François Veillerette un livre qui est devenu ce qu’on appelle un best-seller (Révélations sur un scandale français, Fayard). Il contient, je le dis sans forfanterie, nombre d’informations jamais publiées. Il démontre l’extrême dangerosité des pesticides, à partir de centaines d’études publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète. Il rapporte l’histoire de la diffusion de ces produits en France. Il raconte comment l’industrie a pu copiner de très, très près avec l’administration française chargée des autorisations et des contrôles. Il examine en détail des affaires comme celles du Gaucho, du Régent, du chlordécone. Il cite des noms, beaucoup de noms, et d’une manière telle que nous aurions pu, François et moi, nous retrouver devant les tribunaux de la République.

Pas une fois, mais dix, mais cent fois. Or rien. Rien du tout. Aucun démenti, aucune contestation sur aucun point. Aucune réponse de l’industrie ou, tiens, de la surpuissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) – sévèrement étrillée – et de ses dirigeants successifs. Au passage, je signale que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), née début 2002, est dirigée par madame Catherine Geslain-Lanéelle, qui fut la patronne de la DGAL en pleine tourmente du pesticide Gaucho, accusé de massacrer les abeilles. Ceux qui disposent d’un accès au livre pourront s’y reporter, ils ne seront pas déçus du voyage. Venons-en au rapport de l’Opecst. Il n’aurait pas été incongru d’être entendus parmi d’autres, François et moi. Car nous connaissons tous les deux, et globalement à la différence de tant de spécialistes, la question des pesticides. Mais nous avons été oubliés, comme c’est bête.

Les deux auteurs du rapport s’appellent Claude Gatignol, député UMP de la Manche, et Jean-Claude Étienne, sénateur UMP de la Marne. Ah quels cocos ! Le premier, Gatignol, a été militaire professionnel – garde-à-vous ! – et vétérinaire. Ce qui l’a nécessairement mis au contact de l’industrie de l’agriculture, pesticides compris, pendant des décennies. Est-ce un crime ? Nullement. Mais nous avons encore le droit de savoir deux ou trois bricoles, non ? Gatignol est par ailleurs un amoureux, un fervent de l’industrie nucléaire. Sa circonscription parlementaire comprend notamment la Hague, et il a milité sans aucune cesse pour que Flamanville – toujours sa circonscription – accueille le premier prototype du type EPR.

Ajoutons qu’une plainte a été déposée contre lui en 2005, au motif qu’il aurait détourné 10 000 euros du Fonds de développement économique de l’après-chantier de La Hague (FDEACH). Malgré le non-lieu de 2007 – Gatignol est donc blanchi -, le président UMP du conseil général de la Manche, Jean-François Legrand, a décidé de se mettre en congé de parti. Pour protester contre la bienveillance de l’UMP à l’endroit de Gatignol. Allez comprendre. Ultime détail : à l’automne 2008, Mediapart révélait que Gatignol acceptait des invitations à des chasses payées par l’assureur Groupama. Du lobbying ? M’enfin, voyons, cet homme est député de la République, non ?

L’autre rapporteur, Jean-Claude Étienne, est donc sénateur de la Marne. Il est lui un constant défenseur des biotechnologies et des biocarburants, cette ignominie morale. Voici ce que je lis sur son site personnel (ici) : « Lorsqu’il était premier Vice-président du Conseil régional (1996) et Président de la Commission Enseignement Supérieur, Recherche Scientifique, Vie sociale et culturelle, le Professeur Etienne a été à l’origine de nombreux programmes scientifiques appliqués au développement de l’économie ; rechercher de nouveaux débouchés alimentaires et surtout industriels permettant le maintien à très haut niveau de productivité des entreprises agricoles de la région ». Le gras est dans le texte d’origine, évidemment. J’ajoute, ce qui classe ce type au plus bas dans ma hiérarchie personnelle, qu’il recherche des débouchés « surtout industriels » à l’agriculture. Un professeur de médecine – sa profession première -, dans un monde qui compte un milliard d’affamés chroniques.

