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Bronner au si joli temps du choléra

Je dois dire que j’en ai bien ri, avant d’éprouver des sentiments très divers, dont l’ahurissement est l’un des moindres. Il se trouve que le personnage principal de l’histoire racontée plus bas par le journaliste du Monde Stéphane Foucart était opposé – c’est le mot juste – à moi dans une récente émission de France Inter (http://www.franceinter.fr/emission-service-public-le-principe-de-precaution-peut-il-etre-pris-avec-precaution). Gerald Bronner est sociologue. J’imagine qu’il a lu tous les livres sur le phénomène de la rumeur, et le rôle décisif du « désir de croire » dans la propagation des fausses nouvelles. Mais lisez donc ce texte de Foucart, qui vient de sortir.

Le chlore au temps du choléra

Un survivant du tremblement de terre boit de l'eau d'un puits à Port-au-Prince, le 30 octobre 2010.

Les écologistes ont encore frappé. Leur dangereux « précautionnisme » fait de terribles ravages, jusque dans la manière dont les autorités gèrent des crises sanitaires graves, comme l’épidémie de choléra qui a frappé Haïti fin 2010. Dans l’île caribéenne, déjà meurtrie par le séisme de l’été précédent, on aurait, semble-t-il, laissé des Haïtiens mourir en masse pour cause d’aversion irrationnelle pour les « produits chimiques ». Voilà ce que l’on peut déduire de l’anecdote rapportée par le sociologue Gérald Bronner (université Paris-Diderot), dans un entretien accordé à L’Opinion et publié fin septembre : les autorités chargées de la gestion du choléra en Haïti auraient retardé l’utilisation d’un désinfectant aussi banal que l’eau de Javel pour préserver, au péril des populations, la rivière charriant l’agent pathogène – le vibrion cholérique.

L’histoire, brièvement rapportée dans le quotidien libéral, est consignée dans le dernier livre de M. Bronner (La Planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF, 156 p., 13 euros), l’un des plus fervents et médiatiques pourfendeurs du mouvement environnementaliste et du principe de précaution. « Parmi les forces de l’ONU venues prêter main-forte [après le séisme], il se trouvait des Népalais, écrit le sociologue. Le choléra n’existe pas en Haïti, en revanche il perdure au Népal. Certains des habitants de ce pays sont des porteurs sains, et il s’en trouvait parmi les troupes qui apportaient leur aide. Bientôt les eaux courantes furent contaminées, et les premiers cas mortels apparurent. »

C’est ensuite que les choses se gâtent. « Il y avait une solution simple pour éviter l’hécatombe : traiter les eaux avec de l’eau de Javel, poursuit l’auteur. C’était sans compter la ronde des atermoiements précautionnistes. Fallait-il le faire, compte tenu de la mauvaise réputation de l’eau de Javel ? Cette hypothèse fut évoquée, des comités se réunirent pour délibérer sur les dangers supposés de cette utilisation… En l’occurrence, il fallut attendre 5 000 morts et un article de la revue Science qui tirait la sonnette d’alarme, pour qu’on en revienne à des considérations sensées. On purifia les eaux avec de l’eau de Javel et l’épidémie s’interrompit. »

UNE COMPLÈTE AFFABULATION

L’accusation est d’une gravité inouïe et justifierait amplement des poursuites pénales contre les membres de ces « comités ». D’ailleurs, ces fameux cénacles émanaient-ils des autorités locales ? De l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ? Et quel est cet article de Science, qui parvint à éteindre cette folie ? L’histoire ne le dit pas. Et elle ne le dira jamais, car elle est une complète affabulation.

Certes, l’épidémie est bel et bien partie d’un camp de casques bleus népalais, après la vidange de leurs latrines dans l’Artibonite, le fleuve qui traverse l’île. Mais rien n’étaye le scénario d’un atermoiement criminel dans l’utilisation de produits chlorés pour juguler l’épidémie. Sollicitée par Le Monde, la meilleure source possible sur le sujet – l’équipe d’épidémiologistes qui a identifié l’origine de la contamination – confirme le caractère fantasmagorique de l’édifiante histoire.

