La taxe carbone part en fumée (pschitt !)

Carrez (UMP) : Ce type est trop génial, et je voulais vous offrir son visage en partage. Son nom, qu’il signe à la pointe de son stylo, n’est certes pas Zorro, mais plus modestement Gilles Carrez, rapporteur UMP du budget de la France, mazette. Vous savez probablement que la taxe carbone voulue par le couple de l’année 2009 – Sarko-Borloo – a été purement et simplement envoyée à la poubelle par le Conseil constitutionnel.

Je rappelle que cette taxe ridicule avait été fixée par notre Sarkozy en septembre, sur un coin de table (ici). Au doigt mouillé. Après avoir écouté tous les lobbies. Le montant dérisoire de 17 euros la tonne avait été arrêté par notre Seigneurie, sans que cela ait le moindre rapport, bien sûr, avec la gravité de la crise climatique. Mais, en septembre, pardi, il fallait bien annoncer un chiffre quelconque, car l’on s’approchait alors de la conférence de Copenhague sur le climat. Et, pour le cas où elle aurait annoncé autre chose que son échec si prévisible, il fallait bien que la France, après tant d’autres pays d’ailleurs, fasse mine de taxer le carbone. Ohé, braves écologistes de cour du Grenelle de l’Environnement, vous souvenez-vous ? En octobre 2007, c’est l’annonce indécente de cette taxe qui avait permis de clore les soi-disant débats et d’en sortir, de part et d’autre, la tête haute. Haute, tu parles !

Nous voici le 30 décembre 2009, et Sarko a désormais tout faux. Copenhague a été un désastre complet, et sa maigrelette taxe sur les émissions de carbone national est jetée aux oubliettes. Notez qu’il s’en fout. Notez qu’il cherche déjà un autre truc pour ensorceler ses nombreuses et si conciliantes dupes. En tout cas, marrons-nous ensemble, une seconde, en lisant les propos désabusés, presque épouvantés, de ce malheureux Carrez, celui de la photo, oui (ici). Dans un entretien au journal Le Point, il n’est pas très loin de pleurer sur notre épaule, ce brave garçon. Extraits :

 « J’ai beaucoup de mal à comprendre la logique du Conseil constitutionnel. Je pensais que les Sages s’attacheraient plutôt à remettre en cause telle ou telle exonération concernant l’industrie. Mais en réalité, ils vont bien au-delà. Le Conseil constitutionnel remet en cause la taxe carbone dans son ensemble et en particulier son articulation avec le régime des quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union européenne ».

« Le gouvernement va avoir beaucoup de difficultés à écrire un nouveau projet. Si on nous laisse le choix entre taxer tout le monde ou ne rien faire, cela devient compliqué. Dans la première hypothèse, si l’on taxe notre industrie, on va être les seuls en Europe à le faire ! Et puis comment taxer notre industrie alors qu’elle est déjà soumise au système des quotas ? C’est une solution impensable ! Je ne vois pas comment – au nom de la compétitivité et de l’emploi – on peut taxer deux fois l’industrie française. On a déjà une hémorragie des emplois industriels ! ».

« Je suis stupéfait. Avec la taxe carbone, près de trois milliards d’euros partent en fumée. La taxe carbone devait rapporter quatre milliards d’euros à l’État. Les deux milliards payés par les ménages devaient être reversés. Mais l’autre moitié payée par les entreprises devait rester dans les caisses de l’État et compenser la baisse de la taxe professionnelle. Or, si on garde la baisse de la taxe professionnelle, l’État ne peut plus compter sur les deux milliards de recettes de la taxe carbone. Donc, le coût net pour les finances publiques est de deux milliards. Mais à cela il faut ajouter les 900 millions d’euros qui correspondent – dans le cadre de la réforme de la taxe professionnelle – à l’alignement sur le droit commun des professions libérales de moins de cinq salariés. Bref, la décision du Conseil constitutionnel pèse assez lourd en termes de budget ! Je suis étonné que les sages ne prennent pas compte de cet aspect-là ».

