Henri Proglio, EDF, les neuneus, la Chine, le Laos et moi

Je vais faire semblant d’être immensément complaisant avec la doxa écologiste en place. La doxa, c’est cet ensemble hétérogène d’opinions molles qui finit par former un cadre d’airain dont personne n’ose sortir. Cette doxa, c’est celle par exemple des tenants du Grenelle de l’Environnement. De tous ces gens, plus ou moins de bonne foi, qui ont accepté de jouer le rôle de faire-valoir écologiste du maître provisoire des lieux, Nicolas Sarkozy. Pour eux, il serait concevable de parler de la crise écologique à l’échelle de la France. Aux dimensions strictement politiciennes que lui prête notre président. Ce pourrait être seulement bête. C’est aussi une très grave perte de temps.

Mais passons, car j’ai décidé donc de faire semblant. En France, tout irait vers le mieux. On discuterait enfin sérieusement de déchets, de biodiversité, de qualité des eaux, de niveau acceptable de pesticides. Les rôles de composition ne me vont guère, mais on s’en contentera. Or donc, notre pays serait en pleine effervescence écologique, bouillonnant de projets magnifiques, ouvrant la porte en grand aux énergies renouvelables. Si. Admettons, car c’est pour rire. Je vais vous dire, sans trop vous surprendre : et alors ?

Car toute cette fantaisie ignore par ailleurs ce qu’est l’économie mondialisée. Notre petite France a un besoin vital et constant de ces grands marchés émergents où l’on parvient encore – pour combien de temps ? – à fourguer réacteurs nucléaires, bagnoles, turbines, champagne et parfums. Ce n’est pas très compliqué : sans la Chine, par exemple, nous coulons au milieu du grand bain. Notre mode comme notre niveau de vie criminels ne se maintiennent qu’à la condition expresse de la destruction d’écosystèmes uniques, qui ne reviendront jamais. Jamais.

Je suis un poil énervé, car je viens de lire un papier en anglais du journaliste Daniel Allen, correspondant à Pékin du magazine Asia Times Online (ici). Que nous apprend Allen ? Que la Chine est en train de transformer le Laos en une colonie, surtout le nord du pays, qui est assurément l’un des hotspots – points chauds – de biodiversité majeure de la planète. On trouve dans ce petit pays des tigres, des muntjac à grand bois – un cerf -, des Doucs (des singes qui n’habitent que le Laos et le Vietnam), des éléphants d’Asie. On y découvre encore des animaux aussi fantastiques que le saola, un bovidé sauvage. Bref. Bref. Le Laos est unique.

Et les Chinois sont pressés d’être aussi cons, gras et gorgés de télévision que nous autres. Ils ont ouvert une autoroute qui relie Kunming, la grande ville du Yunnan, et Boten, un village du nord Laos qu’ils ont annexé et transformé en une sorte de bordel géant de la marchandise. Boten est désormais chinois. On y vit à l’heure de Pékin, l’électricité et le téléphone sont reliés au réseau chinois, on y paie en yuan, y compris les nombreuses putes qui ont immanquablement fait leur apparition. Boten est un Disneyland, et les paysans sont comme à chaque fois expulsés, ou parqués. La faune est massacrée comme jamais dans l’histoire, les routes sont pleines de cages où croupissent des ours noirs et des singes qui attendent acquéreurs. Il n’y aura bientôt plus rien à vendre, car le bois tropical est lui aussi abattu, pour être fourgué en Chine ou chez nous.

Une étude de Science complète le tableau (ici) : des centaines de milliers d’hectares de forêt se changent en monocultures d’hévéas pour la satisfaction du marché chinois du caoutchouc, bagnole en tête. Je pourrais m’arrêter ici, car en vérité, peu importe que les massacreurs soient Chinois ou Pétaouchnokais. Ils massacrent parce que l’économie mondialisée dont la France est l’un des hérauts le commande. Ils massacrent à notre place. Il arrive même que nous n’ayons pas besoin de prête-nom. Haut de 39 mètres sur 436 de long, le barrage de Nam Theun 2 (NT2) est Français. EDF achève en ce moment la construction de cette honte nationale, au beau milieu du Laos, sur un affluent du Mekong.