De plus, les documents de l’OMS et de l’Unicef montrent que l’une des mesures mises en œuvre dès le départ de l’épidémie a précisément été l’utilisation et la distribution de divers produits chlorés. Nul atermoiement, nul « précautionnisme mortifère », selon l’expression de M. Bronner. Interrogé, le sociologue reconnaît l’erreur et, beau joueur, remercie Le Monde de l’avoir portée à sa connaissance.

Quant à sa source… Il s’agit, dit-il, du chimiste Bernard Meunier, vice-président de l’Académie des sciences. De fait, on retrouve cette fable en avril 2013, sous sa signature, dans la revue de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Avec, en prime, quelques détails croustillants. « Principe de précaution oblige, de nombreux responsables, entourés de bouteilles d’eau importées, ont voulu protéger les populations haïtiennes (…) des dangers de l’eau de Javel et des produits chlorés », écrit-il. Les Khmers verts sirotaient donc leur eau minérale, pendant que périssaient des milliers d’Haïtiens…

Contacté par Le Monde, M. Meunier n’a pu produire aucune source étayant ces affirmations. Mais, bardée de la caution du grand chimiste, l’histoire a surgi dans Valeurs actuelles, Le Figaro, sur des sites Web tenus par la filière des pesticides, et… le dernier livre de Gérald Bronner.

«LE BIAIS DE CONFIRMATION»

L’histoire pourrait ne valoir qu’un haussement d’épaules ou un rectificatif. Elle mérite, au contraire, toute notre attention. Car elle illustre la force du « biais de confirmation » – cette tendance à croire sélectivement tout ce qui confirme nos convictions et nos préjugés – dont sont fréquemment victimes des personnalités du monde académique, dès qu’il s’agit d’environnement. De telles légendes, qui faussent et empoisonnent les débats sur la place de l’homme dans la nature, se forgent souvent dans le chaudron de la blogosphère, circulent sur la Toile, et il suffit qu’une autorité scientifique les reprenne à son compte pour qu’elles deviennent une forme de vérité. Sur le climat, sur les liens entre santé et environnement, sur l’agriculture, des fables de cette sorte sont légion, parfois mobilisées dans les plus hauts lieux de savoir.

Nul n’est à l’abri. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que Gérald Bronner lui-même avait fait du « biais de confirmation » l’un des sujets de son précédent ouvrage (La Démocratie des crédules, PUF, 2013), qui décortiquait et moquait la crédulité des foules et des médias devant l’offre informationnelle pléthorique du Net. Mais il n’est, après tout, pas interdit à un sociologue de devenir son propre sujet d’étude.

 Stéphane Foucart
Journaliste au Monde

Je reviens une seconde à mon livre

Pour les sourds et malentendants – graves -, pour les aveugles et malvoyants – nombreux -, je rappelle que je sors ces jours-ci un livre sur la contamination chimique généralisée, Un empoisonnement universel (comment les produits chimiques ont envahi la planète), aux éditions Les liens qui libèrent (LLL). J’y reviens pour commenter une émission de France Inter à laquelle j’ai participé tout à l’heure (ici). Je précise que je ne me suis pas réécouté : je n’ai pas le temps, et en outre, je déteste m’écouter. J’espère que mon cas n’est pas désespéré.

Mon commentaire : misère ! Miserere mei, Deus ! Aie pitié de moi, mon Dieu ! Grâce à la bienveillance de Mathieu Vidard et de Lucie Sarfaty, j’ai pu correctement présenter mon livre dans La tête au carré, et qu’ils en soient remerciés. Quant au reste, je trouve simplement fou que le député Gérard Bapt ait fait les réponses qu’il a faites. Je précise pour ceux qui l’ignorent que Bapt, ancien médecin,  est en pointe sur les questions de santé publique en relation avec l’environnement. Il a aidé à rendre publique la triste affaire dite du Médiator (ici) et on aurait pu espérer de cet homme respectable ou qu’il conteste mon livre, ou qu’il trace des perspectives pour sortir du drame dans lequel nous sommes plongés.

