Farce estivale dans les Pyrénées (avec montreur d’ours)

Sur le papier, ce n’est pas très drôle. Mais comme je suis un dur à cuire, je me marre tout de même. Pensez ! Les écolos pyrénéens de France Nature Environnement (FNE) sont colère. Je parle là de la grande association régionale nommée Uminate (Union Midi-Pyrénées nature environnement, devenue depuis peu France Nature Environnement Midi-Pyrénées, ici. Faut suivre, je vous jure).

Donc, Uminate est colère. Et le fait savoir par un communiqué de presse qui parle de provocation dirigée contre la protection de la nature et de l’ours. Je cite : « Les associations de protection de la nature viennent de prendre connaissance de l’arrêté du Ministère de l’Ecologie désignant les nouveaux membres du Conseil d’Administration du Parc National des Pyrénées (…) Désormais, avec cet arrêté, c’est une représentante de l’Association pour la Protection du Patrimoine pyrénéen (ASPP 65) qui siègera pour la défense des fragiles écosystèmes et de la biodiversité de nos montagnes. Jusqu’ici, Mme Broueilh siégeait déjà au CA du Parc, comme représentante de la chambre d’agriculture des Hautes-Pyrénées. Créée en 2000, l’ASPP 65 représente en effet essentiellement divers éleveurs et agriculteurs du département ».

Disons-le, c’est farce, et grandiose. L’association qui « représentait » officiellement la nature au conseil d’administration du parc national des Pyrénées s’est fait piquer sa place par une madame Broueilh, qui s’occupe donc de l’ASPP. Ce nom, déjà : on en mangerait. Si vous avez l’envie de vous distraire, allez donc faire un tour sur le site de madame Broueilh (ici), car l’on y rigole follement. Extrait : « La montagne offre un paysage que les visiteurs aiment parcourir ; c’est l’oeuvre du paysan avec les troupeaux qui n’ont cessé d’y inscrire leurs empreintes depuis trois mille ans.
Aujourd’hui, l’implantation artificielle de fauves bénéficiant de toutes les protections vient saccager ce résultat et annonce la disparition de l’élevage et avec lui la remarquable biodiversité que nous rencontrons dans les Pyrénées »
.

Ainsi donc, le Parc national des Pyrénées (PNP) défendra désormais l’ours en confiant le dossier à qui veut se débarrasser de « fauves ». Avouons-le, c’est nouveau et intéressant. Un mot sur ce parc imbécile, qui ne nous fera pas de mal. Créé en 1967,  le PNP a dès les origines essayé d’éviter l’ours, découpant son territoire central de manière qu’il ne soit pas situé dans sa zone centrale, là où la protection pouvait jouer à plein.

Si j’écris imbécile, ce n’est pas, malgré l’apparence, pour insulter. Je sais le travail proprement admirable de tant d’agents de ce parc en faveur de la nature. Non, je ne parle pas d’eux, mais de cette structure faiblarde, trouillarde, paniquarde à l’occasion, où des petits bureaucrates faisant carrière ont toujours démissionné devant les gueulards. Le fait est qu’en 1967, il y avait dans l’ouest des Pyrénées une trentaine d’ours. Le fait est qu’il en reste trois, ou deux. Moins, qui sait ?

L’espèce est perdue. On a réintroduit dans les Pyrénées centrales – ohé, Alain Reynes, ohé François Arcangeli ! – des ours capturés en Slovénie, qui ont fait la preuve évidente que les Pyrénées pourraient accueillir une forte population d’ours. Mais ne nous mentons pas : le lien entre cette montagne et ses ours, qui avait tenu tant de milliers d’années, est rompu. Et c’est une tragédie qui renvoie évidemment à notre impuissance collective.

Pour en revenir à Uminate, j’ajouterai ma poignée de poivre habituelle. Comment se fait-il qu’une association écologiste – mais l’est-elle ? – a pu laisser disparaître une espèce comme l’ours sans le moindre cri authentique ? Et pourquoi ? La vilaine manière de l’arrêté de création du conseil d’administration du parc n’a été possible que parce que le pouvoir savait où il mettait les pieds. Il les mettait, les met et les mettra là où il sait que nul ne le poussera hors du chemin.