Cocorico ! Oui, cocorico. Le barrage aura nécessité 70 millions d’heures de travail, contre 3,5 pour le viaduc de Millau, en France. Avez-vous entendu dire qu’il menaçait de mort une population de 300 éléphants d’Asie, devenus rarissimes ? Je note cette phrase, qui date de 2005, prononcée par Robert Steinmetz, biologiste à l’antenne thaïlandaise du WWF : « Il s’agit de l’un des deux derniers groupes importants d’éléphants d’Asie du Sud-Est. L’inondation de cette région, c’est comme une balle dans le cœur de la zone fréquentée par les éléphants ».

Qu’ont foutu pendant ce temps-là nos écologistes enrubannés ? Je veux dire, à part trinquer avec les officiels ? À part s’autocongratuler ? À part s’admirer dans la glace dans le rôle de sauveurs de la planète ? Mais à quoi bon se faire du mal, quand tous crient en chœur que tout va bien ? Pour les écologistes officiels et de cour, tout va bien. La France, leur France de sous-préfecture et de confetti de réserves naturelles se porte bien. Pour Henri Proglio, qui dirige désormais et Veolia Environnement et le monstre EDF, artisan du barrage au Laos, tout va bien aussi. Tout va même de mieux en mieux. Entre eux et moi, c’est irréconciliable. Je ne peux même pas écrire ce que je pense réellement. Oui, il vaut mieux que je me censure.

Encore un mot sur Lévi-Strauss

La façon dont tant de cuistres auront rendu hommage à Claude Lévi-Strauss ne passe toujours pas. J’ai violemment attaqué ici, il y a quelques jours, le fondateur du Nouvel Obs, Jean Daniel, et le directeur général de l’hebdomadaire, Denis Olivennes. Et, décidément, leurs affreux louanges et ceux de tant de flatteurs qui ne savent ni ne sauront jamais qui était Lévi-Strauss, me chavirent toujours autant. Je relis ces jours-ci quelques ouvrages du maître disparu. Et il ne faut pas chercher loin la pénétration d’un esprit qui voyait là où les aveugles ne savent où poser le regard.

Tenez, juste quelques phrases extraites du célébrissime Tristes tropiques, un livre qui date de…1955

« Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? ».

« L’humanité s’installe dans la monoculture : elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ».

Il serait aisé de rapporter cent autres exemples, qui tous démontrent que la cohorte porte le deuil d’un homme qu’elle souhaitait mort et qui ne fut jamais vivant pour elle. Moi, je pense à lui.

L’Inde est en guerre contre l’homme (ne fuyez pas !)

J’aimerais croire au naxalisme. Oh oui ! Mais il va de soi que je déteste définitivement ces oripeaux maoïstes jetés sur une guerre de classe inimaginable pour nous, les petits-bourgeois du monde. Le mieux est de vous expliquer. Cette affaire commence le 3 mars 1967, il y a donc bientôt 43 ans. Nous sommes dans un village au nord du Bengale occidental, près de la frontière avec le Népal. Cet État a pour capitale Calcutta, qu’il faut désormais appeler Kolkata. Et le village a pour nom, lui, Naxalbari.

Ce 3 mars, 150 militants d’un des partis communistes de l’Inde, en l’occurrence ceux du  Communist Party of India (Marxist), ou Parti communiste d’Inde (marxiste) – faut suivre, excusez – s’attaquent à des greniers à riz et à leurs propriétaires. Ils se font vite exclure de leur parti, qui est parlementaire, et pour tout dire installé dans le système. Ceux de Naxalbari, qu’on nommera les Naxalites, créent dès le 1er mai suivant le Communist Party of India (Marxist Leninist) ou Parti communiste d’Inde (Marxiste-Léniniste). Je vous l’avais dit, il faut suivre. Ce nouveau parti est furieusement maoïste, illégaliste, militaire.

Commence une gigantesque bataille de l’ombre dont l’Occident n’a jamais rien su. Un affrontement terrible, qui n’est pas sans rappeler ces fameux « événements d’Algérie » que les pouvoirs de droite et de gauche, en France,  refusèrent toujours d’appeler une guerre. Une guerre, donc, utilisant la violence étatique « légitime » contre des guerilleros et des villageois perdus dans l’immensité rurale indienne. Car l’Inde, que vous ne connaissez peut-être pas, ce n’est pas Kolkata et Mumbai, autrement dit Bombay. L’Inde, c’est un trou du cul géant du monde que jamais personne ne vient visiter. Au bout de chemins défoncés, loin de tout dispensaire, sans école, sans eau potable, sans électricité. Personne. Sauf les Naxalites.