La suite. Le 21 octobre 2009, à 23 heures, parlant probablement devant trois vieillards ressemblant aux Assis de Rimbaud  – Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… -, il déclame :  « Aujourd’hui, on le sent avec les perspectives qui se dessinent, le monde industriel n’est plus étranger au monde de l’agriculture. Il arrive même à ceux-ci d’entrer en résonnance : on parle parfois d’agro-industrie ! Voilà que la nouvelle industrie, intimement liée à la problématique de l’agriculture, apparaît (…) Regardez la nouvelle industrie ! La chimie, par exemple, est une chimie verte. Adieu la chimie du charbon et de l’acier ! Adieu, probablement, les tours de cracking distillant du pétrole : c’est la production agricole qui sera « enfournée » dans ces nouvelles tours. On voit ainsi bouger la nature de l’industrie, qui revient vers la production agricole. La syncrétie entre les mondes agricole et industriel se trouve ainsi créée, régénérant la ruralité ». J’ai laissé les fautes de syntaxe et d’orthographe, dont je ne me sens pas responsable. Pour le reste :  tant d’inepties et d’horreur en si peu de phrases !

Ce sont ces deux hommes, croisés de l’industrie, militants de l’atome et des biocarburants, qui viennent donc de rendre public un rapport sur les pesticides qui va à l’encontre de tout ce qui se publie de sérieux sur le sujet depuis vingt ans. Ils auront même oublié en route l’expertise de l’Inra de 2005, qui pour la première fois mettait lourdement en cause ces poisons hélas certains. Mais nos deux hommes sont ailleurs, en compagnie qui sait, et notent sans état d’âme qu’ils « souhaitent rappeler les bénéfices de l’usage des pesticides et invitent les pouvoirs publics à anticiper les conséquences d’une diminution trop brutale de l’utilisation des pesticides en France ».

Encore faut-il entrer dans le détail de ce texte qui ouvre sur une forme d’aveu. Lisons ensemble une petite partie de l’introduction du rapport. Voici ce qu’ils écrivent dès la page 9, à l’entrée dans un texte de 195 pages : «  Les pesticides ont constitué un progrès considérable dans la maîtrise des ressources alimentaires. Ils ont grandement contribué à l’amélioration de la santé publique en permettant, d’une part, d’éradiquer ou de limiter la propagation de maladies parasitaires très meurtrières (lutte contre les insectes, vecteurs de ces maladies) et en garantissant, d’autre part, une production alimentaire de qualité ». C’est tout simplement extraordinaire. Avant que de développer leur « travail », ils savent. Les pesticides, c’est bon. Après une telle pétition de principe, que peut-on espérer de ce qui suit ? Exact : rien.

La suite n’est là que pour montrer tout le sérieux de l’entreprise. Et nous voici déjà rendus en page 189, pour la conclusion, dont je vous propose les premiers mots : « La mise sur le marché, au milieu du XXe siècle, de produits phytopharmaceutiques a permis aux agriculteurs de disposer de moyens efficaces et rentables pour lutter contre les diverses pressions parasitaires que subissent les cultures. L’augmentation significative des rendements des terres agricoles en résultant, bénéficie également au consommateur de produits frais ou transformés, qui se voit proposer une nourriture abondante et peu chère ». Relisons, chers lecteurs de Planète sans visa. L’introduction et la conclusion ne sont-elles pas proprement identiques ? Ite missa est. Je dirais même plus : Cum tacent, consentiunt. Ce qui veut dire : celui qui se tait consent.

PS : Pour écrire Révélations sur un scandale français, j’ai demandé et obtenu un entretien avec Jean-Charles Bocquet, directeur à Paris de l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP). Derrière ce gentil sigle se dissimule – mal – 98 % du chiffre d’affaires des pesticides en France. Ce charmant monsieur Bocquet m’a reçu le 30 août 2006, et après une petite heure d’entretien, il s’est levé, et m’a dit en souriant : « Vous m’excusez ? Je dois aller faire du lobbying au Sénat ».

Николай Вавилов, héros oublié de l’humanité

Je suis en train de lire un livre extraordinaire. Pour vous dire ce que je pense jusqu’au bout, il manque de souffle et son écriture ne soulève pas l’âme autant qu’elle le devrait. Mais le personnage principal, le Russe Nicolaï Vavilov – ??????? ??????? – est un homme comme je les aime. Comme je les admire du plus profond. Entre ici, ??????? ! Il mérite une place première dans mon Panthéon personnel.

