Michel Rocard est un zozo (suite)

Merci à Hacène et Jean-Paul, qui ont glissé deux commentaires vigoureux et pertinents à la suite de mon dernier papier sur Michel Rocard. Hacène a extrait de France-Info un morceau de roi dudit Rocard, tentant la semaine passée d’expliquer aux auditeurs la gravité de la crise climatique. C’est à ce point grandiose que je vous le recopie ici même :

« Le principe, c’est que la terre est protégée de radiations excessives du soleil par l’effet de serre, c’est à dire une espèce de protection nuageuse, enfin protection gazeuse qui dans l’atmosphère est relativement opaque aux rayons du soleil. Et quand nous émettons du gaz carbonique ou du méthane ou du protoxyde d’azote, un truc qu’il y a dans les engrais agricoles, on attaque ces gaz, on diminue la protection de l’effet de serre et la planète se transforme lentement en poële à frire. Le résultat serait que les arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants pourront plus vivre. La vie s’éteindra à sept huit générations, c’est complètement terrifiant. »

À quoi Jean-Paul a ajouté qu’en l’occurrence, et d’évidence, le pauvre Rocard mélangeait totalement deux phénomènes tout différents : l’effet de serre et la protection que nous offre la couche d’ozone, sauf là où elle a disparu pour cause d’activités humaines, bien sûr.

Mon commentaire sera, j’en suis sûr, le même que le vôtre. Nous sommes gouvernés par des ignorants complets. Qui ne prennent même pas le temps de lire les pages Wikipédia sur les quelques sujets où il serait bon de savoir une ou deux choses. Sarkozy est un homme qui ne lit jamais, malgré les campagnes de propagande lancées ce printemps, qui prétendent le contraire. Il est de cette génération qui, ayant parcouru un feuillet concocté par un sbire, s’estime quitte, et passe à autre chose. Et toute la chaîne de responsabilité est ainsi faite de gens qui ne savent rien, mais décident.

Rappel :  Rocard a, je crois, reçu quatre grandes missions officielles en très peu de temps. Sur l’Antarctique, sur les priorités du grand emprunt à venir, sur la taxe carbone. J’ai oublié la quatrième, et j’ai la flemme de rechercher si peu de chose. Enfin, voici, je crois, de quoi vous faire rire une ou deux secondes. Nous sommes le samedi 6 septembre 2008, il y a presque un an. Rocard vient d’avoir 77 ans, et s’emmerde comme ce n’est pas permis. On lui tend un micro – celui du Journal du dimanche, ou JDD -, et il déclare exactement ce qui suit : « Nicolas Sarkozy mène une politique économique buissonnante et incertaine. Il n’a pas assez de connaissances économiques, il ne connaît pas l’industrie. Il n’a ni constance, ni patience. Il gouverne à l’impulsion, dans des rythmes médiatiques et pas économiques. Il a trop d’images dans la tête. Il est à la télévision, dans les annonces (ici)».

Vous avez bien lu : Rocard accuse Sarko de ne rien savoir sur ce qui fonde pourtant la politique de tous ces zozos. Avant d’accepter quelques mois plus tard une mission sur la taxe carbone, sujet dont il ignore tout. Au fait, cette déclaration à France-Info ? De la désinformation ? De la fantaisie ? Du gâtisme ? Je préfère écrire ce que je pense : de la connerie. De la pure connerie.

Michel Rocard le preux (de la taxe carbone)

Oui, je sais qu’il ne faut pas tirer sur les ambulances. Mais je dois avouer que celle conduite par Michel Rocard m’arrache un sourire. Cet homme extravagant doit avoir en ses magasins intérieurs des stocks industriels de masochisme. Après s’être fait humilier comme il arrive rarement par Mitterrand entre 1975 et 1995 – oh, ce passage à Matignon, en 1988 ! -, il a donc accepté de donner une cuillerée de soupe à Sarkozy. À 78 ans, il n’est jamais trop tard pour servir.

