Cuba, le Maroc, Ramonet, Pedro Juan Gutiérrez, Claudia Cadelo

C’est l’été, nous sommes bien d’accord. Je vais donc vous parler de livres. Et d’abord une sorte de chef d’œuvre, en son genre du moins, de l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez. J’ai eu le bonheur de lire Trilogía sucia de La Habana dans sa langue d’origine, le castillan mâtiné de cubain. Mais je vous rassure, il existe une traduction chez Albin Michel (Trilogie sale de La Havane). Mon frère Emmanuel – eh, frangin, tu es là ? – l’a lue et aimée, ce qui est bon signe.

Trilogía sucia est un furieux délire, qui raconte la vie quotidienne d’un marginal, Pedro Juan, dans cette ville de plus en plus incertaine qu’on appelle La Havane. Il est hautement probable qu’un jour proche, une vague géante emportera El Malecón, ce boulevard de tous les trafics, en bord de mer, les bagnoles américaines d’avant 1959 et les immeubles rongés par le sel et la vieillesse, qui ne tiennent que grâce à deux points de colle et trois affiches à la gloire du régime. La vie de Pedro Juan est simplement réelle. Si puissamment authentique qu’on arrête assez vite de se poser des questions sur l’extrême violence des mots et des situations. Le monde du narrateur est celui des bas-fonds, des appartements collectifs sans eau, des frigos sans électricité, des putains, des vérolés, des détrousseurs, des flics, des malades mentaux et des assassins. Ici, on baise. Vivement. Sur un palier, sur un balcon branlant, sous le nez du voisin. Pas le choix. Et la merde, la vraie merde est omniprésente.

Je ne sais si cela vous fera envie ou non, mais moi, j’ai adoré. Un morceau tiré au hasard, je le jure : « Anoche, en medio de la música, las borracheras y la algarabía habitual de cada sábado, Carmencita le cortó la pinga a su marido. No sé comó fue porque intento mantenerme al margen de esta gente. En realidad estoy aterrado, pero ellos no deben percibirlo. Si olfeatan que me molestan y que me dan miedo, estoy perdido ». Bon, allons-y, ce n’est pas triste. La voisine, Carmencita, a coupé la bite de son mari au milieu de la musique, des saouleries et des vociférations de chaque samedi soir. Et Pedro a les jetons, ce qu’on comprend. Il se dit que si ces deux-là – la coupeuse, le coupé – sentent sa trouille, il est foutu. Au fait, pourquoi Carmencita a-t-elle saisi un couteau ? Drame de la jalousie. Elle crie à son Nègre de mari, tenant à la main gauche le bout de son pénis : « Ahora vas a seguir singando por ahí a todas las que te gustan, hijoputa ». Ce n’est pas bien, mais on comprend : « Maintenant, va donc niquer toutes celles qui te plaisent, fils de pute ».

Certes, nous sommes loin de l’imagerie pieuse, fût-elle guévariste et avant-gardiste. Ce qui est normal, puisque la propagande n’a pas encore réussi à tuer les formes de vie stupéfiantes que cinquante années de castrisme n’ont cessé de faire proliférer. Cuba ressemble-t-elle à Pedro Juan ou davantage à Fidel Castro en survêtement ? Voyez jusqu’où je pousse ma tolérance : vous choisissez ce que vous voulez. Autre trouvaille cubaine, le blog de Claudia Cadelo, une jeune femme qui habite La Havane. Il existe, si vous avez le goût, une traduction en français (lire ici). Claudia joue constamment avec la censure d’État, car un coup de fil du moindre flic peut tout arrêter. À Cuba, il n’est évidemment pas question de disposer d’Internet chez soi, sauf si l’on est un bureaucrate du parti au pouvoir. Claudia envoie donc ses post depuis un hôtel à touristes. Cela tiendra autant que cela tiendra.

