Nos amies les bêtes sont-elles des frères ?

Je vois, comme vous je l’espère, que personne ne parle des animaux. Dans cette funeste campagne électorale, du moins. Voilà qu’on polarise l’attention publique pendant quelques mois, prétendant aborder les questions les plus essentielles de l’époque, et voilà qu’on ignore nos frères, les bêtes. C’est étrange. C’est instructif.

J’ai employé le mot frères sans réfléchir, et j’ai eu tort. Car il est tout sauf anodin. D’un côté, il est absurde, car il trace un trait d’égalité entre qui commande, frappe et tue – nous – et qui ne cesse de recevoir le knout – eux. De l’autre, il est juste en ce qu’il exprime mon rêve fou d’un monde réconcilié avec lui-même, laissant à chacun l’espace et le temps nécessaires pour mener une existence digne d’être vécue. Je n’y peux rien : je me sens fraternel avec les animaux, tous les animaux de la création. Et les végétaux, pour sûr. En règle générale, on ne tue pas son frère. Sauf si on s’appelle Caïn, mais on voit les conséquences.

Donc, pas un mot, de la part de nos chers politiciens, sur la barbarie totale infligée à ceux qui nous ont pourtant tout donné. Je parle là des seuls animaux domestiqués par notre noble espèce. Nous butons environ 1 milliard et 100 millions d’individus chaque année en France pour permettre à la Sécurité sociale de faire face aux authentiques épidémies de cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes dont notre monde ne saurait désormais se passer. Quand je dis qu’on les bute, c’est qu’on les bute jusqu’au fond des chiottes* que sont nos vastes abattoirs. Et avant cela, bien sûr, l’on nie toute forme de personnalité à ces êtres considérés comme des morceaux, des choses, des amas. En les entassant comme des sacs – non, on ferait plus attention -, en les piquant d’antibiotiques et de tant d’autres produits goûteux, en leur enlevant leurs gosses en fonction des calculs commerciaux, etc.

Nous sommes des barbares, mais comme la version officielle est que la France est un pays cultivé, éduqué, démocrate jusqu’à l’os, emplie jusqu’à la gueule de prétentions universelles, il vaut mieux s’abstenir de parler du sort fait aux bêtes. Pourtant ! Depuis leur domestication, aux origines plus mystérieuses qu’il n’y paraît – qu’on se plonge dans les livres de Jacques Cauvin ! -, les animaux d’élevage ont offert aux sociétés humaines leur peau, leurs plumes et sabots, leur chair, leur extraordinaire présence quotidienne, si nécessaire à notre relatif équilibre. Et que dire de leur force de travail ?

Sans la force contrainte de nos esclaves animaux, aucune civilisation n’aurait émergé. Ni l’Égypte des Pharaons qui vénérait, avec plus de sagesse que nous, le taureau Hap. Ni la Grèce antique et son invention de la démocratie. In fine, le glorieux viaduc de Millau – humour – n’aurait pas même vu le jour. Ils nous ont tout donné, et nous ne cessons pourtant de les martyriser. La dette que nous avons accumulée au fil des millénaires ne sera jamais acquittée, mais au moins, on pourrait commencer à faire les comptes.

Il n’y a pas d’avenir humain sans eux. Sans une radicale transformation de notre attitude à leur égard, qui impose de vrais bouleversements de notre psyché. Ce qui signifie, car il me reste un soupçon de lucidité, qu’un long chemin improbable attend les défenseurs de la vie sur terre pour tous. Il va de soi que le petit espace qu’une main invisible nous a octroyé doit être partagé. Il va de soi que les hommes doivent accepter de reculer là où c’est possible, et de faire place à ce qui n’est pas eux. Pensez qu’un pays comme la France, pour cause de déroute de la civilisation paysanne, dispose désormais, pour la première fois depuis des siècles, de millions d’hectares où les humains ne pénètrent plus guère ! Et pensez que quelques braillards, avec des arguments rationnels à la clé, hurlent à l’idée que 150 loups, peut-être 200, sont enfin revenus au pays après en avoir été chassés par le fusil et le poison ! 150, quand il y avait en France, voici deux siècles, plus de 15 000 loups !

