Un bouchon de camions, jusqu’à la fin des temps (in)humains

Il y a les discours, les innombrables discoureurs. Je ne parle pas, exceptionnellement, des habituels salauds qui défendent ce monde et seront enterrés avec lui. Non. Je songe à tous ceux qui, de plus ou moins bonne foi, défendent le mythe du « développement durable ». C’est-à-dire, pour simplifier, tous ces Bisounours du funeste Grenelle de l’Environnement. Tous ceux qui prient pour que tout change, pourvu que rien ne bouge réellement. La nouvelle qui suit est dédiée aux naïfs, aux gogos, mais aussi aux duplices, aux Janus, à tous ceux qui entraînent des milliers d’autres dans l’ambivalence, et finalement l’impuissance.

Cette nouvelle, la voici. Pour la deuxième fois en quelques semaines, l’autoroute qui va de la Mongolie Intérieure, province chinoise, à Pékin, est stoppée par un bouchon automobile d’environ 120 kilomètres de long. Stoppée. Il faudra sans doute des jours et des jours pour que les engins puissent tous repartir. il faut dire qu’environ 10 000 camions ont entremêlé leurs roues, créant un vaste chaos (lire ici). D’après ce que j’ai pu lire, on peut parler d’une ville toute provisoire, mais bien pourvue en services de toutes sortes, y compris sexuels. Ajoutons que la plupart de ces camions sont chargés de charbon, ce moteur essentiel de l’hyper-croissance chinoise, laquelle a atteint près de 12 % au premier trimestre 2010 (par rapport au même trimestre de 2009).

Tant pis si je radote : notre niveau de gaspillage de biens matériels repose en bonne part sur ces objets made in China à bas prix, qu’il s’agisse de colifichets ou d’ordinateurs,  qui sont au reste, eux aussi, des colifichets. Le lien entre cet encombrement d’anthologie dans le nord de la Chine et notre comportement est donc certain, indiscutable, direct. Faut-il ajouter que la combustion du charbon joue un rôle majeur dans le dérèglement climatique en cours, qui menace de dislocation les sociétés humaines, toutes les sociétés humaines ?

Le « développement durable » n’est pas seulement un oxymore, c’est-à-dire une contradiction dans les termes. Pas seulement un pot de peinture verte que les transnationales s’arrachent pour pouvoir continuer leurs affaires. Il est le signe majeur de l’époque. L’immense mensonge de qui n’a pas l’intention de s’attaquer aux sources du désastre en cours. Et cette source n’est que trop claire. C’est celle de la marchandise industrielle. En attendant, vous pouvez regarder en cliquant ici six photos de l’embouteillage précédent sur la même autoroute, qui date du mois dernier. Incroyable ? En effet.

Vautours d’ici, d’ailleurs et d’autre part

C’est une pièce, il me semble qu’elle contient cinq actes, mais vérifions ensemble. Le premier se passe durant l’été. Dans mon vallon à moi, comme j’ai déjà pu l’écrire (ici), les vautours fauves et parfois moines viennent manger ce qui est mort. Ils évitent ainsi, non seulement, la propagation de germes pathogènes – leur système digestif élimine TOUT -, mais épargnent aussi aux éleveurs, quand ils nettoient les carcasses d’animaux domestiques, des frais élevés d’équarrissage. En bref, les vautours sont des auxiliaires bénévoles des activités humaines. On leur doit, et ce ne saurait être l’inverse.

Pourtant, dans mon vallon et alentour, l’été aura vu resurgir comme en août 14 des cris de guerre et des promesses de vengeance. La presse locale, des gorges de la Jonte jusqu’aux Pyrénées, bruissait chaque semaine d’apocalyptiques nouvelles. À lire ces pauvres journalistes en mal d’articles, ces sinistres crapules d’oiseaux fous avaient décidé de « passer à l’attaque ». Et de dévorer non plus des cadavres, comme depuis que le vautour est un vautour, mais des animaux vivants, de pauvres nouveau-nés, des vaches et brebis en excellente santé (ici). J’ai pu constater les effets de cette propagande. Soit dit en passant, elle n’a aucun besoin de se forcer pour faire naître et surtout renaître les fantasmes. Les rapaces nocturnes cloués sur la porte des granges ne sont jamais bien loin. N’empêche : des paysans du Tarn et de Lozère m’ont parlé sérieusement de possibles attaques contre des gosses. On imagine un vautour fauve – fauve – s’emparer d’un bambin de trois ou quatre ans, avant d’aller le déposer au nid pour nourrir la marmaille. Que claquent les dents !