Mais ni l’un ni l’autre. Il a fait l’éloge de mon travail, et il n’a pas énoncé le moindre début d’idée sur la manière d’avancer ensemble. Il n’en sait rien. Et d’ailleurs, disons-le sans détour, il ne sait à peu près rien du sujet évoqué. À plusieurs de mes questions précises, il s’est contenté de se réfugier dans ces détestables généralités de la novlangue politique, sans se rendre compte du mal qu’il fait au passage à sa fonction. Le pire : j’ai évoqué le vote de l’Assemblée nationale le 3 mai 2011, qui interdisait à la stupéfaction générale phtalates, parabènes et alkylphénols. Une telle décision, dérisoire au regard des enjeux, était pourtant spectaculaire dans le monde réel. La France aurait été la seule à prendre des mesures contre ces grands poisons.

Sauf que rien. Voté en première lecture par une Assemblée de droite – Sarkozy règne -, la loi est oubliée dans un placard et n’arrivera jamais au Sénat. J’ai déploré ce coup de force lobbyiste auprès de Bapt, mais surtout, je lui ai dit : « Mais vous, qu’avez-vous donc fait de ce projet quand votre famille politique l’a emporté à la suite de l’élection de Hollande à l’élection présidentielle ? » Bapt a évidemment botté en touche, car la terrible morale de l’histoire, ainsi que je le détaille dans mon livre, est que personne ne fait rien. Pour de multiples raisons qui aboutissent à l’inertie et à la tétanie. Étonnez-vous après cela du discrédit total des classes politiques !

Ce matin, interrogé sur l’antenne de Radio France Internationale pour une émission à venir, j’ai dû répondre à la question d’une excellente journaliste polonaise, Anna Rzeczycka-Piekarec. Comme elle me demandait : « Avez-vous le sentiment d’avoir écrit un livre important », je lui ai aussitôt dit oui. La forme peut être jugée mauvaise, cela va de soi. Mais sur le fond, sans aucun doute possible, c’est important. Très. michael kors pochette michael kors pochette

L’affaire des microscopes qui tuent

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 20 août 2014

Dans un labo de Lyon, les scientifiques ramassent des cancers à la pelle, entre 27 et 55 ans. Que se passe-t-il ? Officiellement, rien. En réalité, beaucoup de choses.

L’édifiante affaire des cancers groupés commence par un communiqué du groupe de critique sociale Pièces et main d’œuvre (PMO, http://www.piecesetmaindoeuvre.com). Le 15 juillet dernier, PMO annonce une épidémie de cancers dans un laboratoire de l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon, l’une des six écoles d’un pôle public de formation d’ingénieurs.

PMO, connu pour la vivacité de ses positions – notamment contre le « progrès » technologique -, n’aurait peut-être pas suffi, à lui seul, à intéresser qui que ce soit. Mais le texte est accompagné d’un courrier interne très flippant. Adressé aux personnels de l’INSA, il est signé Marie-France Joubert, directrice de l’Institut Lumière Matière (ILM), dont les travaux se mènent au sous-sol, au laboratoire de microscopie électronique du Clym (Centre lyonnais de microscopie).

La dirlo évoque « plusieurs cas de cancers graves diagnostiqués sur des collègues ayant fréquenté les installations de microscopie électronique du Clym ». Et suspend tous les travaux en cours dans ces locaux, évoquant sans se faire prier une éventuelle origine professionnelle. Panique à bord chez les chercheurs, qui tombent de l’armoire, puis de leur paillasse. Le reste est plus classique. Les bureaucrates se ressaisissent et assurent qu’il n’y a pas plus de cancers au labo que dans la population générale. Sacrés farceurs ! La vérité du dossier est tout autre : neuf chercheurs, de 27 à 55 ans, ont été frappés en une dizaine d’années par des cancers du sein, de l’utérus, du poumon, des testicules, entre autres. Et comme aucune enquête n’a encore eu lieu, la liste n’est pas nécessairement close.