Bon, commençons. Le titre : Aux sources de notre nourriture. L’éditeur (belge) : les éditions Nevicata. Le prix (terriblement élevé) :  23,95 euros. L’auteur : l’ethnobiologiste américain d’origine libanaise Gary Paul Nabhan. Quant à l’histoire, elle est follement aventureuse, tragique, sublime et merveilleuse. Nabhan a découvert il y a seulement quelques années le destin inouï d’un botaniste méconnu et pourtant génial. Vavilov naît à Moscou le 25 novembre 1887, dans une famille paysanne. Le grand-père et l’arrière-grand-père ont connu le servage, mais en 1887, la famille Vavilov est devenue pour le moins aisée, car le père, après avoir subi la misère rurale, est devenu directeur d’une usine textile.

Les enfants pourront donc faire des études, mais Nicolaï ne sera pas médecin comme ses sœurs, probablement à cause de la terrible disette qui frappe la Russie d’après la révolution avortée de 1905. Il décide d’entrer à l’Institut agricole Petrovski, dont il suivra les cours pendant cinq années. Vavilov sera donc, pour notre chance, botaniste. C’est en philanthrope qu’il entame cette étape décisive. Il veut aider, soigner, nourrir. La Russie est certes le plus grand exportateur de blé dans le monde, mais ses rendements à l’hectare sont déplorables au regard des records français, américain et davantage encore néerlandais.

Est-ce parce qu’il est paysan dans l’âme qu’il passe tant de temps, tant d’années, tant de vies sur le terrain, dans les champs ? J’en jurerais, car on ne s’improvise pas laboureur et fermier. Le fait est en tout cas que Vavilov, un Vavilov qui plante, désherbe, ligature sans répit, se passionne peu à peu pour l’agriculture traditionnelle. Les pratiques les plus antiques. Les sélections les plus rigoureuses d’un art plurimillénaire. L’art de la variété. Je ne vous raconte pas tout, car bien entendu, vous lirez ce livre et le ferez connaître autour de vous. En mai 1916, Vavilov commence un voyage qui ne finira que dans les geôles staliniennes. Il est en Perse, il gagne le Kirghizistan, puis le Pamir et le Tadjikistan. Sur son parcours l’attendent des rébellions, des émeutes, des coups de feu.

Que cherche donc Vavilov à 5 000 mètres d’altitude ? Ce que nous appelons aujourd’hui des hotspots, des hauts lieux de la biodiversité agricole. Il sait déjà, il a compris avant tout le monde que notre planète abrite des « centres de diversité ». Des territoires magiques où le sol, la géographie, la température, les précipitations ont créé des conditions idéales pour que croissent les plus belles et les plus résistantes des plantes alimentaires. Ces variétés essentielles qui ont permis, par acclimatations successives, de nourrir tous les peuples de la terre. Et qui demeurent des réservoirs, des puits sans fond apparent où venir recueillir de quoi faire face à tous les aléas. Le Pamir ne sera qu’un avant-goût. Une simple mise en bouche. Jusqu’à l’abominable Seconde Guerre mondiale, Vavilov courra ainsi le monde entier, à la recherche de semences uniques, prodigieuses, adaptées à toutes les situations, qu’il envoie scrupuleusement à Moscou, dans cette Union soviétique qui est devenue son pays.

Le livre est enrichi de clichés qui donnent à voir un Vavilov impayable, en toutes circonstances. Qu’il soit avec des paysans mexicains, hopis, éthiopiens, tadjiks, il porte éternellement le même chapeau mou à ruban et une chemise à col cassé. À peine s’il dépose parfois sa veste sur son avant-bras quand il peine à traverser un col en compagnie de quelques mulets. Vavilov n’est pas du genre à renâcler. Mais je ne vous dirai pas l’incroyable, l’hallucinante moisson qu’il rapporte finalement en URSS. Sachez que lorsque les nazis entrent dans le pays, le 22 juin 1941, Vavilov a constitué la plus enthousiasmante banque de semences existant au monde. Il est le roi inconnu du plus beau pays qui soit. Il règne sur la possibilité de tout réensemencer. De tout recommencer. De nourrir les hommes, où qu’ils se trouvent.

