Silence sur les vrais chiffres (comment camoufler nos importations)

Il est bien possible que l’on nous cache des choses. Je sais, c’est très peu probable dans une vieille nation démocratique où la presse est libre d’informer comme elle l’entend. Et je me reprends donc aussitôt : nos vaillants veilleurs de nuit, ceux qui scrutent pour nous les vilaines entrailles du monde, ont dû, malheureusement, fermer un œil, et oublié de nous signaler ce qui suit. Voilà, je crois que c’est mieux ainsi. Les informations qui ne nous parviennent pas sont retenues dans un embouteillage. Il suffit d’attendre. Disons un siècle ou deux.

Moi qui n’ai pas ce temps devant moi, je vous signale une étude sans appel, sèche comme un coup de trique, parue le 8 mars dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (ici). Deux chercheurs, Steven Davis et Ken Caldeira, ont étudié des milliers de documents concernant 113 pays et 57 secteurs industriels, sur la période comprise entre 2004 et 2009. Et leur conclusion est simple : les pays du Nord externalisent une grande part de leurs émissions de gaz à effet de serre. Que veut dire externaliser ? Ce néologisme est une sorte de synonyme de transfert. On externalise quand on se débrouille pour envoyer loin de soi, de ses comptes, de ses soucis, une partie de ce qui nous revient pourtant, indiscutablement.

Dans le domaine des émissions de gaz à effet de serre, l’externalisation est une vraie baguette magique. Nous importons massivement des biens – ordinateurs et bimbeloterie électronique, vêtements, jouets – qui sont produits au Sud, et notamment dans cette Chine que tant d’imbéciles congénitaux voient encore comme un modèle économique. Oui mais, les amis, ce faisant, nous importons aussi la merde des centrales au charbon – ce n’est qu’un mince exemple – qui aura permis de produire à si bas prix les beaux objets qui trônent partout chez nous. Davis et Caldeira estiment que le tiers des émissions, dans les pays riches, passe ainsi à l’as. Nous nous appuyons tous sur des chiffres truqués, des statistiques fausses, et des discours du même coup irréels.

Si l’on faisait les comptes pour de vrai, on réaliserait que la Suisse guillerette de Heidi et des pâturages émet deux fois plus de gaz que ce qu’elle prétend. Et qu’un pays comme la France devrait ajouter au moins 30 % d’émissions de gaz à effet de serre à ses chiffres pour être un peu plus proche du vrai. Nous sommes donc dans un mensonge global, cumulatif, permanent. Ne cherchez pas plus loin : tout est bidon. Si le cœur vous en dit, et que vous lisez l’anglais, un bon article du magazine Time, en anglais, ici.

Un Tchernobyl made in France ?

Probablement savez-vous que le réseau Sortir du nucléaire, qui regroupe des centaines d’associations, fait des siennes en révélant l’existence de documents internes à EDF (ici). J’ai regardé, sans être le moins du monde capable de comprendre ce que je lisais. On y parle « éjection de grappe », « enthalpie déposée dans la pastille »«réduction de la limite droite du domaine de fonctionnement », « abandon du combustible HTP au profit de l’AFA3G ». Vous me suivez, j’espère.

Je l’espère d’autant plus que je suis définitivement perdu. D’après le réseau, ces documents démontreraient que le nouveau réacteur EPR, construit en ce moment même à Flamanville (Manche), pose de graves problèmes de sécurité, pour l’heure sans solution. La conception même de ce réacteur serait en cause, qui ferait planer le risque d’une destruction de l’enceinte de confinement de la centrale, ouvrant la voie à un scénario du type Tchernobyl. En France. EDF comme Areva, entreprises concernées au premier chef par cette publication, parlent de documents de travail, qui permettent d’aborder, dans le calme des bureaux, toutes les questions de sécurité. Je note donc pour commencer que ces documents sont authentiques.

La suite ? Une madame Caroline Muller, responsable de la communication chez EDF, commente ainsi l’affaire : « Il est tout à fait normal d’étudier le fonctionnement et les réactions possible du réacteur, y compris dans les circonstances les plus improbables. Nous nous devons de nous poser toutes les questions. Et bien sûr de trouver les réponses ». Derechef, je tire mes propres conclusions de ce qui sonne diablement comme un premier aveu. Il y a donc des questions. Et des réponses qu’on cherche. Et des « circonstances », aussi improbables qu’elles paraissent à nos si chers ingénieurs. Cela ne commence-t-il pas à faire un peu beaucoup ?