En tout cas, tiene cojones, comme disent les personnages de Pedro Juan. Elle en a, pardonnez-moi. Le 28 juin 2010, elle note : « Un des derniers changements apportés par notre président désigné a été la modification de la loi sur l’âge de la retraite: une nuit – sans cris, sans joie, sans protester et sans syndicats furieux demandant des explications – Les Cubains ont été avertis que notre droit à la retraite serait porté de l’âge de 60 à 65 ans pour les hommes, et de l’âge de 55 à 60 ans pour les femmes. Alors, sans plus tarder, les “masses de travailleurs” du paradis socialiste ont été forcés à avaler cette pilule amère de l’état abusif et de prolonger leur vie active de cinq ans ».

Dans le même temps, exactement le même, la télé d’État cubaine diffusait des images de nos manifs contre la réforme Sarkozy au sujet des retraites. J’adore. C’est de l’humour. Fume, c’est du cubain. Comme je suis moi-même un vaurien, au lieu que d’évoquer de bons ouvrages autobronzants, je me sens une fois de plus contraint de mordre mon prochain. Et le premier à portée de crocs s’appelle Ignacio Ramonet. Je sais qu’il est une (petite) icône de la gauche altermondialiste, et donc d’une partie des lecteurs de Planète sans visa. Je n’en dirais pas autant de moi. Mais d’abord, rappelons que Ramonet a été le directeur du Monde Diplomatique de 1990 à 2008, soit pendant la si courte période de 18 ans. Et qu’il est l’un des indiscutables fondateurs du mouvement Attac.

Comme il est né en 1943, il a nécessairement eu une autre vie avant cela, ce qui ne manque pas d’un certain intérêt. Né au Maroc, où il a vécu jusqu’en 1972, il semble très fort qu’il n’ait pas eu une conscience précoce de la nature exacte du régime chérifien. On lui prête en effet des liens amicaux avec Hassan II, mais reconnaissons que cela n’est pas prouvé. Il est certain, en revanche, que Ramonet a enseigné dans le saint des saints de la nomenklatura marocaine, c’est-à-dire le Collège du Palais royal de Rabat. Il est difficile d’imaginer lieu plus select et fermé, car c’est là qu’étaient formées les élites du pays. Et c’est là, d’ailleurs, que Ramonet enseigna au fils du roi Hassan II, le futur Mohammed VI. Ce dernier point est également une information, pas une supposition. Une partie de l’entourage proche de Mohammed VI est au reste passé par le Collège royal de Rabat. Avouons une certaine perplexité.

Le Collège royal de Rabat, pour d’évidentes questions de sécurité, est alors l’un des lieux les mieux protégés de ce royaume policier. Et ceux auxquels le régime donne le droit d’y enseigner doivent évidemment être irréprochables sur le plan politique. Lorsque Ramonet y passe quelques années, le plus distrait des observateurs sait ce que dissimule la Cour. En octobre 1965, Hassan a fait enlever, torturer et assassiner en plein Paris l’opposant de gauche Medhi Ben Barka. Le monde dit libre frissonne de peur, car il craint la révolution. Ben Barka préparait activement une réunion internationale qui devait avoir lieu à La Havane, chez Castro, pour lancer un mouvement appelé Tricontinentale. Ce qu’on n’appelait pas encore le Sud défiait ouvertement l’Amérique impériale, et les régimes corrompus qui lui étaient inféodés. J’espère que je ne vexerai pas Ramonet en écrivant que le Maroc en faisait partie.

Je l’espère d’autant plus que j’enfonce une porte ouverte. Le Maroc, au temps où Ramonet servait le roi, était un pays-clé dans la lutte contre la « subversion », un pays où la CIA faisait la pluie et le beau temps. Un pays où l’on tuait les militants de gauche et les syndicalistes. Et bien sûr, Ramonet ne pouvait l’ignorer. Plus tard, en 1990, dans son livre sinistre et sans appel (Notre ami le roi, Gallimard), Gilles Perrault devait rassembler l’essentiel. J’extrais de son livre ce résumé : « Roi du Maroc, Hassan II symbolise pour nombre d’Occidentaux le modernisme et le dialogue en terre d’islam. Mais ces apparences avenantes dissimulent le jardin secret du monarque, l’ombre des complots et des prisonniers, des tortures et des disparus, de la misère. Il règne, maître de tous et de chacun, brisant par la répression, pourrissant par la corruption, truquant par la fraude, courbant par la peur ». Et Perrault d’ajouter quelques mots pesés sur les morts-vivants du bagne de Tazmamart et le sort inhumain fait aux enfants du général Oufkir, coupables de leur père.