Acte deuxième : Chantal Jouanno dans ses œuvres. La sous-ministre à l’Écologie, de passage à Toulouse le 26 juillet, pour une tournée électorale sarkozyste, lâche quelques sottises sur l’ours, avant de s’attaquer au vautour. Je la cite, je l’ai déjà fait ici, mais je récidive, car cela en vaut la peine : « Cette espèce [le vautour] inquiète les éleveurs. Non seulement, les vautours sont en bon état de conservation, mais la modification de la réglementation sur l’équarrissage les a incités à passer la frontière. J’ai demandé au parc national des Pyrénées non seulement de suivre ces oiseaux, mais aussi d’expérimenter l’indemnisation des dégâts et des tirs d’effarouchement. Ces oiseaux nécessitent une gestion transfrontalière et peuvent faire l’objet d’un tourisme de vision mais ils ne doivent pas mettre en péril le pastoralisme dont la montagne pyrénéenne a tant besoin ».

Je ne sais si vous serez allés au bout de cette loufoquerie. Les vautours osent passer la frontière, et l’on va voir ce que l’on va voir. Rappelons aux oublieux que le vautour fauve est passé tout près de l’extinction chez nous. À cause des cons, je ne vois pas d’autre mot à portée de clavier. Sauvé in extremis, il va un peu mieux. Mais comme il s’agit de glaner des voix dans la perspective des présidentielles de 2012, notre sous-ministre entend lancer des tirs d’effarouchement. En cette année 2010, année de la biodiversité. Avant des tirs d’anéantissement ? Pourquoi non ?

Acte troisième : un violent ennemi de la nature, que je refuse obstinément de citer par son nom (lire ici), fait circuler sur le net un texte d’une belle subtilité, qui commence par un constat accablant : « En trois semaines, ce ne sont pas moins de 9 brebis qui ont e?te? tue?es par les vautours dont 4
depuis dimanche »
. En face d’un tel massacre, une seule voie, et c’est celle de l’autodéfense, bien sûr. « Mais les vautours, malgre? leur surnombre dans les Pyre?ne?es (la proble?matique est sur toute la chai?ne et non pas seulement dans les Hautes-Pyre?ne?es ou les Pyre?ne?es-Atlantiques),  sont des rapaces prote?ge?s. Pas question de tirer dessus. “On ne dira plus rien puisque c?a ne sert a? rien et on fera le me?nage”, nous dit un e?leveur. Voila? une phrase que nous avons de?ja? entendue pour l’ours. Et c’est efficace en Arie?ge et ailleurs semble-t-il ».

Que l’on trucide, que l’on fusille, que l’on massacre encore un peu. Et les Pyrénées – mais le Vercors, mais les Causses et Cévennes – seront enfin pacifiées. On n’y verra plus que des chasseurs à 4X4, bedaines et talkies-walkies, des chiens bien élevés, des brebis apaisées, des bergers gérant le troupeau depuis le village. Ô ce bonheur qu’ils nous préparent.

Acte quatrième, mon ami Philippe de Grissac m’appelle de Nantes. Ce type a de l’humour. En tout cas, il me fait rire. Au téléphone, il me parle d’un texte écrit par Jean-François Terrasse. Son frère et lui sont ceux qui ont, plus qu’aucuns autres, défendu et sauvé les vautours en France. Jean-François, que je connais un tout petit peu, est pharmacien de formation, mais il aura consacré l’essentiel de sa vie, avec son frère Michel, au sort des rapaces. Créateur du Fonds d’intervention pour les rapaces, le mythique FIR, photographe, réalisateur de films, il est sans conteste l’un des meilleurs connaisseurs en France des vautours. Philippe détaille le texte écrit par Terrasse, et me demande un coup de main pour le faire circuler auprès des journalistes, que je suis censé connaître. Je fais ce que je peux, et Inch Allah.

Acte cinquième, je finis tout de même par lire la mise au point de Jean-François Terrasse. Elle vaut la peine, je vous prie de me croire (pour les sceptiques, ici). Que dit-il, lui qui a tout lu sur ces animaux, lui qui sait de quoi il parle ? Voici un extrait pour ceux qui n’iraient pas à l’original : « Et dès les années 2003-2004, l’équarrissage généralisé privait les vautours de ressources et créait une famine totale dans ces grandes colonies de vautours du versant sud des Pyrénées situées en Aragon et en Navarre. On a pu voir alors au piémont des Pyrénées françaises des réunions de vautours affamés s’approchant des fermes pour se repaître d’animaux morts, ce qui était devenu totalement inhabituel. On peut comprendre que des éleveurs français se soient inquiétés, surtout en présence de vautours dévorant un veau mort né ou la mère en difficulté de vêlage non assistée et déjà condamnée. Très vite, la rumeur colportée par les médias a fait état d’attaques délibérées sur des animaux sains, affirmant que les vautours avaient changé de comportement et étaient devenus des prédateurs !