Ce n’est pas que je déborde d’amour pour le Conseil constitutionnel, qui comprend notamment Chirac, Giscard et Jean-Louis Debré. Mais en ce 30 décembre, et je jure que je ne recommencerai pas de sitôt, je les embrasse tous. Oh mes amis ! si vous ne savez pas quoi faire le 31 décembre, c’est moi qui régale. Champagne pour tout le monde. Et bio, vous pensez bien.

Le nucléaire change de mains (ni vu ni connu)

Nous avons bien de la chance, savez-vous ? Aller se plaindre encore, après toutes les révolutions que la France nous offre sans rechigner ? Nous sommes des ingrats, voilà bien la triste réalité. Le dernier exemple en date vous aura peut-être échappé, preuve que, décidément, nous regardons tous le doigt du sage alors qu’il nous montre évidemment la lune. Le doigt, en cette occurrence, c’est ce contrat français raté aux Émirats Arabes Unis.

Vous vous souvenez ? C’était hier. Malgré la diplomatie activiste de notre admirable président, le président sud-coréen Lee Myung-Bak a bel et bien signé le contrat du siècle – pour lui – avec le Sheikh Khalifa ben Zayed Al Nahyan, président des Émirats. Les Coréens construiront donc quatre réacteurs, et nous perdons la bagatelle de…combien, au fait ? Le contrat signé porte sur un peu plus de 20 milliards de dollars, mais on ne sait pas ce que le consortium français exigeait en échange de sa nouvelle merveille technologique, l’EPR. Certains évoquent une offre à 35 milliards de dollars, d’autres vont jusqu’à 40 et moi, je m’en contrefous, mais grave.

Plutôt, je suis heureux, même si cela ne durera pas. J’imagine notamment la tête d’Anne Lauvergeon, patronne d’Areva, apprenant la déroute de ses équipes commerciales. Madame Lauvergeon est une femme assurément remarquable, dans un sens qui ne lui plaira peut-être pas. Elle représente à la perfection notre époque d’artifices et de depistaggio, comme disent les Italiens pour désigner les trucages visant à perdre l’esprit. Polytechnicienne, ingénieur des Mines, elle doit bien être de gauche, puisqu’elle est devenue en 1990, sous Mitterrand, secrétaire générale-adjointe à l’Élysée, puis sherpa du président, et à ce titre chargée de préparer pour lui les sommets internationaux.

Le reste va de soi. Des postes de plus en plus élevés, dans le privé cette fois, puis une nomination en 1999 au poste de P.D-G de la Cogema, qui allait devenir Areva, fleuron de notre nucléaire. Merci qui, au fait ? Je veux dire, pour le nucléaire ? Merci Jospin, bien entendu. Je ne serais pas étonné que notre excellent Claude Allègre, alors ministre de la technologie – entre autres – ait eu son mot à dire. Or donc, Lauvergeon. Et un immense fiasco, qui rejaillit sur elle et menace désormais sa carrière. Comme je suis triste.

Au-delà, car il faut bien aller au-delà, nous assistons dans l’indifférence générale à un mouvement colossal de notre société, qui s’appelle la privatisation de l’industrie nucléaire. Cela, ce n’est pas un contrat perdu, c’est une déroute en rase campagne. Le prix que nous payons pour avoir été incapables de comprendre l’échec du mouvement antinucléaire après Malville – en 1977 – et partant, d’y remédier. Car enfin, et croyez bien que je suis désolé d’écrire ce qui vient si près d’une nouvelle année, mais enfin ? Passons en revue la composition du consortium français qui vient de prendre cette si belle raclée.

Qu’y trouve-t-on ? Areva, bien sûr, qui reste essentiellement un groupe public. EDF, de même, mais où la participation de l’État ne cesse de baisser. Plus de 10 % du capital appartient déjà à des investisseurs privés. Et son président Henri Proglio, nommé sur ordre de Sarkozy, n’est autre que le patron – non exécutif – d’une entreprise privée de premier plan, Veolia. GDF-Suez ? L’État n’en possède que 35,7 %. Et moins encore à l’avenir. Vinci, ses routes, autoroutes et rocades ? 100 % privé, et près de 34 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2008. Mais Vinci – encore bravo – a été le mécène de la restauration de la galerie des glaces de Versailles. Alstom et ses turbines géantes, qui équipent le barrage des Trois-Gorges en Chine ? 100 % privé, avec Bouygues comme actionnaire principal. Enfin Total, qu’on ne présente plus, champion des champions, plus gros chiffre d’affaires de notre pays avec 180 milliards d’euros en 2008.

