Chikayas* à Djakarta (roman de gare)

Ce n’est rien qu’un petit cri de plus. Contre une affreuse manière de sembler informer l’opinion, lors qu’on lui chante des bluettes. Je viens de lire un article du journal Le Monde consacré à l’Indonésie, archipel géant de 17 000 îles dont la surface dépasse 1 900 000 km2, près de quatre fois la France (ici). Je n’en ferai pas l’exégèse, même si l’envie m’en démange. Il s’agit d’un chant à la gloire de l’économie Potemkine – comme il y avait chez Catherine de Russie des villages Potemkine, en carton-pâte – dont les interprètes sont la ministre des Finances Sri Mulyani Indrawati, le gouverneur de la Banque d’Indonésie, le directeur de l’Agence française de développement (AFD), le président de la chambre de commerce franco-indonésienne, le chef de la mission économique à l’ambassade de France. Que des gens lucides sur l’état vrai du géant indonésien.

L’obsession du journal est celle-ci : la France va-t-elle laisser passer l’occasion unique de s’installer dans ce pays émergent de 237 millions d’habitants qu’elle méconnaît tant ? Il n’y a qu’une centaine de sociétés de chez nous présentes, contre 450 dans la minuscule cité-État de Singapour. Je vous le dis, l’article le sous-entend en tout cas : nous sommes bien sots. Mais le pire n’est pas là. Des textes aveugles paraissent chaque jour et plusieurs fois l’heure, même. On fête en ce moment dans des journaux comme Le Nouvel Observateur l’Exposition universelle de Shanghai, où l’on attend 70 millions de visiteurs. En oubliant le reste, en cachant derrière les adjectifs les 200 millions de mingong – ce sont des chemineaux, des journaliers, des vagabonds – que compte la Chine. En omettant de parler de la sécheresse biblique qui frappe les États riverains du Mékong, ce Mékong que la Chine barre partout où elle le peut pour récupérer ses eaux à son seul profit.

Mais le pire n’est pas là. Je lis textuellement dans l’article sur l’Indonésie : « Pourtant, cet immense pays de 237 millions d’habitants, qui regorge de matières premières, est membre du G20. Et bien qu’il soit le troisième émetteur de gaz à effet de serre de la planète – en raison de la déforestation massive, pratiquée pour développer les plantations de palmiers à huile -, il est devenu pionnier en matière de lutte contre le réchauffement climatique ». Voulez-vous bien relire ? Bien que. Cette phrase est d’une absurdité rare. Soit elle repose sur une ignorance remarquable, soit sur un problème de logique élémentaire. Et peut-être les deux. Première hypothèse : la signataire ne sait rien, absolument rien des problèmes climatiques. L’usage de la locution conjonctive bien que semble pourtant indiquer la conscience d’un léger souci. Mais alors, s’il est une deuxième hypothèse, comment les deux propositions peuvent-elles coexister dans la même phrase ?

Commençons par un fait : l’Indonésie est le troisième émetteur de gaz à effet de serre dans le monde, record impressionnant si on rapporte sa population à celle des États-Unis et surtout de la Chine. En effet, elle détruit à jamais des forêts pluviales d’une richesse biologique sans égale. Pour nous vendre du bois tropical. Pour y faire pousser quelques années – ensuite, l’infertilité du sol conduit à l’abandon -, dans la foulée, des millions d’hectares de palmiers à huile destinés en partie à la criminelle mais lucrative industrie des biocarburants. Les peuples forestiers deviennent clochards, les orangs-outans seront bientôt des souvenirs, mais le PIB augmente, cela ne se discute même pas. Ajoutons que le drainage des tourbières sur lesquelles poussent pour partie les forêts tropicales relâche des quantités folles de protoxyde d’azote, gaz 300 fois plus réchauffant que le CO2.