Pour le reste, je ne sais évidemment pas si l’EPR nous menace d’un Tchernobyl qui vitrifierait une partie de la France. Je sais que je ne le souhaite pas. Vous auriez envie de vivre sans le quart nord-ouest de notre vieux pays ? Ou son quart sud-est ? Vous aimeriez émigrer à tout jamais ? Moi non. Il est donc de la plus haute importance de tirer le bilan moral, politique, démocratique en somme, des révélations de Sortir du nucléaire. J’emploie le mot de révélation dans un sens bien particulier. Même si le risque d’un Tchernobyl à la française était voisin de zéro – mais qui oserait le garantir ? -, les textes internes d’EDF font surgir, devraient faire surgir dans n’importe quel esprit lucide un authentique effroi.

Nous en sommes donc là. Précisément à ce point de l’histoire où une poignée d’ingénieurs peut décider pour le monde entier. Combien sont-ils à disposer d’une vue d’ensemble ? 100 ? Plus probablement 50. Ni madame Lauverjeon – patronne d’Areva -, ni monsieur Proglio – patron d’EDF – n’ont davantage de compétence en la matière que moi. Ils suivent, contraints qu’ils sont d’avaliser le point de vue technique de gens que personne n’est en mesure de contrôler si peu que ce soit. Toute la folie intrinsèque du nucléaire est là. On déploie une puissance de feu sans aucun précédent dans l’histoire humaine, et on la confie à des êtres en tout point semblables à nos parents du Néolithique. Certes, ils sont adroits. Les ingénieurs, je veux dire. Probablement d’une adresse étonnante et presque miraculeuse. Mais soumis comme nous à l’autorité, à la jalousie, à la folie, au mensonge, à l’erreur futile qui se transforme peu à peu en cataclysme.

Le nucléaire est la preuve, une preuve de plus que la démocratie, telle qu’elle a été pensée en Europe entre 1789 et 1848 – pour l’essentiel -, est morte. Pas moribonde : morte. Quantité de cadavres bougent encore, qui ne reviendront jamais à la vie. Le souffle qui a porté nos pères se sera épuisé en route. Le monde, chacun d’entre vous le sait parfaitement, appartient en totalité aux forces de la destruction, quel que soit le nom dont elles s’affublent. Dans le cas qui nous occupe, les grands ingénieurs ont purement et simplement volé au peuple le droit de décider de son avenir dans une certaine liberté. Mais bien entendu, ils ne le peuvent, ils ne l’ont pu qu’aidés par des politiques qui apparaissent comme autant de fourriers de cette insupportable dictature technocratique.

Le programme électronucléaire était en germe dans la tête de De Gaulle, qui y voyait une manière d’assurer à la France un rang mondial. Plus concrètement, il aura été arraché à un Georges Pompidou malade et même mourant – en 1974 – et supporté avec enthousiasme par Giscard, qui prédisait à la France de 1977 un destin énergétique digne de l’Arabie Saoudite. Grâce au surgénérateur, cette infernale technique abandonnée en route. Superphénix, le monstre de Malville, aura coûté au moins 10 milliards d’euros. Mais connaîtra-t-on jamais les chiffres ? Son démantèlement ne s’achèvera pas, dans le meilleur des cas, avant 2027 ! Faut-il, dans ces conditions, s’étonner d’un Sarkozy ? Il vient de déclarer des choses folles, qui passent pour une vision auprès des aveugles qui nous entourent (ici). Promettant du nucléaire français – EPR – à qui le veut, des Chinois aux Israéliens, en passant par les Jordaniens, il a tranquillement ajouté, profitant d’une conférence internationale : « Nous avons besoin, nous tous dans le monde, de former des générations d’ingénieurs et de techniciens. Ce n’est pas un pays qui y arrivera, mais le pays qui a été le premier dans le nucléaire civil est prêt à partager sa compétence, son expertise et son expérience avec vous ».