Il n’est ainsi pas exagéré de parler d’une révolution, dont les conséquences se feront fatalement sentir un jour ou l’autre. Car à qui diable peut aller la fidélité d’un patron du privé ? À l’intérêt général, universel et perpétuel ? J’imagine que vous avez un début de réponse sous la main. Encore deux points sans importance. Le premier : EDF est soupçonnée en Grande-Bretagne d’espionnage à l’encontre de Greenpeace. Le second : Total a englouti en 2 000 le groupe Elf, et donc son personnel spécialisé, formé au service Action de la DGSE, avec les magnifiques résultats qu’on sait en terre africaine, du Gabon de Bongo à l’Angola de Dos Santos, en passant par le Congo de Denis Sassou Nguesso.

Qu’ajouter ? Le nucléaire est une folie intrinsèque, qu’il soit à la charge du public ou du privé. Car il mènera tôt ou tard à cette catastrophe qu’aucun de ces crétins n’est en mesure de prévoir. Le nucléaire est un crime moral d’une ampleur à peu près sans précédent, par les risques qu’il fait courir à tous, descendance comprise. Certes, certes, certes. Mais refiler un bébé pareil à des gens qui ne songeaient déjà qu’à la destruction du monde, et qui s’y employaient jour et nuit, est-ce bien une heureuse manière de finir l’année 2009 ? Sarkozy et ses amis mériteraient ce que ce bon couillon de Louis XVI appelait par mégarde une révolte. Tel sera mon vœu principal pour 2010.

600 000 milliards de dollars qui volent au vent

On va commencer par prendre ses gouttes, pour se calmer, car ce qui suit va sans doute achever pépé, et filer une maladie de cœur à tous les autres. Permettez-moi de vous présenter le site internet Slate. Slate signifie ardoise et a été créé aux États-Unis, où il semble gagner de l’argent. Je n’en sais guère plus, et préfère vous renvoyer à la source (ici). Depuis février 2009, Slate a une édition française, mais bien distincte de l’américaine, qui ne possèderait que 15 % du capital. On compte parmi les fondateurs l’ancien patron du journal Le Monde – Jean-Marie Colombani -, l’ultralibéral Éric Le Boucher, l’ultra Jacques Attali (ici).

J’aimerais bien dire du mal de ce Slate-là, mais voilà : je ne l’ai encore jamais lu. Ou plutôt, je n’ai lu pour l’heure qu’un seul article, mais qui aura fait son effet (ici en ligne, et dans son intégralité dans les commentaires). Il est signé Diogène, pseudonyme collectif utilisé par un groupe d’économistes distingués, parmi lesquels Patrick Artus, entre autres directeur de la recherche et des études de Natixis et professeur à Polytechnique. J’imagine que ces braves ont choisi Diogène en pensant à celui de Sinope, car celui-là était fils de banquier. Il y en eut d’autres, dont le Diogène de Séleucie ou celui d’Appolonie. Non, bien entendu, celui de Sinope. Celui-ci, on s’en souvient peut-être, cherchait en plein jour, dans les rues d’Athènes, aidé d’une lanterne, un homme véritable. Mais on aura probablement oublié qu’il passait un temps important à se masturber, ce qui n’est évidemment pas le cas du Diogène de Slate. Ceux de Slate sont tout, sauf des branleurs, à ce qu’on raconte en tout cas.

