Au moment où j’écris ces lignes, il y a une semaine que le vol AF-447 Rio-Paris s’est terminé tragiquement pour les occupants de l’avion. Et le moteur de recherche « Google Actualités » dénombre la bagatelle de 1 150 articles consacrés à cette affaire dérisoire. J’écris dérisoire, car elle l’est vraiment. Elle est à ce point insignifiante qu’elle confine en effet à la moquerie pure et simple. Sauf qu’elle est aussi infiniment sérieuse.
Il va de soi que je plains les victimes et leurs proches. Mais il est certain que ce drame privé n’a pas la moindre raison d’occuper les télés, les radios, les journaux de manière obsessionnelle. J’ajouterai le mot obscène, car nous ne sommes guère loin de la pornographie de l’âme. Le nom des morts, leur passé connu ou inventé, les larmes des vivants, le soulagement d’une paire de miraculés, tout cela ressortit à l’immondice et donne la nausée. Ce qui fut un grand journal – Le Monde – aura accordé sa une et une large photo à ce fait divers. Les autres ont fait pire, à peine pire.
Je ne sais pas, dans les détails, ce que cela veut dire. Mais je sens que ce signe est d’une rare gravité. Un peuple qui s’enivre de la recherche de bouts de bidoche et de carlingue est mûr pour les aventures extrêmes. Tous les signaux s’allument. Tous les signaux sont allumés. Tous les voyants clignotent. Et ce n’est pas le grand succès télévisé du film Home – France 2 a réuni plus de 8 millions de téléspectateurs vendredi – qui y changera quoi que ce soit. Je ne critique pas, en l’occurrence, Yann Arthus-Bertrand. Cet homme dont je suis si éloigné a l’étonnante capacité – que je n’aurai jamais – de parler à des millions d’êtres de choses sérieuses. Tout le reste est second. Y compris ses financements, et donc toutes ses ambiguïtés.
Mais au fond, que penser de ce grand spectacle, que je n’ai d’ailleurs pas vu, faute de télé ? D’un côté, on peut estimer à bon droit qu’il aura fait œuvre de pédagogie. D’un autre, on ne peut qu’être frappé par la multiplication des alertes du même type. Hulot le fait – très bien – avec Ushuaïa, et tant d’autres les ont précédés que je vous en épargne la liste. Vous voulez mon avis ? Quelque chose ne tourne pas rond. J’ai le sentiment d’un simulacre. D’un dispositif par quoi des millions de gens font semblant. D’être au courant. De commencer à faire quelque chose.
Je n’écris pas pour le plaisir du paradoxe. Et sachez que je souhaite vivement me tromper. Vivement. Mais enfin, depuis combien de lunes nous répète-t-on que le compte à rebours a commencé, et qu’il ne reste plus que tant de jours, de mois et d’années avant que tout ne soit foutu ? Arthus-Bertrand, après une flopée d’autres, déclare devant tous les micros qu’on lui tend : « On a dix ans pour changer ». Le croit-il ? Croit-il qu’on peut changer de direction motrice en s’appuyant sur la BNP – qui le finance – et d’autres sponsors qui ont tous intérêt à ce que dure ce développement suicidaire ?
Je me répète : je n’écris pas pour le plaisir du paradoxe. Ni pour celui de la solitude dédaigneuse. Seulement, je ne veux plus composer avec ces illusions constantes que la doxa – cet ensemble formant confusément l’opinion du jour – nous impose. Si je suis moi dans la répétition, d’autres sont dans le radotage, qui croient, après Fairfield Osborne, Roger Heim, Rachel Carson, le Club de Rome, René Dumont, les engagements de Rio (etc) qu’il suffit de parler. Eh non ! Il faut défier, il faut désigner les points nodaux, puis s’en emparer, et donc agir, comme jamais. Non pas surfer sur le Net, mais affronter le réel, enfin. Et ce sera bien plus dur que de gagner quelques sièges de députés européens.
Un mot sur ces élections d’hier. Le succès d’Europe-Écologie n’est pas la bonne nouvelle que certains imaginent. En tout cas, telle est mon opinion. Car elle relance la machine à fabriquer des billevesées. Elle laisse croire qu’une avancée réelle pourrait passer par un gain ridicule dans des élections sans enjeu véritable. Franchement, je suis partagé entre le rire et les larmes. Où l’on revient à l’incroyable vide de l’information et de ceux qui s’en disent les maîtres inspirés. Des centaines, demain des milliers d’articles sur le crash du vol Rio-Paris. Et de même des centaines, suivis de milliers de commentaires sur ce presque rien électoral, qui devient brutalement tout.
Moi, j’ai fait un calcul à la louche – à l’instant – du vrai résultat des élections d’hier. Sarkozy, qui tient tous les pouvoirs en mains, a réuni un peu moins de 12 % des électeurs inscrits. Un vrai triomphe. Cohn-Bendit autour de 7 %. Mélenchon et ses nouveaux amis communistes, 3 % environ. Telle est la base véritable à partir de laquelle nous pourrions commencer à analyser les chiffres. Mais nul ne le fera bien sûr. Car dans la société des décideurs de tout poil – médias inclus -, la réalité n’est plus que représentation et spectacle, théâtre d’ombres et manipulation. Non, je crois devoir vous dire que nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Laquelle ressemble de plus en plus à celle du film d’Autant-Lara, tourné en 1951. Dans L’Auberge rouge, les voyageurs sont plongés dans une mortelle croyance. Ils pensent atteindre au repos, ils croient qu’on les nourrira bien et qu’ils pourront reprendre la route dans de meilleures conditions. Ils me font penser à quelqu’un. Ils me font penser à nous.
PS : Je sais bien que nombre d’entre vous ont voté. Je sais bien que nombre d’entre vous souhaitent pour une fois se laisser bercer. Et je le comprends d’autant plus facilement que, sans ironie, j’ai toujours aimé les comptines. Mais mon rôle, et je n’y puis rien, est de vous dire ce que je pense, sans tenir compte du reste. C’est mon destin. Mais vous l’avez sûrement compris.