Je pourrais et devrais poursuivre, mais je suis un poil démoralisé. Je devrais, car toute la chaîne pyrénéenne est en ébullition relative. Les ennemis de l’ours et de la vraie nature se mobilisent partout. Un Jean Lassalle, député du Modem, grand défenseur du tunnel du Somport, grand contempteur de l’ours malgré toutes ses palinodies, vient d’écrire à Sarkozy (1) une lettre bouffonne. Il y proteste contre une réforme du parc national, dont la surface doit être multipliée ar cinq, accusant « Paris » de vouloir changer les valléens – les siens – en « sous-hommes surveillés jour et nuit dans [des] réserves » . Cet homme a l’art du ridicule, poussé à l’extrême. Où s’arrêtera-t-il ? Je l’ignore, mais il ira loin, bien plus loin encore.

Des potentats dans son genre, souvent plus petits encore, les Pyrénées en sont pleines. C’est à pleurer. Louis Dollo, par exemple, dont j’ai du mal à seulement écrire le nom (lire ici). Il annonce triomphalement la création d’une nouvelle association, qu’il présente de la sorte : « Comité des vallées, d’Aspe, Ossau, Barétous et Ouzoum libre, pour la défense des droits des valléens, de leurs us et coutumes mais aussi le développement durable et la biodiversité (ici) ». Ces gens sont bien entendu les amis de madame Broueilh, citée au début de ce trop long papier.

Alors ? Alors et bien sûr, plus aucune avancée n’aura lieu sans un vrai débat public à l’intérieur du mouvement écologiste. Avec au programme quelques questions qui ne sont pas souvent abordées, sans doute parce que la réponse fait peur. Par exemple : à qui appartiennent les Pyrénées ? Par exemple : à qui appartiennent les ours ? Par exemple : la défense de la biodiversité ne crée-t-elle pas un droit nouveau, neuf et supérieur ? Par exemple.

En attendant ce jour heureux qui tarde tant, je jette un coup d’oeil sur le vallon, depuis la fenêtre. Mon vallon à moi. Il est toujours là, toujours aussi merveilleux. Il y avait hier une martre dans l’un des champs en contrebas. Qu’on ne vienne pas me chercher ici !

(1) Je ne parviens pas à rendre valide l’adresse où l’on peut lire en intégralité la lettre de Lassalle. Voici le lien, pour les aficionados : www.pyrenees-pireneus.com/PNP-Jean-Lassalle-ecrit-au-President-republique-sarkozy-1-juillet-2009-Parc-National-Pyrenees.pdf –

Lanillis, riante commune bretonne (avec pesticides)

Foldingue comme tout. Lannilis est une petite ville bretonne de 5 000 habitants, coincée entre deux abers, c’est-à-dire des rias. Qu’est-ce qu’une ria ? Bonne question. Un aber – donc une ria -, est cette partie de la vallée d’un fleuve que la mer recouvre à marée haute. C’est beau. Cela peut être très beau, comme l’est le Goyen entre Pont-Croix et Audierne, pour ceux qui connaissent.

Donc, Lannilis, au nord de Brest, tout près de ce furieux Atlantique que j’adore. Mais la zone entière, alentour, qu’on appelle le Léon, est sinistrée. Sur le plan écologique, qui commande tout, je radote. Avant, le Léon était pauvre, très pauvre. Une terre à paysans, s’échinant sur des parcelles toujours plus petites, à mesure que se succédaient les héritages. Si j’écris cela, c’est pour me faire bien voir. Pour montrer que je ne suis pas un nostalgique. Alors que je le suis.

Et puis vint Alexis Gourvennec. Un paysan pauvre, lui aussi, plein d’idées neuves, dont certaines ont tout révolutionné ici et là. En 1961, alors qu’il n’a que 25 ans, il lance la Société d’intérêt collectif agricole (Sica) du pays de Léon. Puis quantité d’autres choses. Il triomphe. La Sica devient une arme de guerre commerciale, qui permet aux petits paysans de se fédérer, et de ne plus brader leurs choux-fleurs et leurs artichauts.