Charlie n’entend pas résoudre ce qui reste une énigme, mais quantité de questions méritent d’être posées. En particulier celle des nanomatériaux étudiés au Clym, piste d’ailleurs évoquée par PMO. On ne parlera jamais assez de ces trouvailles, dont l’unité de mesure est le milliardième de mètre, ou nanomètre ; la taille d’un virus varie généralement entre 10 et 400 nanomètres.

Or, les amis, nul ne sait ce que peuvent provoquer des nanoparticules au contact de tissus vivants. C’est même l’une des raisons de leur succès. Extrait d’un article pionnier du professeur de chimie Geoffrey Ozin, paru en 1992 dans la revue Advanced Materials : «  Les objets de taille nanométrique […] démontrent de nouvelles qualités de la matière, en bonne part en raison de leur petite taille ». On a bien lu : de « nouvelles qualités de la matière ».

D’où le grand frisson de foncer encore plus vite dans le brouillard. Avant que de fâcheuses études n’empêchent l’essor des affaires, tous les gouvernements français, depuis vingt ans, ont ouvert les vannes. Et le résultat est digne de notre grand pays : en novembre 2013, le premier « recensement des nanoparticules mises sur le marché » annonçait fièrement une production nationale de 500 000 tonnes.
Est-ce une très bonne nouvelle ? Pour l’industrie, il n’y a aucun doute. On trouve désormais des centaines de produits d’usage courant qui en contiennent. Par exemple des « chaussettes antibactériennes » (nanoparticules d’argent), du ciment (dioxyde de titane), des laits solaires (idem), du sel ou du sucre (silice). Pour la santé, c’est un peu moins évident, car malgré les manœuvres de diversion, la connaissance – la vraie – avance.

En 2009, une étude parue dans Nature démontre que les nanos peuvent endommager l’ADN des humains. On apprend ensuite, en rafale, que les nanos présentes dans l’alimentation peuvent pénétrer le foie, le cerveau, les poumons et le système lymphatique. Le 26 octobre 2011, la revue Biomaterials établit que les nanos de dioxyde de titane – celles des laits solaires –attaquent la protection essentielle qu’est la barrière hémato-encéphalique (BHE). Deux ans plus tard, on apprend que les nanotubes de carbone, présents dans une multitude de matériaux, peuvent favoriser la cancérisation de certaines cellules.

Conclusion qu’on espère rationnelle : rien ne dit à ce stade que les cancéreux de l’INSA sont les victimes des nanos. Ou plutôt, ils le sont forcément, car nous le sommes tous.

La sécheresse fait le lit de la guerre

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 14 mai 2014

Et si la crise climatique était l’une des causes cachées du soulèvement syrien et des révolutions arabes ? Une pluie d’études montre que l’on a trop longtemps ignoré les fondements écologiques des guerres et des révolutions. Faut que ça change.

Ne plus avoir d’eau. Moins pour les hommes, plus pour les bêtes, plus pour la terre. En 2006, la Syrie connaît une première sécheresse, qui passe inaperçue. Le pays est aride – 45 % est même désertique – et dans les années « moyennes », il n’y pleut qu’entre 200 et 400 mm, contre 750 en France, avec des pointes de plus de 1100 dans une ville comme Brest.