Alors, cet article. Je ne vais pas le paraphraser. Sachez qu’il est très clair, fluide, simple en apparence du moins. Diogène nous rapporte que le marché mondial financier des produits dits dérivés  représente environ 600 000 milliards de dollars de transactions chaque année. C’est tellement beaucoup que cela représente en fait dix fois la valeur du Produit intérieur brut (PIB) mondial. C’est-à-dire dix fois l’ensemble des biens et services produits par la totalité des pays du globe. Où l’on voit pour commencer, où l’on constate une nouvelle fois sans grande surprise que le jeu de roulette planétaire n’a plus aucun rapport avec une quelconque économie réelle, gagée sur des biens matériels existants.

La suite ? Bah ! vous vous doutez bien qu’une telle frénésie est également une bombe thermonucléaire. 90 % de ces échanges échappent au circuit de la Bourse classique et se traitent de gré à gré, empêchant toute vue d’ensemble de ce qui se passe et passera. Où est l’argent ? Où va-t-il ? Que fait-il ? Personne n’est en mesure de le dire. Oh, ne sautez pas tout de suite par la fenêtre ! Des réformes sont en cours, qui obligeraient les produits dérivés à passer devant des Chambres de compensation. Mais celles-ci ne seraient pas de taille, en toute hypothèse, à faire face à d’éventuelles défaillances massives.

La morale d’une telle leçon ? La première crève les yeux : nous y allons droit. Mais vous le saviez déjà. J’en ajouterai deux plus personnelles. La première est que cette machine géante à faire du fric quoi qu’il en coûte ne peut qu’accélérer la ruine des écosystèmes. Car la défense des équilibres sur quoi repose la vie n’a que peu de rapport avec l’univers du casino. Elle nécessite du temps, elle commande de dépenser beaucoup d’argent dans un but général et abstrait. Il s’agit de défendre la vie au motif qu’on la préfère à la mort. Nos amis aux 600 000 milliards de dollars sont assez étrangers à ces fumeuses interrogations. Quand ces gens-là auront tout détruit – perspective qui se rapproche à grands pas -, combien nous auront-ils coûté, sinon tout justement ?

La seconde question est destinée, sans espoir d’aucune réponse, à ce pauvre Diogène de Slate. Si j’étais eux, je crois bien que je me tairais un peu, tout de même. Car cela fait au moins vingt ans que moi, qui m’intéresse si peu à l’économie – cette économie-là -, je sais que les marchés dérivés nous mènent au chaos. Seulement, lorsque des critiques de leur monde le disaient ou l’écrivaient, ils avaient tort. Ils étaient idéologues. Ils étaient contre la marche triomphale du monde. Maintenant que le désastre est patent, c’est à qui – chez eux – se montrera le plus critique, le plus lucide, le plus inquiet.

Tenez, Chantal Jouanno, sous-ministre à l’Écologie, n’est-elle pas devenue, par quelque miracle, une pasionaria de la taxe Tobin, qui révulsait les siens naguère ? Que Diogène explique plutôt comment il a pu passer à côté d’une telle révolution dans le domaine qui était pourtant le sien ! Où avait-il mis sa lanterne ? Où se cachaient l’homme, les hommes et le monde ? Ceux qui se couvrent du manteau de Diogène n’auront jamais tort, car ce sont eux qui fabriquent jour après jour le vrai de l’instant. Ce qu’ils sont ? D’habiles artisans du ministère de la Vérité, celui de George Orwell. Slate, Attali, Colombani, Le Boucher. Et 600 000 milliards de dollars qui tournent de plus en plus vite. Pas drôle ? Non, pas trop.

¡ Chile, Chile, Chile, solidaridad ! (con los Mapuche)

Comme j’ai pu vibrer pour ce pays lointain ! Lorsque j’avais 16 ans, puis 17 et 18, jusqu’à disons 21, le Chili a été une présence réelle dans ma vie. C’est ainsi. D’abord quand Salvador Allende fut président – socialiste – du pays, avant d’être renversé par une brute nommée Pinochet, le 11 septembre 1973. Ensuite quand les assassins et les tortionnaires transformèrent ce pays si poignant en asile de vieillards, en maison de fous, en terre de massacres. J’ai aimé le Chili comme on peut aimer un rêve. À cette époque, je pense que je serais allé fort avant si une guerre contre les fascistes avait éclaté là-bas. En tout cas, je le crois. Et comme j’ai vécu depuis, j’ai bien quelques raisons de penser de la sorte.