Entre autres bagatelles, Rocard vient donc de remettre un rapport sur la taxe carbone, dont je me fous à un point inexprimable. Et voici pourquoi, en quelques phrases. Admettons par pure hypothèse que ce projet soit sérieux et qu’il voie le jour en 2010. Si, faisons semblant.

On fera donc un peu plus attention aux émissions de carbone qui nous seront imposées par la machine. Laquelle est justement fondée sur le gaspillage permanent de ressources naturelles irremplaçables à terme, dont l’assemblage sous forme d’objets émet justement de grosses quantités de carbone, sous la forme de gaz.

En admettant – un effort, que diable ! – que la taxe carbone existe un jour, elle ne servira strictement à rien. Je dis bien : à rien. Car l’âme du système consiste à fabriquer, vendre et faire jeter au plus vite des milliers d’objets et de gadgets qui aggravent la crise climatique dans des proportions effarantes. Pour ne prendre que le triste exemple que je ne connais bien, les marchands organisent l’obsolescence des ordinateurs, de manière que, tous les quatre ou cinq ans, il faille en acheter un neuf, qui produira son pesant de gaz à effet de serre.

Dans mon métier, qui implique l’ordinateur, j’ai été contraint par l’industrie d’acheter cinq ordinateurs en un peu plus de vingt ans. Aucun n’était seulement usé. Croyez-vous qu’il en aille autrement avec la bagnole, les écrans plasma, les IPod, les téléphones portables, les micro-ondes ?

Or donc, un pauvre vieillard nommé Rocard, dont la carrière n’est qu’une suite d’échecs, accepte de jouer les faire-valoir auprès de notre Seigneur à tous. Et propose une taxe carbone dans le temps même où l’industrie se demande comment accélérer la rotation des objets, sur quoi tout repose. Il est dans ces conditions IMPOSSIBLE d’imaginer diminuer les émissions de carbone produites OU UTILISÉES en France. Car de la même manière qu’on commence à parler d’eau virtuelle pour désigner cette eau nécessaire à la fabrication de T-shirts made in China ou Morocco, de la même manière, il faudra bien parler de carbone virtuel, importé avec les machines que d’autres fabriquent pour nous. Combien de carbone est-il caché dans cette machine par laquelle je vous parle ?

Malgré cela, tout le monde, ou presque, s’interroge gravement sur les chances que cette taxe carbone made in France a de passer l’obstacle du Parlement, et de l’opinion. Voilà ce que j’appelle volontiers une farce. Une autre farce estivale, comme il en est tant quand il faut remplir des journaux flapis et dépourvus de la moindre idée. Pour ce qui me concerne, outre que je plains – hypocritement – Rocard d’aussi mal terminer sa vie, j’ajouterai avec ma rudesse coutumière qu’ils peuvent aller se faire foutre. La planète fond. Le permafrost fond. Les glaciers de l’Himalaya fondent. Ceux du Groenland aussi. Des morceaux d’Antarctique partent à la dérive, et une palanquée de crétins continuent à danser sur le pont, comme si de rien n’était. Si seulement je pouvais être ailleurs ! Si seulement je ne devais pas partager le même monde qu’eux !

La moitié d’un pain et un livre (sur Federico García Lorca)

J’ai la chance insolente d’aimer de passion Federico García Lorca. Elle est insolente, car je n’ai rien fait pour cela. J’aime, voilà. Dans la langue castillane qu’utilisait le poète, les mots sont des nuages, des ombres et des silhouettes, des regards ou des caresses, d’innombrables émotions. On rencontre Séville, on traverse des ponts, on se laisse mener par le bout du museau de chevaux noirs. Tout y est beau. Par prodige, celui qui entre dans l’univers pourtant fracassé de García Lorca n’y trouvera ni laideur ni bassesse. Il lui faudra penser à la grandeur de l’âme, à ce que peut bien signifier une existence humaine.