Fermons le ban. Sarkozy ne sait rien du nucléaire. Rien d’autre que ce qui figure sur des fiches d’un feuillet – 1500 signes standard – que lui tendent des conseillers techniques inféodés à l’industrie de l’atome. Comme dans un jeu de poupées russes – nous revoilà près de Tchernobyl -, notre président bégaie des mots préparés par d’autres, dont personne ne sait le nom. Lesquels sont confortés dans leur rôle de conseillers cachés par l’apparente puissance de personnages comme Lauvergeon et Proglio. Lesquels appuient leur légitimité sur des entreprises qui, compte tenu de leur poids stratégique, ont forcément, FORCÉMENT raison. Et tous oublient que le système repose en totalité, comme je l’ai dit, sur une poignée ridicule de grands seigneurs de la technique, bien plus féodaux, dans leur rapport au commun que nous sommes à leurs yeux, que ne le furent la plupart des anciens maîtres de la France. Ah ! que revienne le vent des tempêtes.

PS : Le réseau Sortir du nucléaire est victime d’une crise interne grave, dont je ne connais et ne peux connaître les détails. Des amis, comme Pierre Péguin, assurent que l’on y assiste à une reprise en mains par des « réalistes », qui voudraient normaliser un réseau dérangeant pour l’industrie nucléaire. L’autre camp met en cause, notamment, le porte-parole du réseau, Stéphane Lhomme. Je suis au moins sûr d’une chose : l’appareil qui tient l’industrie nucléaire en France, et dont une partie reste perpétuellement en plongée, ne sera pas, en la circonstance, resté inactif.

Pathétique monsieur Sarkozy (sans oublier les autres)

Comme le signale Marie dans un commentaire, cet excellent président Nicolas Sarkozy a refermé les portes du salon de l’Agriculture en fanfare. Qui lui aura, cette fois, écrit son texte ? J’avoue ne rien en savoir. Un quelconque ghost writer – un nègre -, dans tous les cas. Peut-être bien Christophe Malvezin, ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts, nouvelle appellation technocratique de deux corps décisifs de la noblesse d’État, les Ponts et Chaussées d’une part, le Génie rural des eaux et des forêts d’autre part.

Malvezin est aussi le conseiller agricole de monsieur Sarkozy. Tout est donc possible. Quoi qu’il en soit, la sortie élyséenne du salon de l’Agriculture est splendide. Je cite notre maître : « Je voudrais dire quelques mots à propos de l’environnement. Parce que, là aussi, ça commence à bien faire ». Gé-nial. Il faut se mettre à la place du type, qui croyait tout dominer et qui voit les cartes lui échapper une à une. Il est populaire chez les plus de 65 ans, et sans doute chez les patrons de PME. Partout ailleurs, on l’exècre, au mieux il énerve ou consterne. Et 2012 approche. Que c’est dur.

Les paroles du salon de l’Agriculture annoncent des mesures qui contrediront les (fausses) annonces du Grenelle de l’Environnement. On va – eux – regarder de près les « distorsions de concurrence » avec les pays voisins, ce qui veut dire en français courant qu’on va lâcher la grappe aux paysans productivistes, y compris sur la question capitale de l’usage des pesticides, qui constituent une forme d’empoisonnement universel. Je ne sais pas vous, mais moi, à la place des thuriféraires du Grenelle de l’Environnement – Greenpeace, WWF, fondation Hulot, France Nature Environnement -, je serais tant soit peu honteux. Car ces associations ont démobilisé la société en lui faisant croire qu’un processus positif était en cours, ce qui ne se pouvait, pour des raisons de fond qui ne sont jamais débattues. Maintenant que le voile se déchire, les Pleureuses du mouvement écologiste officiel regrettent, déplorent et en appellent à « l’esprit du Grenelle de l’Environnement ». Rions, puisque nous sommes impuissants.