En 2007, tout recommence, en pire. En 2008, tout recommence, en pire. Une situation qui, d’après l’ONU, n’a pas été vue depuis quarante ans. Mais entre-temps, la population est passée de 6 millions à 20, dont beaucoup, installés en ville, ont des exigences nouvelles. À la fin de l’été 2008, au moins un million de paysans et de bergers sont dans la détresse hydrique. Selon des estimations ridicules, mais officielles, 59 000 éleveurs ont perdu la totalité de leur cheptel, mort de soif. En 2009, tout recommence, en pire : 300 000 habitants de l’Est et du Nord-Est – autrefois le grenier à blé – quittent leurs terres, probablement à jamais, et s’installent à Damas, à Alep, à Deir ez Zor. En 2010, tout recommence, en pire : les exilés sont au moins 500 000. La récolte du blé passe de 4,1 millions de tonnes en 2007 – pour tout le pays – à 2,4. Or les Syriens ont besoin d’à peu près 4 millions de tonnes.

Là-dessus, la guerre civile, qui débute au printemps 2011, et une question qui tombe sous le sens : pourrait-il y avoir des liens entre sécheresse et révolte ? Le 27 janvier 2014, la chercheuse néerlandaise Francesca de Châtel publie un article éclairant dans la revue Middle Eastern Studies (1), qui permet de voir la Syrie tout autrement. Oublions un instant les djihadistes, les alaouites, les chiites, les sunnites, le Hezbollah libanais. La Syrie n’a-t-elle pas besoin avant tout d’eau ? De Châtel ne conteste pas l’existence de facteurs sociaux et politiques, mais juge que la question de l’eau les a influencés et a pu être modifiée par eux.

Comme tant d’autres ailleurs, le régime n’a rien vu venir, perdu dans ses rêveries de toute-puissance et d’expansion sans limites. Quand Assad le père – Hafez – arrive au pouvoir en 1970, 7,5 % de la surface agricole est irriguée. En 2006, on dépasse les 25 %. Dans son article, de Châtel met davantage en cause la gestion politique de la sécheresse par Damas que le phénomène lui-même. Le clan Assad, qui mise désormais sur la libéralisation à tout crin et la fin des aides publiques, aurait tout simplement laissé jouer le marché – le prix du fourrage double en quelques mois -, condamnant ses paysans les plus pauvres à l’exil intérieur.

Le dérèglement climatique expliquerait-il les sécheresses à répétition ? Le scénario est conforme aux prévisions régionales, mais de Châtel s’y intéresse d’autant moins que Bachar, le maître de Damas, tente de tout mettre sur le dos du climat, qui serait le seul responsable du désastre. Un autre travail passionnant permet en revanche de poser de nouvelles questions sur l’éventuelle dialectique entre changement climatique et le phénomène connu sous le nom de « révolutions arabes ». Publiée en février 2013 par un think tank américain proche des Démocrates – le Center for American Progress (2) -, l’essai à plusieurs voix ouvre sur un monde inconnu.

On connaît la vulgate répétée de télé en radio depuis des années. Un vendeur ambulant tunisien, Mohamed (Tarek) Bouazizi, s’immole par le feu le 17 décembre 2010 dans la petite ville de Sidi Bouzid. De proche en proche, magnifiée par les réseaux sociaux, la révolte gagne toute la Tunisie et plusieurs pays arabes, dont l’Égypte. Mais n’a-t-on pas oublié en route l’importance décisive du climat et de l’alimentation ?

Les auteurs ne font pas plus dans le simplisme que de Châtel. Les changements en cours du climat ne sauraient être la cause des changements de régime, mais leurs conséquences peuvent avoir allumé la mèche, faite des causes habituelles. Et ils reprennent à leur compte l’expression « threat multiplier » : la crise climatique serait un multiplicateur de menaces. L’extrême sécheresse de 2010 en Chine, qui a renchéri le prix du blé sur le marché mondial, a évidemment eu des répercussions sur l’Égypte, plus grand importateur de blé de la planète. D’une manière générale, les pays arabes sont fragiles, car ils disposent de peu de terres cultivables et de peu de ressources en eau, ce qui contraint la plupart à devoir importer entre 25 % et 50 % de leur consommation de céréales. En pointant des relations auxquelles le regard n’est pas habitué, comme celle entre la place Tahrir et la place Tienanmen, on court le risque d’être chahuté, voire ridiculisé par les chercheurs plus classiques, de loin les plus nombreux.

