Sur Philippe Martin, ministre de l’Écologie (une suite)

Permettez-moi d’en avoir un peu marre. J’ai écrit ici un papier sur le nouveau ministre de l’Écologie Philippe Martin, et l’on me tombe dessus avec des arguments de plus en plus étranges. Voilà, d’après un dernier commentaire, que Martin serait mon « vieil ami », etc. C’est ridicule, et si je prends le soin d’écrire ici, c’est dans l’espoir fou d’éviter ce genre de malentendus. Peine perdue.

Je vous prie donc de relire ce que j’ai écrit et dont je ne retire pas un mot. J’ai eu l’occasion de voir une personne – Philippe Martin -,  œuvrer, et j’en ai tiré la conclusion qu’il était une bonne personne. Et pour le reste, j’ai indiqué qu’il avait le choix entre une mission ministérielle ordinaire, qui le conduirait à l’oubli le plus rapide, et une voie infiniment plus étroite qui ferait de lui « l’un des quelques lumignons au milieu de la grande nuit où nous sommes ». Le tout est bardé de conditionnels, pour la raison simple que « le seul sujet qui intéresse est de savoir ce qu’il fera ». Oui, pardonnez mon pédantisme, mais c’est du futur. Du futur accolé à des conditionnels. Je souhaite donc qu’on me lâche la grappe.

Pour le reste, quoi ? J’aime les animaux, je n’aime pas la chasse, je déteste la corrida. L’agriculture industrielle me semble un désastre d’une nature si complexe, et si complète que je sais ne pas être capable d’en faire le tour. Elle marque sans l’ombre d’un doute l’affaissement d’une civilisation, la nôtre. Quand je pense à l’arrivée des tracteurs et des pesticides, il me vient souvent l’image du formidable historien que fut Fernand Braudel. Dans L’identité de la France, il note ceci : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».

Tels sont mes sentiments personnels. Ceux qui me lisent le savent bien. Ceux qui me découvrent ne devraient pas avoir grand mal à l’apprendre. Mais je crois que l’on a tort de remplacer la raison par l’émotion. On peut très bien être contre la corrida et le foie gras et être un gros con. Non ? Je sais des fascistes bon teint qui se feraient tuer pour leur toutou, leur âne ou leur perroquet. Je sais également d’authentiques militants de la vie, des écologistes donc, qui n’ont aucune relation personnelle à la nature. Notez que cela me stupéfie, mais cela existe.

Je ne crois évidemment pas que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, tellement chargé de suffisance et de sottise, se transformera sous nos yeux en une unité de combat écologiste. Mais je pense, mais j’espère qu’une personne authentique peut entrouvrir une lucarne. Écrivant cela, j’ignore évidemment si Philippe Martin sera cette personne, comme j’ignore quelle serait la taille de cette très éventuelle lucarne. Je suggère simplement d’attendre un peu, ce que nous ferons de toute façon.

Philippe Martin, nouveau ministre (de l’Écologie)

Juste un mot concernant Philippe Martin, notre nouveau ministre de l’Écologie, en remplacement de Delphine Batho, qui a cru pouvoir faire joujou avec ses vieux amis*.

Si je parle de lui ce soir, c’est que je le connais. Bien assez pour avoir une excellente opinion de l’être humain qu’il est. Eh oui ! tout arrive sur Planète sans visa. Je sais la valeur de l’homme, et je le salue donc ici, sans la moindre hésitation. Seulement, la question n’est pas exactement de savoir si j’apprécie la personne nommée Philippe Martin. Le seul sujet qui intéresse est de savoir ce qu’il fera.

Deux obstacles majeurs sont sur sa route. Un, l’administration centrale du ministère de l’Écologie est entre les mains des grands corps techniques de l’État, et singulièrement ceux des Ponts et Chaussées, qui ont eu la malignité de fusionner avec les Ingénieurs du génie rural et des eaux et forêts (Igref) pour former le corps des Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (Ipef). Même si certains individus gardent toute leur valeur, le corps, lui, est l’ennemi de l’écologie et de ses équilibres profonds. Et comme il est né en 1716 et qu’il est depuis enkysté dans l’appareil d’État, je crois pouvoir écrire qu’il est d’un autre poids que Philippe Martin.