Ce mouvement obtient de Paris, ce Paris gaulliste des années 60 – Edgard Pisani en tête -, quantité de crédits, qui seront utilisés pour des routes, un port en eau profonde, Roscoff, des lignes téléphoniques, etc. Le progrès, quoi. Côté légumes, idem. Engrais, tracteurs et pesticides à tout va transforment le Léon en ce que les journalistes appelèrent la « ceinture dorée » de la Bretagne. Un monde avait changé de base.

Et maintenant que le progrès a passé ? Eh bien, la région ne peut plus boire son eau, farcie par toutes les molécules chimiques épandues depuis cinquante ans. J’écris cela en pensant aux Chroniques martiennes, livre de science-fiction de Ray Bradbury. Car nous sommes dans la science-fiction, non ? Un pays soi-disant moderne qui ne peut plus boire son eau n’existe plus que dans les romans, non ?

Si. La suite le démontre aisément. En mai dernier, on découvre une extraordinaire pollution dans un forage en profondeur, à plus de 140 mètres, censé abreuver Lannilis à partir de 2010. Désormais, en effet, il faut aller chercher de l’eau là où les molécules ne sont pas – pas encore – arrivées. Tout est très bien détaillé sur le site de l’association S-EAU-S (ici). J’en profite pour signaler l’excellent travail critique de l’écologiste breton Gérard Borvon.

Revenons à la pollution du Lanveur, ce fameux forage. Au cours d’un simple contrôle de routine, on découvre 5,9 microgrammes par litre de métazachlore, un herbicide redoutable. Soit la bagatelle de 59 fois la dose légale admissible. Le maire porte plainte, la population s’affole, à juste titre. À l’heure où j’écris, le plus probable est qu’un foutu connard a jeté du poison dans ce qui devait servir à toute la communauté.

Mais les questions ne s’arrêtent pas là. Car pour l’heure, les besoins de Lannilis en eau dépendent à 60 % d’une usine de traitement située sur une rivière affreusement polluée, l’Aber-Wrac’h. L’usine de Kernillis joue à répétition un épisode de Mission Impossible : rendre buvable ce qui ne le sera plus jamais. Pour ne pas priver d’eau une zone de 80 000 habitants, la rivière jouit – est-ce bien le mot ? – de dérogations sans fin. Une loi européenne interdit en effet d’utiliser une eau qui contient plus de 50 mg de nitrates par litre d’eau, même pour la dénitrifier et la rendre « potable ». Après d’innombrables discussions de marchands de tapis, l’Aber-Wrac’h a obtenu un dernier (?) sursis. À la fin 2009, elle ne devra pas dépasser plus de 18 jours dans l’année la valeur maximale de 50 mg de nitrates par litre. Or elle l’a fait 200 fois en 2008 !

Résumons. Le captage en eau profonde, prévu en 2010, a été salopé par un salopard. Sera-t-il aux normes d’ici là ? Nul ne sait. Il faudrait sans aucun doute prévoir des mesures – sévères – de protection de la zone de captage. Bonjour l’ambiance. Et dans le cas où ce forage ne serait pas utilisable l’an prochain, Lannilis pourrait bien dépendre à 100 % de l’usine de Kernilis, qui pompe dans une rivière si dégueulasse qu’elle pourrait, au moins théoriquement, devoir fermer.

Voici une gracieuse boucle qui se referme sur le clac d’une mâchoire d’acier. Dernier point : faut-il incriminer Gourvennec, l’homme de la « modernisation » du Léon ? Là est toute la question, à laquelle je vous laisse réfléchir. Mais si vous en arriviez à cette conclusion, je vous conseillerais alors de penser aussi à Edgard Pisani. Oui, le vieux sage. Je ne me moque pas, je le jure. Pisani a pris les armes contre les fascistes allemands, ce qui ne peut s’oublier. Aujourd’hui qu’il a 91 ans, plus personne n’ose dire le moindre mal de lui. Il est celui qui a tout vu et tout compris avant le reste du monde.