Et il est vrai qu’aucune preuve, au sens scientifique comme au sens policier, ne peut être apportée. Deux des rédacteurs de ce travail, Sarah Johnstone et Jeffrey Mazo concluent par ces mots : « Le printemps arabe se serait probablement produit d’une manière ou d’une autre, mais le contexte dans lequel il s’est produit n’est pas sans conséquences. Le réchauffement climatique n’a peut-être pas provoqué le Printemps arabe, mais il peut l’avoir fait arriver plus tôt ».

Ce n’est pas la première fois que des chercheurs – encore rares – s’intéressent aux liens pourtant puissants entre conditions écologiques et crises humaines paroxystiques. Aux Amériques, l’universitaire canadien Thomas Homer-Dixon – très connu, il a dirigé différents instituts traitant ce sujet – publie le 31 janvier 1992 (dans le New York Times) un article que beaucoup tiennent là-bas pour pionnier. Clinton vient d’être élu pour un premier mandat, et Homer-Dixon l’invite à agir au plus vite. S’appuyant sur les exemples du Bangladesh, de la Chine, des Philippines, d’Afrique du Sud, du Sénégal, de la Mauritanie, du Pérou, d’Haïti, il constate que « les pénuries de ressources renouvelables contribuent déjà à des conflits violents dans de nombreuses parties du monde en développement ». Et il ajoute plus loin : « Nous comprenons maintenant que [ces pénuries] produisent souvent des effets sociaux cachés et cumulatifs, comme les grandes migrations et des troubles économiques. Ces événements peuvent entraîner des affrontements entre groupes ethniques ainsi que des conflits civils et insurrectionnels ».

Dix ans plus tard, la guerre civile du Darfour semble bien lui donner raison. En 2003 commence dans l’ouest du Soudan – le Darfour – une guerre atroce entre les Janjawids et des tribus comme les Four, Massalit et Zaghawa. Les premiers sont des miliciens noirs arabisés, souvent nomades, les seconds des paysans sédentaires, noirs eux aussi.

La guerre devient si démentielle que, dès 2004, le Congrès américain la désigne comme un génocide, ce qui demeure contesté. Le fait est que le climat a changé entre le Nil et le lac Tchad. Le chercheur Jérôme Tubiana résume ainsi (3) l’état des lieux : « Au cours des quarante dernières années, [la région] a connu des vagues intenses de sécheresse, des précipitations de plus en plus variables et une diminution générale de la durée de la saison des pluies. On estime qu’au Darfour les températures ont déjà augmenté de 0,7°C entre 1990 et 2005 ».

En 2007 (le 16 juin), le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon se paie une tribune retentissante dans le Washington Post. « Si la violence a éclaté au Darfour pendant la sécheresse, écrit-il, ce n’est nullement par hasard. Jusque-là, les bergers nomades vivaient tranquillement au contact des agriculteurs sédentaires. Un récent article décrit la manière paisible dont les agriculteurs partageaient leurs puits et accueillaient les éleveurs qui sillonnaient le pays en faisant paître leurs chameaux. Mais quand les pluies ont cessé, les agriculteurs ont clôturé leurs terres de peur qu’elles ne soient ravagées par les troupeaux ».

Est-ce aussi clair que semble le penser Ban Ki-moon ? Le Darfour a donné lieu, dans les marges, à des débats de grande qualité. Ainsi cet article inspiré du chercheur Marc Lavergne (CNRS, Groupe d’études et de recherches sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), publié dans Revue Tiers Monde (Le réchauffement climatique à l’origine de la crise du Darfour ?). S’interrogeant sur les liens entre déplacés et mouvements de population d’une part, dérèglement climatique d’autre part, il note : « Le réchauffement climatique fait (…) office de facteur déterminant d’explication de ces mouvements de population. Cette « récupération » (…) peut conduire à des schématisations outrancières, voire à des erreurs permettant d’évacuer les responsabilités des acteurs effectivement à l’origine des crises ou des conflits ».