Dans ces conditions-là, par quel miracle l’Indonésie pourrait-elle être malgré tout pionnière « en matière de lutte contre le réchauffement climatique » ? Nul ne le saura jamais. Jamais. Pour la raison que c’est totalement faux. Évidemment. Si on est la cause d’un phénomène – l’une des causes majeures de ce phénomène -, comment peut-on aussi être un acteur premier dans le mouvement contre son aggravation ? Nous sommes en face d’une sévère contradiction dans les termes. Insoutenable. On peut donc écrire absolument n’importe quoi et n’importe où. Vous le saviez ? Oui, moi aussi.

Il faut aller au-delà, et considérer les effets prévisibles d’un article de cette sorte. Le Monde reste une référence pour bien des institutions. Et le papier dont je vous parle se résume au souhait que nos transnationales à nous viennent mettre leurs billes dans l’archipel aux 17 000 îles. Qu’elles participent à la curée. Qu’elles aident à la manœuvre. Qu’elles contribuent, elles aussi, aux si prolifiques émissions de gaz à effet de serre du pays. Bref, il s’agit d’une contribution limitée, mais assurée, mais certaine, à la destruction organisée de la planète. On peut s’en foutre ? Je ne vois pas comment.

* Des chikayas, ce sont des disputes. Le titre général renvoie de manière fumeuse à des romans signés Gérard de Villiers, dans la funeste série SAS.

Des vautours plein mon vallon à moi

Que serais-je sans ce vallon perdu ? Un autre. Je viens de passer quelques jours ailleurs, c’est-à-dire là, dans ce lieu que je croyais ne jamais connaître. Si vous êtes assez patient, je vous parlerai plus bas de vautours et de brebis. Pour le reste, c’est difficile à expliquer, et du reste, je ne tiens pas trop à m’étendre. Ce vallon est d’une beauté profonde et limpide, indiscutable. En face, sur la petite montagne d’en face, des dinosaures pataugeaient naguère dans les lagunes d’une mer tropicale. Il y a des traces, figurez-vous. Il est des restes, la chose est établie. Des dinosaures. Juste en face.

Mais le vallon lui-même suffit à emplir de joie et de bonheur, en un tout simple coup d’œil. Les premiers mètres de la pente sont des Causses. Le peuple des herbes y règne en maître. L’été, d’ailleurs, Tommaso y trouve de prodigieuses mantes religieuses, à foison. Pour le reste, le genévrier, le buis, le chêne pubescent accrochent la pierre affleurante. Jadis – il y a dix ans déjà -, Jean l’ancêtre m’avait montré comment l’on tendait des pièges à grives, avec une pierre, un bâton et quelques baies de genévrier. Je sais. La chasse. Mais ces gestes appartenaient au temps néolithique des humains. Ils ne disaient pas la mort. En tout cas pas la mort industrielle des tueurs à 4X4 et bedaines.

Donc, les Causses. Et des haies transversales, coupant le versant, retenant à grand peine la terre caillouteuse arrachée par le vent et les pluies. Dessous, plus bas, une marge indécise de buissons et de pins sylvestres, où se rencontrent deux pays vivants : celui du calcaire; celui du schiste. Car le schiste n’est pas loin, qui descend jusqu’au ruisseau et au-delà. Le châtaignier administre et y distribue les rôles subalternes. Malade, affaibli par des décennies d’abandon et de brisures, mais encore splendide quand reviennent les feuilles d’avril. Deux pas encore, et l’on atteint l’eau, qui file sur un lit d’ardoise, il n’y a plus qu’à attendre la nuit, ou le jour, ou la pluie, ou le gel, ou le froid, ou la faim, ou le soleil levant et le soleil couchant. On est arrivé quelque part, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le 3 avril 2010, lors qu’il faisait frais et sombre, j’ai vu un spectacle qui ne se peut oublier. C’était le matin, et sans prévenir quiconque, comme à la suite d’un coup de baguette magique, le ciel s’est empli de silhouettes. On peut, on doit même parler d’une fête instantanée, d’une fantasia de cris, de vols tendus et planés, de chocs évités de justesse, et d’ailes. Mais que d’ailes ! Au total, voici ce que j’ai pu dénombrer : 15 vautours fauves et 2 vautours moines, au moins deux Grands corbeaux et de nombreux freux, plusieurs milans. Ensemble. Sous mon nez. Au-dessus du vallon perdu.