Le Chili d’aujourd’hui semble un monde venu d’ailleurs. Il s’y passe des élections présidentielles, dont le deuxième tour est prévu le 17 janvier 2010. La présidente en place, la socialiste Verónica Michelle Bachelet Jeria, ne peut pas se représenter, et a dû laisser la place à un falot politicien qui est surtout le fils de son père, Eduardo Frei Ruiz-Tagle. Un démocrate-chrétien, allié aux socialistes, qui a déjà été président en 1994. En face, une sorte de Berlusconi de l’hémisphère sud, Sebastián Piñera, dont les comptes sont estimés à un milliard de dollars. Il a fait fortune avec l’introduction des cartes de crédit, possède la chaîne de télé Chilevisión. Il est la droite, Frei est donc la gauche. Et choisissez le meilleur !

C’est là, pauvres lecteurs de Planète sans visa, que je montre ce qui me reste de dents. Car je me fous totalement de savoir qui va gagner. Ils se valent. Ils se valent bien. Ils ont, depuis le départ du pouvoir de cette canaille de Pinochet, mimé l’opposition, alors qu’ils étaient évidemment d’accord sur l’essentiel. L’essentiel est là-bas la même chose qu’ici : l’économie. Il fallait faire entrer le Chili dans le moule du libéralisme dur, et la mission a été accomplie par la création du Mercosur, marché intégré des pays du cône sud de l’Amérique, par la suite connecté à son Big Brother du Nord, l’ALENA.

Je n’ai pas le goût de détailler les destructions qu’a pu entraîner cette politique purement criminelle. Il est certain, à mes yeux, que l’âme du peuple chilien en a été altérée si profondément qu’elle a peut-être disparu au passage. Ce qui reste de ce pays pourrait bien se trouver sur les flancs du volcan Villarica, au nord de la Patagonie chilienne. Il n’est pas si haut – 2847 mètres -, mais son cratère de basalte, parfois recouvert d’une neige de conte de fées, crache des flammes. Et surtout, oui surtout, il est la résidence, l’une des résidences en tout cas de Pillán. Ce dernier a évidemment créé le monde et ses chimères. De temps en temps, il s’énerve, mettez-vous donc à sa place. Le volcan Villarica, où des gommeux chiliens osent faire du ski, s’appelle en réalité Quitralpillán, c’est-à-dire, en langue mapuche, la demeure de l’ancêtre de feu. Cela se tient, aucun doute là-dessus.

Qui sont ces Mapuche ? Des Indiens. Probablement les premiers habitants humains de ce qui deviendrait bien plus tard le Chili. Cela ne les rend pas plus aimables pour autant, mais c’est en tout cas un fait. Comme il est acquis que les Mapuche, à la grande différence de tant d’autres Chiliens, vautrés devant la chaîne Chilevisión de Sebastián Piñera, ont conservé une partie de leur culture. L’avenir leur appartient donc davantage qu’aux autres, malgré les cruelles apparences actuelles. En attendant, c’est l’horreur pure et simple, car l’histoire comme l’esprit mapuche sont aux antipodes de tout ce qui domine à Santiago, la capitale, gauche et droite confondues.

Il est probable que les Mapuche, dont le territoire historique est au nord de la Patagonie, forment encore 6 % des 16 millions de Chiliens. Ils ont une langue, un imaginaire, et des revendications. Non seulement ils veulent récupérer les terres volées par les envahisseurs, mais en outre – singularité sur ce continent -, ils réclament une nation. On aime ce mot ou non, mais les Mapuche – plus ou moins synonymes d’Araucans – savent tous qu’ils n’ont pas plié devant le Conquistador. C’est inouï, mais c’est ainsi. Les soudards qui s’étaient emparés de l’empire Inca ne parvinrent jamais à gagner la partie au sud de la rivière Bio Bio. Bien mieux, les Araucans-Mapuche, qui avaient appris l’usage du cheval à une vitesse époustouflante, se jetèrent en 1554 sur Santiago de Chile, alors une simple bourgade. Avec cinq cents hommes, mais surtout une dizaine de cavaliers, tous commandés par l’illustrissime cacique mapuche Lautaro (un texte de fond, épatant, et en français, ici, puis chercher : La conquête du désert).