Eh bien, Ramonet n’aura donc rien vu de tel, et en choisissant de servir notre ami le roi, il n’aura jamais fait que son si noble travail de pédagogue. Oui, je me moque, ouvertement. Ramonet n’a jamais eu la moindre légitimité pour représenter un quelconque mouvement vivant de critique du monde. Les postes qu’il a obtenus, jusques et y compris au Monde Diplomatique, c’est par la grâce de relations de travail, au sein de bureaux où l’entregent joue toujours davantage que l’engagement réel sur le terrain, avec tous les risques que cela comporte. Je n’insulte pas, je crois. Je constate.

En 2002, il s’est passé à La Havane – tous les chemins semblent décidément mener à cette ville, comme c’est étrange ! – un événement suffocant. Nous sommes en février, et le déjà si vieux Castro s’apprête à inaugurer la onzième foire internationale du livre, dont la France est l’invitée d’honneur. Le caudillo souhaite rencontrer Ignacio Ramonet, qui revient du sommet altermondialiste de Porto Alegre. Ramonet se prépare à une conférence sur son dernier livre, Propagandes silencieuses, devant 400 personnes. Pas si mal, pour un livre dont personne en France, huit années plus tard, ne se souvient plus depuis longtemps. 400 personnes, dans cette ville où manger  – quand on est pauvre comme l’est le peuple – est un problème quotidien, ce n’est pas mal du tout.

Mais je vois que vous ne connaissez pas Castro. Le patriarche en son hiver tonne, éructe, commande qu’on prépare pour Ramonet le théâtre Karl-Marx de La Havane, qui peut lui contenir…5 000 personnes. Trois jours après de fiévreux préparatifs, Ramonet parle devant une foule ameutée par les services du régime. Qui est assez sot pour croire que 5 000 personnes se déplaceraient volontairement pour écouter ce qu’ils entendent chaque jour depuis des décennies ? Pas Ramonet, tout de même ! Les spectateurs n’ont pas tout perdu. Le directeur du Diplo délivre un long exposé sur la soumission de la presse américaine au pouvoir de l’argent (lire ici). C’est frais, cela tombe à pic dans un pays où l’on fusille – en 2003 – des gosses de vingt ans qui ont osé détourner un bateau sans tuer personne, eux.

Ce n’est pas terminé. Les 5 000 spectateurs forcés ont la surprise de trouver sur leur siège une édition cubaine du livre de Ramonet. J’avoue ignorer s’il existait un texte espagnol. Peut-être aura-t-il fallu traduire en deux jours les 170 pages, en mobilisant par exemple 500 traducteurs héroïques de La Havane. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que le quotidien du parti communiste cubain, Granma, n’est pas sorti le jour de la splendide conférence de Ramonet, car ses rotatives avaient été mobilisées par El Jefe Castro, de manière à pouvoir imprimer le grand ouvrage du grand maître de l’altermondialisme. Stop ? Stop. Un autre monde est possible. Mais à bien y réfléchir, j’aimerais moi qu’un autre monde que cet autre monde-là soit possible. C’est jouable, vous croyez ?

La révolte des chapeaux de paille

Je continue à penser à Haïti. J’y pensais avant le tremblement de terre qui a tué 250 000 personnes et chassé de chez eux 1,3 million de personnes au moins ( lire ici). J’y pense encore, tentant de superposer ce que j’ai vu par là-bas il y a trente ans, et ce qui peut bien rester en place. Dans un temps lointain, j’ai vécu dans une ville ravagée par un séisme comparable, sept ans avant que je ne m’y installe. Rien n’avait été rebâti sérieusement. Je marchais dans des ruines entassées proprement au ras des trottoirs. Oui, il y avait des trottoirs, traversant cette ville fantôme surchargée de gravats et de plantes tropicales. Mon Dieu ! c’était étrange.