Les militaires indiens ont été formés à la guerre contre-insurrectionnelle par les Britanniques, qui l’avaient apprise sur le terrain, à leurs dépens, pendant la période coloniale, surtout dans la première moitié du XXème siècle. Cela signifie de la casse, beaucoup de casse et de tortures, des rapts, des viols, des meurtres. Cela va de soi. Autre élément très frappant : l’éparpillement délirant, pendant des décennies, du mouvement naxalite, séparé en une bonne vingtaine de factions s’opposant sur la syntaxe de certaines phrases ou le nom de la cousine du voisin. Je peux me tromper et j’avoue n’avoir fait aucune enquête sur le sujet. Mais une telle sottise sent l’action de services spécialisés, hautement spécialisés dans l’infiltration, le retournement et l’affaiblissement subséquent d’une opposition jugée redoutable.

Car les Naxalites sont redoutables. Cons et maoïstes, mais redoutables. Depuis dix ans, ils n’ont cessé d’unifier ce qui pouvait l’être,  forgeant une petite armée de 20 000 hommes peut-être, qui opère dans 200 des 800 districts ruraux de l’Inde, ce qui est gigantesque. Ils ne font pas de cadeaux aux flics, aux agents de l’État, aux agioteurs, ce qui veut dire en clair qu’ils flinguent. J’expliquerai plus loin pourquoi je les comprends sans qu’on me fasse un dessin. Oui diable, je comprends aisément cette violence armée.

En septembre dernier, le Premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que l’extrémisme de gauche – on utilise l’euphémisme left wing extremism pour désigner les Naxalites – est « peut-être la plus grave menace interne à laquelle l’Inde doit faire face », ajoutant que le « niveau de violence dans les États affectés continue à croître ». Tu parles, Manmohan ! 65 000 hommes des troupes spéciales sont sur le pied de guerre, appuyées par des milices armées recrutées dans les villages, qui y font régner leur loi abjecte. L’un de ces groupes, appelé Salwa Judum, contrôle de fait le Chhattisgarh, un État créé en 2000, et les organisations locales de défense des droits de l’homme ne cessent de décrire ses exactions. Comme dans tant d’autres conflits du même genre, ces supplétifs sont à peu près hors de contrôle. Ce qui veut dire qu’ils servent si bien le pouvoir central qu’ils ont toute liberté sur place.

Où va-t-on ? Vers le pire. Qui va gagner ? Sur le papier, les Naxalites n’ont pas une chance de vaincre un tel molosse. Dans la réalité, qui sait ? La plupart des révoltés « sont des tribaux et des dalits [les hors-castes, appelés aussi intouchables] qui luttent pour leur survie et leurs droits fondamentaux. La chercheuse et militante Bela Bhatia a rencontré dans l’Etat du Bihar un ouvrier enrôlé chez les naxalites. “Vous pouvez m’appeler naxalite ou tout ce que vous voudrez, lui a-t-il dit. J’ai pris les armes pour avoir mes 3 kilos de maïs.” Toute la question est de savoir si l’Etat indien doit déclarer la guerre aux plus démunis. “Avons-nous créé un système si atroce que la mort devient plus attrayante que les privations et les humiliations que produit ce système ? Si tel est le cas, pourquoi devrions-nous défendre un tel système ?” se demande Himanshu Kumar, seul militant des droits de l’homme présent dans le lointain district de Dantewada, au Chhattisgarh (ici, la suite) ».

On l’aura compris, les insurgés s’appuient sur deux catégories d’Indiens de seconde zone : les dalits ou intouchables, et les tribus autochtones.  Ces dernières, venues pour l’essentiel d’Asie centrale par les passages du nord-ouest de l’Inde il y a des milliers d’années, compteraient au total plus de 80 millions de personnes, confinées dans les montagnes, les jungles, les déserts du sous-continent. Le « développement » capitaliste venu des villes et du monde s’attaque à leurs fleuves et rivières, à leurs forêts sacrées, à leurs terres ancestrales. Aux écosystèmes sans lesquels ils seraient morts. En échange, le système marchand qui s’étend en Inde au moins aussi vite qu’en Chine, leur offre une clochardisation de première classe.