L’autre obstacle s’appelle le parti socialiste, à commencer par le président en titre, François Hollande. La presque totalité de ces gens sont d’une inculture qui réussit encore à m’impressionner. Hollande lit L’Équipe tous les matins – vrai -, mais il ne sait rien de l’extrême gravité de la crise écologique. La nature n’existe pas. Les animaux non plus. La vie, à peine davantage. Son parti ne vaut pas mieux, qui est fait de baronnies et de vassaux, tous obsédés par le dérisoire pouvoir politique, ses avantages et ses chausse-trapes. Il n’y a rien à attendre de ce côté-ci. Mais rien.

Alors, que peut faire Philippe Martin ? C’est un grand garçon, et il n’a pas besoin de mes conseils. Mon avis en tout cas, qui s’adresse à tous, est qu’il peut entrer à sa façon dans l’histoire en se dissociant. Je ne parle pas de cogner contre chaque porte, ce qui ne sert à rien. Je me moque du montant du budget alloué à l’Écologie, qui n’a pas le moindre sens. Serait-il multiplié par trois que cela ne changerait rien aux tendances lourdes de ce pays, voué comme les autres à la destruction des écosystèmes. En revanche, sans s’enliser dans des combats sans intérêt, un homme conscient peut jouer un grand rôle d’éveilleur public.

Oui, je crois que Martin, qui n’a pas grand-chose à perdre – à mes yeux, en tout cas -, pourrait être un formidable messager. Il pourrait être le premier politicien français à prendre au sérieux la crise écologique. Il pourrait parler, faire circuler les paroles vraies, et assumer d’être différent de ses collègues du gouvernement. Il est social-démocrate – qui l’ignore ? – et nul ne songe à lui demander de devenir un autre. Il est social-démocrate, mais cela ne lui interdit pas d’aider, depuis son poste, à la formulation publique de quelques grandes urgences de notre temps. Le climat. La biodiversité. L’eau. Ce ne sont que trois exemples, mais ils disent assez l’ampleur de la tâche.

Philippe Martin peut n’être qu’un énième ministre, qui sera oublié dès qu’il aura tourné le dos. Ou bien l’un des quelques lumignons au milieu de la grande nuit où nous sommes.

* Par pitié, ici au moins ! Delphine Batho a démontré 100 fois qu’elle ne savait rien de l’écologie, et qu’elle s’en battait l’œil et le flanc gauche. Le fait qu’elle se fasse lourder ne signifie qu’une chose : elle n’a pas évalué le risque politicien qu’elle prenait. Et elle en paie le prix. Politicien. Qu’a-t-elle fait depuis un an ? Strictement rien. Probablement pensait-elle pouvoir jouer une carte personnelle dans ce gouvernement impuissant autant que baroque. On l’aura mal informée.

Rions de Mélenchon (c’est l’été)

Je me permets de rigoler du Great Leader Chairman, du Grand Manitou Lui-Même, Jean-Luc Mélenchon. Lui et ses excellents camarades du PCF sont vent debout contre l’espionnage américain, mais ils ont comme il se doit la mémoire qui flanche. Car qui veut savoir sait depuis au moins 15 ans. Je dis 15 ans, j’aurais pu écrire 65. Je vous mets pour le fun un extrait d’un article de Philippe Rivière, paru dans Le Monde Diplomatique de juillet 1999 :

« LES Etats-Unis sont-ils désormais si puissants qu’ils ne craignent plus les réactions de leurs alliés européens ? Il avait fallu l’obstination d’un chercheur néo-zélandais, Nicky Hager, pour dévoiler l’existence d’un formidable réseau de surveillance planétaire, le système Echelon, en place depuis les années 80… Son enquête (1) exposait en détail, pour la première fois, comment l’Agence de sécurité américaine (National Security Agency, NSA), un des organismes américains les plus secrets, surveille, depuis presque vingt ans, l’ensemble des communications internationales (2).

M. Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale sous la présidence de M. James Carter, avoue, non sans cynisme : « Quand vous avez la capacité d’avoir des informations, il est très dur d’imposer des barrières arbitraires à leur acquisition. (…) Devons-nous refuser de lire (3)  ? » L’embryon du réseau d’espionnage américain date du début de la guerre froide lorsqu’un premier pacte de collecte et d’échange de renseignements, dénommé Ukusa, fut établi entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. A ces deux Etats se sont joints le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Depuis les années 70, des stations d’écoute implantées dans ces pays captent les signaux retransmis vers la Terre par les satellites de type Intelsat et Inmarsat. Et une centaine de satellites d’observation « écoutent » les ondes : radio, téléphones cellulaires, etc.

Par ailleurs, affirme Duncan Campbell (4), tous les réseaux de communication sont écoutés, des câbles sous-marins (des capteurs sont déposés par des plongeurs spécialisés) au réseau Internet (la surveillance du réseau mondial est particulièrement aisée : la quasi-totalité des données transitent par des « noeuds » situés sur le territoire américain, même lorsqu’il s’agit de connexions européennes ! Ainsi, chaque jour, des millions de télécopies, de télex, de messages électroniques et d’appels téléphoniques du monde entier sont passés au crible, triés, sélectionnés, analysés ».

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Bon, à ce stade, c’est déjà marrant. On est en plein remake et je constate qu’en 1999, date de ce papier, un certain Lionel Jospin, et tout le PS avec lui, était au pouvoir, comme c’est le cas aujourd’hui. J’ajoute que Mélenchon s’apprêtait à devenir ministre – il le devint le 27 mars 2000 -, et qu’il n’a pas ouvert le bec. Membre alors de la minorité du PS, il eût pu aisément lancer une vaste campagne autour de la défense des libertés, mais non, rien. Il devait préparer son premier Conseil des ministres.

En un sens, il y a mieux, c’est-à-dire bien pire. Mélenchon est l’allié indéfectible du ci-devant parti stalinien – le PCF -, au point qu’on se demande si l’histoire atroce de ce dernier ne lui est pas plus agréable que celle du PS, parti auquel il a appartenu 31 ans. Eh bien, rappelons aux innombrables oublieux que le parti communiste a soutenu jusqu’à l’extrême fin le régime totalitaire de la RDA, c’est-à-dire jusqu’à la chute du Mur en novembre 1989. D’innombrables textes existent, et parmi eux des discours de soutien de Georges Marchais, grand héros de Mélenchon, adressés à cette ignoble crapule que fut le chef de la RDA, Erich Honecker.

Vous êtes nombreux, j’imagine, à avoir vu le film Das Leben der Anderen (La vie des autres), ce film allemand sorti en 2006. On y voit comment la police politique stalinienne, la Stasi, surveillait sa population. J’ajoute que cette agence infernale employait  91 000 agents officiels et 175 000 informateurs, soit 266 000 personnes sur une population générale de 16 millions environ. En clair, tout le monde était fliqué. On a découvert après la chute du Mur que des époux avaient espionné pendant des décennies leurs épouses, et inversement. Aucun régime, à ma connaissance, n’est allé aussi loin. Même l’Union soviétique n’a semble-t-il pas eu les moyens matériels de surveiller d’aussi près son peuple. Mais je reconnais que l’on peut en discuter.

Ce qui demeure indiscutable, c’est l’horreur des régimes totalitaires. Les dirigeants actuels du PCF ont soutenu de leurs forces déclinantes ces systèmes, et quand ils protestent contre les Américains aujourd’hui, j’ai comme l’envie de les envoyer se faire foutre. Quant à Mélenchon, un mot sur ses déclarations d’amour au parti allemand Die Linke. Je sais que tout est oublié, mais moi, désolé, je monte la garde. Die Linke provient d’une fusion entre des groupes de la gauche syndicale de l’Ouest et les restes du défunt parti communiste au pouvoir en RDA, le SED. Sans la puissance électorale maintenue de l’ancien SED dans la partie Est de l’Allemagne, Die Linke existerait à peine.

Mais cela n’ennuie évidemment pas Mélenchon, ni aucun de ses bons amis. Moi, si.

À propos de la surveillance de tout et de tous

Vous trouverez ci-dessous deux textes. Le premier est de moi et il a été publié dans Charlie Hebdo le 19 juin passé. Il n’est pas sérieux, il se moque, il sera vite oublié. En outre, il est vulgaire. J’ai imaginé Big Brother, vieux, égrotant, qui donne son point de vue sur les derniers événements en cours, c’est-à-dire l’espionnage généralisé des vies privées par les appareils d’État coalisés de l’Occident.