Un jour, passant non loin d’un des rarissimes bâtiments anciens encore sur pied, j’ai entendu des cris d’enfants et des rires puissants qui m’ont transpercé. On eût dit une nouvelle fantastique de Gabriel José de la Concordia García Márquez, avant que sa sénilité ne le transforme en valet au petit pied du dictateur cubain. Des cris d’enfants, au milieu des ruines et de la fin du monde. Il y avait là une façade intacte, dont les ouvertures ouvraient sur le ciel et sur le vide. Rien qu’une façade de pierre,  roide, impeccable, sans la moindre profondeur de champ. J’ai passé ce qui avait été la porte, et je n’en ai pas cru mes yeux. Dedans, au dedans de cette maison jadis opulente, demeurait une piscine de belle taille, où les riches du pays, probablement des fils de pute amis du caudillo local, devaient jadis s’ébrouer, un drink à la main.

Mais les riches étaient depuis longtemps réfugiés à Miami, et la piscine puait l’eau croupie des tropiques. Elle était pleine d’eau, d’une eau verte et fétide, d’une eau morte et gluante, d’une eau d’émeraude maladive. Mais pleine de gosses, également, qui n’avaient jamais entendu parler de tétanos, de poliomyélite, de bactéries tueuses. Ils étaient une quarantaine, nageant, sautant depuis des plongeoirs rouillés, s’aspergeant, se hurlant dessus, riant jusqu’à tomber à la renverse. J’ai aimé ce pays et ses habitants, Dieu m’en est le témoin. Et si Lui ne s’en souvient pas, moi si.

Haïti est un autre pays, car dans celui que j’évoquais, on parlait une langue castillane que je trouvais étouffée, retenue, aspirée. Je me souviens qu’un chauffeur de taxi – mais a-t-on le droit de parler de chauffeur, et de taxi pour désigner ce qu’était ce transport-là à ce moment-là ? – m’avait demandé, un de mes premiers jours sur place après certains événements majeurs, si je n’étais pas Chilien. Et je n’étais pas Chilien, non, bien que j’eusse alors aimé en être un. Haïti. J’ai pensé, je pense à une manifestation inouïe du Mouvman Peyizan Papay (MPP), qui s’est déroulée ces derniers jours dans la petite ville de Hinche.

Ces hommes et femmes parmi les plus pauvres de la planète ont envoyé au diable un « don » de 475 tonnes de semences hybrides « offertes » par Monsanto. Ils disent qu’il s’agit de semences OGM, destinées en fait à conquérir le marché haïtien, car il n’y a pas de petit profit pour un immense salopard comme Monsanto. Lequel salopard nie, et parle de calomnie. Je vous le dis, je vous assure que je m’en fous royalement. Car je pense à cette foule de milliers de paysans à chapeau de paille et chemise rouge qui ont osé dire merde à l’Empire et à tous ses séides. Voulez-vous savoir ? Je les admire du plus profond de mon âme.

Borloo dans le rôle du fieffé (voir définition)

Borloo est malin. On ne lui retirera pas cela. Ce ministre de l’Écologie, ancien et toujours grand pote de Nanar Tapie, sait comment profiter des écrans de fumée. L’affaire Bettencourt-Woerth occupant tous les esprits et tous les regards, monsieur se glisse entre deux paravents, masqué, et frappe. Un grand coup, je dois dire. La suite n’est pas de moi, et se décompose en deux parties.

Un, le journal Le Monde écrit ceci en octobre 2007, quand la farce du Grenelle de l’Environnement permet à Borloo de faire le beau : « Première déclaration du ministre de l’écologie lors de l’ouverture des deux journées du Grenelle de l’environnement, mercredi. Le premier ministre, François Fillon, et le ministre de l’écologie, Jean-Louis Borloo, ont ouvert, mercredi 24 octobre, la table-ronde finale du Grenelle de l’environnement, qui doit durer deux jours. A l’ouverture des débats, M. Borloo a annoncé au journal Le Monde la décision d’arrêter la construction d’autoroutes (sauf les contournements de villes) et le lancement d’un programme d’isolation de l’habitat financé à hauteur de 20 milliards d’euros par l’Etat ».

