Certains d’entre vous ont l’air de trouver le temps long. Moi aussi, je m’empresse de l’écrire. Pas le mien, incroyablement trop court, mais celui de cette détestable société des objets, oui certes. J’avais douze ans en mai 1968, et malgré mon jeune âge, j’en ai abondamment profité. Il devait y avoir quelque chose dans l’air, qui me convenait. J’ai agi, à la mesure de mes petites forces d’alors. Circulé à bord d’un vélo prêté, sur lequel je tenais un seau de colle, brinqueballant sur le guidon. Collé des affiches appelant à la révolte. Et même, une fois, harangué une petite foule. Il existe bien encore un ou deux témoins directs, comme Alain Parienté ou Thierry Roussel. Tout cela pour dire que je suis un ancien combattant, sans aucune médaille hélas.
J’évoque 68, car il me revient ce fameux slogan écrit sur certains murs : « Cache-toi ! objet ». À cette époque, je ne comprenais pas. Il m’a fallu une bonne dizaine d’années pour entrevoir le sens possible de ces mots. Il m’arrive d’être lent, oui. Je ne prétends pas même avoir fait le tour de la question, mais voici où j’en suis. Fondamentalement, nos sociétés humaines sont devenues des machines à créer puis à vendre, à jeter enfin, et de plus en plus vite, des objets matériels. Il n’y a pas d’autre but. Il n’y a plus d’autre objectif réel que de répandre sur chacune de nos têtes des tonnes de choses diverses, rarement variées. La vie n’est-elle pas devenue synonyme de vomissement ? Je vous parle au premier degré. Ne pensez-vous pas que le monde ne fait plus que dégueuler?
Le « Cache-toi ! objet » de 68 ne voulait probablement pas dire autre chose. À force de convoiter des objets, les hommes d’il y a quarante ans devenaient peu à peu, eux-mêmes, des choses. Non plus des personnes, des êtres, des devenirs, des libertés, des sujets à la recherche d’une vie, mais des choses. Faut-il ajouter que le processus n’a pas cessé ? Et qu’il a fini par fabriquer des monstres qui nous ressemblent furieusement ? Je crois la précision inutile. Car monstres nous sommes tous, à des degrés divers peut-être, mais tous. Et quand je lis ici, quand j’entends ailleurs d’excellentes personnes me demander ce qu’on peut faire, j’ai désormais envie de répondre en deux temps. Tout d’abord par : merde ! C’est rude, oui, mais il m’arrive de l’être, et cette question lancinante, déjà posée par Anna Karina dans Pierrot le fou, de Godard (Qu’est ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire !), devrait selon moi être adressée en priorité à celui ou à celle qui la pose. Pas à celui ou à celle qui affirme qu’elle doit être posée.
Dans un deuxième temps, j’ajouterais quand même mon grain de poivre de Cayenne, car je suis incapable de me taire. Et je dirais que la première des bagarres à mener ensemble devrait viser les objets. Cette prolifération cancéreuse, pondéreuse, si coûteuse à tous égards, de produits, trucs, machins et bidules pour lesquels nous sacrifions tout, à commencer par le temps, valeur précieuse entre toutes. Je dois avouer que cette dernière phrase ne me coûte pas, car je ne possède que peu d’objets moi-même. Je m’en fous, et je n’ai aucun mérite, car je m’en fous. Je n’ai pas de télé, pas de bagnole, pas de téléphone portable, mais je dispose d’un excellent réveil à ressort qui prend dix minutes d’avance chaque jour. Il vaut mieux le savoir.
Les objets. Je demeure marqué par l’une des défaites majeures du mouvement encore en pointillé auquel j’appartiens. Je ne parle pas du mouvement écologiste, marqué, peut-être trop marqué déjà par ses innombrables collusions avec l’univers de l’industrie. Non, je ne parle pas de ce mouvement, qu’il faudra peut-être rebaptiser, mais bien plutôt d’un autre, qui se donnerait pour but de combattre la destruction. Car je dois avouer qu’au stade où je suis, je juge primordial, premier donc, d’au moins ralentir la folle machine. Pour gagner du temps, pardi ! Pour assembler nos forces. Pour conserver quelques espaces, quelques espèces sans lesquels il deviendrait inutile de se lever. Autrement dit, je crois que nous sommes dans un moment purement défensif de l’histoire de l’homme. Il s’agit de préserver ce qui peut l’être en unissant sans condition ceux qui sont d’accord sur ce programme minimum. Si nous parvenons à casser la mécanique, si nous réussissons à briser l’élan de la destruction de tout, alors nous aurons le temps, alors nous aurons conquis le droit de rêver à nouveau de l’Acadie et des phalanstères. Mais en attendant, il s’agit de résister. Et de résister aussi, AUSSI, contre nous-mêmes et notre délire de possession et d’achats compulsifs.