Le second est un point de vue du groupe grenoblois Pièces et main d’œuvre (PMO). Il mérite d’être lu et réfléchi.

Quant à ce que je pense de cette affaire de la NSA, je n’ai pas même le goût de vous le donner, tant mon écœurement est grand. En 1998, le « scandale » Échelon avait révélé que l’Amérique, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande écoutaient les communications du monde entier. Je note comme vous qu’à cette époque, Al-Qaïda n’existait pas, et que l’on espionnait pourtant. Car telle est la loi de nos apparentes démocraties : la police et l’armée ne sont jamais satisfaites des pouvoirs toujours plus grands qu’on leur accorde.

A-t-on demandé des comptes en 1998 ? Aucun. Le dernier des imbéciles – même s’il est difficile de donner le gagnant du concours, il existe –  pouvait savoir à ce moment-là qu’aucune barrière ne protégeait les ordinateurs connectés, les courriers anciens, les téléphones fixes ou portables. Avez-vous noté ne serait-ce qu’une manifestation de notre belle gauche morale ? De nos écologistes estampillés ? Il est vrai qu’à cette date, M.Mélenchon était ministre de M.Jospin, qu’il continue à présenter comme une excellente personne.

Or donc, chacun sait et s’en fout. Tout se passe comme si la plupart souhaitaient ouvrir ses intérieurs, ses domiciles, ses cachettes au Grand Oeil qui voit tout. Je note au passage que l’acceptation inconditionnelle du téléphone portable par la quasi-totalité de la population relativise tous les discours politiques portant sur le refus de ce monde et de ses lois.

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1/ Mon petit texte signé Big Brother
Bande de petits cons. Je me fais chier comme un rat à la résidence Les Blés d’or, où je suis le plus jeune des presque morts. Le kiné sort de ma chambre, l’ophtalmo est venu hier regarder de près mon gros œil qui voyait tout si bien, je vais pas tarder à m’abonner à Notre Temps.

Les journaleux sont des pouilleux. Un type de la télé a appelé tout à l’heure, il voulait envoyer une équipe pour savoir ce que je pensais de cette histoire. Eh ben, c’est pas compliqué, je suis baisé. Je suis dépassé. Je suis une vieille histoire qui sent déjà l’incinération au crématorium. Les types de la NSA sont des grosses crevures, mais je dois reconnaître qu’ils savent manier l’outil.

De mon temps, il fallait encore surveiller la foule. Une idée fumeuse réussissait toujours à sortir d’un cerveau mal essoré, et il fallait payer des milliers de petits flics de la pensée pour vérifier que tout le monde adorait René Coty et le président Truman. Ç’était du boulot, et en plus, il fallait sortir de la maison pour faire de temps à autre une descente chez les neurones suspects.

On dira ce qu’on voudra des Amerloques, mais les mecs qui ont pris ma suite ne bougent plus leur slip léopard du bureau. On avait des équipes, ils gèrent des machines. Des cathédrales de fils entortillés et de mémoires sans limites. Un type pète à Lagos, ça schlingue aussi sec à Fort Meade, dans le Maryland, au siège transhumaniste de la NSA. Un jeune se paluche à Pékin, ils ont une photo de sa bite avant que le Chinetoque ait fini sa branlette.

Les Little Brothers associés sont des fortiches, mais je note quand même que des armées de clampins soutiennent ces pédés informatiques. J’ai connu bien des carpettes, et quelques résistants, mais j’avais jamais autant vu de volontaires. On les reconnaît de loin, ils ont Facebook greffé dans le cul. Je rêve. Des millions et des millions offrent sur un plateau leur caca du matin, leurs photos de partouze, leur opinion sur Koh-Lanta et l’adresse de leur psy. Les mecs se foutent en rang d’oignon devant leur portable, se prennent eux-mêmes en photo, face, profil, et envoient le tout à Fort Meade, en vitesse électronique.