Ce pourrait être vrai, mais c’est faux. Nul davantage que lui n’a voulu cette Bretagne folle de ses élevages concentrationnaires, de ses lisiers et de ses eaux innommables. D’ailleurs non, il n’a rien voulu. Mais il a fait, Dieu sait. Avec l’aide d’une armée de technocrates, d’ingénieurs, et de Gourvennec. Et maintenant que sonne l’heure des bilans, tiens donc, il n’y a plus personne pour assumer quelque responsabilité que ce soit. Je rappelle que Pisani est devenu sur le tard socialiste. Je rappelle que Cresson, Rocard, Nallet, tous socialistes ci-devant ministres de l’Agriculture, pensaient comme Pisani, et firent de même. Je rappelle que je n’aime pas ces gens. Je rappelle que leurs clones sont au pouvoir, qui lancent sans que nul ne se lève les nanotechnologies et les biocarburants. Je rappelle que j’en ai marre.

Ce n’est qu’un petit début (De Lafarge à Notre-Dame-des-Landes)

Il y a de cela longtemps, longtemps – pas loin de dix-huit mois -, j’ai écrit ici un papier consacré au Peuple des dunes (lire). Vous pouvez bien entendu tout relire, mais comme j’ai des doutes, je vous résume le tableau. Nous sommes en Bretagne, où depuis des années, le noble cimentier Lafarge, héraut du « développement durable », durable et surtout sans fin, tentait d’obtenir des autorisations pour un chantier de 600 000 tonnes de sable. Une telle quantité, je le précise à toutes fins utiles, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Mais où, alors ? En mer, pardi, où personne ne vient déranger les beaux engins de chantier. Pour le malheur de Lafarge, entre Gâvres et Quiberon, où ces agapes étaient prévues, le Peuple des dunes s’est levé. Le « Peuple des dunes » regroupe environ 150 associations de toutes sortes, y compris des pêcheurs, ostréiculteurs, et même agriculteurs. Moi, en mars 2008, j’avais souligné l’étonnante détermination des opposants, et surtout leur style. Le style, c’est (presque) tout. Je pariais à cette date qu’ils gagneraient contre le monstre multinational, et c’est chose faite. Lafarge replie ses gaules et ses pompes, et ira détruire ailleurs (ici).

Ma conclusion toute provisoire, c’est que pour gagner, il ne faut pas transiger. Ce n’est certes pas une condition suffisante, mais elle est nécessaire, ô combien ! Retenez ce mot d’un opposant, que je citais l’an passé : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation ».

Voilà bien le langage qu’il faut tenir. Et s’y tenir coûte que coûte. Nous sommes loin du Grenelle de l’Environnement, hein ? Pour gagner, pour espérer gagner, il faut dire non, et faire confiance à la beauté des mots. Je pense déjà à un autre combat, on ne peut plus essentiel, dont l’issue marquera pour longtemps le rapport de forces entre ceux qui avancent à l’abri de leurs bulldozers et nous autres.

Près de Nantes, une flopée d’imbéciles, de gauche comme de droite, tente d’imposer un nouvel aéroport en lieu et place d’une zone naturelle miraculeusement préservée. Or une semaine de rassemblements divers et variés sont prévus autour de Notre-Dame-des-Landes entre le 1 et le 9 août (ici). Eh ben, je n’ai pas de si nombreux conseils à distribuer, mais pour celui-là, pas l’ombre d’une hésitation. Ceux qui seront sur place en août pourront dire à leurs enfants et à leurs petits-enfants : j’y étais. Car pas de doute : il faut.

La pétition contre l’aéroport : http://acipa.free.fr/Petition/petition.htm

Entre chien et loup (quand le loup gagne la partie)

Assez de cris de guerre ! Hier au soir, j’ai oublié les grands malheurs du monde, et même les divagations du Monde Diplomatique. C’est dire. Alors que le jour commençait d’être incertain, alors qu’il rassemblait avant départ ses douces lumières, je me suis mis en route. Direction le fond du vallon, et le ruisseau, donc.

Entre chien et loup ! Y a-t-il plus belle expression ? Je n’en suis pas si sûr. Car elle dit la frontière essentielle entre soi et soi. Entre la liberté et le collier. Entre les sens les plus profonds et les comptes d’apothicaire. Entre la vie et ce qui en tient généralement lieu. Je viens de retrouver, après recherche, un bel extrait des Métamorphoses, du grand Ovide. Le texte complet est d’une longueur extravagante – à nos yeux – d’environ 12 000 vers, dont le début de la rédaction remonterait à l’an 1 de notre ère. Où l’on voit que notre monde d’après Jésus avait pourtant bien commencé.