Mais je m’égare, puisque de l’animal domestique, sujet du jour, je suis passé sans prévenir au sublime Canis lupus. Revenons à nos moutons. Où plutôt au cochon. Il y a de cela trois ans – je crois -, je suis allé rendre visite à un éleveur de cochons du côté du cirque de Navacelles, entre Hérault et Gard. Je suis arrivé fort tôt le matin, alors que grondait un formidable tonnerre au-dessus de villages déserts. L’éleveur, Éric Simon, menait son vaste troupeau d’une manière prodigieuse, au milieu d’une garrigue géante. Je l’ai suivi quand il donnait à manger à ses animaux, et j’en avais la chair de poule, au milieu des cochons. Car ces derniers vivaient, tout simplement. Les mères se retiraient dans des abris pour mettre au monde leurs enfants. Les jeunes partaient en bande déconner dans les bois voisins. Un gros verrat prenait son bain de boue dans une sorte de piscine à même le sol. Et chacun gambadait dans le sens qui convenait à son humeur du jour, jusqu’au bout de l’horizon. Je ne suis pas près d’oublier la beauté de ce monde naissant, entre orage et soleil levant.

* Tout le monde ne connaît pas nécessairement l’anecdote : au cours d’une conférence de presse tenue en 1999, Vladimir Poutine avait déclaré qu’il fallait « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».

PS : en complément, je vous suggère de réfléchir à certaines grandes figures inventées par nous pour désigner au fond une seule et même horreur. Nous feignons tous de croire qu’il est sans importance d’attribuer aux animaux nos tares les plus viles. Mais il n’en est évidemment rien. Plutôt que de reconnaître pleinement notre responsabilité, et nos si évidentes limites, nous préférons donc matraquer par les mots ceux qui échappent encore un instant au Grand Massacre. Et cela donne, mais vous complèterez :

La Bête de l’Apocalypse – sept têtes et dix cornes – est le symbole d’un pouvoir exercé par Satan lui-même. Bienvenue en enfer.

La Malbête, qu’on retrouve dans tant de témoignages fiables – ou beaucoup moins – est non seulement le loup sauvage, mais aussi, et finalement, tout ce qu’on redoute affreusement sans nécessairement le voir. Par certains côtés, un synonyme de l’angoisse.

La Bête humaine, formidable roman de Zola, où le mécanicien finit par ne plus faire qu’un avec sa locomotive, sur la ligne Paris-Le Havre. Cette Bête-là est bien proche de l’idée de « progrès » industriel.

La phrase de Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». La bête, pour cet écrivain qui finit sa vie en triste stalinien, c’est le fascisme allemand, le nazisme. Mais le fascisme n’est pas une bête. C’est un homme.

Encore une minute (sur Jean-Luc Mélenchon)

Je sais. Il est mal de revenir une énième fois sur le cas Mélenchon. Mais je vois autour de moi, et parmi les lecteurs de Planète sans visa, tant de gens de bonne foi qui s’apprêtent à voter pour cet homme que je m’interroge une fois encore. En bonne compagnie, si cela peut vous rassurer, car je pense en ce moment à Rainer Maria Rilke, et à cette phrase pour moi essentielle, tirée du livre Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Brigge se pose la question suivante : « Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible. »

L’affaire Mélenchon, car c’est toute une affaire, illustre bien cet extrait. Voilà un professionnel de la politique qui affirme haut et fort son amour pour François Mitterrand. Qui en a fait un modèle absolu dans quantité de discours et de textes écrits. Qui le considère comme l’un des grands hommes du siècle passé. À ce stade, qu’ajouter ? Vous tous, qui comptez voter pour lui, n’avez-vous donc rien appris ? L’expérience menée voici bientôt 31 ans par le parti socialiste, à laquelle Mélenchon a apporté toute sa flamme pendant des décennies, cette expérience n’a donc laissé aucune trace ? Vous seriez prêt, vous êtes prêt à rempiler ? Sans analyse aucune des raisons de fond qui ont conduit au désastre qu’on sait, financiarisation du monde comprise ? Réellement, vous acceptez de reprendre le lourd collier de la soumission à l’autorité, pour une génération supplémentaire ? Sincèrement, vous pensez que la crise écologique qui est en train de submerger toutes les digues humaines sera en de bonnes mains si trois ministres communistes – et peut-être Le Grand Leader lui-même – se glissent dans un éventuel gouvernement socialiste ?

Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois dans l’attrait pour cet homme  – et une politique mitterrandienne qu’il revendique – qu’abaissement de la pensée, et affaissement de la volonté commune. Désolé, tel est bien mon sentiment.

Mais qui dirige les fameux Sommets de la terre ?

J’ai besoin de votre avis. Ce qui suit est une proposition de documentaire télé que j’ai adressé à une société de production parisienne, par le biais d’un de ses responsables venu dîner chez moi. Lequel, très emballé par le sujet que je lui présentais oralement, m’a demandé un texte qui lui permettrait de démarcher une chaîne télé. Car c’est ainsi que les choses se passent. Une idée est retenue par une société de production, parfois une très petite structure pleine d’énergie – tel était le cas -, puis elle est proposée à ce que le jargon professionnel appelle le « diffuseur ». La télé, donc. Qui regarde et dit : oui, ça nous intéresse, on donne de l’argent pour le faire. Ou non, on passe notre tour. Les sociétés de production ne se lancent quasiment jamais dans l’aventure d’un doc sans l’aval d’une chaîne.

Que s’est-il passé avec ce que vous allez lire ? Rien. Aucune chaîne n’a souhaité s’engager. Ce qui n’empêchera ces excellents journalistes de diffuser de belles images du Sommet de la terre de Rio, qui se déroulera en juin. Peut-on raisonnablement penser que le peuple français sera bien informé sur le sujet ? Le certain, c’est que vous ne verrez pas à l’écran ce dont j’aurais aimé parler. Que cela ne vous empêche pas de donner votre point de vue. À plus tard.

Avant, il n’y avait rien, et c’est logique. Avant 1970, avant que ne paraisse le rapport commandé par le club de Rome au Massachusetts Institute of Technology (The Limits To Growth , en français Halte à la croissance ?), l’écologie restait pratiquement inconnue. La contre-culture américaine, les mouvements de jeunesse nés de mai 68 – en France – et d’autres révoltes ailleurs, ont installé le mot et les préoccupations qui l’accompagnent. En bref, de sérieuses interrogations sur les modes de production et de consommation apparaissent.

L’industrie transnationale pouvait-elle rester à l’écart de ce bouleversement culturel ? Poser la question, c’est y répondre.  Très peu de structures humaines sont capables d’une pensée stratégique, étendue à la fois sur le temps et l’espace. Sans jugement de valeur, les armées en sont capables, les Églises aussi, et les plus grandes entreprises également. Elles doivent comprendre le monde et anticiper dans la mesure du possible ses changements.

Maurice Strong, grand industriel
Dans le domaine de la crise écologique planétaire, une figure émerge dès 1970, en la personne du Canadien Maurice Strong, né en 1929. Il y a deux êtres au moins chez cet homme toujours actif à bientôt 83 ans. Le premier est un grand capitaliste, qui a joué les premiers rôles dans des compagnies pétrolières telles que Dome Petroleum, Caltex (groupe Chevron), Norcen Resources (devenu Anadarko Canada Corporation) ou encore PetroCanada, dont il fut le P-DG. En dehors du pétrole, il a également été patron de Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Engagé en 1992 pour restructurer l’entreprise, endettée à cause de ses investissements dans le nucléaire, il licencie 7 000 salariés. Il a enfin été P-DG du groupe Power Corporation, dont les intérêts croisés dans la finance, l’industrie et la presse font une puissance politique majeure.

Voilà pour le versant entrepreneurial de Strong.  Le deuxième Maurice Strong ne peut que laisser perplexe. En effet, fréquentant de près les couloirs des Nations unies dès le début des années Cinquante du siècle précédent, il va progressivement, et parallèlement à ses lourdes tâches industrielles, devenir un homme qui compte dans le système onusien. Comment, et pourquoi ? Mystère. Le storytelling officiel raconte que Strong aurait eu un poste on ne peut subalterne dès 1947, à l’âge donc de 18 ans. La chose certaine, c’est que Strong, responsable de transnationales notamment pétrolières, s’intéresse à la question écologique dès le départ ou presque. De 1970 à 1972, il est le secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, qui prépare le premier Sommet de la terre, qui se tiendra à Stockholm du 5 au 16 juin 1972. Ce Sommet donne naissance à un acteur essentiel de tous les Sommets de la terre suivants : le Programme des Nations unies pour l’environnement, ou PNUE. Maurice Strong devient son premier directeur exécutif, poste clé s’il en est.