Si je comprends si bien les Naxalites, c’est sans doute parce qu’il m’a été donné le privilège – oui, privilège – de connaître et sentir de près l’humiliation et la domination. Bien entendu, le maoïsme est un totalitarisme qui ne produirait, dans l’hypothèse d’une victoire de la guerilla, que du totalitarisme. Et donc, non. Mais je lisais tout à l’heure un article démentiel, je pense que l’adjectif convient, sur l’Inde officielle (ici). On y apprend que dans ce pays de 1 milliard et cent cinquante millions d’habitants, les 100 plus riches possèdent 276 milliards de dollars, soit le quart (25%) du PIB annuel de l’Inde. Le pays comptait 52 milliardaires en dollars en 2008. Alors, et je sais que je me répète, mais oui, je comprends de toute mon âme les Naxalites.

Aucun rapport avec les bords de Seine ? Si. J’ai ici même attaqué durement l’un de nos écologistes officiels, Pierre Radanne (lire), qui vantait les mérites de l’industriel Tata, concepteur d’une immonde bagnole à moins de 2000 euros, la Nano. Oui, il y a les écologistes de salon. Et puis les autres. Assurément. La Nano sera un désastre écologique global pour l’Inde, comme l’a d’ailleurs dit le directeur du Giec Rajendra Pachauri, ajoutant que cette voiture lui donnait des cauchemars (ici et).Tata et son groupe industriel sont évidemment au centre même de la guerre sociale entre Naxalites et destruction du monde.

Et moi là-dedans, qui ne suis qu’un neutron perdu sous un bombardement atomique ? Ce que j’écris n’aura pas la moindre importance. Mais une force que je ne maîtrise pas m’oblige pourtant à le faire. Je ne saurais soutenir un mouvement totalitaire. Mais je ne puis davantage oublier qui je suis, d’où je viens et ce que j’ai vu. Permettez-moi donc de vous dire que je suis pour la défense inconditionnelle des peuples paysans et autochtones de l’Inde. Et contre le processus criminel autant qu’absurde que les bureaucraties et les entreprises de ce pays tentent d’imposer à une civilisation magnifique. Comme si souvent, il n’existe aucun bon choix. Mais le pire serait encore de ne pas écrire que l’Inde officielle des bureaux climatisés est lancée dans un combat mortel contre l’idée même d’humanité. Car tel est bien le cas.

La Société Générale fait des cachotteries

Le Tunnel sous la Manche n’aura rien changé. Il y a là-bas, et ici. Malgré la vitesse électronique des échanges « informationnels ». À l’heure où je vous écris ce 20 novembre 2009, aucun journal français, à ma connaissance, n’a repris le sensationnel papier paru hier matin dans le quotidien britannique Telegraph (ici). La Société Générale, la filiale britannique de notre Société Générale a écrit un rapport qui fait claquer des dents les boursicoteurs. Il conseille aux clients fortunés de la banque de se préparer à un éventuel « effondrement économique global » dans les deux prochaines années.

Hélas, ce n’est pas un hoax, un bobard de mauvais goût. Le rapport suggère des investissements destinés à éviter la destruction totale de biens. En deux mots, il faudrait se débarrasser de valeurs dites cycliques, telles que la bagnole, le voyage, les technologies ! Et de se tourner davantage – c’est sous-entendu – vers le marché alimentaire et agricole, qui se montrerait bien plus solide et servirait du coup de refuge. En avant vers la razzia sur les terres agricoles du Sud !

Que se passe-t-il selon le rapport ? En bref, rien n’est maîtrisé, contrairement à ce qu’on lit partout. Les passifs privés ont été transférés par les États vers de nouvelles structures qui sont très instables. L’endettement global est devenu fou, atteignant 350 % du PIB aux États-Unis. Le problème de la dette serait bien plus grave qu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, d’autant que le vieillissement de la population rend son remboursement bien plus incertain.

So what ? L’auteur du rapport, Daniel Fermon, déclare au Telegraph que son texte a tétanisé les clients de la banque des deux côtés de l’Atlantique, ajoutant : « Tout le monde veut savoir quel sera l’impact. Beaucoup de hedge funds et de banquiers sont inquiets ». Vous aurez remarqué avec moi qu’on parle des deux bords de l’Atlantique. Et non de la Manche, qui nous sépare résolument de la Grande-Bretagne. Attendons de voir ce que va dire la presse française, pour l’heure singulièrement muette.