Ovide, donc. Voici quelques vers en latin, ce qui ne saurait faire du mal, à condition de déclamer dans le vent :  « Jamque dies exactus erat, tempusque subibat,/quod tu nec tenebras nec possis dicere lucem;/ sed cum luce tamen dubiae confinia noctis » . Ce qui veut dire à peu près : « La journée était déjà écoulée, et le moment s’approchait/qu’on ne pourrait appeler ni les ténèbres, ni la lumière;/car bien qu’éclairé encore, cet instant est bien proche de la nuit ».

Hier au soir, donc, le vallon, le ruisseau, alors que les ombres dissolvaient une à une les ombres. Il ne peut y avoir  plus beau que marcher dans le noir qui gagne. Je faisais donc bien partie de cet air encore chaud et de tous ces animaux si proches. Où étaient-ils, d’ailleurs ? Je n’ai pas voulu déranger, et j’ai seulement rencontré un ver luisant, qui appelait sa belle. Puis entendu un froufrou dans les pins sylvestres, qui pouvait être celui d’une chouette hulotte. Enfin suivi quelques minutes le pas gracile de quelque mammifère circulant dans la litière des feuilles anciennes. Un renard ? À l’oreille, on eût dit qu’un enfant de moins de dix kilos sautillait par-delà la ligne des arbres.

Le plus enivrant, hier en tout cas, n’était pas là. L’ivresse était dans l’air, dans l’odeur folle et furieuse des airs surchauffés par l’été. Je suis hélas incapable de vous décrire ce festin. Plus haut, les chênes pubescents et les pins relâchaient leur respiration, libérant l’essence du jour enfui. Plus bas commençaient les frênes, puis les peupliers, puis les aulnes, puis les saules du bord de l’eau. L’humidité, vous le savez comme moi, est comme un alambic géant qui remue, mélange, et change tout ce qui passe à portée.

Aussi bien, à un moment, la terre, la feuille, le bois, les herbes, la pierre formaient des vagues. Des ondes perpétuellement neuves et différentes, dont le ressac me secouait comme si j’étais devenu une paille. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, quand on laisse derrière soi son uniforme social. C’est bien à un fétu que l’on ressemble. Un presque rien. Quasiment tout. Un lumignon intérieur, une microscopique présence au monde, quand celui-ci est devenu l’univers.

Adresse au Monde Diplo et à l’Acrimed (sur le Nicaragua)

Pour ne rien vous cacher (ou presque), je suis installé face à mon vallon du bout des terres habitées. Le vent souffle et fait plier les frênes, le ciel est bleu, et ce matin de rêve, tôt, un long bras, aussi blanc que langoureux, occupait le dessus du ruisseau. L’humidité, bien sûr. Regarder mon ruisseau est une perpétuelle leçon de choses. Aujourd’hui, donc, formation et dissolution d’un nuage. Je vous l’assure, c’était d’une beauté à douter de notre intrinsèque faiblesse.

Je devrais, je le sens, vous parler plutôt du monde incroyable qui m’entoure, et que je peux parcourir à pied, inlassablement. Ce soir peut-être, avant la nuit, Patrick me montrera une vaste mare qu’il a découverte ces dernières semaines, à quelques centaines de mètres du hameau. Or il habite ici depuis trente-cinq ans ! Voyez, je ne suis pas près de bien connaître ce pays qui se referme peu à peu à l’homme. Bien entendu, qui dit mare permanente, surtout ici, signifie présence d’animaux, comme autour d’un marigot africain. Je crois que je vais une fois de plus vers le bonheur.

Oui, mais. Oui, mais il y a une paire de jours, j’ai dû descendre vers la plaine, et me rendre à la gare de M. Là, j’ai acheté – ce qui ne m’arrive jamais – le journal Le Monde Diplomatique. Pourquoi ? Parce qu’il contenait une double page consacrée au Nicaragua. Avec un long article du journaliste Hernando Calvo Ospina – que je ne connais pas – (ici), suivi d’un encadré de l’un des piliers du journal, Maurice Lemoine (ici). Le Nicaragua, pour des raisons qui appartiennent à mon passé et à mon cœur, est en moi jusqu’à la fin de mes jours.