Aucune expertise sérieuse n’est venue confirmer cette attestation gratuite, même si les constats des vétérinaires les disculpent globalement. Dans le pire des cas, des vautours affamés ont aggravé des situations où un animal en difficulté et sans assistance était déjà condamné. Aussitôt, à partir de quelques cas isolés, la polémique a fait du vautour fauve le bouc émissaire à la fois des difficultés de l’élevage et des frustrations des opposants d’une politique de conservation de la biodiversité incluant pêle-mêle, l’ours, le loup, la chasse du grand tétras et le Parc National des Pyrénées. Des faux témoignages grossiers diffusés sur la toile continuent d’alimenter et d’aggraver cette polémique stérile.

En réalité, dans les Pyrénées françaises où l’élevage est important, la petite population de vautours fauves (525 couples en 2007) est bien intégrée au pastoralisme. Tout le monde peut y observer des dizaines de vautours survolant les alpages où abondent brebis (621 000), vaches (157 000), chevaux (12 000), chèvres (14 000) pour 5 300 exploitations pastorales (1) sans aucun problème. Les vautours éliminent sans frais pour l’éleveur et la collectivité des milliers de cadavres, économisant ainsi une énorme quantité de CO2 généré par l’équarrissage (transport, incinération) d’ailleurs souvent impraticable dans des montagnes peu accessibles. Ces oiseaux, véritables alliés sanitaires, sont donc parfaitement intégrés dans une politique de développement durable ».

On pourra se référer à un autre texte du biologiste Jean-Pierre Choisy, que j’ai brièvement croisé dans le Vercors (ici). Une courte citation : « Les vautours ont perdu les armes des rapaces prédateurs : les serres. Le bec crochu, impressionnant, n’est pas une arme pour tuer, mais un outil pour dépecer…». On aimerait trouver une chute épatante, éclairante, rassérénante peut-être. Mais cette pièce, qui triomphe sur les planches des sociétés humaines depuis des milliers, des dizaines de milliers d’années sans doute, et peut-être davantage, est une tragédie. Elle explique, mieux qu’aucune autre, pourquoi, en cette année 2010, décrétée de la biodiversité par les bureaucrates et les pouvoirs qu’ils servent, on peut menacer impunément des oiseaux aussi beaux, aussi merveilleux que les vautours, à peine quarante ans après qu’ils ont failli disparaître de France, ce territoire qui est autant le leur que celui de cette pitoyable madame Jouanno et de son maître adoré.

Le 7 septembre, évidemment (la retraite en marchant)

Un mot. Tous ensemble. Envoyer les malfaisants dans les cordes. Refuser leur loi. Refuser Woerth. Refuser la Légion d’honneur. Refuser le fric. Refuser le sort fait aux prolos qui ont fait l’abominable richesse matérielle de ce pays, celle-là même sur laquelle s’égaille ce gouvernement corrompu. Manifester, bien sûr, malgré les réserves colossales qui sont les miennes. Les syndicats ne pensent pas une seconde à la crise écologique, ce qui est tragique (lire ici). Mais Sarkozy ne pense qu’à lui. Mardi, donc, sans hésitation.

35 cancers du rein et 3 héros (plus une héroïne)

Rien qu’un échange téléphonique, hier au soir, avec un type épatant, Christian Micaud. On ne le verra pas de sitôt au 20 heures de Lolo Ferrari, pas davantage chez Pujadas. C’est un syndicaliste à la retraite – ça sert, la retraite, tas de salauds -, un cégétiste. Malgré le poids des staliniens dans la CGT, j’ai toujours aimé ce syndicat, du moins certains de ses membres, car il n’a pas tout à fait oublié que la société est divisée en classes sociales. Archaïque, hein ?

Christian a pris sa retraite en 2 002 d’une boîte infernale installée à Commentry, dans l’Allier. Une usine spécialisée dans la nutrition animale, leader mondial de la fabrication de vitamines A et E et d’un additif alimentaire appelé méthionine. L’entreprise a longtemps été la propriété de Rhône-Poulenc, qui fut une société nationale. En théorie aux mains de la nation. Nationale. Fume. Arrivé en 1985 là-bas, Christian est entré quelques années plus tard au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la taule. Ce truc peut être une coquille vide ou bien, entre les mains de valeureux, devenir un outil de préservation de la santé. Selon. Avec des types comme Christian et ses copains, il n’y avait pas de risque que les prolos ferment leurs gueules.