La suite est encore plus saisissante, car Strong est au centre de la commission dite Bruntland, chargée par les Nations unies de rédiger un rapport sur l’état de la planète. Ce sera, en 1987, le célébrissime Notre Avenir à tous, publié en 1987. Ce texte fondateur a lancé à l’échelle mondiale l’expression aujourd’hui consacrée par tous les pouvoirs en place : le « développement durable ». Strong ne cessera plus d’être à la manœuvre, devenant le secrétaire général de la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement. À ce titre, il sera le principal organisateur du premier Sommet de la terre de Rio, en 1992, avec comme bras droit un certain Stephan Schmidheiny (voir plus loin). En 1997, devenu sous-secrétaire général des Nations unies et conseiller spécial du secrétaire général, Kofi Annan, il prononce le discours inaugural de la conférence de Kyoto sur le climat (http://www.mauricestrong.net/index.php/kyoto-conference-introduction). On ne peut que souligner la bizarrerie de cet événement : un homme au cœur du dérèglement climatique par ses responsabilités dans l’industrie pétrolière parle au nom de l’humanité de la lutte contre le réchauffement.

Pétrole contre nourriture : l’affaire Tongsun Park
Strong continuera à jouer un rôle considérable de conseiller onusien avant, pendant et après le Sommet de la terre de Johannesburg, en 2002. Avant de devoir renoncer à ses responsabilités à l’ONU après la révélation, en 2005, d’une histoire dont il faut dire d’emblée qu’il est sorti sans mise en cause judiciaire. Le fait est, en tout cas, que sur fond de scandale Pétrole contre Nourriture, Strong a touché un chèque de près de 1 million de dollars tirés sur une banque jordanienne, depuis un compte alimenté par le sud-coréen Tongsun Park, condamné lui à plusieurs années de prison. Parmi les nombreux reproches retenus par une cour américaine, celui d’avoir versé des pots-de-vin à des officiels des Nations unies. Ceci posé, pas de malentendu : il n’y a pas de charges concrète contre Strong, à part ce chèque. Strong, qui possède une maison à Pékin, est un personnage important, encore aujourd’hui, du dialogue sino-américain. Des photos le montrent en compagnie du président chinois. Il s’est rendu à plusieurs reprises en Corée du Nord.

Le deuxième personnage de cette histoire de l’ombre s’appelle donc Stephan Schmidheiny. Ce Suisse, né en 1947, est l’héritier d’une dynastie industrielle, qui aura bâti son immense fortune sur l’entreprise Eternit. En 1990, né en 1947, devient le bras droit de Maurice Strong dans la préparation du Sommet de la Terre de Rio de 1992, qui assure le triomphe définitif du « développement durable » partout dans le monde. Imparable, car Schmidheiny est l’un des symboles les plus éclatants de cette nouvelle doxa. Dès 1984, il crée au Panama une structure appelée Fundes, qui essaimera ensuite en Amérique latine. L’objectif officiel est d’aider les (nombreux) chômeurs de la région. Un philanthrope ? Dans un entretien à la revue chilienne QuéPasa , il déclare : « Ma philanthropie n’a pas le sens classique de la philanthropie, qui signifie charité, dons aux pauvres pour manger, ce n’est pas de la miséricorde. Je vois cela comme un investissement dans les processus sociaux. Un investissement dans l’avenir d’une société dont je dépends et où je veux faire des affaires ».

Schmidheiny et les acteurs sociaux latinos
En 1994, Schmidheiny lance une ONG nommée Avina, financée par Viva, propriétaire d’un trust industriel dont le nom est GrupoNueva, spécialisé dans le bois, l’eau, les tubes plastique, le fibrociment. Avina a pour but revendiqué de « contribuer au développement durable en Amérique latine afin de promouvoir l’établissement de relations de confiance et de partenariats fructueux entre les chefs d’entreprise et leaders sociaux autour de programmes d’action consensuels ». Parallèlement à sa carrière latino-américaine, Schmidheiny a fondé le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Ce Conseil mondial des entreprises pour le développement durable est né au moment du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe environ 200 entreprises, dont la liste inclut China Petrochemical Corporation, Mitsubishi Chemical Holding Corporation, Solvay, AREVA, Dassault Systèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer, Italcementi Group, Shell, Philips, Hoffmann-La Roche, Novartis, Syngenta, BP, Rio Tinto, Alcoa, Boeing, Chevron Corporation, Dow Chemical, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.