Une partie des vautours s’est dirigée vers le Champ rond, avant de se poser dans des pins et des chênes. Une autre troupe s’est postée plus bas dans une haie transversale. Certains oiseaux faisaient sans cesse des va et vient, dans un sens – celui du ruisseau – et dans l’autre. Un peu comme s’ils testaient des possibilités d’atterrissage. Un peu. Moi, je bondissais comme je pouvais, non sans avoir récupéré une paire de jumelles qui me permettait de suivre de près cette folle démonstration. Je ne sais pas si vous avez déjà eu la chance de voir des vautours, mais je tiens à déclarer ici, sur l’honneur, que ce sont des oiseaux enchantés. Les fauves semblent d’or. Les moines de deuil. Mais les deux sont d’immenses voiliers naviguant dans les cieux, dont seul le cou se meut. Ils regardent. Ils nous regardent, aussi bien, sans modifier leur trajectoire d’un degré. Comme on aimerait embarquer !

L’explication de cette vaste exhibition est simple. Il y avait dans le vallon cinq brebis. Mortes. Dont deux réduites à l’état de squelettes, déjà. Dont une, rouge sang, qui ne montrait plus que l’arc de ses côtes. Dont deux intactes. Presque intactes. Les corbeaux avaient pris les yeux. Les vautours avaient commencé à tirer sur les entrailles. Je n’ai vu aucun de ces derniers à terre. Plutôt si, j’ai aperçu un vautour moine dans un pré, assis, donnant l’impression qu’il parlait à quelqu’un. Qui peut jurer que ce n’était pas le cas ? J’ai grande foi dans le mystère, et je ne crois (presque) rien de ce qu’on dit des animaux. Le peu que je sais, c’est mon besoin vital d’en voir le plus souvent possible.

Avec mon ami Patrick, nous avons arpenté le vallon, à la recherche de ce que nous appelions la cinquième carcasse, avant que de la retrouver près d’un buis. Au troisième jour des agapes, elle n’avait toujours pas été mangée. Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais nos déambulations nous ont permis d’observer un jeune cerf broutant les pousses neuves du printemps. Et plus tard, seul, j’ai vu deux chevreuils et une fouine. La suite viendra, tôt ou tard. Je compte voir des renardeaux en mai, et des blaireautins. Pour vous dire le fond de ma pensée, je ne sais pas trop comment je parviens à changer à ce point de peau, de regard, de propos. Il m’arrive de ne pas penser au malheur du monde. Il m’arrive encore de croire à la radicale beauté des êtres et des lieux.

Barbares aux couteaux étoilés (un oeillet à la boutonnière*)

Je n’ai guère le droit, je le crains et je le crois, d’aborder la question réelle de la ville réelle. C’est-à-dire cette incroyable violence faite aux femmes, aux hommes et aux enfants condamnés à la Géhenne pour être nés au mauvais endroit. Je n’ai pas le droit, je le prends. Fin mars, une bureaucratie de l’ONU – ONU-Habitat – réunissait à Rio de Janeiro un conclave douillet censé réfléchir à l’avenir des villes du monde (ici). Notre beau pays était représenté, c’est dire à quel point nous nous sentons concernés, par le sénateur Yves Dauge, urbain urbaniste, et socialiste s’il vous plaît. Si. L’ouverture. L’un des ultimes feux follets de cette belle idée sarkozyenne.