Deux, et cela date de ce 1er juillet 2010, communiqué des associations Agir pour l’environnement et Réseau Action Climat. Vous trouverez sans moi le commentaire adéquat. Ah ! ce qui suit est un copié-collé, et cela vaut le coup, croyez-moi.

Jean-Louis Borloo ministre des autoroutes ?

Paris, le 1er juillet 2010 – Coup sur coup, le ministre de l’Ecologie a annoncé la construction de trois nouvelles autoroutes en France : l’A9bis à Montpellier, la future autoroute entre Castres et Toulouse et la mise en concession de la RN154 entre Orléans et Dreux (Décision parue au JO du 1er juillet 2010). Pour les associations, cette triple décision est le signal d’une relance autoroutière qui ne dit pas son nom.

S’il fallait une preuve supplémentaire de la mort clinique du Grenelle de l’environnement, cette triple décision ministérielle permettrait d’étayer les doutes des acteurs associatifs les plus critiques.

Alors que la loi Grenelle 1 impose à l’Etat de publier, avant la fin 2009 (!), un Schéma national des infrastructures de transport dans lequel tous les projets autoroutiers doivent être évalués à l’aune de critères écologiques, énergétiques et climatiques, le ministère de l’Ecologie se presse d’autoriser de nombreux projets grenello-incompatibles afin d’éviter toute évaluation rigoureuse.

Pour les associations, cet écoulement de bitume aux quatre coins du territoire est un véritable bras d’honneur à toutes celles et ceux qui ont pu croire au Grenelle de l’environnement. Entre le discours du ministre de l’écologie et l’application concrète du ministre des autoroutes, la rupture est désormais largement consommée.

L’incohérence entre le dire et le faire est telle qu’il y a lieu de s’interroger non seulement sur cette soit disant révolution écologique née du Grenelle de l’environnement qui proroge un modèle de développement et un système de transports énergivores mais également sur l’honnêteté d’un processus de concertation présenté comme exemplaire.

Allègre et la folie du progrès perpétuel (sur une Fondation)

Ourse m’apprend sans prévenir que Claude Allègre s’apprête à lancer une fondation, « Écologie d’avenir ». Eh, attention à mon cœur fragile ! Je crois qu’il n’est guère besoin de présenter une nouvelle fois, ici en tout cas, mon bon ami Claude. Je me permettrais néanmoins d’inviter les plus patients – c’est long – à lire un article écrit sur Planète sans visa le 19 septembre 2007, il y aura bientôt trois ans. Son titre ? Tazieff et Allègre sont dans un bateau (lire ici). Je ne l’ai pas relu, mais je sais qu’il contient beaucoup d’informations qui ne se trouvent pas aisément. Il montre au passage comment deux soi-disant adversaires déchaînés se sont au moins retrouvés d’accord pour signer en 1992 l’Appel dit d’Heidelberg. Manipulé par l’industrie transnationale et ses excellents manœuvriers, il avait à l’époque été conçu pour faire pièce au Sommet de la terre de Rio, dont les grandes entreprises, bien à tort, avaient pris peur.

Cet Appel condamnait sans appel les écologistes, et s’achevait par ces mots : « Les plus grands maux qui accablent notre Terre sont l’ignorance et l’oppression, et non la science, la technologie et l’industrie dont les instruments, lorsqu’ils sont adéquatement gérés, deviennent les outils indispensables à un futur façonné par l’Humanité, par elle-même et pour elle-même, lui permettant ainsi de surmonter les problèmes majeurs tels que la surpopulation, la famine et les maladies répandues à travers le monde ». Bref, sous le couvert habituel de la philanthropie, le scientisme.

