Bienvenue dans un monde meilleur. À propos de viande industrielle

Je vous fais toute confiance : vous saurez lire comme il se doit ce papier publié ici il y a plus de cinq ans. De vous à moi, le soi-disant scandale de la viande de cheval est-il, ou non, plus grave que celui du mersa, dont tout le monde se fout si totalement ? 

Publié une première fois le 20 décembre 2007

Ne finassons donc pas, et terrorisons à la seconde tous ceux qui oseront me lire ce 20 décembre : le MRSA – prononcez mersa -, ça craint. Mais commençons par rendre à Jean-Yves Morel ce qui lui appartient. Depuis des mois, ce grand connaisseur breton des arbres et de l’eau me tanne pour que je parle du MRSA. Et je ne fais rien, occupé par d’autres sujets. Et j’ai tort, à l’évidence.

Il vient de m’adresser la copie d’un article paru dans le New York Times (http://www.nytimes.com), et je m’y mets enfin, espérant qu’il n’y a aucun lien de cause à effet. Entre la réputation du grand quotidien américain, veux-je dire, et mon soudain empressement. Mais sait-on jamais ? Le MRSA, c’est le staphylocoque doré qui résiste à la méthicilinne. Une bactérie épouvantable longtemps confinée dans les hôpitaux, où elle tuait les plus faibles.

Attention, mon savoir est tout récent, et je ne serais pas vexé d’être remis à ma place. Il semble bien que le mersa d’antan ait laissé la place – ou ait été doublé – par une nouvelle souche incomparablement plus virulente. Selon le NYT déjà cité, qui livre des chiffres officiels de 2005, 100 000 Américains seraient touchés en une année, et 19 000 mourraient. Soit plus que la totalité des victimes du sida.

Étrange et confondant, n’est-il ? La cause générale du MRSA est très bien connue : c’est l’abus insensé des antibiotiques. Aux États-Unis, et je doute qu’il en aille autrement chez nous, 70 % de tous les antibiotiques sont utilisés dans les élevages d’animaux destinés à la boucherie. Sans cette profusion, jamais nous ne mangerions autant de viande. Allons plus loin : l’agriculture industrielle n’aurait jamais atteint ce point de concentration et d’inhumanité.

Poursuivons. Interrogée cet été sur le MRSA, la puissante agence fédérale Food and Drug Administration (FDA) a bien dû reconnaître qu’elle ne s’était pas encore intéressée à ce qui se passe dans les innombrables fermes concentrationnaires du pays. C’est d’autant plus dommage qu’un faisceau désormais concordant d’indices converge vers les porcheries industrielles. Je vous passe les études, souvent menées en Europe d’ailleurs. Un nombre considérable de porcs, un pourcentage important de porchers seraient les hôtes de cette funeste bactérie.

Tout paraît indiquer, même si la France demeure sourde et aveugle, que les innommables traitements, y compris antibiotiques, que nous faisons subir aux animaux, nous rapprochent à chaque seconde d’un cauchemar sanitaire général. Je note, une fois de plus, que la presse officielle se tait. Soit elle ne sait. Soit elle ne peut. Soit elle s’en moque. Les trois rassemblés ne sont pas inconcevables. Bien entendu, c’est exceptionnellement grave, et vous admettrez avec moi – j’y reviendrai – qu’une société comme la nôtre devra tôt ou tard se doter d’une information digne de ce nom.

Au-delà, il faut se montrer vigilants, et responsables à la mesure de l’irresponsabilité de nos autorités. Considérez cela comme un appel, un appel de plus. Lisez tout ce qui vous tombe sous la main à propos du mersa et commencez à faire circuler ce que vous trouverez. Bien entendu, si l’alerte se confirme, elle mettra fatalement en question le système agricole en place, et tous les intérêts qui lui sont liés. Mais n’avons-nous pas l’habitude ?

Combat au couteau entre le panda et l’ours polaire (le cas WWF)

Cet article a été publié dans Charlie Hebdo du 13 février 2013

Un très court préambule. L’article que vous allez lire me conduit au bord de la rupture personnelle avec des amis, dont l’un reste pour l’heure cher à mon cœur. Mais j’écris en conscience ce que je crois devoir écrire. Je sais qu’il est plus facile de canarder le messager plutôt que de s’interroger sur le sens de qu’il dit. J’ai l’habitude. Mais cela fait quand même mal.