Changeons de sujet, mais pas totalement. Je vous signale un papier intéressant sur l’entourage proche de Son Altesse Sérénissime Nicolas 1er. On n’y rencontre que des hommes (ici). Sur les 50 membres de son cabinet, dont notre bon Malvezin, six femmes. Le cercle le plus restreint compte Claude Guéant, 65 ans; Raymond Soubie, 69 ans; Jean-David Levitte, 63 ans. Le plus jeune est ce fantastique Henri Guaino, 52 ans, auteur de l’inoubliable discours colonial, dit de Dakar. Vous vous doutez bien que parmi la bande des cinquante conseillers présidentiels, aucun n’a la moindre culture dans le domaine de l’écologie. Je dis bien : aucun. Autrement dit, ces gens incultes, ces gens médiocres, ces gens en bout de course, de carrière et même – n’ayons pas peur des mots – de vie, se contrefoutent de ce qui arrivera demain, quand ils ne seront plus là à parader. Ma foi, si c’était une farce, elle serait somptueuse.

Ces éléphants devenus marionnettes (en Inde)

Elephants in Kerala festival

Ce n’est pas tous les jours très drôle d’être un dieu. Ganesh en sait quelque chose. Qu’on l’appelle Ganesh ou Gajânana ou Vighnarâja ou Vinayak ou encore Ganapati n’y change rien. Ce dieu-ci, vénéré d’un bout à l’autre de l’Inde, est représenté sous la forme d’un gros homme doté d’une tête d’éléphant, avec une seule défense. Une seule défense : c’est pourquoi on l’appelle aussi Ganesh Ekadanta (ek signifie une et danta veut dire dent). Ganesh est la sagesse, l’intelligence, il rend prudent, transmet le savoir et combat l’ignorance. Dans ces conditions, il vaut toujours mieux l’avoir avec soi, n’est-ce pas ?

N’oublions pas qu’il est aussi le roi des éléphants, Gajâdhipa. Chaque année, grossièrement entre le 20 août et le 15 septembre, se déroule la fête de ce dieu ami des hommes, que l’on appelle Ganesh Chaturthi. Elle dure un nombre impair de jours, jusqu’à 13, et bien entendu, il est inconcevable qu’elle ait lieu sans la présence d’éléphants vivants. Comme cela tombe bien ! L’Inde est en effet le pays des mahouts, ceux que nous appelons aussi des cornacs. Ce sont les maîtres incontestés de ces animaux fabuleux. Ils les ont dressés, ils les ont redressés, ils les maintiennent dans l’abjecte terreur de l‘ankusha, à la fois aiguillon et crochet qui vient à bout des plus récalcitrants. Je n’insisterai pas sur les méthodes de torture infligées aux éléphants de l’Inde et du reste de toute l’Asie. Car cela m’est insupportable. Sachez que rien ne leur est épargné, car il faut être sûr de leur soumission totale. L’éléphant est désormais un capital, notamment dans les relations commerciales avec ces connards de touristes venus de chez nous, et il faut donc le priver de toute volonté propre. Ce qui passe, alors que l’éléphant est très jeune, par la privation de sommeil et de nourriture, les coups de chaîne, l’exténuation par le travail.

L’éléphant d’Asie, espèce voisine mais différente de celle d’Afrique, agonise. Il en resterait peut-être 40 000 en liberté. Mais quelle liberté dans un monde où dominent la rapacité et la vitesse ? Compagnon de l’homme depuis probablement 5 000 ans, cet éléphant ne sert plus qu’aux cirques, aux zoos, aux fêtes et exhibitions. En Inde, il pourrait y avoir entre 1500 et 2000 prisonniers, dont le sort me soulève le cœur. Je viens de lire un article de la BBC (ici, mais en anglais) sur les 700 victimes recensées dans ce que l’on présente pourtant comme l’État le plus ouvert de l’Inde, c’est-à-dire le Kerala. Il y a de quoi pleurer, et je parle sérieusement. Ils sont loués à prix d’or pour environ 10 000 cérémonies par an. Ils ont donc, parfois, à mener la parade plusieurs fois dans la même journée. On les transporte dans d’infâmes bétaillères, ils croupissent des heures sous des soleils de feu, et sont bien sûr, pendant tout ce temps caparaçonnés et chamarrés. Allons, quoi, c’est la fête !