Et voici donc qu’Allègre poursuit aujourd’hui sa route, exactement dans le droit fil d’il y a vingt ans. Ce que c’est que la constance. Sa fondation semble avoir déjà reçu l’appui de Limagrain, d’Alstom et de GDF-Suez. Le premier des trois groupes est le champion français des OGM et de l’agriculture industrielle. Bien. Le deuxième a fourni une bonne part des turbines géantes du barrage chinois des Trois-Gorges, dénoncé par des scientifiques chinois de premier plan, bien qu’officiels, comme une folie globale. Le troisième est en train de bâtir un immense complexe de barrages en Amazonie brésilienne, qui ruine l’écosystème de la rivière Jirau et menace le sort de milliers d’Indiens, dont certains vivent en dehors de contacts avec nous. D’autres capitaines d’industrie, et peut-être – qui sait ? – quelques chevaliers itou, apporteront plus tard leur soutien. S’il est une chose qui ne risque pas de faire défaut à Allègre, c’est bien le fric. Ces gens ont toujours besoin et auront toujours plus besoin de cautions susceptibles de leur faciliter la tâche. Et cette tâche, on le sait, est de détruire le monde, opération d’ores et déjà bien avancée.

On prête à Spinoza ce bout de phrase célèbre, dont je ne suis pas sûr qu’il l’ait prononcée : « Ni rire ni pleurer, mais comprendre ». Peut-être quelqu’un saura me dire ce qu’il en est ? Je suis en revanche bien certain qu’il a écrit ceci : « Pour moi, ces troubles ne m’incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine ». Et j’en suis certain, car ces mots figurent dans une lettre adressée en septembre 1665 à Henri Oldenburg. Je crains de ne pas être exagérément crédible dans le rôle de l’observateur spinoziste, détaché, philosophe. Il ne faut pas croire, j’ai ma part de lucidité. Mais malgré ce qui précède, qui fait dangereusement monter un sanglot – rire et pleur entremêlés – dans ma gorge, je peux et je dois me ressaisir.

Je le fais en abordant la question des soutiens individuels qu’Allègre a d’ores et déjà obtenus. Je passe sur le premier, extraordinaire baudruche de comédie connue sous le nom de Luc Ferry. En 1992, l’année d’Heidelberg, le monsieur pensant a publié un livre inénarrable, Le Nouvel ordre écologique (Grasset). Pour bien apprécier la saveur du titre, il faut savoir que les nazis, et l’expression est demeurée dans les livres d’histoire, entendaient fonder un Nouvel ordre européen. Hasard ? Je n’en jurerai pas. Ferry les gros bras – et la petite tête – est en effet un expert du syllogisme. Je vous résume en un coup de cuiller à pot son livre : Hitler aimait les animaux; les écologistes aiment les animaux; les écologistes sont hitlériens. Je renvoie les sceptiques au texte, confiant dans leur jugement.

Plus étrange, en apparence, est le soutien apporté à l’Allègre entreprise par des personnalités scientifiques. Je citerai les deux premiers connus, soit Albert Fert et Hervé Le Bras. Le premier est tout de même, mazette, prix Nobel de physique. Et le second, démographe, enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Cette dernière n’est certes pas un temple de la science dure, mais tout de même, la maison est sérieuse ! Alors, pourquoi ? Pourquoi des gens valeureux sur certain plan intellectuel se vautrent-ils dans un soutien public à un truqueur ?  Car Allègre est un truqueur, un homme qui n’hésite pas à inventer des « données » pour démontrer sa vision « iconoclaste » de la crise climatique. J’ai rendu compte ici même de l’implacable livre qu’a consacré Sylvestre Huet aux billevesées de Claude Allègre (voir ici). Tout est sur la place publique. Indiscutable. Terrifiant à plus d’un titre, car les plus grands journaux continuent à donner la parole à un « scientifique » convaincu de forfait intellectuel. Encore une fois, pourquoi diable ce soutien ?

Que les journaux écrivent n’importe quoi, je suis assez bien placé pour le confirmer. Mais un Fert, mais un Le Bras ? Je les crois possédés. Non pas à la manière qu’affectionne le diable, quoique. Je les crois possédés par la passion, au moment même où ils prétendent ne défendre que la raison. Oui, les Fert et les Le Bras, et il y en aura d’autres, sont passionnément tenus par l’idée centrale des sociétés occidentales depuis 1750. C’est l’idée du progrès, comme vous aviez sans doute deviné, d’un progrès non seulement linéaire mais définitif. Un progrès qui débouche fatalement sur l’abondance, et peut-être la paix éternelle. C’est le mythe de l’alliance – vertueuse – entre la raison et la science, entre l’esprit et la technique. C’est la croyance qu’il existe nécessairement une solution technologique aux problèmes qui se posent. C’est au fond une très pauvre pensée, incapable de saisir le neuf, incapable de comprendre les points de rupture et de basculement, incapable en conséquence de proposer la moindre perspective.