L’ours blanc est menacé par la fonte de la banquise et la chasse. Compter 75 000 dollars pour une peau. Problème : le WWF, dont l’emblème est le panda, refuse d’attaquer les chasseurs. Pourquoi ? Parce que.

L’affaire de l’ours polaire fout le bordel entre le WWF et les écologistes de terrain. Le bel animal n’en peut plus : il en resterait entre 20 000 et 25 000 sur la banquise Arctique et alentour. Une banquise qui a pu atteindre 15 millions de km2 au maximum de l’hiver, et un peu plus de 3 au cœur de l’été 2012. Plusieurs menaces, dont le dérèglement climatique, pourraient mener l’espèce au bord de l’extinction.

On s’agite ? Un peu. Dans quelques semaines, les bureaucrates de la nature se retrouveront à Bangkok pour une énième réunion de la Cites, qu’on appelle aussi Convention de Washington. Pour l’ours blanc, l’enjeu est essentiel, car les Etats-Unis, appuyés miraculeusement par les Russkoffs, proposent de placer l’ours dans l’Annexe 1, sommet de la protection. En théorie, le commerce international des parties de l’animal serait interdit. Un ours polaire naturalisé adulte se vend 40 000 euros à Paris, et beaucoup plus encore en Russie ou en Chine, où une simple peau peut atteindre 74 000 euros.

La situation est à ce point limpide que toutes les associations de protection de la nature devraient être sur le pont. Ne serait-ce que pour pousser au cul notre gouvernement, dont la voix à la réunion de Bangkok pèsera lourd. Mais pour l’heure, la France refuse de soutenir les Amerloques, et pense pouvoir se planquer en choisissant bravement l’abstention. La désunion écologiste ne va pas arranger les choses.

Résumons ce qui semble un beau mystère. D’un côté, 13 associations sont réunies pour aller au baston (1), parmi lesquelles Sea Shepherd, l’Aspas, la LPO, Robin des Bois. Elles soutiennent sans surprise l’inscription de l’ours blanc à l’Annexe 1 de la Cites. En revanche, d’autres poids lourds, comme Greenpeace, France Nature Environnement (FNE) et le WWF font semblant de ne pas être concernés. Ce dernier notamment – le WWF – risque d’en prendre plein la tronche publiquement, ce qui serait une grande première.

Personne ne souhaite encore sortir sous la mitraille, mais en off, c’est le grand dégueulis, au point que Charlie est obligé d’édulcorer pour éviter un procès en diffamation. En résumé, le WWF s’oppose avec ses petits bras à la proposition américaine de protection, avec des arguments que l’on qualifiera prudemment d’étonnants. Visite sur le site du WWF (2), où un pauvre ours polaire, par la grâce d’un effet graphique, souffle de la vapeur d’eau. Ça chiale direct, car « les jours sont comptés » et « 1498 ours polaires ont disparu depuis le 1er janvier 2009 », mais à condition de refiler 30 euros au WWF, la lutte contre le réchauffement de la banquise sera en de bonnes mains. Une belle manière de gagner des sous, qui rend hystériques de nombreux militants historiques de l’écologie.

L’un d’eux résume ainsi la situation pour Charlie : « C’est vraiment dégueulasse. Le WWF se remplit les poches en parlant de réchauffement climatique, contre lequel il ne peut évidemment rien. Et refuse la protection de l’ours réclamée par les Américains, en se taisant sur la chasse et les trafics internationaux qui en découlent. C’est la honte, et l’exaspération contre ces mecs est en train de monter partout. Je ne suis pas le seul à en avoir plein le cul, du WWF ».