De quoi a-t-on discuté à Rio ? De ceci, et c’est rigoureusement sic : « le droit à la ville, l’accès au logement, la diversité culturelle et l’identité dans les villes, gouvernance et participation, urbanisation durable ». Je ne crois pas que les braves personnes de l’ONU aient déposé leurs bagages au Morro da Providência ou au Complexo do Alemao, car ce sont des bidonvilles. Il y pue, il y pleut des balles, on y attrape la grippe et le typhus. Pour la seule année 2007, la police de Rio a abattu 1260 personnes, dont la quasi-totalité vivaient dans des bidonvilles. Et comme vous le savez sans doute, des trombes d’eau sans précédent à Rio depuis quarante ans ont donné naissance à des fleuves de boue, lesquels ont englouti des pans de collines, et donc des morceaux de bidonvilles. Oui, les bidonvilles sont loin des plages de Copacabana, cela se comprend. Combien de morts cette fois ? Je vous l’annonce en exclusivité : on ne le saura jamais. Il y a les morts qu’on dénombre et qui passent à la télé. Et les autres.

Revenons-en à nos bureaucrates du « Forum urbain mondial », réunis par milliers entre le 20 et le 26 mars dernier. Pour la façade et le décorum, on aura donc parlé de la ville. Et pour de vrai, de la succession de la directrice du machin, la Tanzanienne Anna Tibaijuka. Oui, la pauvre s’en va, après dix ans de petits fours et de réunions internationales. Mais par qui diable la remplacer ? Le choix semble d’une grande clarté. D’un côté l’Ougandaise Agnes Kilabbala; de l’autre le Catalan et ancien maire de Barcelone Joan Clos. Une femme, un homme. Une Noire, un Blanc. Le Sud, le Nord. Oui, tout paraît limpide. D’où vient alors ce sentiment de détestation des deux, et du reste ?

La ville est perdue. Voilà l’explication que je me donne. Le mythe puissant et presque indéracinable de la ville résiste encore à toutes les réalités. Pourtant, quoi de commun entre Uruk, la ville de Gilgamesh et – peut-être – de l’écriture, et disons Lagos, capitale nigériane devenue proprement invivable pour les pauvres ? Quoi de commun entre Sumer, les Amorrites, les milliers d’années de pensée et de civilisation et le désastre de tant de millions de personnes qui n’ont plus aucun ailleurs à imaginer ? Les villes ont perdu la partie, définitivement. Et les bureaucrates internationaux qui maintiennent la fiction d’un « progrès » perpétuellement remis à demain sont des tricheurs. Des arnaqueurs.

En 1950, le monde comptait 30 % d’urbains. Et 50 % en 2007. Et sûrement 60 % en 2030 ou avant. Et probablement 70 % en 2050 ou avant. Ou jamais, qui sait ? Les chiffres officiels, qui sont burlesques – qui décide, et comment ? -, sont aussi les seuls disponibles. L’ONU estime donc que 777 millions d’humains vivaient dans des bidonvilles en 2000, et qu’ils étaient 830 millions en 2010. On voit l’amélioration. L’avenir est encore plus prometteur, car l’on estime que la quasi-totalité des trois milliards d’humains supplémentaires attendus d’ici 2050 seront des bidonvillois. Des Bidonvillais. Des merdes.

Comme la parole appartient en totalité à ceux qui roulent en bagnole et vivent dans des centre-villes, on ne sait pratiquement rien du sort des pauvres. D’ailleurs, le saurait-on qu’on ne pourrait se mettre à la place de qui doit faire vingt kilomètres à pied pour vendre deux bricoles sur la place d’un marché. C’est impossible. C’est impossible. Mon ami Patrick me racontait ces derniers jours un voyage qu’il vient de faire à Bamako, au Mali. Cette ville comptait 2500 habitants en 1884. 100 000 en 1960, au moment de l’indépendance. Trois millions aujourd’hui, répartis sur 40 km de longueur. Patrick me parlait des vapeurs d’essence frelatée qui embrument et empuantissent jusqu’à la nausée le centre improbable de cette ville impossible. Des mamas assises sur le trottoir vendent un ou deux colifichets chaque jour, le nez dans cette horreur pendant des heures.