Rendons hommage à un autre héros tranquille, Gérard Barrat. Un médecin du travail qui serait porté en triomphe si le monde était une vraie société. Barrat n’aura jamais reculé. Dès 1984, il commence à demander des études toxicologiques sur la molécule C5, qui entre dans la fabrication de la vitamine A.  Il la soupçonne dès ce moment d’être toxique. Il a raison. Mais il est seul. En 1994, un premier cancer du rein est diagnostiqué. Un. Bon. Un autre entre la fin de 1995 et le début de 1996. Un troisième en 1997. Deux autres en 1999. En 2003, on en est à 10.

Je ne peux raconter ici une histoire qui mériterait un livre, un film, une œuvre. Au fil des ans, la maudite usine de Commentry quitte le giron de Rhône-Poulenc, est reprise par Aventis, achetée par un fonds de pension anglais avec boîte postale en Belgique, CVC capital Partners. En janvier 2006, elle tombe finalement dans les mains du groupe chinois BlueStar, filiale du Groupe ChemChina (China National Chemical Corp.). Un condensé de mondialisation. Barrat, en se battant avec le CHSCT et Christian, a certainement sauvé des dizaines de vies. Car bien que traînant affreusement les pieds, l’ancienne direction a bien été obligée de prendre quelques élémentaires mesures de protection.

Le tournant a peut-être eu lieu lorsqu’un troisième héros est entré en scène. Vous trouvez qu’il y en a trop dans cette histoire ? Il n’y en aura jamais assez, pour sûr. Un jour, mon si cher Henri Pézerat, mort l’an passé (ici), débarque à Commentry. Josette, Josette Roudaire, qui connaît Christian, lui a parlé d’un directeur de recherches du CNRS, proche du peuple, et toxicologue de surcroît. Henri, bien sûr, qui d’autre ? Mais voilà que j’ai parlé de Josette, qui mérite à elle seule un article. Qui est elle-même une héroïne de la bagarre contre l’amiante. Oh, je reviendrai sur son cas admirable. En attendant, je l’embrasse. Josette d’Amisol, je t’embrasse.

Bref. Henri débarque à Commentry, sympathise avec Christian, ce qui n’est pas difficile. Un chercheur et un technicien cégétiste, sur un strict plan d’égalité : voilà comment je vois la vie. Un jour que Christian raccompagne Henri à la gare, alors que ce dernier est devenu l’expert – bénévole, évidemment – du CHSCT , les deux hommes boivent un verre. Henri à Christian : « Écoute, Christian, il faut que tu crées une association. Ce qui se passe ici est trop grave ». Christian : « Mais pas de problème, Henri. Je marche avec toi ». Et il marche, court et nous venge tous en lançant avec ses potes l’Association des malades de la chimie (AMC). Une radicale nouveauté en France, où la chimie demeure intouchable.

Alors commence une formidable bagarre judiciaire, appuyée sur l’avocat des victimes de l’amiante, Jean-Paul Teissonnière. Les premiers cas de cancers du rein ont été reconnus maladies professionnelles en 2003, après des années de dur combat. Mais ce que tente Teissonnière est d’un tout autre calibre. Il veut que soit reconnue la « faute inexcusable » de l’employeur, qui signifierait entre autres que le patron savait, et devait donc prendre des mesures. En 2007, la victoire est acquise, puis confirmée définitivement en 2009. C’est la toute première fois qu’une telle faute criminelle est établie dans le domaine si glauque de la chimie industrielle.

Est-ce fini ? Vous plaisantez. Christian, macabre comptable de la destinée des siens, m’a dit hier que 35 cas de cancers du rein ont été recensés parmi les travailleurs de cette saloperie de boîte. Je précise à toutes fins utiles que ce cancer est tout de même rare dans la population générale. Et que cet incroyable chiffre explose bien sûr toutes les probabilités imaginables. Condamné au cancer, parce que le patron veut gagner du fric. Le C5, cela n’étonnera personne, permettait une diminution notable des coûts de fabrication de la vitamine A destinée aux animaux. La racaille, la voilà.

Ce qu’est réellement une forêt (et un village Potemkine)

Ce qui suit n’est qu’un exemple d’une manipulation mondiale. D’une mise en scène planétaire visant à dissimuler la réalité de la destruction de nos seuls joyaux. Je vous le dis simplement : imaginez l’émeraude du duc de Devonshire, et ses 1384 carats. Un barbare ordinaire l’écrase sous vos yeux d’un coup de marteau. Elle n’est plus. Et un autre soudard, de passage, tente de vous convaincre que cette pierre synthétique, qu’il a acheté trois sous, pleine de discrètes bulles d’air, c’est la même chose. En plus beau, qui sait ?