Fracassé. Oui. Tout le monde (ou presque) sait que Lorca a été assassiné en 1936 dans les rues de Grenade, cette ville qu’il adorait. Par la canaille fasciste qui se levait alors contre la République. Lorca était né en 1898 dans un village non loin de Grenade, Fuente de Vaqueros. En septembre 1931, alors que la deuxième République espagnole n’a que cinq mois, et que se répand l’espoir fou d’une vie neuve, il revient chez lui pour un discours, à l’occasion de l’inauguration d’une bibliothèque. La foule réunie est de pauvres et de gueux. Federico pourrait lâcher quelques mots sur les monarchistes honnis, les fascistes qui, déjà, menacent l’Espagne, les patrons qui exploitent leurs ouvriers agricoles jusqu’à la mort. Mais non.

Non, car ce poète ne pouvait jamais dire que la quintessence. Et ce jour-là, il explique à des miséreux qu’un livre est essentiel à toute vie digne d’être vécue. Car il est horizon. Car il est liberté. Il dit ainsi : « L’homme ne vit pas seulement de pain. Et si j’avais faim, si j’étais désemparé dans la rue, je ne demanderais pas un pain. Non, je demanderais la moitié d’un pain et un livre ». Et encore ceci : « Tous doivent jouir des fruits de l’esprit humain, faute de quoi ils seront changés en machines au service de l’État, en esclaves d’une terrible organisation sociale ». Enfin, insistant sur l’importance cruciale de la culture, Lorca conclut : « C’est seulement au travers d’elle que pourront être résolus les problèmes dont discute aujourd’hui le peuple, plein de foi, mais pauvre de lumières ».

Je vous laisserai lire plus bas le texte original, pour ceux qui aiment être bercés par la musique de cette langue si singulière. Un dernier mot. Pourquoi ? Parce que. Parce que juillet a toujours été pour moi, et demeurera, le mois de l’été et celui du golpe criminel du général Francisco Paulino Hermenegildo Téodulo Franco y Bahamonde. Les noms de Buenaventura Durruti, Andreu Nin et bien entendu Lorca, continuent de vivre en ma compagnie.

Faut-il oser un mot sur la crise écologique ? Pour sûr. Sans culture, sans la création d’un vrai mouvement culturel des profondeurs, dont nul ne peut encore prévoir les contours, rien ne changera. Rien. Les pitres que nous connaissons tous, dont certains affublés d’oripeaux « écologistes » continueront de régner sur ce monde qui agonise. Oui, Lorca a raison. Des livres, des vrais ! De la culture, et non les épouvantables succédanés qu’on nous oblige à ingurgiter ! Des penseurs ! De la pensée ! Et de la poésie. « ¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir : “amor, amor” .»

Locución de Federíco García Lorca al Pueblo de Fuente Vaqueros 

 « Cuando alguien va al teatro, a un concierto o a una fiesta de cualquier índole que sea, si la fiesta es de su agrado, recuerda inmediatamente y lamenta que las personas que él quiere no se encuentren allí. ‘Lo que le gustaría esto a mi hermana, a mi padre’, piensa, y no goza ya del espectáculo sino a través de una leve melancolía. Ésta es la melancolía que yo siento, no por la gente de mi casa, que sería pequeño y ruin, sino por todas las criaturas que por falta de medios y por desgracia suya no gozan del supremo bien de la belleza que es vida y es bondad y es serenidad y es pasión.

Por eso no tengo nunca un libro, porque regalo cuantos compro, que son infinitos, y por eso estoy aquí honrado y contento de inaugurar esta biblioteca del pueblo, la primera seguramente en toda la provincia de Granada.

No sólo de pan vive el hombre. Yo, si tuviera hambre y estuviera desvalido en la calle no pediría un pan; sino que pediría medio pan y un libro. Y yo ataco desde aquí violentamente a los que solamente hablan de reivindicaciones económicas sin nombrar jamás las reivindicaciones culturales que es lo que los pueblos piden a gritos. Bien está que todos los hombres coman, pero que todos los hombres sepan. Que gocen todos los frutos del espíritu humano porque lo contrario es convertirlos en máquinas al servicio de Estado, es convertirlos en esclavos de una terrible organización social.