Qui dira ? Personne. J’ai voyagé dans le Sud, naguère, et j’ai vu. Il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour saisir l’impasse tragique dans laquelle les villes du monde s’engloutissaient. Je me souviens par exemple de Dakar, ancienne capitale – mais si ! – de l’Afrique occidentale française (AOF). De Constantine. De Managua. Je me souviens de ma tristesse d’alors, qui n’a jamais disparu. En 1975, il y avait cinq villes de 10 millions d’habitants et plus. Il y en a 19, qui regroupent 275 millions d’habitants. Il y en aura 23 dans cinq minuscules années. Mumbai – Bombay – dépassera alors les 26 millions, Lagos les 23. J’ai toujours su, je crois, en tout cas ressenti, que ces espaces étaient maudits. Qu’il n’y aurait jamais de vraies routes, de médecins, d’égouts, d’eau potable, de chiottes présentables. Je l’ai toujours su.

Tous ceux qui prétendent le contraire mentent, par intérêt ou sottise. La seule voie est (probablement) à rechercher du côté des habitants des bidonvilles eux-mêmes. Il existe dans ces lieux oubliés de la conscience une immense jeunesse, qui pourrait sans doute se mobiliser. L’argent existe, on le sait, chez ces ignobles salauds de spéculateurs et d’agioteurs. Il faudra bien qu’ils rendent gorge, de gré ou de force, mais en attendant, il manque cruellement une connexion essentielle entre eux et nous. Entre notre destin de petits-bourgeois de la planète et celui de ces frères si lointains. Avez-vous entendu l’une de nos Excellences de droite ou de gauche seulement évoquer cette question pourtant capitale ? Non, certes. Et pourtant, nous continuons à leur accorder nos voix, comme si.

Comme si quoi ? Nous ne changerons pas volontiers. Nous ne nous mettrons en mouvement que contraints, poussés en avant par les baïonnettes du monde. Mais nous pouvons, mais nous devons au moins réfléchir et mettre en ordre nos pensées avant ce moment désormais fatal. Les réorganiser. Les hiérarchiser. Cesser de croire qu’un pet de madame Royal ou un rot de monsieur Sarkozy pèsent davantage que le sort de milliards d’autres que nous. Pour commencer, je suggère d’ouvrir les yeux sur ce que nos villes à nous sont devenues. Car elles sont hideuses. Car l’entrée par la route dans Saint-Brieuc, Strasbourg, Toulouse, Montpellier, Orléans, Bordeaux, Paris lève le cœur. L’immondice de la marchandise – zones industrielles, centres commerciaux, panneaux publicitaires – a détruit ce qui fut vivant. Ce qui a été nôtre âme commune pendant des siècles.

Bien entendu, ce désastre bien réel n’a rien à voir avec l’épouvante des slums, des gecekondus, des bustee, des kachi abadi, des ranchos, des ciudades perdidas, des mudduku ou des favelas. Bien sûr. Reste que le premier mouvement consiste à regarder autrement. À parler différemment. À chasser le bidonville de nos cerveaux. Car tel est bien le malheur général : la « bidonvillisation » de l’esprit humain.

*Il m’est revenu cette image, empruntée à Bernard Lavilliers. Celle de l’extrême violence, celle de l’extrême contraste.

Réponse anticipée aux inquiets

Chers lecteurs de Planète sans visa, je n’écrirai rien ici pendant une huitaine de jours, et pendant ce temps, vos éventuels commentaires resteront coincés dans la grande machine. Si vous ne les voyez pas apparaître, ce sera donc normal. Il faut qu’ils soient « modérés », c’est-à-dire lus et acceptés, et ils ne le seront que plus tard. See you.

Madame Voynet et la nouvelle bibliothèque François Mitterrand

La tête sur le billot, bien obligé, j’avoue faire partie de l’association Murs à pêche (MAP), qui tente de sauver depuis quinze ans un lieu unique, mais réellement unique (ici). Il s’agit d’un réseau branlant, au bord de la ruine définitive, de murs de pierre sèche à l’intérieur desquels on a fait pousser des fruits depuis des siècles. Les murs, mélange de plâtre, de silex, de mortier, conservaient la chaleur du jour et la restituaient la nuit à des arbres fruitiers conduits en palissage contre les parois de pierre. Une pure merveille, dont la réputation s’étendait jadis jusqu’à la table de Louis le Quatorzième. On pense que vers 1825, 15 millions de pêches étaient produites tout au long de 600 km de murs.