Dans le monde sans épaisseur – donc sans finesse – de ceux qui croient ce que leur disent propagandes et publicités de toutes sortes, il n’est plus aucun espace pour eux. Ils crient dans le vide, depuis des décennies. Un peu moins, un peu plus, selon les époques et les régimes. Le 13 décembre 2009, jour du premier tour des élections, un groupe de Mapuche encapuchonnés a barré la route du côté de Pidima, à 600 km de Santiago. Avec des arbres et des branches. Encapuchonnés, chez eux. Il faut dire que cela ne plaisante guère, lorsque l’on s’attaque au pouvoir chilien. On a appris en novembre que le Mapuche Matías Catrileo avait bien été abattu dans le dos par un flic, comme on s’en doutait. Et de même pour le jeune Jaime Facundo Mendoza, autre Mapuche assassiné le 12 août 2009 (ici).

Qui commande le Chili, au moins jusqu’au 17 janvier ? Des socialistes comme on les connaît ici. L’un d’eux, José Antonio Viera-Gallo Quesney, ministre du Secrétariat Général de la Présidence s’il vous plaît, a froidement déclaré que les Mapuche n’auraient jamais droit à une autonomie territoriale. « Ils doivent comprendre, a-t-il bien précisé, que leur identité doit prendre place dans un monde changeant et moderne ». Changeant, moderne. Les Mapuche n’ont donc qu’à crever. Oui, mais ils résistent. Et même si c’est dérisoire, je me sens proche. D’eux. De leur monde et de leurs visions. Mais qu’attend donc Pillán ?

Souvenir d’une lande qui n’est plus (mais que vive Félix Arnaudin !)

Pour Christian Berdot, évidemment.

Comment arrivent les souvenirs ? Il me semble que c’est sans prévenir. Je viens en tout cas de penser à l’Eyre. À la Leyre, quoi. Vous savez tous où c’est et ce que c’est, mais je vais faire comme si vous n’aviez jamais vu ce fleuve des Landes. Car c’est un fleuve. Dans nos Landes à nous. Quand j’avais quinze ans, j’ai pagayé le long de ses rives, bordées d’une forêt-galerie comme au Congo, comme du côté de l’Amazone. À cette époque, une papeterie balançait ses vomissures blanches directement dedans, et je me souviens de la douleur éprouvée à traverser cette puanteur, juste avant le bassin d’Arcachon. Je me souviens aussi que, le plus souvent, je chantais à tue-tête. Je chante souvent à tue-tête.

Mais ce n’est pas ce fragment-là qui est venu à moi ce samedi, mais un autre plus récent, qui date de mars 1995. J’étais seul, du côté de Saugnacq-et-Muret. On ne peut pas réellement parler d’une métropole. De là, l’Eyre est à un jet de pierre, si vous avez de la force dans le bras, tout de même. Le pont de Saugnacq était pratiquement sous les eaux déchaînées du (petit) fleuve. Croyez-moi, une furie aussi brune que celle-là, vous n’en trouverez pas beaucoup en France. Sans mentir, le niveau de l’eau devait être au moins trois mètres au-dessus du cours habituel. Et limoneux, avec cela. Comme tourbeux. À se demander d’où la Leyre pouvait prendre tout cela.

Deux mots sur elle. Sur lui. Sur l’eau, dame. L’Eyre est un fleuve de moins de 120 km de longueur, qui traverse la forêt de pins maritimes plantée sous Napoléon III. Auparavant, du temps de la sauvagerie, les bergers locaux occupaient, de loin en loin, sur la (vraie) lande, des métairies. Comme le pays était plein de marais, comme il fallait surveiller des brebis qui s’étendaient à l’infini de l’horizon, il fallait parfois se hâter, il fallait parfois voir loin. D’où ces fabuleuses échasses sur lesquelles se postaient les bergers. Ainsi tchanqués, ils allaient, ils vaquaient, ils couraient même, dans l’eau si nécessaire. Imaginez-vous ? Soit dit entre parenthèses, pour faire des échasses, il suffit, de nos jours encore, de tailler pour chaque jambe une escaça en bois, une tige sur laquelle on fixe un paousse pé, c’est-à-dire un repose pied. Et en avant !