En fait et en réalité, il s’agit d’idéologie concentrée, qui ne peut se présenter comme telle, jusques et y compris dans la tête des Fert et des Le Bras. Il leur faut croire, absolument, que nous sommes, nous les écologistes, des charlatans et des obscurantistes, tandis qu’ils maintiendraient dans la tempête la lueur des Lumières. Pathétique ? Oui, je dois avouer que je trouve cela pathétique. Des hommes qui ont eu le privilège insigne d’étudier, de réfléchir, de s’informer, acceptent de faire la courte échelle à un vulgaire imposteur de la pensée. Voilà peut-être ce que voulait dire Spinoza quand il se proposait de « de mieux observer la nature humaine ».

Marius Vazeilles, grand homme barbu

J’ai retrouvé tout à l’heure un texte qu’un homme vivant sur le plateau de Millevaches m’avait demandé, dans le cadre d’un hommage à Marius Vazeilles. Vous jugerez. Il s’agit d’un court souvenir. Vazeilles, né en 1881, avait donc 87 ans l’année où je l’ai rencontré. Il m’a marqué, c’est le moins que je puisse écrire. Forestier de génie – certes, d’une autre époque -, il a conduit une partie du reboisement de ce plateau corrézien qui n’évoque pas 1 000 bovins, mais autre chose. Quoi ? Le géographe Onésime Reclus, frère de mon anarchiste adoré Élisée, penchait pour un calembour antique involontaire, appuyé sur un jeu de syllabes néo-latines. Plus vraisemblablement, Millevaches désigne une montagne désolée. Vazeilles était aussi un archéologue prodigieux, bien qu’amateur. Par lui, grâce à ses gestes inlassables de laboureur du passé, la région de Meymac a retrouvé son histoire romaine, et mérovingienne. Moi qui vous écris en ce moment, j’ai tenu en main – sous sa scrupuleuse vigilance – les restes d’une épée du temps des centurions et de Rome l’impériale.

Ce n’est déjà pas mal. Mais Vazeilles était en outre un combattant social d’avant le grand désastre stalinien. Entre 1924 et 1928, lors que le parti communiste n’était pas encore couché devant les assassins, il fut un cadre important de ce mouvement. En 1936 encore, il était député communiste de Corrèze. Mais l’accord conclu en 1939 entre les deux grandes canailles du siècle passé – Staline et Hitler -, connu sous le nom de pacte germano-soviétique, le força à rompre. C’était une question d’honneur, voyez-vous ?

Bien que dégoûté par ce pacte immonde, Marius fut arrêté comme communiste, puis assigné à résidence par la droite – déjà – au pouvoir. Pendant la guerre, on le sait, ou plutôt, on ne le sait, les crapules staliniennes laissèrent tomber les héros éternels de la MOI, ceux de l’Affiche rouge, ceux du groupe Manouchian, ces jeunes étrangers qui tiraient à bout portant sur la soldatesque. Et comme ils ne pouvaient pardonner à ceux qui avaient remis en cause le dogme de l’infaillibilité de Staline, ils chassèrent Vazeilles de son parti, ignominieusement, en décembre 1944. Jeunes, cela ne vous dit rien du tout. Vieux, cela ne vous dit probablement pas davantage. Mais l’histoire est l’histoire. Thorez pouvait bien être ce froussard planqué en Russie pendant toute la guerre. Duclos pouvait bien être l’homme des basses besognes policières, dans l’Espagne républicaine de 1936 à 1939. Les dirigeants de l’après-guerre, c’était eux. Pas Marius.

Tout cela, bien entendu, je l’ignorais, ce jour de gloire de l’été 1968 où je croisai par miracle la route de Marius Vazeilles. L’aurais-je su que je lui aurais dit quelque chose. Car j’avais beau n’avoir pas encore 13 ans, je savais déjà de menues bricoles sur l’infamie des staliniens. Bon, assez causé. Voici le petit texte que j’ai écrit il y a une poignée d’années en souvenir de Marius Vazeilles, le grand homme barbu de mon enfance.