De fait, les autorités de Khartoum – la capitale soudanaise – ont surabondamment exploité l’explication « climatique ». Car non seulement elle masque leurs écrasantes responsabilités, mais elle fait retomber la faute historique sur les sociétés du Nord, qui sont bel et bien le déclencheur de la crise climatique. Mais malgré l’excellence des autres arguments avancés par Lavergne, il ne fait pas de doute que le climat devient une question politique majeure, au Darfour comme ailleurs.

La revue bien connue Science publiait le 1er août 2013 une méta-analyse portant sur 60 études publiées et 45 conflits (4). Le résultat – controversé – montre une corrélation évidente entre des événements climatiques parfois mineurs et l’irruption de conflit. À toutes les échelles spatiales et temporelles. On passe des violences domestiques à cause d’une canicule aux meurtres sur fond de sécheresse, des révoltes paysannes à l’effondrement de civilisations comme celles de Mésopotamie ou des Indiens mayas. Une fois encore, les auteurs – Solomon Hsiang, Marshall Burke, Edward Miguel – insistent sur les limites de leur travail. Le climat, en toute hypothèse, viendrait se surajouter à des causes plus coutumières, et ne serait pas nécessairement la cause principale des affrontements entre humains.

Corrélation ne veut pas dire explication. Mais le chantier qui vient de s’ouvrir ne fermera pas de sitôt. Selon des extrapolations tirées de cette dernière publication, le risque de guerre civile pourrait augmenter de 50 % dans un grand nombre de pays au cours des prochaines décennies.

(1) The Role of Drought and Climate Change in the Syrian Uprising: Untangling the Triggers of the Revolution
(2) The Arab Spring and Climate Change
(3) In « Darfour-Tchad : s’agit-il de la première guerre du climat ? »
(4) Quantifying the Influence of Climate on Human Conflict

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Entre récoltes et génocide

Faut-il ajouter le climat aux autres facteurs expliquant le génocide rwandais de 1994 ? En 1984 et surtout 1989, des sécheresses graves ont en tout cas frappé le pays et provoqué des famines. Avec entre les deux, les pluies surabondantes de 1987, détruisant les cultures de pommes de terre, de haricots et de maïs.

La suite n’est pas plus réjouissante. Dans un article publié en 1996 (Climat et crise rwandaise), l’agrométéorologue de la FAO René Gommes rapproche les conditions climatiques locales et la tenue des massacres. À l’automne 1993, quelques mois avant le début des tueries, « les pluies de septembre et d’octobre sont très faibles et conduisent à une réduction notables des rendements et des surfaces plantées. La première récolte de haricots est perdue, et les pluies insuffisantes ne permettent pas de replanter ». En mars 1994, quelques semaines avant l’embrasement, c’est pire, car des centaines de milliers de réfugiés du Burundi aggravent une situation alimentaire devenue critique. « Dans le nord, le déficit de production est du à la sécheresse et à des déplacements massifs de population (…)  Le sud a été particulièrement affecté par la sécheresse et la population est confrontée à des déficits alimentaires de proportions très inhabituelles. On signale des morts dus à la famine ».

Une autre question, totalement ignorée, pourrait avoir joué un rôle : l’érosion des sols. Dès 1992, l’agronome allemand Dieter König alerte sur la disparition du sol arable sous l’action des pluies : « Au Rwanda, écrit-il, les dégâts d’érosion peuvent être observés partout. La plupart des collines sont complètement déboisées et intensément cultivées ». 100 tonnes de sol par hectare, selon König, disparaissaient chaque année, à jamais. Rappelons que le Rwanda est un pays de 26 000 km2 – la Bretagne en fait 34 000 -, dont la population est passée de 1 830 000 habitants en 1949 à 6 750 000 en 1990, soit près de quatre fois plus. Juste avant le génocide, la densité de population pouvait atteindre 500 habitants par km2 à la campagne, conduisant les paysans à défricher toujours davantage. Un cercle vicieux menant à l’épuisement accéléré des sols et donc à une baisse des rendements de cultures vitales pour l’alimentation, comme le sorgho, les petits pois ou les haricots.