Dans le livre – non  traduit – paru en 2002 (BK éditions), Walking the talk (en français Joindre le geste à la parole), Stephan Schmidheiny, Charles Holiday, patron de DuPont et Philip Watts, l’un des grands patrons de la Shell, écrivent 67 monographies. Autant de cas, selon les auteurs, de « développement durable ». Exemple : le delta du Niger. D’après le livre, la Shell « a une longue histoire d’assistance aux communautés auprès desquelles elle travaille ». Inutile de préciser que la réalité est aux antipodes. Le WBCSD de Schmidheiny a joué un rôle crucial, en coulisses, au Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002, mais aussi à la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (2010).

Voici pour la face plus ou moins lumineuse du personnage. Il y en a une autre, qui n’est pas présentable. En 2009 s’est ouvert le maxi-procès de l’amiante devant le Tribunal pénal de Turin. Un « processo storico », comme les Italiens l’ont appelé, au cours duquel ont été discutées les responsabilités dans la mort de près de 3 000 ouvriers italiens, contaminés par l’amiante dans les usines du groupe Eternit. Cet interminable procès a mis au jour le rôle central de celui qui fut le patron d’Eternit en Italie, un certain Stephan Schmidheiny. Le procureur Raffaele Guariniello a finalement requis 20 ans de prison contre Schmidheiny, qui a prudemment refusé de mettre le pied en Italie, se contentant, selon la justice italienne de payr une agence de com’ pour éviter que son nom ne soit trop cité.

Brice Lalonde digne continuateur
Voici la trame de l’histoire que je propose. Selon des bruits insistants que je n’ai pas, pour l’heure, pu confirmer, Schmidheiny joue un rôle important dans la préparation du Sommet de la terre de Rio 2012, dont la responsabilité a été confiée, sur insistance du président Nicolas Sarkozy auprès de l’ONU, au Français Brice Lalonde. Ce dernier ne manque pas d’intérêt. Écologiste dans l’après-68, membre du PSU, Lalonde présente une liste aux Européennes de 1984 contre les Verts, qui viennent de naître, en compagnie d’un ancien ministre de droite, Olivier Stirn. En 1989, Mitterrand appelle Lalonde au gouvernement pour contrebalancer l’influence des Verts, qui viennent d’obtenir 10,59 % des voix aux Européennes. Dans la foulée, Lalonde monte avec Jean-Louis Borloo « Génération Écologie » ou GE. Aux régionales de 1992, GE fait à peu près jeu égal avec les Verts.

Lalonde a déjà largement amorcé son virage politique. Il appelle à voter Chirac en 1995, puis se rapproche de l’ultralibéral Alain Madelin, dont il reste proche en 2012. Né dans une famille de riches industriels, Lalonde défend désormais le libéralisme économique. En quoi il est évidemment compatible avec la préparation d’un nouveau Sommet de la terre. Les coulisses de celui de Rio 2012 réservent à coup certain de belles surprises. Pour l’heure, le site du Sommet est d’une discrétion de violette sur les hommes et réseaux à l’œuvre. Un beau défi pour ceux qui souhaitent en savoir plus.

Fabrice Nicolino, le 16 janvier 2012.

Eva Joly et Thomas Sankara (liens croisés)

Je plains sincèrement Eva Joly, car je vois comme tout le monde que sa candidature est encalminée, probablement jusqu’au terme de cette pitoyable campagne présidentielle. Je le regrette. Et j’ajoute, peut-être à la surprise de certains lecteurs de Planète sans visa, que j’aurais pu voter pour elle. Plus exactement, j’y ai pensé, quelque jour déjà lointain.