Malgré les apparences, parole modérée. Mais voici déjà la séance Explication. Un, la chasse légale zigouille entre 600 et 800 ours par an, ce qui est énorme au regard du nombre de survivants. Pourquoi le WWF refuse-t-il de mettre en cause les porteurs de flingue ? Il n’est pas interdit de se replonger dans l’histoire de cette très curieuse ONG. Fondé en partie par des grands chasseurs d’animaux sauvages en Afrique – qui voulaient continuer à buter éléphants et gazelles -, le WWF n’a cessé de maintenir des liens puissants avec cet univers. Pour ne prendre qu’un exemple, le roi d’Espagne Juan Carlos est resté président d’honneur du WWF jusqu’à l’été dernier, alors qu’il avait été chopé à trucider des ours en Roumanie et des éléphants en Afrique.

Donc, le WWF aime les chasseurs. Mais est-ce bien tout ? Juste avant que la barque ne coule, encore deux bricoles. Un, le WWF est mutique sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Mais mutique. Y aurait-il un lien – hi hi – avec les nombreux financements venus de l’industrie ? Deux, le WWF vient de prendre un joli tournant en France, en embauchant deux nobles personnages. Nouveau directeur général : Philippe Germa. C’est un banquier, venu d’une entreprise transnationale d’origine néerlandaise, ABN AMRO. Nul besoin de détailler les belles activités d’une telle boîte. Nouveau directeur des programmes :  Christophe Roturier. Il a longtemps travaillé en Afrique, dans les « équitables » échanges de cacao entre la France et des pays comme la Côte d’Ivoire. Il a également bossé pour l’un des fleurons de l’agriculture la plus industrielle qui soit, Arvalis-Institut du végétal.

Moralité ? Y en a pas. Un dessin circule en ce moment dans les associations écologistes authentiques. On y voit un panda – symbole du WWF – sur la banquise, en train d’abattre au fusil un ours polaire.

(1) http://www.bioaddict.fr/article/13-associations-s-unissent-pour-la-protection-des-ours-polaires-a3669p1.html

(2) http://urgence-especes.wwf.fr/#/interview-jean-stephane-devisse

Les Indiens du Canada ont chopé la rage (Idle no more)

Ce papier a été publié dans Charlie Hebdo le 6 février 2013

Au Canada, les Indiens en ont marre de la droite extrême au pouvoir. Dernière trouvaille du gouvernement : une loi qui livre les lacs et rivières au fric. Le mouvement Idle no more pourrait bien annoncer le printemps.

Au Canada, ça chie d’un bout à l’autre de ce pays bizarre. Le mouvement Idle no more (1), qui n’en est qu’à ses débuts, va peut-être changer la gueule des environs. On va voir. Avant cela, deux mots sur cette immensité de 10 millions de km2, presque 20 fois la France. Les descendants des anciens colons se partagent la mise, avec à l’Est un Québec parlant français; et vers l’Ouest, jusqu’au Pacifique, des provinces angliches. Au milieu, si on laisse de côté les ours, les loups et les caribous, on trouve ce qu’on appelle là-bas les Premières nations, c’est-à-dire les Indiens. Des Cris, des Micmacs, des Hurons, des Mohawks, entre autres. Auxquels on ajoute des Innus, des Inuits, et les métis. D’après le recensement de 2006, ils seraient 1 172 785, soit 3,8 % de la population totale (31, 6 millions).

Sont-ils bien traités chez eux ? Évidemment. Les abus sur les gosses indiens dans les pensionnats cathos ont été si nombreux, jusque dans les années 70, que le gouvernement fédéral a créé en 2007 un fond d’indemnisation des victimes de deux milliards de dollars. Appelé, car les politiques locaux ont gardé le sens de l’humour, « Paiement d’expérience commune ».

Les Indiens du Canada ont certes obtenu, il y a quarante ans, trois décisions judiciaires qui ont modifié en leur faveur la situation générale. Et une révolte des Mohawks, en 1990, a foutu une grande trouille aux Blancs d’Ottawa et de Montréal. Les Indiens protestaient contre l’élargissement d’un terrain de golf sur des terres sacrées. Depuis, ça va, ça vient. Jusqu’à cette foutue Loi « mammouth C-45 », présentée en octobre dernier devant le Parlement.