Pour le Rwanda comme pour d’autres pays, l’évocation de causes autres que politiques, sociales, économiques peut hérisser le poil. Le livre de l’Américain Jared Diamond « Effondrement » (Gallimard, 2006) concentre les critiques, car l’auteur y écrit notamment : « La population rwandaise a augmenté à un taux moyen de plus de 3 % l’an (doublement en moins de 24 ans). Le développement économique du Rwanda fut stoppé par la sécheresse et l’accumulation de problèmes environnementaux. Le pourcentage de la population consommant moins de 1600 calories par jour (niveau en dessous de celui de la famine) était de 9 % en 1982, 40 % en 1990. D’où le génocide en 1994. Il n’est pas rare, depuis, d’entendre des Rwandais soutenir qu’une guerre était nécessaire pour diminuer une population en excès et pour la ramener au niveau des ressources en terre disponibles. »

Le triomphe du prix Nobel Jean-Marie Lehn

Jean-Marie Lehn. Prix Nobel de chimie 1987. Un immense scientiste qui se croit pourtant un maître de la vie. Un grand scientifique, il est vrai, doté de qualités intellectuelles indiscutables, grâce auxquelles il ne croit plus nécessaire de se soumettre aux règles communes. Ce sentiment absurde et si fort de toute-puissance est, on le sait, celui des gosses. Quand il perdure chez un Lehn, salué par toutes les gazettes et une bonne part de la société, il est avant tout terrifiant. C’est le syndrome bien connu du docteur Folamour. Mais avant de revenir à Lehn – vous comprendrez aisément pourquoi -, un mot sur la nouvelle du jour.

Deux biologistes américains, Denis A. Malyshev et Floyd Romesberg, ont créé une chimère de plus, mais différente des autres. Car il s’agit d’un organisme vivant dont le patrimoine génétique n’avait jamais existé auparavant (ici). C’est la consécration d’un nouveau terrain d’aventure (ici) appelé « biologie de synthèse ». Pour sommes-nous à ce point inertes, pour ne pas dire complices ? Pourquoi n’avons-nous pas la force élémentaire de nous révolter, quitte à tout casser ? Je vous laisse répondre.

Pour en revenir à Lehn, je vous propose de regarder avec moi ce qui s’est passé le 5 mai 2009. Ce jour-là, il participe au premier rang d’un colloque organisé conjointement par le prestigieux Collège de France, créé en 1530, et l’entreprise Solvay, transnationale belge de la chimie. Thème de la rencontre sponsorisée : « De la chimie de synthèse à la biologie de synthèse ». L’enthousiasme, palpable, est général. L’intervention de Lehn, qui dure une trentaine de minutes, évite tout jargon et se révèle éclairante. Car le prix Nobel est transporté fort loin. La synthèse chimique est comparée à une partition, à un jeu d’échecs aussi raffiné qu’élégant.

Dans sa conclusion, le professeur Lehn cite pour commencer cette phrase de Leonardo da Vinci, grand peintre, grand ingénieur, grand scientifique mort il y a près de 500 ans : «…Dove la natura finisce di produrre le sue spezie, l’uomo quivi comincia con le cose naturali, con l’aiutorio di essa natura, a  creare infinite spezie… ».  Et Lehn d’enchérir sans gêne sur Leonardo : « L’homme créera de nouvelles espèces, non-vivantes et  j’en suis convaincu, vivantes ». Ainsi parlait notre prix Nobel le 5 mai de l’année 2009 : la chimie officielle ne demande qu’à créer sur Terre chimères et dragons, hydres et griffons, Gorgones et harpies, sans oublier Charybde et Scylla. La chimie doit créer – et créera si les Lehn l’emportent – des organismes vivants sortis de l’imagination des spécialistes. Ça vient de commencer.