Le temple le plus célèbre du Kerala, celui de Guruvayur, en possède à lui seul 66, âgés de 14 à 70 ans. On leur concède un bout de pré à l’extérieur du bâtiment. Dans la vie, dans la vraie vie, les éléphants ont une vie sociale et affective d’une richesse que d’innombrables crétins n’approcheront jamais. Ils aiment leurs petits, qui restent avec eux une dizaine d’années, passent 18 heures par jour à se balader, à jouer entre eux, à se baigner, à s’aimer, à se défier. Il y a seulement deux siècles, tandis que naissait ce processus de mort connu sous le nom occidental d’industrialisation, les éléphants d’Asie circulaient librement du Vietnam actuel jusqu’à l’Inde. Car ils étaient des dieux, les dieux bienveillants de cette terre encore habitable. Les hommes d’aujourd’hui prennent leur misérable revanche sur la beauté disparue du monde.

Faut-il totalement désespérer ? Pas encore. Pas tout à fait. Il existe des groupes de défense, en Inde même, où l’on bataille pour la dignité des éléphants (ici). Et je ne peux que renvoyer au site réconfortant de la fondation Aane Mane (ici). Mais je n’oublie pas, mais je n’oublie rien. L’écrivain Paul Zacharia, qui écrit en malayâlam, une langue dravidienne du sud de l’Inde, pose cette question simple : « Où donc l’éléphant est-il le plus mal traité dans le monde ? ». Et il ajoute : « La réponse directe est sincère est que ce lieu est le Kerala ».

Bienvenue en Inde, comme chacun sait « la plus grande démocratie du monde ».

Le miracle de la voûte nubienne (Hassan Fathy حسن فتحى)

Le type dont vous allez voir la tête ci-dessous s’appelle Hassan Fathy. Il est tout ce qu’il y a de plus mort, mais il est aussi étonnamment vivant. N’allons pas plus loin, et parlons de paradoxe. Soit un homme né le 23 mars 1900, à Alexandrie (Égypte), quand le monde pensait encore que tout allait se régler par les belles inventions de nos grandioses ingénieurs.Le rasoir de sûreté (1895) permettrait d’utiliser en même temps le télégraphe sans fil (1896) et le tube cathodique (1896) tout en se photographiant grâce au papier photosensible (1897). Le radium (1898) allait guérir la maladie, tandis que le magnétophone (1899) et le ballon dirigeable (1900) nous entraîneraient dans des mondes nouveaux et merveilleux, remplis d’aspirateurs (1901), de radiotéléphones (1902), et de ceintures de sécurité (1903).

Hassan Fathy, le voici :

I

Sur ce cliché, il avait encore un long temps à parcourir les berges du Nil, car il est finalement mort le 30 novembre 1989, au Caire, alors que les illusions technologiques étaient à peu près dissipées. À peu près. Fathy était un grand architecte. Vous noterez comme moi qu’il en existe bien peu. On rencontre sous le pied de chaque cheval claudiquant des Ricardo Bofill ou des Manolo Nun?ez. Je parle de ces braves garçons, car j’ai eu l’occasion d’habiter fort près de deux de leurs merveilles, le palacio d’Abraxas et les Arènes de Picasso, à Noisy-le-Grand. Ces tenants du postmodernisme – pardi -, ces grands réfractaires à « l’architecture fonctionnelle » seraient, dans une société plus équilibrée, jugés pour crime social. Dans la nôtre, ils sont portés aux nues.

Fathy était un incroyable imbécile qui jugeait de son devoir d’aider le peuple à dignement habiter la terre. Vous n’allez pas le croire, mais j’y vais tout de même. Fathy aimait dire ceci : « Droite est la voie du devoir, sinueux le chemin de la beauté ». Il disait encore : « L’architecture émerge du rêve, et c’est pourquoi, dans les villages construits par leurs habitants, on ne voit pas deux maisons semblables ». Dès les années trente du siècle d’hier, il parcourait les campagnes, le monde ancien, étrange, fabuleux des fellahs d’Égypte (lire ici en français, lire ici et en anglais). Fathy ne se faisait pas d’illusions excessives sur l’Occident, et ne croyait pas que l’architecture locale avait tout à apprendre de nous. Lui, se promenant dans les villages, il avait redécouvert des techniques anciennes autant qu’éprouvées. Il pensait déjà à l’autoconstruction, à la nécessité de demeures communautaires, sans fenêtres ou presque, mais ouvrant sur des cours intérieures d’où l’on peut admirer le ciel.