Yo tengo mucha más lástima de un hombre que quiere saber y no puede, que de un hambriento. Porque un hambriento puede calmar su hambre fácilmente con un pedazo de pan o con unas frutas, pero un hombre que tiene ansia de saber y no tiene medios, sufre una terrible agonía porque son libros, libros, muchos libros los que necesita y ¿dónde están esos libros?.

¡Libros! ¡Libros! Hace aquí una palabra mágica que equivale a decir: ‘amor, amor’, y que debían los pueblos pedir como piden pan o como anhelan la lluvia para sus sementeras. Cuando el insigne escritor ruso Fedor Dostoyevsky, padre de la revolución rusa mucho más que Lenin, estaba prisionero en la Siberia, alejado del mundo, entre cuatro paredes y cercado por desoladas llanuras de nieve infinita; y pedía socorro en carta a su lejana familia, sólo decía: ‘¡Enviadme libros, libros, muchos libros para que mi alma no muera!’. Tenía frío y no pedía fuego, tenía terrible sed y no pedía agua: pedía libros, es decir, horizontes, es decir, escaleras para subir la cumbre del espíritu y del corazón. Porque la agonía física, biológica, natural, de un cuerpo por hambre, sed o frío, dura poco, muy poco, pero la agonía del alma insatisfecha dura toda la vida

Ya ha dicho el gran Menéndez Pidal, uno de los sabios más verdaderos de Europa, que el lema de la República debe ser: ‘Cultura’. Cultura porque sólo a través de ella se pueden resolver los problemas en que hoy se debate el pueblo lleno de fe, pero falto de luz ».

Septiembre de 1931

 


La France et le principe de destruction (barrages sur le Mékong)

Notre pays, grand et généreux, est la patrie des droits de l’homme. Et conquérant, avec ça. En 1858, nos troupes débarquent en Annam sous les ordres du vice-amiral Rigault de Genouilly. L’Annam, je le précise, fait partie du Vietnam d’aujourd’hui. L’Indochine dite française vient de naître. En 1946, près d’un siècle après, la France libérée du fascisme se lance dans une guerre barbare contre les nationalistes – communistes – du Vietnam, et finissent par prendre une raclée dans la cuvette de Dien-Bien-Phu en 1954. Le pays – le Vietnam – est coupé en deux, ce qui prépare la piste pour une seconde guerre, américaine, qui conduira aux gentils épandages de dioxine sur la forêt tropicale.

Pourquoi cette courte histoire ? Parce que nul n’entend se souvenir de rien. Ce pourrait être l’étendard de nos sociétés malades : l’oubli alzheimerien. Quoi qu’il en soit, je vais vous toucher deux mots du Mékong, l’un des plus beaux, l’un des plus grands fleuves du monde. Né au Tibet, il passe par la Chine, le Myanmar (Birmanie), Le Laos, la Thaïlande, le Cambodge, le Vietnam. La biodiversité créée et entretenue par ce géant est à ses dimensions. Et sa productivité biologique est prodigieuse. Il y aurait 1300 espèces de poissons dans ce fleuve et pour ne prendre qu’un exemple, sachez que 70 % des protéines des villageois cambodgiens proviennent du poisson.

Il y a seulement deux ans, le 13 novembre 2007, 175 associations du monde entier adressaient une lettre ouverte aux dirigeants de l’Asie du sud-est. Du monde entier, d’ailleurs, non. Un seul groupe français avait apposé sa signature, Les Amis de la Terre. Les autres devaient dormir (ici), le ventre plein. Que voulaient les éveillés ? Alerter sur les extrêmes dangers d’un plan de six barrages géants sur le Mékong. Le fleuve abreuve et nourrit des dizaines de millions d’humains et des milliards de non-humains. Tous ses écosystèmes naturels seraient à jamais altérés, appauvris, banalisés, détruits bien entendu par de tels ouvrages.