Précisons, pour comprendre la suite, que le parti conservateur au pouvoir ferait passer l’UMP pour une tendance extrémiste de Lutte Ouvrière. La loi C-45 dynamite des dizaines d’années de protection de la nature et bouleverse au total la bagatelle de 60 lois déjà en application. Pour se concentrer sur un exemple, le projet ruinerait la protection des lacs et rivières, qui se comptent en dizaines de milliers. Seuls 97 lacs et 62 rivières resteraient à l’abri du bétonnage et des barrages. Commentaire de la responsable du parti Vert canadien, Elizabeth May : « C’est un moment tragique ». Tu l’as dit, Babeth.

Ce que n’avaient pas prévu les bonnes âmes au pouvoir, c’est la révolte indienne, immédiate, bouillonnante, formidable. Au point de départ, en novembre, quatre femmes de la Saskatchewan, Nina Wilson, Sheelah Mclean, Sylvia McAdam et Jessica Gordon. En épluchant les 443 pages de la loi C-45, elles découvrent, au détour d’une phrase, que la vente des terres indiennes au privé sera simplifiée, pour « l’adapter au rythme de la vie moderne ». Et elles décident de lancer un mouvement sans chef ni frontières, Idle no more. Ce qui veut dire à peu près : Plus jamais d’inaction. Ou encore : Ras-le-bol de ne rien foutre. À leur suite, l’Indienne Theresa Spence, une Attawapiskat, mène une grève de la faim dure de 44 jours, arrêtée le 24 janvier.

Depuis l’automne, la mobilisation indienne ne cesse de prendre de l’ampleur. On ne compte plus les routes, lignes de chemin de fer et ponts – internationaux – bloqués, les manifs aux chutes du Niagara, le tout suractivé par ces si fameux réseaux sociaux à l’œuvre en Tunisie ou au Caire. La chose nouvelle, c’est que le mouvement Idle no more est désormais rejoint sur le terrain par des syndicats, des associations comme Greenpeace, ou encore des groupes aussi solides que Public Interest Alberta (2), dont l’origine remonte aux combats de l’Américain Ralph Nader, dans les années 70. Les altermondialistes de Vancouver, d’Ottawa, de Montréal, sont désormais de la partie, et bien malin celui qui pourrait dire ce qui va se passer.

La certitude, c’est que le pouvoir riche, le pouvoir blanc, le pouvoir fédéral d’Ottawa ne sait pas quoi faire pour calmer le jeu. Le Premier ministre Stephen Harper a rencontré une délégation indienne et a promis, dans l’inimitable langue de ces foutriquets, qu’il faudrait « se revoir ». Les filles et les garçons d’Idle no more ont organisé le 28 janvier une Journée mondiale d’action. On ne voudrait surtout pas porter la poisse aux salauds au pouvoir là-bas, mais ces satanés Indiens multiplient les cérémonies du Salut au soleil. On a beau ne pas être superstitieux, gaffe.

(1)    http://idlenomore.ca/
(2)    http://pialberta.org

Comment marche la communication de crise (sur la viande)

Franchement, ne vous emmerdez pas avec les détails du supposé scandale de la viande de cheval. Tous les grands acteurs du dossier – ministère de l’Agriculture, ministère de la Consommation, FNSEA, industriels de la bidoche – ne songent qu’à une chose : éteindre le feu. Ce qui menace encore, après tant d’autres crises majeures dont je vous épargne la liste, c’est la crise systémique, l’effondrement des marchés, la panique, la banqueroute de certains. Don, éteindre. Depuis le début, l’opinion est baladée par les pouvoirs, de concert avec des médias pressés, qui n’ont ni le temps ni l’énergie de comprendre quoi que ce soit.

Deux méthodes sont à l’œuvre. D’abord la très classique recherche d’un bouc émissaire crédible. Vous aurez remarqué qu’on a commencé par pointer du doigt ces vilains Roumains, qui ne pouvaient guère se défendre. Cela n’a pas suffi. On a donc attaqué un trader néerlandais, mais cela n’a pas marché. On s’en prend donc aujourd’hui à une entreprise « française », Spanghero. Notez qu’on est passé du lointain – la Roumanie – à l’Europe proche, mais encore étrangère, et aujourd’hui à notre beau pays. C’est qu’il y a le feu au lac.

