J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici ou là : la règle sociale est qu’on voit le présent avec les yeux du passé. Ce qui n’aide pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Ainsi les stratèges militaires français des années Trente imaginaient-ils une guerre éventuelle comme si elle devait être la reproduction de celle de 1914. En vertu de quoi, nos culottes de peau, au premier rang desquelles le généralissime Maurice Gamelin, imaginèrent la ligne Maginot. Un gigantesque entrelacs de parfaites fortifications, courant des Alpes jusqu’aux Ardennes. Tudieu ! ils ne passeraient pas. Notons tout de suite que Gamelin avait la réputation d’être un intellectuel des armées. Un homme subtil, intelligent. Que devaient être les autres.
Donc, la défensive, sur le modèle de l’affrontement statique, façon tranchées new-look. N’étions-nous pas les plus forts ? L’armée française n’était-elle pas la meilleure. Sur le papier, les troupes franco-anglaises disposaient à l’été 1939 de plus de 4 000 chars, contre moins de 2500 pour la Wehrmacht. Et de davantage d’avions que la Luftwaffe. Les Teutons, les Boches allaient voir ce qu’on allait voir. On a vu. Les blindés de Guderian ne respectent pas les prévisions, et traversent (presque) sans encombre les Ardennes, que Gamelin et ses petits copains jugeaient à peu près infranchissable. Mai 40, juin 40, occupation de Paris pour quatre années.
D’autres exemples disent à peu près la même chose. En mai 1958, la gauche historique, pensant revivre les heures chaudes de la lutte antifasciste, crie à la dictature franquiste quand De Gaulle revient au pouvoir. Les anciens FTP graissent une fois encore leur mitraillette Sten, parachutée par les Anglais en 1943 et 1944. En mai 1968, au lieu que de considérer l’état réel d’une société qui se vautre déjà dans la consommation de biens matériels, la jeunesse révoltée sort les vieux posters de Lénine, Trotski et Mao. Dites-moi, qui se souvient aujourd’hui de la furie maolâtre qui s’était emparée de tant de petits marquis intellectuels toujours en place, comme Philippe Sollers, Serge July, André Glucksmann et d’autres ?
Toutes ces inepties ont bien trompé leur monde, et empêché que de nouvelles pensées ne surgissent. Peut-être était-ce inévitable, car le mouvement des idées, lent et déconcertant, réserve plus d’une mauvaise surprise à ceux qui croient possible son accélération. Je vois ces temps-ci le dérisoire effort de Jean-Luc Mélenchon pour faire accroire que les vieilles lunes du communisme sont toujours d’actualité. Je demande pardon d’avance aux zélotes, mais le tour de force est d’autant plus spectaculaire que Mélenchon rend un culte apparemment sincère à François Mitterrand, anticommuniste fervent qui n’a eu de cesse de faire reculer l’influence du parti communiste. Avec d’ailleurs un grand succès.
Et j’en arrive enfin au vrai sujet de ce billet : Pierre Moscovici. Notez que j’aurais pu choisir n’importe quel membre du gouvernement, Mme Duflot et M. Canfin compris. J’ai lu hier un entretien que notre ministre de l’Économie a donné au Journal du Dimanche, dans lequel il déclare : « L’économie française va mieux, incontestablement. Tous les indicateurs sont bien orientés. Les anticipations de production industrielle, notamment, sont à la hausse. Sur les trois derniers trimestres, la croissance progresse à un rythme annuel de 1 % ».
Bien sûr, c’est ridicule, et pour plusieurs raisons. La plus évidente, dans le système de pensée qui est celui de Moscovici, c’est que, dans le meilleur des cas, ce 1 % de croissance ne mènera nulle part. Le chômage, souci majeur, ne saurait dans ces conditions régresser. Autrement dit, sa perspective la plus optimiste est celle du maintien de la situation actuelle. Splendide. Mais un autre commentaire, plus lourd de sens encore, s’impose. Moscovici, qui n’a pas la moindre idée, se réfugie dans une rêverie qui consiste à espérer le retour d’une croissance forte, comme elle fut au cours des Trente Glorieuses. Si même c’était possible, cela ne conduirait, et cela, personne ne saurait le nier sérieusement, à des attaques toujours aggravées contre des écosystèmes déjà épuisés. Et donc, in fine, à la détérioration des conditions de vie des humains. Si Moscovici en est là, c’est parce que, comme Gamelin jadis, il pense l’avenir dans le cadre d’une pensée passée, et même dépassée. Ce qui a été et a si bien marché – à ses yeux – doit être répété de manière à sortir la société française de ses crises successives.
Moscovici, je le répète, est représentatif. À un détail près : son père Serge Moscovici a été l’une des figures de l’écologie politique au temps de Dumont, dans les années 70. On peut supposer que son fils, Pierre, a été le témoin de cette effervescence, mais il n’en reste rigoureusement rien. Ce qui n’est pas rassurant. Pour le reste, oui, Moscovici vaut les autres, et les autres Moscovici. Aucun d’entre eux ne parvient à considérer ce qu’il y a de radicalement neuf dans les temps que nous connaissons. Aucun n’est capable d’imaginer une vie qui ne serait pas dominée par les objets, le gaspillage, la prolifération de l’inutile.
Aussi bien, permettez-moi de radoter: la vieille politique me laisse totalement froid. Je ne vote pas. Ni pour ceux-ci, ni pour ceux-là. Dans le fond des choses, qui est tout de même décisif, ils se valent. Bon, j’ai fait et je ferai toujours exception quand le bulletin de vote peut aider à combattre une régression ponctuelle. Mais pour le reste, pouah.