En 1941, il rencontre enfin la voûte nubienne, un art vieux d’au moins 3 000 ans, qui consiste à bâtir en terre, sans coffrage et donc sans bois, de merveilleuses maisons. En résumé plus que simplifié, disons des murs de briques en terre crue, séchées au soleil, surmontés d’un toit voûté, en terre lui aussi. Il faut et il suffit de terre – on en trouve – et d’eau. Dès 1942, Fathy bâtit une sorte de prototype, près du Caire, la maison Hamed Saïd, à Marg. Mais son triomphe s’appelle le nouveau Gourma, du nom d’un village dont les habitants doivent être déplacés. Entre 1946 et 1947, il prouve sur place l’incroyable efficacité de la brique en boue. Il réalise à la fois des maisons, une mosquée, un théâtre, un marché. Il met au point, s’inspirant du passé, des techniques de réfrigération naturelle et de ventilation, qui permettent de diminuer de dix degrés la température extérieure. Les bureaucrates égyptiens ne lui pardonneront pas, qui l’accuseront de vouloir ramener la population locale vingt siècles en arrière.

Bon, faut-il continuer ? Fathy a été contraint de s’exiler entre 1957 et 1962, et bien qu’ayant reçu de nombreux prix internationaux dans la fin de sa vie, on ne jurerait pas qu’il a fait reculer d’un millimètre l’imbattable conspiration des imbéciles. Pour son malheur, pour son honneur, Fathy, bien qu’il ait été et reste l’un des plus grands architectes connus, était hostile à la « modernité » faite de béton, de tôle, de fibrociment, et d’infinie laideur. Auteur d’un livre épuisé en français – Construire avec le peuple, chez Actes Sud -, il avait compris la quintessence de son art, à peu près seul dans ce pays de si vieille tradition. C’est finalement simple : les pauvres doivent utiliser ce dont ils disposent, et assembler les matériaux ensemble, selon des techniques adaptées au lieu, et non à l’idée que de brillants sujets égocentriques se font des besoins humains. Fou, hein ?

Le plus beau, non, pas le plus beau, mais le plus exaltant peut-être est que Fathy a une innombrable descendance. Je ne connais presque rien d’elle, sinon une association appelée la Voûte Nubienne (regardez-moi ça !). Créée en 2000, elle essaime doucement, bien trop doucement hélas, dans la bande sahélienne, où personne n’avait jamais entendu parler de cette technique de construction. Des villageois du Sénégal, du Burkina Faso, du Mali, apprennent ainsi à bâtir pour eux, selon leurs besoins et leurs moyens. Dans cette zone martyrisée où le bois est encore plus rare que l’eau, la voûte nubienne permet de lutter concrètement, réellement contre la déforestation. En se passant des plastiques et des tôles qui désignent désormais au voyageur l’habitat africain « traditionnel ». Il n’y a plus besoin de charpentes en bois ! Il n’y a plus besoin d’importer à grand frais des matériaux produits ailleurs !

Ce conte de fée est une réalité. Là où se montent les voûtes nubiennes trépasse le marché mondial. La terre est prise sur place, séchée sur place, montée sur place par des maçons formés sur place. Un rêve de relocalisation économique. Un rêve, mais pas un fantasme. Une famille peut économiser jusqu’à 90 % sur la construction d’un logis durable, confortable, supportable au moment des plus fortes chaleurs. Reste la question que vous ne me posez pas : pourquoi diable personne n’en parle ? Pourquoi diable continuons-nous à envoyer là-bas, par milliers de tonnes, cette tôle galvanisée qui fait le prestige de nos PME ?

Je me dis, confiant dans la nature humaine, que vous saurez répondre sans moi à cette interrogation si lourde de sens. Un indice, toutefois : souvenez-vous de Fathy, ridiculisé et menacé jusque dans son propre pays. Songez à la haine dont il aura été entouré. Songez à tout ce temps perdu. Songez à ces dizaines de millions de cahutes, dans les si nombreux bidonvilles du monde, où l’on grelotte, où l’on étouffe. Il existe d’autres voies, partout, pour tout, pour tous. Il suffirait, en somme, de s’y engager.