Cette femme n’est évidemment pas une écologiste*, mais comme aucun candidat ne l’est, cela limite, vous en conviendrez, les possibilités. J’aurais pu voter pour elle, mais non en raison d’idées écologistes qu’elle n’a pas. Il m’aurait suffi que, s’appuyant sur son passé, elle fasse campagne autour des relations infernales entre le Nord et le Sud de la planète. Et qu’elle relie ce combat évident à la nécessité de faire reculer concrètement la corruption, qui mine la France après bien d’autres pays. Cela m’aurait suffi, puisqu’il m’est interdit de voter pour mes idées.

Mais tel n’aura pas été le cas. Entourée par de piteux apparatchiks verts semblables à Boa constrictor étouffant sa proie – mais ce dernier est incomparablement plus beau -, elle s’est donc perdue en route, ballottée d’imbécillités en insignifiances. Baste ! il n’y a rien à faire. Pensant un peu à elle, j’ai convoqué à moi le spectre d’un être étrange et merveilleux qui s’appelait Thomas Sankara. Pardon à ceux qui connaissent le personnage, mais je dois bien sûr penser aux autres. Sankara est né en 1949 dans ce que notre si belle colonisation avait appelé la Haute-Volta à la suite d’un simple décret.

Dans ce pays qui n’avait jamais existé, Sankara était un Peul-Mossi. Une réunion à lui seul de deux peuples, les Peuls – des éleveurs – et les Mossi, ou plus exactement les Moagha, antique population africaine. Je ne vais pas livrer ici sa biographie, mais quelques étapes sont nécessaires. Militaire, fougueux, rebelle, il fonde une association clandestine appelée Rassemblement des officiers communistes ou ROC. Personne n’est parfait, même pas lui. Car en deux ans, de 1981 à 1983, c’est par une série de putschs militaires à l’africaine qu’il parvient finalement au pouvoir.

Nous sommes en août 1983, et Sankara est président du Conseil national révolutionnaire. Il va régner sur le Burkina Faso, nouveau nom du pays – dont la traduction signifie  « pays des hommes intègres » – , jusqu’au 15 octobre 1987, date de son assassinat. Je gage volontiers qu’il ne fut pas seulement un Archange de la beauté et de l’harmonie. Mais je sais deux choses, et même un peu plus, de lui. Un, il avait imposé à ses ministres de rouler dans une R5 Renault, alors que tous les corrompus du continent s’affichent dans de grosses cylindrées, Mercedes de préférence. Et deux, il avait longuement reçu mon cher ami Pierre Rabhi, agroécologue bien connu, à qui il avait ouvert les portes du pays. Et de la mobilisation de ses paysans. Car Rabhi a mené sur place quantité de programmes de formation à l’agroécologie, au départ grâce à Sankara.

Oh, il n’est que trop clair que Sankara incarnait alors un tiers-mondisme daté, marxiste, anti-impérialiste comme l’on disait, cruellement aveugle à tout ce qui sortait de la mythologie. Mais il aimait les gens, son peuple, et vomissait ces innombrables petites crapules blacks qui ont si bien pris la place de nos innombrables petites – et grandes – crapules blanches du temps des belles colonies. Sankara ne plaisantait pas avec le fric que le pouvoir d’État faisait miroiter devant lui. Relisons ensemble cet extrait de l’un de ses discours consacré à la dette qui étrangle et affame les plus pauvres : « La dette, c’est encore les néocolonialistes ou les colonisateurs qui se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire qui se sont transformés en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

Mais la dette, sous sa forme actuelle, contrôlée et dominée par l’impérialisme, est une reconquête savamment organisée, pour que l’Afrique, sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale, ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Je ne sais pas pour vous, mais moi, comme on dit aux Amériques, I buy it. Je marche, même si cela ressemble à bien des discours convenus. Je marche, car je sais que Sankara croyait à ces paroles, à la différence de tant de phraseurs. Mais d’autres que moi s’en étaient rendu compte en temps réel, et parmi eux nos grands socialistes, dont cet Immense Mitterrand que messieurs Hollande et Mélenchon se disputent à coups de menton en ce mois de février 2012. Nul ne veut se souvenir du Mitterrand atlantiste de l’après-guerre, quand il défendait la politique américaine par tous les moyens à sa disposition. C’est alors qu’il noua des liens avec de futurs satrapes de l’Afrique, comme Houphouët, qu’il devait retrouver plus tard. C’est alors qu’il défendit bec et ongles l’Empire que nous avaient légué nos massacreurs. Élu président en 1981, sur un programme de « rupture avec le capitalisme » – hi, hi, rires préenregistrés -, que fit-il de nos relations avec l’Afrique ? Eh bien, il commença par lourder ce pauvre Jean-Pierre Cot, son premier ministre de la Coopération, qui entendait, ce sot, mettre en cause la Françafrique. Juste avant de le remplacer par Christian Nucci, héraut de l’affaire de corruption – sur fond de nuits africaines – connu sous le nom de Carrefour du développement.