Passons sur le drame personnel, qui rejoint l’histoire commune. Il meurt le 26 janvier 1943, martyrisé comme des millions d’autres par le GPU, la police politique du régime, après avoir été arrêté en 1940 sous un motif futile. Mais sa banque de semences, elle, est à Leningrad, confiée aux soins de conservateurs qu’il a formés avant que d’être embastillé. C’est avec cette évocation que je souhaite finir ce billet. Nous sommes au printemps de 1941, dans la ville dite de Lénine, qui fut celle de Pierre, celle qui s’appelle aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Dès l’entrée des soudards allemands dans le pays, le régime stalinien organise le sauvetage invraisemblable de plus d’un million d’œuvres d’art du musée de l’Ermitage. Dans des conditions dantesques, un train spécial et des dizaines de cars transfèrent les joyaux au-delà de l’Oural.

Sauver la culture, cette culture-là, certes. Mais des semences ? Mais le sel même de la terre ? Mais la nourriture du peuple ? Les satrapes staliniens, ignares autant qu’arrogants, refusent tout secours à la banque créée par Vavilov. Leningrad est bientôt encerclée, soumise à un siège d’une horreur rarement vue dans l’histoire des hommes. Un siège qui dure 900 jours, et interdit, pour l’essentiel, tout ravitaillement. Les morts de faim, de délabrement, de maladies, s’entassent dans les rues. La ville perdra de la sorte au moins 1,5 million de ses habitants. Et certains des survivants ne devront leur salut qu’à la consommation de chair humaine.

Et la collection Vavilov ? Cachée dans une ville dévorée par la famine et la folie, surveillée par des femmes et des hommes dont les enfants meurent eux aussi, elle sera sauvée. Sauvée. Des millions de semences, dont certaines sont de pommes de terre, seront bel et bien sauvegardées par des êtres à part, conscients d’incarner l’avenir, et l’avenir de la vie. Je dois vous avouer sans fard que ce passage sur la guerre m’a simplement fait pleurer d’émotion, de tristesse, de fierté aussi et tout de même d’appartenir à une espèce parfois magnifique.

Voici le grand homme, avant que le couperet ne s’abatte sur sa tête. Page 268 du livre, on voit une terrifiante photo anthropométrique du même, vraisemblablement prise dans la prison de Saratov, en 1941. Face, profil. Il est mal rasé, il va mourir pour rien, il garde un regard qui perce les murs de sa cellule. ??????? ???????, mon splendide héros, pour les siècles des siècles.

Les baleines bleues lancent-elles un message ?

 Reconstitution de Pakicetus

Mais qui est donc ce curieux animal ? Vous le saurez si vous avez le courage de lire ce qui suit. Et sinon, je n’ose tout simplement pas y penser. Attention, ça commence.

Ne croyez surtout pas les vedettes actuelles, aussi titrées soient-elles. Ne les croyez vraiment pas. Un garçon comme Aristotélês, autrement dit Aristote,  né pense-t-on 384 années avant Jésus, n’était-il pas un intellectuel de haut vol ? Cela ne l’empêchait pas, à l’occasion, de proférer de graves sornettes. Ainsi pensait-il, et disait-il, que les cétacés appartenaient à la vaste famille des poissons. J’espère vivement n’avoir vexé personne en rappelant cela, sachant que beaucoup de nous croient encore la même chose. Or, et mille excuses à Aristote, mais les cétacés ont des poumons. Il leur faut régulièrement remonter à la surface des eaux, faute de quoi, ils se noient.

Ben oui, c’est comme ça. Mais au fait, un cétacé, c’est quoi, tonton ? Un monstre marin, mon petit, K?tos comme l’appelaient les Grecs anciens. On met dans ce grand sac à merveilles les baleines, les dauphins, les marsouins, les narvals. Entre autres. On a donc pensé longtemps qu’ils étaient tous des poissons. Il faut dire que si les dauphins d’eau douce n’ont pas à plonger profondément, certaines baleines sont, elles, capables de tenir sous l’eau plus d’une heure, comme la baleine boréale. Pour un observateur d’il y a 2400 ans, au temps d’Aristote, cela ne pouvait signifier qu’une chose : ces animaux étaient des poissons. De gros poissons. De monstrueux poissons.