Coup de frime sans précédent (de moi)

Ce n’est pas tous les jours dimanche, ni d’ailleurs mardi. Dans l’édition datée de ce mercredi, mais publiée hier à Paris, le journal Le Monde – que je n’ai pas ménagé par ailleurs – publie une tribune signée par moi-même en personne. Il n’y avait pas de raison que je ne la mette en ligne ici. D’autant plus – ô joie enfantine ! – qu’elle écrase de son poids une (bien) plus petite tribune de deux ministres de la République, Valérie Pécresse et Luc Chatel. Avant d’éventuellement la lire, cette info effarante, qui vient juste de sortir. Selon une étude publiée dans la revue Nature Geoscience (ici), les émissions de gaz à effet de serre mondiales ont augmenté de 29 % entre 2000 et 2008, et de 41 % entre 1990, point zéro retenu à la conférence de Kyoto de 1997, et 2008. Autrement dit, dans l’état actuel des choses, le scénario le plus noir se profile à l’horizon. Un basculement global. Une terre rendue inhabitable sur des millions, peut-être des dizaines de millions de km2. Je crois pouvoir écrire que notre espèce, outre qu’elle est imbécile, est également folle. Voici ma tribune (le lien) :

Quand mettra-t-on un terme aux ravages de l’industrie de la viande ?, par Fabrice Nicolino

LE MONDE | 17.11.09 | 14h13  •  Mis à jour le 17.11.09 | 14h13

Désolé de se montrer brutal, mais il arrive que des rendez-vous officiels, pour ne pas dire universels, soient de pures foutaises. C’est peut-être bien le sort qui attend le sommet mondial sur la sécurité alimentaire, qui a lieu à Rome du 16 au 18 novembre. L’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), puissance invitante, y tiendra les propos que l’on attend d’elle. La faim est une honte, le monde est mal organisé, il faut absolument réagir.
La FAO serait peut-être mieux inspirée d’expliquer pourquoi tous les engagements passés ont pu, à ce point, rater leurs objectifs. En 1996 déjà, un autre sommet mondial de l’alimentation promettait de diviser par deux, en 2015, le nombre d’affamés. Cinq ans plus tard, en 2001, la FAO réclamait au cours d’une nouvelle réunion internationale « une plus grande détermination politique et un échéancier rigoureux de mesures ». Le résultat est tragique : notre planète compte plus de 1 milliard d’affamés chroniques, dont 100 millions supplémentaires au cours de cette année.

En décembre, comme on commence à le savoir, le dérèglement climatique en cours sera au centre d’un immense forum planétaire à Copenhague. Nul ne sait ce qui en sortira, car nul n’imagine un échec. Ni d’ailleurs un succès. Un petit monde de bureaucrates, enfermés dans un jargon incompréhensible pour les peuples, prétend y régler le sort commun à coup de « compensation carbone », d' »additionnalité », de mécanisme de développement propre (MDP) ou de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts (REDD). On pourrait, bien entendu, choisir d’en rire, mais en même temps, il ne fait aucun doute que Copenhague marquera une date importante, bien qu’on ait des doutes. Le probable est que la discussion, qu’elle aboutisse ou non, restera technique et confuse. Or, il existe bel et bien une autre voie, audacieuse mais simple, volontaire mais limpide. Et cette autre voie, qu’elle concerne le sommet de Rome ou celui de Copenhague, s’appelle la viande.

Pour le meilleur et plus souvent le pire, la viande est devenue une industrie. Elle connaît ses crises répétées de surproduction, ses usines, ses ouvriers, ses Bourses, ses traders. Produit anthropologique par excellence, la viande puise ses racines dans la mémoire la plus archaïque de notre espèce, et la plupart des civilisations ont associé sa consommation à la force, à la puissance, à la santé, pour ne pas dire à la virilité.

Mais avec le tournant industriel opéré en France dans les années 1960, les consommateurs ont été incités par de multiples méthodes publicitaires à en manger de plus en plus souvent. Chaque Français, en moyenne, en mangerait plus de 90 kg par an, soit environ trois fois plus qu’avant la seconde guerre mondiale. Mutatis mutandis, tout l’Occident a suivi le même chemin, inspiré par l’exemple américain.

Catastrophe ? Oui, tel est bien le mot qui s’impose. Evidemment, les promoteurs de ce bouleversement n’imaginaient aucune des conséquences fâcheuses de leurs décisions. Les jeunes zootechniciens de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) d’après-guerre ne souhaitaient que nourrir les hommes et montrer leur savoir-faire. Plus tard, un Edgard Pisani, ministre de De Gaulle, croyait faire son devoir moderniste en transformant la Bretagne en usine à viande et à lait de la France. Inutile de faire le moindre procès rétrospectif. Ce serait facile, mais surtout vain. Il vaut bien mieux juger la situation présente, qui est grave. Car l’industrie de la viande n’a plus désormais qu’un but : avancer en perdurant dans son être. Mais, ce faisant, elle dévaste tout sur son passage.