On verra si la fable plaît, mais il faut ajouter un autre ingrédient à la mise au pilori du mauvais bouc. Et c’est l’annonce de contrôles renforcés. On est responsables, on tend ces petits muscles bleu blanc rouge, et face à une industrie de la bidoche mondialisée, financiarisée, délocalisée, en fait incontrôlable, on crie : halte là. À l’ancienne, façon gabelous suant sous le képi. La mise en scène est moyenne, mais elle reste goûteuse.

Seulement, que se passe-t-il derrière le rideau de scène ? Eh bien, des communicants d’agences spécialisées, spécialistes des situations de crise, viennent conseiller, briefer les ministres et leurs conseillers. Ces visiteurs du soir ou de l’après-midi sont aux commandes du spectacle en cours. Je vous mets en ligne ci-dessous un extrait de mon livre Bidoche, l’industrie de la viande menace le monde (éditions Les liens qui libèrent, et en édition de poche chez Babel). Est-ce de la pub ? Essentiellement, non. Mais j’ai quand même le droit de dire que c’est un bon livre. Vous allez voir.

—————————————————

En février 2008, invité par le magazine Stratégies (n°1490) à commenter une campagne de publicité, ce grand communicateur émet une sentence qui fait trembler le monde : « Attention aux démarches un peu trop liées à une finalité commerciale. » Serge Michels sait de quoi il parle, car cet ingénieur de formation mène discrètement une carrière exemplaire. Entre 1991 et 1996, il a été l’un des cadres supérieurs de la grande association de consommateurs UFC-Que Choisir. Il y était chargé entre autres des fameux essais comparatifs, qui tétanisent régulièrement la grande industrie. « Et puis, un jour, raconte un ancien collègue, il a demandé un congé pour création d’entreprise, mais on ne l’a jamais revu. » Jamais ? Jamais.

Toutefois, Serge Michels n’a pas disparu dans le triangle des Bermudes. Peu de temps après avoir quitté l’UFC, il crée Entropy, une agence au service de l’industrie. Le saut de l’ange. Le début d’une vie totalement différente. Dès le mois de juin 2000, il peut répondre avec une grande assurance au journal Stratégies qui l’interroge sur la crise de la vache folle, alors en pleine acmé : « Pour le compte du Centre d’information des viandes, nous avons eu l’occasion d’analyser cette crise en nous plongeant dans les quelque 38 000 coupures de presse et les nombreuses vidéos qui ont couvert l’événement en 1996. Nous nous sommes aperçus que toute l’activité médiatique n’a pas porté sur les aspects scientifiques du dossier […] mais sur la chaîne des responsabilités […]. D’où l’importance d’avoir un outil de veille performant. »
Premier constat digne d’intérêt : Michels est un bon client du CIV, le grand lobby de la viande. Mais, dans le même entretien, il livre une autre information intéressante : « Nous avons ainsi conçu, avec le sociologue Claude Fischler, un modèle de prévision de l’acceptabilité des risques alimentaires. Ce modèle permet, pour chaque risque, de déterminer un score sur une échelle d’indignation afin d’apprécier la sensibilité du public et le risque de crise. » Ainsi donc, le sociologue Claude Fischler, très connu du public, travaillait dès avant 2000 pour le lobbyiste du lobby de la viande. Cela n’a rien de déshonorant ni de coupable, mais il faut considérer cela comme une information cachée. Une information d’importance. Nous y reviendrons.

En cette même année 2000, décidément fertile, Entropy devient la filiale « sécurité alimentaire » d’une vaste agence de lobbying, Protéines, née en 1989. Protéines ! Quel joli nom, et si bien trouvé ! L’agence pourvoit en effet à la bonne santé de l’industrie qui l’emploie. C’est un service, un grand service, une assurance contre les crises et les retournements de marché. Prenons l’exemple d’une affaire bien documentée qui commence le 9 janvier 2004. Ce jour-là, coup de tonnerre dans l’univers français de l’élevage de saumons. Voyons donc. La grande revue américaine Science publie un article intitulé « Global assessment of organic contaminants in farmed salmon ». Il y a de quoi couper l’appétit.