Évidemment, aucune réponse. Évidemment, la France, d’autres pays européens, la Commission de Bruxelles financent le massacre. Entre-temps, le plan est passé de 6 à 11 barrages majeurs sur le cours du fleuve (ici). Car il s’agit d’un plan, stratégique et donc implacable. Les pays de la région entendent « développer » leur économie de la même manière que le fit la nôtre (ici). Notre lamentable sort matériel, ici, est lié par force à la création, là-bas, de routes, d’autoroutes, d’antennes-relais pour les téléphones portables, de grosses bagnoles, de turbines, de tranches nucléaires, de TGV. Sans oublier la traduction en lao, khmer et ti?ng vi?t des jeux télévisés de TF1.

Or donc, sans vaste mouvement mondial, le Mékong va droit à la mort. Chacun s’en moque, mais il est presque certain que des animaux aussi rares que le poisson-chat géant du Mékong (Pangasianodon gigas) ou le dauphin d’Irrawaddy disparaîtront au passage. Ainsi. Et qu’au moins nos écologistes officiels, qui passent la main dans le dos de Jean-Louis Borloo chaque matin et chaque soir, ne prétendent pas qu’ils ne savaient pas. Car ils savent, et tout, croyez-moi. Ils savent, mais comme leur pensée n’existe pas, ils semblent en fait ne rien comprendre à ce qui se passe.

Eppure, pourtant, c’est simple. Mais oui. Un principe mène le monde jusque dans le moindre détail, et c’est celui de la destruction. En l’occurrence, peu importe le pourquoi. Car nous pouvons, car nous devons tomber d’accord sur le comment. Oui certes, la machine a échappé à son concepteur, et avance sans relâche. Qu’elle se nomme capitaliste, qu’elle s’appelle ailleurs socialiste, puisque le mot communiste est proscrit, n’y change absolument rien. La destruction règne en maîtresse sur la marche du monde.

Et c’est bien pourquoi aucun accommodement n’est possible. Les boutiquiers qui entendent sauver un doigt pendant qu’on arrache un à un tous les membres de l’être sont des boutiquiers. Quand je vois ceux de France Nature Environnement (FNE) se réjouir de la future création d’un parc national (ici), je me dis que, décidément, ils font partie de ce tout qui avance en dévorant. Pas un mot sur la destruction d’un des plus grands fleuves du monde, et des risettes télévisées pour quelques centaines d’hectares en France. Oh !

En attendant mieux, laissons libre une partie de notre cerveau, qui servira peut-être un jour ou l’autre. Il est des jours où j’aimerais inventer un autre mot qu’écologiste pour désigner ce à quoi je crois. Car partager ce mot avec ces autres-là, franchement, est-ce bien acceptable ?

Une paire de fesses géantes (au bord de l’eau)

Des fois, ne rien penser. Hier, la rivière. Plus haut que d’habitude. Vers la montagne, vers la petite montagne où elle prend sa source. Là-haut, le granite a remplacé les quartzites et les schistes du bas. Pour arriver au point où j’ai fait le vide en moi, il faut dépasser D., puis C., qui est encore plus petit, bien plus petit.

Après C., compter un kilomètre le long de cette minuscule départementale grillée par juillet, et s’arrêter. À main droite coule la rivière. Dans le creux, dans la roche, dans la gorge profonde. On voit très clairement la fantaisie d’un méandre, qui encercle une butte boisée. Pour se rapprocher, il faut se jeter dans les genêts, les petits chênes qui s’accrochent vaille que vaille, puis les pins sylvestres. Dans l’ombre, il y a même quelques hêtres.

Pourquoi ce lieu-ci ? Il faut en finir avec cet insupportable suspense : cette butte boisée compte quelques ruines d’une antiquité vieille de dix siècles, le château de V. Si je m’appelais Maurice Leblanc, il ne fait guère de doute que j’aurais convoqué sur place Raoul de Limézy, Louis Valméras, le prince Paul Sernine, Don Luis Perenna, Jim Barnett, Jean d’Enneris, Raoul d’Avenac, ou encore Victor Hautin le flic, tous avatars, alias et pseudonymes d’Arsène Lupin. Car ces ruines, bien que cachées sous la mousse des siècles, font croire l’aventure encore possible. Quelle atmosphère !