Et puis la terre a tourné, dans un sens bien étrange. Les murs ont rétréci à mesure que s’étendait l’aventure industrielle extrême. Je vous passe les détails, pourtant passionnants. Montreuil, longtemps ville communiste, a laissé le prodigieux héritage péricliter. Il n’est plus resté que 200 hectares, puis 100, puis à peu près 35 aujourd’hui. Très dégradés, mais aux portes de Paris. Il y a des arbres, des fleurs, des oiseaux, des murs. Encore. L’ancien maire Jean-Pierre Brard, stalinien repenti ayant maintenu des liens solides avec les communistes locaux, voulait urbaniser. Installer en place et lieu 250 pavillons. Et garder des bricoles pour le folklore. Dominique Voynet, responsable nationale des Verts, a gagné la partie en 2008, à la surprise générale. L’association MAP pensait qu’elle lancerait un vaste projet, susceptible de sauver et de magnifier cet espace extraordinaire. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Pour comprendre ce qui suit, sachez que le projet de madame Voynet prévoit de sauver environ 20 hectares des anciens murs à pêche, qui seront soumis à l’immense pression foncière, immobilière, industrielle et commerciale d’un nouveau quartier. Car tel est le projet : un nouveau quartier. Je viens de déposer sur le site de MAP (ici) l’article ci-dessous. Parce que cette affaire, qui ne fait que commencer, nous concerne tous.

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Préambule : compte tenu de ce que je vais écrire, il est bon que je me présente un peu. Je suis journaliste et je connais Dominique Voynet depuis environ vingt ans. Je ne suis et n’ai jamais été de ses intimes, mais je la connais donc depuis cette date. J’ai eu souvent la dent dure contre elle, et ne le regrette pas. Mais je sais aussi que dans certaines circonstances – le sort d’un homme en prison -, lorsqu’elle était ministre, elle a su se montrer une femme digne et courageuse. J’ai voté pour elle dès le premier tour des élections municipales, et accepté de faire partie de son comité de soutien à cette occasion. Voilà. Je la connais. Je ne suis pas son ennemi. Je ne suis pas son beau miroir.

Venons-en à la très grave question de l’aménagement du quartier autour des Murs à pêche de Montreuil. On le sait, j’imagine que vous savez tous que madame Voynet a décidé la création d’un immense quartier de 200 hectares, couvrant environ le quart de la ville. Il s’agit, au sens le plus terre-à-terre de l’expression, d’un projet pharaonique. Toutes les ressources de la ville, et bien au-delà évidemment, y seront englouties pour au moins une génération. Le chiffre colossal de 2 milliards d’euros d’investissement est avancé par la ville elle-même. Il est clair, il est manifeste, il est indiscutable que Montreuil, dans l’hypothèse où ce projet verrait le jour, ne serait plus jamais la ville qu’elle a pu être. On joue là les 100 prochaines années de cette ville. Retenez ce chiffre, car il n’est pas polémique. Un projet de cette dimension décide d’à peu près tout pour 100 années. Plutôt long, non ?