Désolé, je me suis perdu. Je voulais parler d’une défaite, aussi évidente qu’écrasante : le téléphone portable. Épargnez-moi, je vous prie, le laïus sur les bienfaits de l’engin. S’il vous plaît. Je m’en moque éperdument. Il y a aussi certain intérêt à la bombe thermonucléaire, aussi je vous prie de garder au chaud toute ce qui vous a décidé à acquérir ce nouvel avatar de nos fantasmes d’omniprésence et d’omnipotence. Il est le symbole même de notre crise et de sa profondeur. Car tout le monde – jusqu’au fin fond du Sud miséreux – s’est jeté sur ce que j’appelle sans détour une merde, qui légitime la totalité du système et relance à merveille sa lourde machinerie. De la même façon que l’automobile a bouleversé la planète et notre façon de l’habiter, sans jamais aucun débat sur le sens de cette aventure géante, le portable modifie jusqu’à la sociabilité des êtres humains. Sans discussion. Sans interrogation. Sans nul moyen de s’y opposer.
La critique du monde, si faible en réalité, est incapable de comprendre que les objets sont des forces matérielles qui changent la structure mentale des hommes. Tous ceux créés par la machine industrielle et capitaliste poussent dans la même direction, celle d’un individualisme exacerbé. À chacun sa chose, plus belle, plus chère, mieux décorée que celle du voisin. Sa bagnole, sa télé, son costard, son aspirateur, son four à micro-ondes, son ordinateur – j’en ai un -, ses vacances à la mer, ses enfants, ses funérailles. Nous sommes faits aux pattes, pris dans les rets, plongés corps et âme surtout dans la réification de notre vie, qui du coup n’en est plus une. Avoir dispense d’être, on apprend cela dans la moindre classe de philosophie.
Passons à la conclusion provisoire. Il n’y aura aucun ailleurs, il n’y aura aucun sursaut, il ne naîtra aucune lumière tant que notre imaginaire sera de la sorte dominé par l’objet inutile. Inutile au projet humain, mais hautement nécessaire au contraire, consubstantiel même, à la crise de la vie sur terre. Car, réfléchissons une seconde. Sans notre soif de choses, comparable à la soif de l’or et seulement à elle, comment les machines détruiraient-elles le monde ? C’est parce que nous signons chaque jour le même pacte avec le même diable que la mécanique emporte un à un tous les équilibres. Il y aurait bien une autre voie, qui organiserait enfin le grand refus, lequel commande de viser le principe de mort aujourd’hui à l’œuvre. Et donc de détruire. Car on n’y coupera pas. Ou l’on partira des besoins sociaux et des nécessités écologiques pour construire ce qui peut l’être et le mérite, ou tout sombrera. Ou l’on proclamera que le principe de la vie – celle des humains et de tous les autres – est supérieur au désir fou des individus créés par deux siècles de faux humanisme, ou l’on se retrouvera, tôt ou tard, sur le Radeau de la Méduse.
Est-il possible de concevoir une organisation sociale où les objets ne seraient jamais, JAMAIS, jetés ? Je pense que oui. Je ne développe pas ce jour, mais je répète : oui. Il est facile d’imaginer un monde où les objets seraient conçus au départ comme accompagnant la vie entière de leurs propriétaires. Ces objets pourraient être améliorés, échangés, customisés, mais serviraient une fois pour toutes, et pour chacune des fonctions nécessaires à la vie, à une personne et une seule. De la sorte, on pourrait commencer d’entrevoir la fin du cauchemar. Il faut et il suffit de détruire l’industrie de masse. Et avant cela, et pour cela, tournebouler l’esprit des humains, qui sont bel et bien le plus grand soutien de cette entreprise d’anéantissement. C’est comme si c’était fait.