Les temps ont bien changé. Ils changent sans arrêt, d’ailleurs, c’est un peu énervant. Connaissez-vous le naturaliste Peter Artedi ? Si oui, j’ai affaire à forte partie. Ce Suédois, né en 1705, est mort noyé, comme une vulgaire baleine, en 1735. À seulement trente ans. Mais il était génial, soit dit en passant. Et comptait parmi ses amis un autre Suédois, Carl von Linné, qui hérita de ses manuscrits. Et publia deux livres d’Artedi après sa mort, Bibliotheca Ichthyologica et Philosophia Ichthyologica. Je précise que l’ichtyologie est cette branche des sciences naturelles qui s’intéresse aux poissons. Artedi était sans doute génial, mais il avait tout de même placé les cétacés parmi les poissons, les appelant plagiures. Dans les premières éditions de son grand œuvre, Systema Naturæ, Linné reprit sans hésiter la classification d’Artedi, avant de se ressaisir et d’enfin ranger les cétacés dans la classe des mammifères. Ouf !

Tout cela était bien joli, mais parfaitement insuffisant. Car que fichaient donc des mammifères au milieu des océans, dites-moi ? Et en effet. Comme je ne suis pas en train d’écrire un livre, je suis bien obligé d’écourter. Alors voilà. Grâce à la paléontologie, grâce à la découverte de plusieurs fossiles, on a fini par comprendre que les cétacés avaient suivi un bien étrange chemin. Chacun sait que la vie est – semble – née d’un bouillonnement au fond des océans. Et que nous viendrions donc de l’eau. En ce cas, les cétacés ont joué une autre carte. Ils étaient sur terre, ils se sont mis à nager, et fort bien.

Restait à trouver leurs ancêtres terrestres. On a cru longtemps qu’ils étaient des sortes de charognards, carnivores en tout cas, avant d’obtenir de nouvelles informations obtenues par des analyses génétiques. En résumé, on pense aujourd’hui que les cétacés font partie d’un ordre de mammifères ongulés appelés cétartiodactyles, car ils possèdent un nombre pair de doigts, deux ou quatre. On trouve dans ce fourbi les cétacés bien entendu, mais aussi les pécaris, les sangliers et donc les porcs, les ruminants, les hippopotames. Selon les spécialistes, dont je ne suis évidemment pas, cette nouvelle donne serait confirmée par la découverte d’un fossile au Pakistan, en 1983. Le fossile d’un Pakicetus, celui-là même qui est reconstitué en haut de cette page. Quand vivait-il ? Oh, disons 50 millions d’années.

Amis lecteurs, vous n’allez pas le croire, mais cette espèce de hyène abîmée a donné naissance, tout bien considéré, au plus gros animal ayant jamais existé – en attendant mieux, peut-être – sur notre planète, j’ai nommé : la baleine bleue. La baleine bleue est un animal en tout point mythologique. Elle peut dépasser 30 mètres de longueur et peser 170 tonnes, soit autant qu’un troupeau d’éléphants. Vous pensez bien que de braves chasseurs comme nous sommes n’allaient pas laisser passer une occasion pareille. Au début difficile, faute de moyens techniques, la chasse à la baleine bleue devint peu à peu une promenade de santé, à coup de bateaux à vapeur et de harpons propulsés par des canons. Entre 1930 et 1931, nous aurions tué 29 400 baleines bleues dans les seules eaux de l’Antarctique. On pense qu’au pire moment, il ne restait plus dans cette zone magique que 0,15 % de la population de baleines bleues d’origine.

Ailleurs était à peine mieux. In extremis, le massacre fut stoppé, juste avant l’extinction. Il semble, mais il faut être prudent, que depuis le début des mesures de protection, il y a quelques décennies, la population mondiale a légèrement augmenté. Mais quelle sinistre différence avec la stupéfiante diversité, avec la merveilleuse profusion d’antan. Autour de l’Antarctique, il ne resterait que 1 % des effectifs du passé d’avant la chasse criminelle des hommes. 1 %. Et voilà que j’apprends – tel est le motif véritable de mon article – que le chant de la baleine bleue a changé (ici). Le chant est à la baleine ce que la parole est à notre espèce. C’est du moins ce que je crois, sans nulle preuve, bien sûr. En tout cas, le mâle de la baleine bleue entonne, sous l’eau, de prodigieuses mélopées qui montent à 190 décibels, ce qu’atteignent à peine nos abominables avions de ligne à réaction.