Toujours plus d’habitants

Nous sommes face à une oeuvre urbaine colossale et sans précédent. Elle comprend des travaux lourds – une piscine, une médiathèque, des écoles – qui de facto formeraient une ville nouvelle. Surtout, 3 000 logements seraient construits sur place, ce qui entraînerait mécaniquement l’installation de milliers – 10 000 ? – d’habitants supplémentaires dans une ville qui en compte 102 000. Pourquoi pas, certes. Mais aussi et avant tout : pourquoi ? Cette question n’est pas même évoquée par l’équipe de madame Voynet, ce qui est tout de même très singulier. Oui, posons calmement la question suivante : pourquoi diable faudrait-il densifier encore une ville de 100 000 habitants aux portes de Paris, alors même que Montreuil est la signataire – en grandes pompes – de la charte européenne dite d’Aalborg, qui prône exactement le contraire (ici) ? Lisez ce texte limpide et magnifique, et vous m’en direz des nouvelles. Le paradoxe, qui n’est pas le dernier, est que ce texte a été signé par l’ancienne municipalité, qui en bafouait allègrement les principes. Mais voilà que la nouvelle fait de même. Étrange.

Recommençons : pourquoi ? Le seul argument que j’ai entendu est celui-ci : la demande de logements est considérable. Une telle flèche est censée foudroyer le contradicteur. Mais elle ne produit pas le moindre effet sur moi, et voici pourquoi. La question du logement se pose évidemment, ÉVIDEMMENT, au niveau de toute la région. Complexe, elle engage pour des décennies et mérite donc des discussions approfondies, des arbitrages, des péréquations. Peut-être est-il plus judicieux de bâtir en d’autres points de notre région, en fonction de paramètres sinon raisonnables, du moins rationnels ? Mais il n’y a eu aucune discussion sur le principe même de ces nouvelles constructions. Ou bien peut-être à l’abri des bureaux municipaux, à l’ancienne ?  Or, l’avenir commun se discute et se décide en commun, a fortiori quand on entend faire de la politique autrement, comme l’aura tant clamé madame Voynet au long de sa carrière.

L’aspirateur à ordures

Pourquoi ne dit-on jamais qu’il existe plusieurs milliers – on parle de 4 000 – logements inoccupés à Montreuil ? Pourquoi ne dit-on jamais la vérité sur l’état de dévastation énergétique et écologique de tant de cités populaires de la ville ? N’y a-t-il pas là de magnifiques chantiers de restauration de la vie collective, susceptibles de redonner confiance aux citoyens dans l’action politique ? Je prétends que la priorité des priorités, dans le domaine du logement, est de s’attaquer à l’amélioration de ce qui existe. Et je défie quiconque de me prouver le contraire dans une réunion publique contradictoire. Construire 3 000 logements neufs, dans ces conditions, s’appelle une fuite en avant, dans tous les domaines. Et un gaspillage monstrueux de matières premières de plus en plus précieuses. Cessons de rigoler ! Cessons de parler d’écologie du haut des tribunes avant que de recommencer les erreurs du passé. Dans le monde malade qui est le nôtre, sur cette planète surexploitée, épuisée par les activités humaines, lancer un chantier de cette taille est une très mauvaise action. Une sorte de manifeste de l’anti-écologie.

Ah ! la piscine sera « écolo » ? Ah ! les parkings seront à l’entrée du quartier ? Ah ! la collecte des déchets se fera par aspiration souterraine ? Franchement, lecteurs de bonne foi, ne voyez-vous pas qu’on vous mène en bateau ? Sous le label passe-partout d’écoquartier, qui sera bientôt aussi dévalué que celui de « développement durable », on se livre à une vulgaire manipulation des esprits. Les vrais écoquartiers, très exigeants, sont connus. C’est le cas par exemple dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui est aujourd’hui annoncé, qui n’est que poudre aux yeux. À Fribourg, madame Voynet, il s’agit de changer la vie quotidienne par une politique audacieuse des transports, une réduction des volumes de déchets, un usage généralisé de formes d’énergie renouvelable. À Montreuil, misère ! on cherche à nous « vendre » un système souterrain pour qu’on ne voit plus en surface nos ordures. Au fait, ce système nouveau, Veolia ou Suez ? Vous vous doutez bien qu’un investissement pareil ne saurait se faire sans l’appui de grands groupes immobiliers, aussi de gestion de l’eau et des déchets. C’est inévitable. Mais ce n’est pas en 2020 que nous avons besoin de l’ouverture franche, directe et totale du dossier, car ce sera alors trop tard. Non, c’est maintenant. Je gage que de très mauvaises surprises nous attendent au tournant. On parie ?