J’ai lu. Je ne cherche pas à insulter – à quoi bon ? -, mais ces deux papiers appartiennent à mes yeux, sans conteste, à la tradition stalinienne de la pensée politique. J’en ai souvent parlé, et si j’y reviens, c’est parce que cette maladie de l’âme, qui a une histoire, Dieu sait, reste un obstacle sur la voie d’une pensée nouvelle, où la crise écologique deviendrait le cadre général, et non plus un quelconque ajout. Je ne vais pas vous embêter à faire l’exégèse des deux textes. Et je me contenterai d’un seul exemple : les élections municipales qui se sont déroulées en novembre 2008 au Nicaragua.

Le président en place, Daniel Ortega, est sandiniste. Après avoir été chassé du pouvoir en 1990, il y est revenu, avec 38 % des voix, en 2006. Il fait partie de ce petit groupe guerillero appelé Front sandiniste de libération nationale (FSLN) qui a pris le pouvoir en 1979, après avoir chassé de force ce fils de pute appelé Anastasio Somoza. Je me permets cette expression de « fils de pute », car elle a – aurait – été employée par le président américain Roosevelt en 1939. Parlant alors du père d’Anastasio, qui tenait déjà le pouvoir à Managua, il avait – aurait – déclaré : « Somoza may be a son of a bitch, but he’s our son of a bitch ». C’est-à-dire : « Somoza est peut-être un fils de pute, mais c’est le nôtre ».

Résumons : en 1979, le fils du dictateur, dictateur lui-même, est renversé par les sandinistes, dont Ortega. Lequel est un homme de pouvoir comme vous n’imaginez guère. Un caudillo dans l’âme. Pour revenir au poste de commandement, il s’est livré à des manœuvres qui rendraient Sarkozy sympathique. Et il y est parvenu. En 2006, donc. En 2008,  comme je l’ai écrit plus haut, élections locales. Truandées en grand. En Très Grand. Je vous demande de me croire sur parole ou, si vous lisez l’espagnol, de vous rendre compte par vous-même (ici). Cette épouvantable manipulation a mené le pays, une fois de plus, au bord d’affrontements meurtriers. Mais nul lecteur du Monde Diplomatique n’en saura rien.

Et pourtant ! Une très grande part des sandinistes historiques sont dans l’opposition au caudillo Ortega, bien entendu ami proche du président vénézuélien Hugo Chávez. Dans le désordre, je citerai Ernesto Cardenal, Sergio Ramírez, Dora María Téllez, Henry Ruiz, Luis Carrion, Victor Tirado et encore beaucoup d’autres. Un mot sur Cardenal, prêtre et poète immensément populaire, qui a rompu avec le FSLN dès 1994, déclarant alors : « [Ortega] a manipulé les élections du parti avec toutes sortes de manœuvres, insultant et calomniant Sergio Ramírez et tous ceux qui ne lui sont pas inconditionnels. Dans ma lettre de démission je parle de despotisme, de verticalisme, de la direction autoritaire de Daniel. Je dénonce aussi le manque d’éthique, la corruption et dans quelques cas, les vols ».

Un mot également sur Dora María Téllez. Connue au Nicaragua comme la louve blanche qu’elle est, Dora fut à 22 ans, en 1978, l’une des principales responsables de la prise d’assaut du parlement somoziste, au cours duquel la totalité des parlementaires de la dictature d’alors furent pris en otage par la guerilla sandiniste. Ce sont ces gens, tous ces gens souvent admirables qui considèrent aujourd’hui Ortega comme un traître et un salaud. Mais de tout cela, aucun lecteur ne trouvera la moindre trace dans ce grand journal altermondialiste qu’est Le Monde Diplomatique.

En place et lieu, ils auront droit à un long article de savante désinformation. Je ne doute pas que le vertueux Serge Halimi, directeur du mensuel, publiera dès le mois prochain un rectificatif qui remettra les pendules à l’heure. Et en attendant, j’espère vivement que l’association Acrimed (ici), qui traque sans cesse la désinformation chez les autres, saura aussi la reconnaître chez ses amis du Monde Diplomatique. Que tous sachent que je publierai sans aucune censure leur éventuel commentaire à cet article.