La famine ? Elle ne peut que s’aggraver à mesure que la demande de viande s’accroîtra dans les pays dits émergents. Si les courbes actuelles de croissance du cheptel mondial devaient se poursuivre, nous devrions cohabiter sur terre, à l’horizon 2050, avec environ 36 milliards de veaux, vaches, cochons et volailles. Cela n’arrivera pas, pour une raison évidente : il n’existe pas assez de terres agricoles pour nourrir une telle quantité d’animaux. Lesquels sont, dans l’ensemble, de bien mauvais transformateurs d’énergie. On estime qu’il faut entre 7 et 9 calories végétales pour obtenir une seule calorie animale. En clair, l’alimentation animale requiert des surfaces géantes d’herbes et de céréales.

La planète ne comptera probablement jamais 36 milliards d’animaux d’élevage, mais en attendant, la consommation de viande, en Occident ou dans des pays comme la Chine se fera toujours plus au détriment de l’alimentation humaine. En France, bien que personne ne s’en soucie, près de 70 % des terres agricoles servent déjà à l’alimentation du bétail (« Rapport Dormont », Afssa, 2000). Entre 2005 et 2031, si rien ne vient arrêter cette machine infernale, la Chine verra sa consommation de viande passer de 64 millions de tonnes à 181 millions de tonnes par an (Lester Brown, « Earth Policy », 2005). Où sont les terres susceptibles de produire un tel « miracle » ? En tout cas, pas en Chine.

La seule voie d’avenir, dans ce domaine, consiste à diminuer notre consommation de viande de manière organisée. Et de s’appuyer autant qu’il sera possible sur des régimes à base végétale, les seuls à même d’éventuellement nourrir plus de 9 milliards d’humains en 2050. L’hyperconsommation de viande, telle qu’elle existe chez nous et dans la plupart des pays développés, conduit à des famines de plus en plus massives. Mais la FAO parlera-t-elle de la viande le 16 novembre à Rome ?

Et la confrérie des experts climatiques réunie quelques jours plus tard à Copenhague ouvrira-t-elle ce dossier brûlant ? On aimerait le croire. Par un clin d’oeil de l’histoire, c’est la FAO qui a mis les pieds dans le plat en publiant en 2006 un rapport saisissant qui, à notre connaissance, n’a pas été traduit en français (Livestock’s Long Shadow). Par quelle bizarrerie ?

Quoi qu’il en soit, ce document change la donne de la crise climatique en cours. Citation du communiqué de presse de la FAO : « A l’aide d’une méthodologie appliquée à l’ensemble de la filière, la FAO a estimé que l’élevage est responsable de 18 % des émissions des gaz à effet de serre, soit plus que les transports ! » Oui, vous avez bien lu. L’élevage mondial, en calculant l’ensemble du cycle de production de la viande, joue un rôle plus néfaste encore que la voiture, le train, le bateau et l’avion réunis. Quelque 18 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques, c’est-à-dire causées par l’action humaine. Une énormité.

Dans un monde plus ordonné que le nôtre, il va de soi que ces données changeraient la face de la grande conférence de Copenhague. Au lieu d’amuser la galerie avec des taxes carbone, dont l’effet sera dans le meilleur des cas dérisoire, l’on pourrait enfin s’attaquer à une cause massive du dérèglement climatique. Mais les Etats, mais les gouvernements trouveraient alors sur leur chemin l’un des lobbies industriels les plus puissants, en l’occurrence, celui de l’agriculture et de l’élevage industriels. En France, chacun sait ou devrait savoir que tous les gouvernements depuis soixante ans, de droite comme de gauche, ont cogéré le dossier de l’agriculture en relation étroite avec les intérêts privés.

La cause serait donc désespérée ? Elle est en tout cas difficile, et bien peu d’oreilles se tendent. Mais indiscutablement, les bouches commencent à s’ouvrir. En janvier 2008, l’Indien Rajendra Pachauri, président du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) – à ce titre Prix Nobel de la Paix – déclarait au cours d’un passage à Paris : « S’il vous plaît, mangez moins de viande ! Ce n’est pas très bon pour la santé et c’est un produit fortement émetteur de gaz à effet de serre. » Il nous reste quelques jours pour lui donner raison. Chiche ?

Fabrice Nicolino est auteur de « Bidoche » (éditions Les Liens qui libèrent, 386 p., 21 €).