Ce chant peut parcourir sans peine 100 km, parfois bien plus s’il est porté par des courants marins favorables. Eh bien, deux Américains, Mark McDonald et John Hildebrand, viennent de comparer des centaines d’enregistrements de chants de baleines bleues, effectués depuis les années 1960. Et il n’y a aucun doute : ce chant est émis dans des tonalités de plus en plus graves. Ce ne peut être le fait du hasard, expliquent les chercheurs. Quoi que ce soit – stratégie sexuelle, pollution croissante des océans -, il se passe quelque chose chez les baleines bleues. Sans jeu de mots, quelque chose de grave, au moins d’important.

Moi, je suis totalement ignorant dans ces savantes matières, mais je m’interroge comme humain, un humain qui partage avec ces cathédrales de la vie sauvage la même planète. Que se passe-t-il, grands dieux ? Que se passe-t-il ? Au risque de paraître bêtasse, au risque d’être moqué, je me demande s’il ne s’agit pas d’une sorte de message. Les animaux ne sentent-ils pas le danger, bien mieux que nous ? Dans toutes les catastrophes naturelles, l’on voit les animaux sentir bien mieux que nous l’imminence du danger. Tel a été le cas, semble-t-il, avec le tsunami sur les côtes asiatiques, à la fin 2004 (ici).

Alors, et je vous le demande sans verser dans le New Age pour autant : les baleines bleues, qui sont dotées d’une intelligence dont nous ne savons rien, mais apparemment stupéfiante, les baleines bleues ne sont-elles pas en train de lancer un avertissement solennel et universel ? Que les rieurs rient, j’ai l’habitude.

PS : afin de limiter la liste innombrable d’éventuels malentendus, je précise que le soubassement du texte ci-dessus n’est pas une théorie, ni même une hypothèse. Il ne s’agit que d’une rêverie. La mienne.

Détendons l’atmosphère (sur le dos de NKM et du portable)

(Un mot sur les engueulades qui précèdent. Je n’ai pas le goût, malgré les apparences, de trop secouer mes proches. Or il est clair que nombre de lecteurs de Planète sans visa sont des proches. Je prie donc celles et ceux qui s’estimeraient avoir été malmenés par moi de bien vouloir m’excuser. Et leur demande de comprendre – je ne me plains aucunement – que je suis seul face à plusieurs milliers de personnes. Mon tempérament explique le reste.)

Bon, what’s up ? Vous savez sans doute qu’un « Grenelle des ondes » se déroule en ce moment. Aussi loufoque que les autres Grenelle, il se propose de mettre tout le monde d’accord, ce qui n’arrivera évidemment pas. Une dernière réunion se tient aujourd’hui, et la remise solennelle des conclusions est prévue le 25 mai. Que sera-t-il décidé ? Rien. D’après les indiscrétions qui circulent, on aura droit à un texte sur la « nécessaire transparence » – on en parle dans le nucléaire civil depuis près de quarante ans – et de « nouvelles recherches ». L’association Robin des Toits juge qu’il ne s’agit que d’une « ribambelle de vœux pieux ». Ce n’est pas loin d’être mon avis.

Dans un entretien lénifiant donné au magazine L’Express (ici), Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État à l’écologie, rassure à tout va. Exemple : « A ce jour, rien n’a été prouvé sur la nocivité des antennes ». Ou encore : « Il y a deux problèmes à diminuer la puissance des antennes ». Mais le meilleur est ceci : « Personnellement, je pense que notre règlementation est très datée et doit être dépoussiérée. Une mesure possible en sortie de ce Grenelle pourrait être d’aller vers des seuils plus bas, après expérimentations (attention (…), des seuils plus bas cela peut vouloir dire plus d’antennes, dans certaines configurations.) ».