Les scientifiques ont retrouvé des concentrations inquiétantes de dioxines, PCB, dieldrine et toxaphène dans des saumons d’élevage européens. Davantage que dans le saumon sauvage. Davantage que dans les fermes d’élevage américaines. Mais ils ne s’arrêtent pas là et donnent des recommandations, ce qui change tout. « Consommer plus d’un repas mensuel à base de saumon d’élevage – soit 200 g environ – présente des risques cancérigènes », notent-ils, avant de réclamer un étiquetage clair du saumon vendu. La télé s’empare de l’affaire et, très vite, les ventes de saumon s’effondrent.

Il faut bien entendu réagir, ce que fait le lobby du saumon, en l’occurrence la Filière française poissons, coquillages (FFPC). Celle-ci organise dès le 15 janvier une conférence de presse où elle annonce un projet de plainte judiciaire contre les auteurs de l’étude américaine. Car il s’agirait de dénigrement à visée commerciale. L’affaire est on ne peut plus étrange, car nul ne conteste les résultats de Science. Pour cause : les chiffres sont vrais, comme on se doute. Le saumon d’élevage est bien truffé de résidus chimiques qui rendent sa consommation régulière très déconseillée. Mais le chiffre d’affaires, alors ?

Dans le saumon, tout est bon
Hasard heureux ou non, des organismes prestigieux volent en tout cas au secours des industriels du saumon. L’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), la Commission européenne, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publient des communiqués qui se veulent rassurants. D’une manière ou d’une autre, tous évoquent une manipulation qui servirait la cause des Américains. Car, disent-ils, cette contamination du saumon est connue depuis longtemps. Du coup, où est, où serait le problème ? On n’insistera pas davantage sur ces étranges commentaires. D’évidence, l’affaire comporte sa part d’intoxication médiatique d’origine américaine. Mais nul à l’époque ne semble avoir remarqué une opération française d’une grande ampleur qui noie la presse nationale sous un déluge « argumentaire », clés en main et bien entendu favorable à l’élevage made in France. Qui est à la manoeuvre ? Serge Michels, qui connaît si bien les arcanes du contre-pouvoir consommateur.

Dès le lendemain de la diffusion du premier reportage télévisé, la FFPC a mandaté Protéines, l’agence pour laquelle travaille Michels, pour lancer une contre-attaque. Et une première réunion a lieu quelques heures plus tard qui rassemble pêcheurs, mareyeurs, poissonniers et représentants de la grande distribution. Michels présente ainsi son travail (Stratégies, n°1311) : « L’important était de mettre en place un discours unitaire. Nous avons récupéré l’étude, pour très vite nous rendre compte que les résultats étaient bons, et même conformes aux normes européennes, mais que l’interprétation était très orientée et le vocabulaire alarmiste. Les autorités sanitaires du monde entier se sont très vite ralliées à notre position, ce qui était rassurant.»

Le discours « unitaire » de Michels se déclinera ad nauseam dans d’innombrables journaux, tout heureux de se payer une « contre-enquête » à si bon compte. Quatre « arguments » frappants seront développés en boucle, parmi lesquels celui-ci : l’enquête américaine aurait été payée par « un trust américain lié aux intérêts de la pêche en Alaska ». Oui ? Non. Protéines a bien laissé fuiter quelque chose, dont aucun acteur ne se souvient clairement. Mais quoi, au juste ? L’un des financements de l’étude provient bien d’un trust, mais au sens juridique du terme, qui renvoie en la circonstance à la gestion en fidéicommis d’une fondation on ne peut plus transparente, The Pew Charitable Trusts.

Comme le dit Serge Michels, toujours dans Stratégies, « notre premier objectif était de communiquer avec les journalistes, de leur donner des éléments d’information par le biais de communiqués de presse, d’une conférence avec tous les représentants français et européens et d’un site Internet qui leur était exclusivement destiné ». On appréciera à sa juste valeur le mot « information » utilisé par Serge Michels. Et, quoi qu’il en soit, il faut bien parler d’un joli coup, qui sème dans les esprits une confusion telle qu’on la croirait voulue. L’alerte a été chaude, mais elle a été « gérée » de main de maître. Protéines aura en main d’autres questions très lourdes de crainte, dont l’épidémie de grippe aviaire. La grippe aviaire qui menace encore, à l’heure qu’il est, toutes les filières du poulet, de la dinde et du canard réunis !

——————————-

La suite est dans le livre.