Passons. Il ne faudrait pas, mais passons. Sankara a été assassiné en 1987, à l’époque où Mitterrand était président et Chirac Premier ministre. Le premier avait choisi Guy Penne pour être son « Monsieur Afrique ». Franc-maçon, ce qui n’est pas un compliment sous ma plume, Penne était à sa façon un parfait françafricain. Quant au second, Chirac, il disposait des admirables services de Jacques Foccart, qu’on ne présente plus. Imagine-t-on que nos gouvernants de l’époque auraient pu laisser Sankara enflammer les jeunesses africaines sans réagir ? À vous de voir. Le certain, c’est que Sankara fut emprisonné une première fois au Burkina en mai 1983, peu après une visite sur place de Penne. Hasard ? C’est la thèse de certains. Conséquence ? Telle est l’idée d’autres.

Plus ténébreuse est la suite. Le 18 novembre 1986, Mitterrand quitte le Burkina furieux, après sa première visite officielle dans le Pays des hommes intègres. Il est en colère, car au cours d’une réception, Sankara s’est lancé dans un discours au ton bien peu diplomatique. Vous en trouverez le texte complet ici, dont j’extrais ceci : « C’est dans ce contexte, Monsieur François Mitterrand, que nous n’avons pas compris comment des bandits, comme Jonas Savimbi, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. Et tous ceux qui leur ont permis de poser ces actes en porteront l’entière responsabilité ici et ailleurs, aujourd’hui et toujours ». Il va de soi que pour un homme comme Mitterrand, une telle mise en cause valait déclaration de guerre.

Beaucoup de rumeurs ont depuis circulé. Sur le rôle de Penne. Sur le rôle d’Houphouët, le vieux complice ivoirien de Mitterrand. Je n’ai bien entendu aucune certitude. Au reste, qu’importe ? L’assassinat de Sankara, en octobre 1987, servait indiscutablement les intérêts d’une certaine France, représentée autant par Chirac que par Mitterrand. Et l’ordre régna de nouveau sur le Burkina Faso. Mais je vois que j’ai fait un considérable détour pour vous parler de madame Eva Joly, et de cette déplorable campagne pour l’élection présidentielle de mai 2012. Oui, je crois qu’elle aurait fait des voix si elle avait su être elle-même. Il est évidemment désastreux de prétendre représenter une idée aussi haute que l’écologie alors qu’on n’y connaît strictement rien. Cela ajoute – qui ne le voit ? – à la détestation désormais générale de la politique.

Oh oui, elle aurait pu concentrer son propos sur ce qu’elle a vu. L’affaire Elf – je rappelle qu’Elf est désormais dans Total, services spéciaux made in Africa inclus -, la corruption de nos élites, si massive, et l’impérieuse nécessité d’un retour à la morale commune. Par exemple. Cela aurait fait du bien à tout le monde, et je gage qu’elle aurait obtenu bien au-dessus de 5 %, seuil retenu pour être remboursé des dépenses électorales. Bon, c’est bel et bien terminé, mais je veux ajouter un point. Un point infime, mais qui pourrait, qui eût pu réunir quelques forces dispersées, mais saines en tout cas. Je veux parler des hôtels de région. Vous voyez ce que je veux dire ? Je vous explique : les régions de France ont tapé vertigineusement dans la caisse publique pour construire des hôtels-vitrines.

Je me fous bien sûr de la couleur politique de ses présidents, le plus souvent de gauche. Eussent-ils été de droite que cela n’aurait rien changé, pensez. Mais regardez plutôt. 164 millions d’euros pour l’hôtel de région à Lyon. 32 millions d’euros pour la seule extension de celui de Toulouse, hors taxes. À Lille, 164 millions d’euros pour le bâtiment inauguré en 2006, et ainsi de suite. Je n’ai pas le courage de chercher tous les coûts de ces monstres. Auxquels il faut inclure l’entretien de dizaines de milliers de mètres carrés à chaque fois, le chauffage, etc.