Moi, j’ai une véritable affection, bien que lointaine, pour ce pèc de Félix Arnaudin, ce fou comme on l’appelait bien évidemment. Il était né en 1844 à Labouheyre, dans ces landes prodigieuses d’antan. Comme ses parents étaient des petits propriétaires terriens, il fut envoyé au collège à Mont-de-Marsan, où il apprit des choses qui devaient plus tard lui servir. Félix aurait pu être con, ainsi que tous les autres ou presque, il aurait pu croire aux fadaises de son époque, mais non. Non, absolument non. Il aimait de toute son âme généreuse les espaces immenses couverts de molinies, de bruyères et d’ajoncs, de bosquets de chênes, de fougères. Et il aimait également ce peuple qui avait mis au point un système pastoral parfaitement viable. Pour lui.

De la ville, de Bordeaux, de Paris, cette vaste étendue sableuse couverte de moutons et d’analphabètes sonnait comme un vibrant reproche adressé aux adeptes du progrès. On ne pouvait tolérer une telle arriération. Pas en 1857, date à laquelle cette andouille de Napoléon III lança ces travaux géants de drainage, puis de plantation d’une forêt désespérément uniforme de pins maritimes. Arnaudin, qui était devenu sur le tas linguiste, folkloriste, photographe, poète, écologiste avant l’heure, pleura toutes les larmes de son corps sans pouvoir arrêter la machine. Alors, pour qu’au moins on se souvienne qu’il y avait là une civilisation, il prit des clichés. Environ 2 500, je crois bien. Parallèlement, il rassembla quantité de contes, de chants anciens, de souvenirs précieux, en ethnologue. En témoin déprimé de la disparition d’un monde. La photo ci-dessous évoque ce qui a été perdu, qui n’intéresse évidemment personne.

Cet autre document montre que nous avions naguère, il y a si peu de temps derrière, nos sociétés premières. Et que nous les avons sacrifiées sur l’autel du néant :

La dernière photo, ci-dessous, décrit comment, dans la lignée d’un ingénieur imbécile appelé Jules Chambrelent, la forêt de pins s’apprête à tout engloutir. Bientôt la monoculture, les engrais, les pesticides. Bientôt la mort.

Revenons-en une minute à ma balade de mars 1995. L’Eyre était donc en furie. En crue. Pour l’essentiel, son lit et ses berges sont tout ce qui reste des merveilles passées. Ce jour de mars, je peux vous jurer tranquillement que j’ai éprouvé de grandes joies à chuter – à deux reprises au moins – dans de vastes trous d’eau camouflés par des herbes. Je me rappelle un combat de cerfs entre deux chênes. Le premier, jeune encore, qui dérivait sur l’eau brune, avait emmêlé son ramage dans les branches d’un second, encore amarré à la rive droite du fleuve. Cela cognait, et dur. Han ! han ! Je suis parti avant d’avoir assisté à la séparation forcée. La Leyre montrait son poitrail et ses muscles à chaque pas. Elle avait englouti depuis longtemps le chemin que j’avais espéré suivre, et s’attaquait aux menthes, au chanvre d’eau, aux renoncules flammettes qui bordaient les fossés voisins.

Un peu plus tard, près des ruines du moulin de Lafon, j’ai vu un brocard – un chevreuil mâle – qui remontait après avoir bu son soûl dans le ruisseau. Un ruisseau qui n’était que méandres calmes, s’écoulant lentement sur fond de sable blond. Les osmondes royales montaient une garde toute placide, deux bergeronnettes attendaient mon départ pour, elles aussi, aller se désaltérer. Mais où était la Leyre survoltée ? Mais où était passé le monde ?