Et Google. Oh putain ! Bien obligé de leur tirer mon chapeau, leurs gars ont visiblement pris des leçons chez moi, quand j’étais le boss. La guerre, c’est la paix, l’ignorance c’est la force, Internet c’est la liberté. N’avouez jamais ! N’avouez jamais que vous sucez la bite de la CIA depuis les origines, ça pourrait détourner le client. Pourrait. Le client s’en tape, de ces pignolades. 60 % des Américains sont d’accord pour montrer leur cul à l’écran pourvu ça serve contre les barbus à turban.

C’est ça qui a le plus changé, rapport à mon temps à moi, quand l’Oceania faisait la guerre à l’Estasia. Ou à l’Eurasia ? Ou l’Estasia à Al-Qaïda ? Faudrait regarder les archives. Je me fais bien chier, à la résidence Les Blés d’Or. Y a la mer, y paraît, y a la télé partout, jusque dans les chiottes. Je leur en veux pas, aux jeunes, mais ils se rendent pas compte. Le temps des pionniers, c’était quand même mieux. Demandez à Winston Smith et à Julia.
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2/ Le point de vue de Pièces et main d’œuvre

Bas les pattes devant Snowden, Manning, Assange et les résistants au techno-totalitarisme

mardi 18 juin 2013 par Pièces et main d’œuvre

Nul ne peut plus nier ce que les opposants à la tyrannie technologique dénoncent depuis des années : les objets intelligents qui envahissent nos vies (ordinateurs, Internet, téléphones mobiles et smartphones, GPS) donnent au pouvoir les moyens de la surveillance généralisée.

En dévoilant des documents secrets, un ex-agent américain révèle que la NSA (Agence nationale de sécurité) espionne les internautes du monde entier, dans le cadre du programme clandestin « Prism » mis en place par George Bush et poursuivi par Barak Obama. Sont visés les utilisateurs d’Internet et des « réseaux sociaux » (Google, Facebook, Apple, Youtube, Yahoo, Skype, DropBox, Microsoft, AOL) soit, à l’ère numérique, à peu près tout le monde.

Les esprits forts diront qu’ils le savaient déjà. Les esprits forts savent toujours tout. Edward Snowden, lui, prouve ce qu’il dit. Et les médias du monde entier ne peuvent faire autrement que de publier ses déclarations, alors que les dénonciations des esprits critiques restaient confinées et refoulées à quelques milieux restreints.

Edward Snowden agit sans le soutien d’aucune organisation, d’aucun parti, d’aucun collectif. Heureusement – il n’aurait rien fait. Son geste relève de ce qu’Orwell nommait la « décence ordinaire ». « Je ne peux, en mon âme et conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d’Internet et les libertés essentielles pour les gens tout autour du monde au moyen de ce système énorme de surveillance qu’il est en train de bâtir secrètement. » (1) À 29 ans, il sacrifie sa carrière et sa vie personnelle, choisit la désertion, risque la prison pour trahison (comme le soldat Manning, auteur des fuites vers Wikileaks) voire un « accident ». Il affronte seul les services secrets de la première puissance mondiale.

En France depuis le 10 juin 2013, aucune des organisations qui, avant ou depuis le meurtre de Clément Méric, clament l’urgence de la « lutte antifasciste », n’a pris la défense de Snowden. Aucune manifestation de soutien, aucun communiqué, aucun appel contre la surveillance totale, y compris celle de la DGSE française (services secrets extérieurs), comparée par un ex-agent à une « pêche au chalut ». (2) À ce jour, le seul appel pour l’asile politique de Snowden en France émane de Marine Le Pen. Un coup de pub dont le Front de Gauche n’a pas été capable.