La rivière, dessous, fait craquer à son rythme des blocs de granite de 100 tonnes. Et plus. Et moins. Il en est de tout droits, levés à la perpendiculaire, que des ruissellements finissent par entailler du haut jusqu’en bas. Il y en a de tout allongés, formant des bancs, des sièges, d’énormes dalles et platiers adoucis par les eaux inlassables. Lesquelles sont vertes, jaunes et froides, tentatrices au-delà de ce que je peux décrire.

Or donc, ne rien penser. C’est dur. J’ai passé une heure allongé sur la pierre, protégé du soleil fou par une masse de trente tonnes. L’ombre du granite était délicieusement froide, et j’avais deux livres en mains, ce qui n’est jamais une bonne idée. D’abord le tome trois des aventures de Jack Aubrey, capitaine de la Navy au temps de Napoléon. Aubrey et son ami Stephen Maturin, chirurgien mais aussi fameux naturaliste, écument les mers du monde pendant plus de vingt ans, et au cours de plus de vingt romans (signés Patrick O’Brian, chez Omnibus). Mais je n’ai pas pu, et le livre m’a servi d’oreiller. Confortable, je dois dire. L’autre bouquin était signé d’un certain Balzac, évoquant cette Comédie humaine dans laquelle nous sommes tous plongés.

J’ai bien tenté de m’intéresser aux aventures du jeune Lucien, qui n’a pas encore quitté Angoulême, mais rien à faire. Le livre m’est littéralement tombé des mains, puis a glissé dans un entonnoir de granite, sans heureusement atteindre l’eau. Et cette fois, j’ai cessé de lutter contre la puissance du monde, enfin. Je vous explique. La tête posée sur Jack Aubrey, j’avais, en ouvrant les yeux, la vision enthousiasmante d’une paire de fesses colossales juste au-dessus de moi. À n’y pas croire. À se pincer. La falaise  derrière moi arrondissait ses formes d’une façon hallucinante. Je suis bien obligé de vous parler d’un cul géant, magnifique, inoubliable. Et, pour je ne sais quelle obscure évidence, féminin.

Donc, ce cul. Je ne pouvais, restant allongé, voir ma si chère rivière. Mais sa musique inimitable entrait en symphonie par mon oreille gauche pour s’évanouir par la droite. Le vent qui venait de l’eau, donc de mes pieds, était saharien mais bienfaisant, et je le respirais calmement, par le nez, sans nulle cesse. Je me répète : la pierre refroidie, la musique, le vent chaud dans les narines, et même un filet d’air qui, circulant à travers les failles derrière moi, venait me rafraîchir la nuque. Je ne mens ni n’en rajoute. Ou plutôt si, il me faut bien ajouter qu’en jouant des yeux sans bouger la tête, je voyais sur l’autre rive le dessin vert et rouge des pins sylvestres se dessiner sur le ciel bleu.

Bon, et après cela ? Après cela, pour la raison que je suis un obsédé, j’ai songé à la crise écologique. Ce n’était pas l’endroit le mieux indiqué, mais enfin, y en a-t-il ? Oui, j’ai songé à cette terrible crise de la vie sur terre, qui menace tous les édifices. Et pour la énième fois, j’ai constaté que notre temps humain ne nous prépare guère aux changements radicaux qui ont d’ores et déjà commencé. Notre temps est petit, pour ne pas dire mesquin. La rivière, par exemple, considère son œuvre aux dimensions inouïes de l’éternité, ou presque. Nous voulons juste passer à travers les gouttes, espérant que nos enfants ne seront point trop douchés, rêvassant, dans notre indolence coutumière, au sort on ne peut plus éventuel de nos petits-enfants. Pour le reste, rideau.

Avouons-le, c’est embêtant. Car justement, pour affronter la crise écologique, il faut et faudra toujours plus considérer le temps. Un temps qui n’est pas le nôtre, pauvres petits humains que nous sommes. Mais un autre, immensément étiré le long des berges de la rivière. Où je compte bien retourner regarder cette fabuleuse paire de fesses en dessous du ciel, au-dessus de l’eau.