Si vous marchez dans la supercherie, laissez-moi vous plaindre. La beauté authentique est aussi une vérité. Un mouvement de l’âme qui ne peut se travestir. Où veux-je en venir ? À un terrifiant rapport du ministère de l’Environnement et des Forêts de l’Inde. Vous n’aurez pas forcément la patience de regarder de près, en langue anglaise qui plus est, le rapport de 226 pages que les bureaucrates de service ont pondu sur l’état des forêts de ce monde lointain (lire ici). Ai-je tout lu moi-même ? Non, bien sûr. Je me suis contenté des appréciations qui portent sur la forêt indienne en général. Et pour vous dire modérément ce que je pense avec violence, ces gens se foutent de tout.

À les croire, il faudrait admettre que la forêt, dans ce pays où la nature comme les hommes sont également martyrisés, avance sans relâche. Je cite : « Forest cover of India has shown an increased trend in the last decade despite the ever increasing pressure on forests due to population growth ». Je traduis ce morceau de pure science-fiction. En dépit de la pression accrue sur les forêts due à la croissance de la population, la surface des forêts indiennes marque une tendance à la hausse au cours des dix dernières années. Y a-t-il des chiffres ? Vous pensez bien que des bureaucrates en chef ne se déplacent jamais sans chiffres. Les voici : entre 1997 et 2006/2007, les forêts de l’Inde auraient grossi de 3,13 millions d’hectares. Les trois quarts d’un pays comme la Suisse. 31300 km2 de mieux. Dans un pays surpeuplé. Dans un pays livré pieds et poings liés à l’industrie transnationale. Est-ce crédible, les amis ?

Non, ce n’est pas crédible pour un rond. La suite est affreuse, mais bien plus proche du vrai. Les chercheurs Jean-Philippe Puyravaud, Priya Davidar et William F. Laurance viennent de publier une étude dont voici le titre traduit de l’anglais par mes soins : « La destruction secrète des forêts primaires de l’Inde ». Il s’agit d’un « article accepté », pour reprendre le jargon scientifique, à paraître dans la revue Conservations Letters (ici). Que dit le trio ? Que les bureaucrates indiens confondent allègrement forêt primaire et plantations industrielles d’arbres. Que les quatre écosystèmes forestiers prodigieux de l’Inde – la forêt tropicale humide des Western Ghats, la forêt de mousson proche de la Birmanie, la forêt de montagne himalayenne, la forêt pluviale des îles Nicobar – sont plongés dans un déclin majeur.

Les chiffres ? Accablants. Les forêts primaires seraient passées de 514 137 km² en 1995 à 389 970 en 2005. Non seulement l’Inde a perdu 80 % de sa surface forestière d’origine – 80 % ! qui peut imaginer ? -, mais la baisse se poursuit au rythme de 1,5 à 2,7 % de ce qui reste, suivant les années. Or donc, la réalité s’appelle en bon français un cataclysme écologique. Mais qui s’en soucie, dites-moi ? La coalition de la mort, la confrérie du désastre tient en mains une arme de destruction massive qu’on appelle en général le vocabulaire. Qui tient les mots tient les hommes. Et qui tient la légitimité de la parole publique conservera longtemps le pouvoir.

Les bureaucrates indiens, comme Lula au Brésil, comme les corrompus d’Indonésie, comme les maîtres de la Chine, comme les ministres à comptes numérotés du bassin du Congo ont tous appris la même leçon. Une forêt est une collection d’arbres vus du ciel. Les peupliers transgéniques, les eucalyptus destinés aux biocarburants valent une grandiose cathédrale d’arbres majeurs, tous différents, entretenant mille milliards de connections entre eux. Une monoculture puant la mort à cent lieues vaut un écosystème ayant atteint son climax, stable depuis des centaines de siècles. Ces gens sont en train de gagner la mère des batailles sous nos yeux de Candide. Ils disent que la forêt avance à mesure qu’elle disparaît. Cette fois, nous sommes en 1984. Cette fois, « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force ».

Nous allons vers un monde sans forêt, dans lequel les marchands auront conservé des rangées d’arbres le long des routes, comme Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de son état, faisait bâtir de faux villages sur le parcours du carrosse impérial de sa belle, Catherine, pour lui faire croire à la prospérité générale. Le monde devient un gigantesque village Potemkine.