Un matin du tout début juillet 1968, j’ai pris le train gare d’Austerlitz, et je n’étais pas seul. Nous étions toute une bande de jeunes échappés des banlieues, sous la garde de moniteurs désemparés par nos cris de hyènes et nos sauts de puces. J’avais un peu plus de douze ans, et j’allais rejoindre un camp de vacances de la Caisse d’allocations familiales (CAF) d’Ile-de-France, installé à Meymac (Corrèze). Tous les cas sociaux de la région parisienne étaient représentés. Il y avait parmi nous des orphelins, des excités qui jouaient du couteau jusque dans le couloir du train, des gentils, des abrutis, pas mal de paumés qui appelaient leur mère. Laquelle ne répondait pas, comme on s’en doute.

À Limoges, nous prîmes un car, qui nous mena au terminus. En bas d’une colline se tenaient les bâtiments en dur, dont la cantine. Et sur les pentes était dressé un village de tentes où nous dormions, huit par huit. Je me souviens très bien des chasses au lézard et à la vipère : je participais volontiers aux premières, mais surtout pas aux secondes, qui me flanquaient la trouille. Un gars de plus de treize ans avait trouvé une combine avec un pharmacien de Meymac, qui lui achetait je crois le venin des serpents. Le gosse en profitait, il était riche.

Pour ma part, j’étais triste, pour des raisons que je ne peux pas détailler ici. Mais triste. Sauf ce jour dingue où nous allâmes visiter le musée d’un certain Marius Vazeilles, dont je n’avais bien sûr jamais entendu parler. J’en ai gardé le souvenir que voici : des grandes salles, une lumière brune sur des vitrines où dormaient des épées romaines tombant en miettes. Peut-être ai-je rêvé. Je revois pourtant quantité de restes d’armées défuntes, ainsi que des morceaux de poteries, les traces d’un monde disparu.

Et c’est alors que l’enchantement fut complet. Car je rencontrais ce même jour le créateur du musée, Marius Vazeilles soi-même, et je compris pour la première fois de ma vie, je veux dire concrètement, les liens qui unissent les hommes par-delà le temps. Vazeilles en personne, et nul autre, avait fouillé la terre avant d’en exhumer les trésors. Ici, alentour, dans les environs de Meymac, où je posais le pied, d’autres humains avaient vécu jadis. On peut, on doit même appeler cela une révélation. Mais j’ai également le souvenir physique de Marius. C’était, pour le gosse que j’étais en tout cas, un géant de légende, venu tout droit de l’Iliade et de l’Odyssée.

Il me semble qu’il portait un béret, ou une casquette. À coup sûr, il avait une barbe fournie, jupitérienne. Et il parlait, figurez-vous, en français que je comprenais ! J’ai su ce même jour qu’il avait dirigé le reboisement du plateau de Millevaches. Mais je dois avouer que je n’ai pas compris l’ampleur de l’entreprise. Le plateau, pour moi, c’était une clairière dans laquelle j’allais me gorger de myrtilles, et dans mon souvenir toujours, ce plateau est pentu, il n’est nullement plat. Quelqu’un peut-il m’expliquer ?

Pour clore cette journée folle, nous nous sommes retrouvés chez Marius, dans le parc qui entourait sa vaste maison. Où ? Je ne sais. Mais j’en fus marqué à tout jamais. Car le grand forestier avait planté là, côte à côte, des conifères venus du monde entier. Des lointaines Amériques, d’Asie centrale, du Chili, de Russie, de l’Atlas peut-être. Je venais de la banlieue parisienne, je n’avais rien vu de rien, j’étais d’une ignorance totale, et Marius m’offrait le monde et ses splendeurs, d’un seul coup d’oeil. Je me souviens des différences de taille entre ces arbres, de leurs couleurs si variées, de leur invraisemblable solidité. Et Marius parlait, parlait, parlait. J’ai sa voix dans mon oreille au moment où j’écris ces lignes. Il savait parler aux enfants. Il était grand.