Est-ce populiste de mettre en cause cette frénésie ? Je ne le crois pas une seconde. De la même manière que le défunt Sankara obligeait les ministres à rouler dans de petites bagnoles, je crois qu’un point de départ possible d’une nouvelle aventure commune serait de tirer le bilan de ces années-bacchanales au cours desquels tant de roitelets ont dilapidé sans état d’âme. Nommer la dépense, dénoncer la corruption – en France, elle n’est jamais bien loin -, tel est à mon sens l’un des préalables à l’action pour un autre monde. En somme, vive Sankara ! Mais pas vive Eva Joly, qui a définitivement perdu l’occasion de nous aider à rassembler nos forces.

* Je précise pour ceux qui ne me connaissent pas que le mot écologiste contient pour moi un sens exigeant, si exigeant même qu’il faudra bientôt trouver un terme neuf pour désigner ceux qui entendent vraiment sauver les équilibres de la vie. En attendant, personne, dans la campagne en cours, ne mérite ce qualificatif admirable.

Mélenchon l’écologiste soutient la vente d’avions de guerre (si)

Qu’on se rassure, ce sera bref. Nombreux sont ceux, ici même, qui pensent sincèrement que Jean-Luc Mélenchon a fait sa mue, et qu’il représente à sa manière l’écologie. Je n’en pense évidemment rien, pour d’innombrables raisons, que je suis loin d’avoir toutes exposées sur Planète sans visa, malgré ce que certains jugent comme une obsession. Eh bien, deux choses pour aggraver mon cas. Un, j’ai lu la biographie signée Lilian Alemagna et Stéphane Alliès, Mélenchon le plébéien (Robert Laffont, 20 euros). Ce n’est pas le livre de l’année, mais quiconque est de bonne foi, l’ayant lu, comprendra aisément qui est Mélenchon, et ce qu’il ne sera jamais. Je suis sorti de cette lecture accablé, malgré tout ce que je savais déjà. Que chacun agisse donc en son âme et conscience !

Au passage, le livre revient sur l’incroyable proximité existant entre le sénateur de l’Essonne Jean-Luc Mélenchon et le sénateur de l’Essonne Serge Dassault. Quelle merde, franchement ! J’ai du coup été moins époustouflé d’entendre Mélenchon, sur France-Inter, se féliciter de l’achat, pour l’heure virtuelle, de 126 avions Rafale par l’Inde, pour un montant de 12 milliards de dollars (ici, à partir de la minute 7). On le sait, ces Rafale fabriqués par Dassault et payés par les Français n’ont pour l’heure jamais été vendus à un autre pays que le nôtre.

Vous faut-il un commentaire ? Il est évident, oui, ÉVIDENT, que Mélenchon appartient à cette race patriotarde qui a marqué toute l’histoire du mouvement socialiste. Non content de défendre la Chine totalitaire, le Venezuela caudilliste, le Cuba stalinien, il est donc copain avec notre plus grand marchand d’armes. Dites-moi, à quoi serviraient les Rafale indiens, en toute hypothèse ? À se battre contre les deux autres puissances nucléaires de la région, soit le Pakistan et la Chine. Telle est la réalité. Cet homme défendu par une partie du mouvement altermondialiste applaudit quand un gouvernement pourri décide de détourner une colossale fortune au détriment des 650 000 villages de l’Inde réelle, qui en auraient tant besoin. Un commentaire ? Mais lequel, franchement ?

PS : J’oublie ce détail, qui figure dans la biographie évoquée plus haut. Le Parti de Gauche de monsieur Mélenchon est démocratique. Si démocratique qu’il faut un minimum de 20 % des voix au Conseil national du mouvement – composé de secrétaires mélenchonistes, et donc verrouillé – pour que les adhérents puissent recevoir d’autres textes que ceux de la hiérarchie officielle. Avec cette belle méthode, Mélenchon n’aurait jamais pu avoir un courant dans le parti socialiste, où il n’a jamais dépassé 15 % des voix, descendant parfois bien au-dessous de 10 %.