Et là, c’est le top. Car la règlementation actuelle fixe des limites d’émission de 41 à 61 volts par mètre pour les antennes-relais. Madame Kosciusko-Morizet envisage donc prudemment d’abaisser cette limite, fût-ce en augmentant le nombre d’antennes. C’est à ce moment de l’histoire que j’explose de rire, car je lis de mon autre oeil la proposition de loi enregistrée à l’Assemblée nationale le 13 juillet 2005 sous le numéro 2491 (ici). Les attendus en sont charmants : « Or, la question de santé publique est sans doute l’aspect le plus grave de ce dossier, celui qui nécessite les mesures les plus urgentes. De nombreux riverains d’antennes-relais se plaignent de problèmes de santé apparus au moment de l’implantation d’antennes-relais de téléphonie mobile à proximité de leur domicile, de leur travail… Des parents s’inquiètent de voir des antennes s’implanter à proximité de l’école ou de la crèche de leurs enfants.
Ces inquiétudes s’appuient sur les résultats d’un certain nombre de recherches qui portent sur les effets des rayonnements non ionisants sur la santé, qu’il s’agisse de basses ou de hautes fréquences. La spécificité des ondes rayonnées par la téléphonie mobile se fonde, en effet, sur l’alliance entre hautes et extrêmement basses fréquences. Or, les extrêmement basses fréquences (jusqu’à 300 Hz) ont été classées, en juin 2002, après bien des années de débat, dans la catégorie « potentiellement cancérigène » par l’OMS »
.

Et maintenant, la proposition elle-même, ou plutôt son premier article : « Le niveau maximal d’exposition du public aux champs électromagnétiques émis par les équipements utilisés dans les réseaux de télécommunication, ou par les installations radioélectriques, est fixé à 0,6 volt par mètre ». Je le précise illico, 0,6 volt par mètre est la mesure exigée par l’association Robin des Toits, et correspondrait à une division comprise entre 68 et près de 102 fois du seuil actuel.Il s’agirait donc d’une (petite) révolution qui mettrait à mal l’univers des opérateurs amis du pouvoir, Bouygues en tête.

Le drôle, mais vous l’aurez sans doute deviné, c’est que madame Kosciusko-Morizet est signataire, avec sept autres parlementaires, de cette proposition de loi ! La même qui tempère et minaude en 2009 voulait en 2005, compte-tenu des problèmes posés, diviser par 100 la limite d’émissions électromagnétiques. Mais j’en vois qui prennent encore cette politique-là au sérieux, et je me garderai bien de me moquer. Au reste, les élections européennes approchent, n’est-ce pas ?

Un homme juste est mort (Henri Pézerat)

Je vais essayer de cacher ma peine, qui est immense. Et je vais tenter de parler d’un vivant qui fut beau. Je ne prétendrai pas être un intime de l’homme qui vient de mourir, mais je le connaissais bien. Et j’aimais Henri Pézerat, cela ne fait aucun doute.

Henri vient d’y passer. J’en ai le frisson. Ce n’est pas un deuil, c’est la vraie grande douleur du manque. Je ne pourrai plus l’appeler au téléphone. Je ne pourrai plus passer le voir dans son appartement de Fontenay. Merde, ce n’est pas seulement insupportable, c’est incroyable. Quel âge avait Henri ? Je pense 77 ou 78 ans, j’ignore au juste. Il était fatigué. Non pas de vivre. Son esprit était fait pour durer des siècles. Hélas le corps ne suivait plus. Son cœur lâchait. Mais son esprit !

J’ai rencontré Henri en 1994. À cette époque, il était encore directeur de recherche au CNRS, à Jussieu (Paris). Il était toxicologue. Ce jour-là, grâce à lui, j’ai tout compris du drame absolu de l’amiante. Il ne faut pas commettre d’anachronisme. En cette année 1994, Henri bataillait seul. Seul en France, où des milliers de scientifiques travaillent pour l’armée ou l’industrie. Seul, il avait démonté le dossier de l’amiante, de l’exposition des prolos à cette fibre assassine. Il disait déjà les milliers de morts par an. Tout ce qu’il m’a dit ce jour fabuleux – pour moi – a ensuite été confirmé.

Mais il était seul. Contre les institutions, les ministères, les officiels, et même un peu et beaucoup les syndicats. Henri connaissait d’autant mieux l’amiante qu’il avait bataillé dans les années 70, dans cette fac de Jussieu devenue tombeau pour tant de salariés, contre le flocage des plafonds à l’amiante. À la différence de cet atroce personnage appelé Claude Allègre, il savait, il gueulait.