Edward Snowden : « Ma grande peur concernant la conséquence de ces révélations pour l’Amérique, c’est que rien ne changera. [Les gens] ne voudront pas prendre les risques indispensables pour se battre pour changer les choses… Et dans les mois à venir, les années à venir, cela ne va faire qu’empirer. [La NSA] dira que… à cause de la crise, des dangers auxquels nous devons faire face dans le monde, d’une nouvelle menace imprévisible elle a besoin de plus de pouvoirs, et à ce moment-là personne ne pourra rien faire pour s’y opposer. Et ce sera une tyrannie clé-en-main. »

Snowden a raison. En France, le rétro-fascisme à front bas et crâne ras, qu’on reconnaît au premier coup d’œil, obsède l’anti-fascisme rétro, patrimonial et pavlovien, tout ému de combattre la bête immonde qu’on lui a tant racontée et qu’il croit connaître. Il est vrai qu’ils partagent quelquefois les mêmes goûts en matière de look et de dress code. Les skinheads, c’est quand même plus simple que les RFID et la « planète intelligente » d’IBM. Dénoncer « les origines françaises du fascisme » (Zeev Sternhell, Là-bas si j’y suis, France Inter) et « le retour des années 1930 » (Le Nouvel Observateur et cie), c’est plus facile que de s’attaquer au techno-totalitarisme. D’autant que celui-ci est pourvoyeur d’emplois et de croissance économique, donc « progressiste » et « de gauche ». Qu’importe que 64 millions de moutons soient pucés, tracés et profilés, si la filière micro-électronique prospère, de STMicroelectronics à Gemplus et Thales. Pour Pierre Gattaz, nouveau président du Medef, et le lobby de l’industrie électronique : « La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles. » (3)

Personne pour s’aviser que nous ne sommes pas dans les années 1930. Qu’après des décennies d’accélération technologique, à l’heure de la contention électronique, le « fascisme » aussi s’est modernisé. Il n’a plus le visage du Dictateur. Même plus celui de Big Brother. Mais celui des myriades d’actionneurs, capteurs, nano-processeurs, datacenters, super-calculateurs, Little Brothers, qui maillent, structurent, activent et pilotent la société de contrainte.

Les documents publiés par Snowden confirment ce que nous avons décrit de la police des populations à l’ère technologique. (4) La presse fait mine de découvrir l’espionnage par Internet. Quitte, comme le site du Monde, à le faire sous une bannière publicitaire pour IBM et « la planète intelligente ». C’est-à-dire, le projet de puçage électronique de chaque chose et chaque être sur Terre, via des puces communicantes. Le projet, bien avancé, d’un Internet des objets, élargit le réseau à chaque objet et être vivant pucé, qui nous interconnecte (nous incarcère) en permanence avec notre environnement (notre cage). Un filet électronique dont il sera impossible de s’extraire. Si les révélations de Snowden vous émeuvent, « la planète intelligente » d’IBM vous glacera. (5)

Pendant que les attardés lèvent le poing, farouches et déterminés contre le spectre « des heures les plus sombres de notre Histoire », le pouvoir resserre le filet électronique. Avec l’approbation béate de la majorité « parce que la technologie, tout dépend de ce qu’on en fait. »

« Ainsi donc, notre génération du lien social et du réseau virtuel, notre génération qui a fait tomber des dictatures par la force de baïonnettes informatiques, notre génération devra, donc, comme les autres, payer le prix du sang et apprendre, comme les autres, que l’engagement est un risque, une créance prise sur la vie, une créance que les plus courageux et les plus innocents paient et remboursent de leur mort. » (6) Il y a dans ces lignes des condisciples de Clément Méric tout l’aveuglement de l’époque sur elle-même.

Passons sur cette « génération », qui confond « lien social » et laisse électronique – après tout, elle n’a rien connu d’autre et ses mentors la maintiennent dans sa niaiserie.

Facebook n’a pas plus balayé Ben Ali et Kadhafi, (7) que les abrutis de Troisième Voie et des Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires ne menacent la démocratie. « Une mouvance qui compterait 1000 adhérents et 4000 sympathisants selon son chef. Mais 500 selon les autorités. » (8) « Les JNR, totalement dévouées à sa personne (NdA : de Serge Ayoub, leur chef), mais qui ont très peu à voir avec un quelconque militantisme politique ». (9) « Il est impossible de décrire Troisième Voie comme un groupe de combat ou séditieux » (Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême-droite). (10) « Ce sont des jeunes extrêmement précarisés issus de familles très populaires avec des parents bénéficiant des aides sociales. Ils ont un faible niveau de diplôme (…) En fait, ils appartiennent au sous-prolétariat des zones rurales et péri-urbaines. Ils ont grandi dans des familles où, le plus souvent, un seul des parents travaille. Quand ils n’ont pas été élevés au sein de familles monoparentales avec leur mère dans une grande précarité » (Stéphane François, historien). (11)