Le Poivron était trop vert

Reste, avant ma conclusion, la redoutable et dévastratrice – pour madame Voynet – question de la démocratie. Comment une femme écologiste ose-t-elle lancer des travaux de cette dimension sans en appeler avant tout au débat public ? Oui, comment ose-t-elle ? Quand on prétend changer le cours de l’histoire locale sans seulement consulter la population, mérite-t-on encore sa confiance ? Un projet d’une ampleur pareille ne saurait partir d’un autre point que l’examen contradictoire des besoins sociaux, culturels, écologiques de la cité. Cela n’a pas été fait. Ce qui a été fait, ce qui se fait sous nos yeux, c’est une tentative de passage en force. Comme aurait fait Jean-Pierre Brard naguère. Comme ont fait des milliers de maires dans le passé. Comme le font tous ceux qui ne croient pas à la démocratie, mais au pouvoir.

J’ai sous les yeux des articles du journal montreuillois Le Poivron, jadis animé par Patrick Petitjean, aujourd’hui maire-adjoint. Je lis dans le numéro 73, de septembre 2005, sous la plume de Petijean, et à propos de projets municipaux de bétonnage des Murs à pêche, ceci : « Les mêmes interrogations se sont fait jour au conseil municipal le 30 juin : Pourquoi, brusquement, une telle précipitation ? Pourquoi court-circuiter le débat en cours sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pourquoi cette absence de plan global, au contraire des exigences de la procédure de classement partiel ? ». Je pourrais citer la collection complète du Poivron, qui rend hommage, au passage, à l’association dont je suis membre, MAP, présentée comme celle qui a permis le classement, in extremis, de 8 hectares des Murs. Je pourrais continuer, ad nauseam. Autres temps, autres moeurs. Comme il est simple, facile et confortable d’oublier ses promesses, n’est-ce pas ?

Au pays de la grosse tête

J’en arrive à ma conclusion. Que cherche donc madame Voynet ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas dans sa tête. Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le défunt président François Mitterrand. On s’en souvient, ce dernier avait, tel un roi républicain, voulu marquer de son empreinte le sol de cette ville éternelle qu’est Paris. D’où cette politique ruineuse de grands travaux, dont le fleuron le plus affreux est sans conteste la Très Grande Bibliothèque des quais de Seine. J’ai le pressentiment que Dominique Voynet est atteint du même syndrome mégalomaniaque, classique, ô combien !, chez nos politiques de tout bord. Elle entend décider seule, éventuellement contre tous, de l’avenir d’une ville qui nous appartient, à nous et à nos enfants. Je souhaite ardemment que Montreuil tout entière se lève pour dire NON ! Cette ville populaire, cette ville volontiers rebelle doit retrouver la fougue passée, et donner de la voix. Si les élus actuels ont oublié d’où vient leur provisoire légitimité, je pense qu’il est grand temps de le leur rappeler.

Rien n’est encore perdu. Tout peut être modifié, sauvé, changé, à la condition d’unir, loin de toute considération électoraliste. Nous verrons bien, je ne suis pas devin. Mais il serait accablant que madame Voynet reproduise, à son échelle, ce que tente Christian Blanc, le secrétaire d’État de Sarkozy, avec le Grand Paris. C’est-à-dire un projet délirant, du passé, dépassé, de métro géant – la « double rocade » -, qui ruinerait les ressources publiques de l’Île-de-France pour des dizaines d’années. Ce que nous refusons à l’un, nous devons évidemment le contester à l’autre. Nous voulons, je veux en tout cas de la discussion, de l’ouverture,  de la démocratie. Et pas un lamentable simulacre. L’urgence est de remettre tout le dossier à plat. Pour l’heure, souvenez-vous en, rien n’est fait. Et tout est possible. Même le meilleur.

Fabrice Nicolino, le 30 mars 2010

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