Non, il ne gueulait pas. Henri était finalement un homme discret, mais un combattant qui jamais ne lâchait prise. Moi qui l’ai tant poussé à raconter sa vie, j’ai fini par en connaître des bribes. Ce chercheur rarissime était proche du peuple. Il avait été un militant ardent du Parti Communiste, puis un opposant interne au stalinisme, et s’était finalement rabattu sur le syndicalisme. Mais Henri sera toujours resté, à mes yeux, un communiste à l’ancienne, un communiste d’avant la glaciation, un Juste. Il n’aimait pas que j’emploie ce mot pour parler de lui. Il n’aimait pas qu’on parle de lui. C’était un Juste.

Le combat pour l’interdiction de l’amiante, obtenue en 1997, lui doit à peu près tout. Certes, sans certains autres, cela aurait traîné un peu plus. Mais sans lui, nul ne sait si nous aurions obtenu cette fragile victoire. Il a été l’âme, le centre, le moteur de cette terrible bataille au couteau contre les salopards de ce monde malade. Je suis fier – et non pour moi, je l’assure -, je suis fier d’avoir obtenu que le journal Le Monde fasse une page entière sur le sujet, le 31 mai 1995, avec un dessin du visage de Henri en une. Je salue au passage, d’ailleurs, l’ami Jean-Paul Besset, sans qui cela aurait été impossible. Vous ne le savez pas, mais le journaliste que je suis a ramé des mois entiers, à cette époque, pour faire circuler de maigres informations sur ce qui était pourtant un drame national. Si je racontais tout dans le détail, et le nom des journaux qui m’ont alors ri au nez, je pense que vous seriez surpris. J’en suis sûr.

Henri ne s’est pas arrêté là. Il est devenu au fil des ans, surtout après son départ à la retraite, le spécialiste tous terrains de quantité de causes essentielles. Je lui ai souvent dit : « Henri, tu es un service public à toi tout seul ». Il riait, j’adorais cela. C’était vrai : un service public installé dans son appartement, d’où il envoyait études et analyses à tous ceux qui le sollicitaient. Des ouvrières, des ouvriers, des êtres méprisés, ignorés, sans pouvoir, lui passaient un coup de fil, ou lui envoyaient un fax, et alors tout commençait.

Je ne peux citer tous les exemples. Il y en a vraiment trop. Henri avait compris ce qu’aucun ponte ne saurait admettre. Que les liens entre la santé et la contamination chimique, environnementale en général, sont massifs et constants. En une douzaine d’années, Henri aura éclairé de son savoir des tragédies qui seraient restées obscures à jamais. Dans le désordre, je citerai l’école de Vincennes, sur le site des anciennes usines Kodak, les cancers d’enfants de Mortagne-au-Perche, le sous-marin Clemenceau, l’air de Gaillon, la maladie de Paul François, l’insoutenable affaire de l’atelier A de l’usine Adisseo de Commentry, le danger des fibres céramiques réfractaires, la qualité des eaux et la pollution par l’aluminium, et tant d’autres. Je me souviens de la tendresse singulière qu’il avait pour Josette, une ouvrière de l’usine Amisol de Clermont-Ferrand. Une usine qui avait tué massivement, où les femmes surtout avaient lutté avec vaillance et un brin de désespoir.

Je maintiens : Henri était « un service public à lui tout seul ». Un homme si rare qu’il ne sera pas remplacé. J’écris cela alors que j’ai toujours pensé que nous tous étions aisément remplaçables. Mais sincèrement, je crois qu’il était une fantaisie de l’évolution, qui ne repasse pas nécessairement les plats. On ne trouve pas chaque jour un scientifique rigoureux qui aime le peuple et prend au sérieux la crise écologique. Oh ! je ne souhaite pas en rajouter. Nous n’étions pas d’accord sur tout, de loin. Mais c’était un homme unique.

Je pense à lui, bien sûr, espérant contre toute évidence qu’il saura le vide qu’il laisse dans nos âmes. Nous sommes en effet nombreux à le pleurer à chaudes larmes. Henri est de ces êtres qui permettent de croire encore à la beauté du monde. Qui démontrent que la liberté, l’égalité, la fraternité brillent de tous leurs feux au fond de quelques esprits. Qui interdisent de perdre pied. Henri, mon petit père Henri, je t’embrasse.