Ils sont, en somme, le pendant rural des délinquants de banlieue. De ceux qui, en septembre 2012, massacrèrent Kevin et Sofiane à la Villeneuve d’Echirolles, parce qu’ils étaient d’un quartier différent. Même profil socio-économique. Ni plus avisés, ni moins violents, non moins déstructurés par la déferlante des écrans et la dissolution du tissu social. Des exclus des métropoles high-tech et de la compétition internationale, comme eux trahis par la gauche. Pas plus que pour les délinquants, leur condition n’excuse leurs gestes. Pas plus que les délinquants, ils n’incarnent le « renouveau fasciste ».

Mais ils sont plus spectaculaires et moins virtuels que le techno-totalitarisme et, partant, plus faciles à désigner. « La grande nouveauté est que, grâce à Internet, certains informaticiens ont les moyens d’imposer leur vision du monde au reste de la population. Au lieu d’écrire des essais philosophiques dans l’espoir d’influencer les générations futures, ils réalisent leur projet de société. Le fait d’être d’accord ou non avec eux est sans objet, car ils ont déjà rapproché le monde de leur idéal » (Christopher Soghoian, militant américain de la protection de la vie privée). (12) La tyrannie technologique est plus pervasive et redoutable que 500 brutes alcoolisées. Elle exige de ses opposants plus que du pathos et des postures. Combattre le techno-totalitarisme, c’est-à-dire l’attaque la plus performante contre notre liberté et contre la possibilité de choisir ce qui nous arrive, impose l’effort de comprendre la nature de cette attaque, et ses spécificités. Nous ne sommes pas dans les années 1930 ; il nous faut penser notre époque pour affronter notre ennemi actuel, et non les avatars du passé.

Entiers et naïfs, nous pensons que le secret est de tout dire. Et donc, quel que soit le mépris dans lequel les tiennent les beaux esprits, nous ne pouvons qu’approuver et soutenir ceux qui par leurs actes individuels livrent au public les preuves de sa servitude et tentent d’éveiller sa conscience. On verra ce que le public et ceux qui parlent en son nom font de ces révélations. Si peu d’illusions qu’on se fasse sur une société qui a accepté avec enthousiasme depuis des années une telle déchéance, il est sûr qu’on n’a aucune issue à attendre d’un « encadrement législatif » de type CNIL mondialisée, pas plus que d’une surenchère technologique pour crypter ses communications électroniques et fabriquer soi-même ses logiciels « libres », ni d’une énième bouillie citoyenniste pour assurer la veille de notre désastre.

Il n’est pas sûr qu’il y ait d’issue, ni que celle-ci dépende de nous. S’il y en a une, on ne peut la trouver à partir d’élucubrations nostalgiques et complaisantes, mais seulement à partir d’une conscience vraie de notre situation.

Comme disait le fondateur d’IBM : – Think.

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NOTES :
- (1) Le Monde, 11/06/2013
- (2) Le Monde, 12/06/2013
- (3) Livre bleu du GIXEL (Groupement des industries de l’interconnexion, des composants et des sous-ensembles électroniques) sur le développement de la filière électronique, 2004. Voir aussi RFID : la police totale, le film, par Subterfuge et Pièces et main d’œuvre (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/…)
- (4) cf Terreur et possession, enquête sur la police des populations à l’ère technologique, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2008)
- (5) cf « IBM et la société de contrainte », in L’Industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (L’Echappée, 2011)
- (6) Libération 10/06/2013
- (7) cf L’emprise numérique, C. Biagini (éditions l’Echappée, 2013)
- (8) Libération 14/06/2013
- (9) Le Monde, 11/06/2013
- (10) Libération, 14/06/2013
- (11) Id.
- (12) Le Monde, 17/11/2012

L’écologie est un sport de combat (en Turquie et ailleurs)

Paru dans Charlie-Hebdo le 19 juin 2013

Les fleurs dans les cheveux, c’est fini. En Turquie, en Corée, en Colombie, au Nigeria, en Chine, les écologistes ouvrent la voie à des batailles au couteau contre l’industrialisation du monde.

Faut pas trop faire chier les écologistes turcs. On commence à le savoir, mais la grande protestation en cours a été déclenchée par un petit groupe décidé, qui ne voulait pas voir une place et ses 600 arbres devenir un énième centre commercial avec mosquée. Ce qu’on ignore en revanche, c’est qu’un mouvement de fond traverse la société turque, ivre de ses taux de croissance et des pacotilles dont nous faisons notre quotidien.

Tout projet d’industrialisation massif exige des quantités géantes d’énergie, et la Turquie des généraux, puis celle de l’AKP d’Erdogan, a misé très lourd sur les barrages hydroélectriques. Toutes les rivières, tous les fleuves, toutes les vallées, tous les hauts-plateaux sont barrés de toute part, détruisant au passage d’immenses territoires.

On parle de milliers de barrages au total, et même si l’on ne prend en compte que les plus grands, y a de quoi trembler. Le Güneydo?u Anadolu Projesi, ou projet d’Anatolie du sud-est, représente à lui seul un complexe de 22 barrages sur le Tigre et l’Euphrate, juste à l’amont de deux pays tranquilles, la Syrie et l’Irak. Depuis vingt ans, la tension ne cesse de monter et provoquera tôt ou tard, à moins d’une improbable solution, une guerre. La Turquie a promis d’irriguer 1,7 million d’hectares de l’Anatolie, nom officiel du Kurdistan turc, mais en ce cas, les riverains syriens et irakiens de l’aval boiront des clous.

Les écologistes, nettement moins cons que d’autres, ont organisé en 2011, à partir d’avril, une marche géante dont personne n’a entendu parler ici. Dommage. Les gueulards, venus de toutes les régions de Turquie, avaient décidé de rejoindre Ankara depuis l’Anatolie. Pacifiquement, mais accompagnés d’un propos qu’on qualifiera de limpide : « Au cours des dix dernières années, l’industrie de l’énergie s’est emparée de toutes nos rivières et de tous nos fleuves. Des milliers de barrages et d’usines hydro-électriques ont été construits. Nos montagnes ont été achetées par des entreprises minières. Nos vies ont été mises en danger par des centrales nucléaires. Et personne n’écoute nos voix (1) ».

Il va de soi que les marcheurs n’ont jamais pu entrer dans Ankara. Les flics de l’AKP ont barré les routes d’accès, et balancé sur la foule des lacrymos. Oui, cela ressemble furieusement à la place Taksim. Il est temps d’admettre que les écologistes n’ont plus des plumes dans le cul et un sourire niais aux lèvres. Partout dans le Sud, la grande bagarre sociale s’appuie sur des luttes de terrain dont le centre est la nature et l’équilibre des écosystèmes.

Le Coréen Choi Yul se bat depuis quarante ans contre l’État, les militaires et la destruction du pays par l’industrialisation. Après avoir passé six ans en taule, après 1975, il crée en 1982 une association écologiste, KPRI, et plus tard la Fédération coréenne des mouvements écologistes (KFEM), adhérente des Amis de la Terre. Il vient de se prendre à nouveau un an de cabane pour avoir protesté contre le saccage de quatre rivières.

Idem en Colombie, où l’écologiste Miguel Ángel Pabón Pabón, fondateur du Mouvement social pour la défense de Rio-Sogamoso, est porté disparu depuis sept mois. Ce couillon aidait des pêcheurs et des paysans expulsés pour laisser place à un barrage. Au Nigeria, Odey Oyama, directeur du Rainforest Resource Development Centre (RRDC), est obligé de se planquer pour échapper à des tueurs. Son grand tort est de soutenir des paysans lourdés de leurs terres pour faire plaisir à Wilmar, l’une des plus grandes transnationales de l’huile de palme, qui veut planter partout ses arbres industriels.

En Chine enfin, mais la liste est interminable, les activistes se comptent par milliers et les batailles par centaines. Le journaliste Deng Fei avait réalisé en 2009 une « carte des cancers », superposable à celle des installations industrielles les plus pourries. Il vient de recevoir des milliers de photos d’internautes chinois, qui montrent l’état réel des rivières.

L’écologie, sport de riches devenu sport de combat.

(1) Today’s Zaman, 29 mai 2011