Ce n’est pas le livre le plus rigolo de la saison, mais sa lecture renforce le sentiment qu’il faut sortir du cadre. En tout cas chez moi. Mais peut-être n’y a-t-il plus de cadre ? Peut-être que tout tient à jamais dans ce cadre-ci ? Comme je n’ai pas envie – envie, je confirme – de le croire tout à fait, je préfère une seconde penser au printemps. Je sais trop le reste pour m’apesantir encore sur l’hiver de la pensée.
Et ce livre ? La politique de l’oxymore, de Bertrand Méheust (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte). Il est court – 160 petites pages – et ne coûte que 12 euros, un prix à peu près raisonnable. Je ne le trouve pas renversant, et j’espère que l’auteur ne m’en voudra pas de dire simplement ce que je pense. Il n’est pas renversant, mais il peut utilement servir à décoincer par ci par là quelques neurones. Et quel livre d’aujourd’hui peut en dire autant ?
Je rappelle pour commencer qu’un oxymore est une contradiction dans les termes, quelque chose qui ne se peut. Méheust en cite beaucoup, un peu trop peut-être, dont ce si fameux « développement durable », qui est assurément l’un des plus beaux. L’expression, opportunément mal traduite de l’anglais, signifiait au point de départ « développement soutenable ». Je le sais parce que je le sais. Mais je le sais aussi parce que je possède le rapport dit Brundtland, dans une version québécoise qui fait autorité (Notre Avenir à Tous, Les Éditions du Fleuve, 1989).
Le développement durable dont on nous rebat les oreilles chaque jour est en fait Sustainable development. Et croyez-moi, cela change tout. Car le développement soutenable renvoie à des notions écologiques imparables. Un écosystème est ou non capable de soutenir tel ou tel usage. Il n’appartient pas à l’homme, même si celui-ci peut évidemment le détruire, ce dont il ne se prive pas. Sustainable development est une vision riche, exigeante, des relations entre l’homme et la nature. C’est d’emblée une notion problématique et incertaine, qui oblige en permanence à s’interroger. Le développement durable, lui, est devenu la tarte à la crème des innombrables tartuffes de ce monde, qui entendent faire durer le développement jusqu’à la fin de tout ce qui bouge sur terre.
Ne croyez pas ce débat philologique anodin. Il est central. Je ne sais qui a réalisé le tour de passe passe autour de l’expression Sustainable development. Je ne sais s’il a été volontaire, organisé, planifié peut-être. Il me semble que c’est possible. Dans tous les cas, on voit bien que les assassins de la vie se battent autour des mots comme s’ils en avaient – eux, et pas nous, hélas – compris toute l’importance. Voyez le mot biocarburant ! Je sais bien que certains écologistes sont fiers d’avoir à moitié imposé le mot agrocarburant, que tant de gens ne comprennent pas. Mais enfin, est-ce une victoire ? La véritable réussite aurait été de pouvoir nommer ce crime de la manière adéquate. Et il n’en est qu’une : nécrocarburant.
Autre exemple auquel je viens de m’intéresser : le sort des animaux. Dans les coulisses, une bagarre étonnamment vive oppose les tenants du « bien-être » animal à ceux de la simple « bientraitance », affreux néologisme qui dissimule – mal – le refus de considérer la souffrance des animaux. D’ailleurs, un combat parallèle et complémentaire se livre entre ceux qui osent parler de la souffrance du cochon ou du poulet et ceux qui veulent réserver ce mot à l’espèce humaine, lui préférant en l’occurrence celui de douleur, qui élimine toute allusion à des formes de conscience chez l’animal.
Bon, je me suis un peu éloigné, vous avez l’habitude. Pour la peine, un extrait intéressant du livre de Méheust : « Avant d’aller plus loin (…), un fait qui me semble absolument capital pour l’intelligence de notre problème : un univers mental cherche toujours à persévérer dans son être et ne renonce jamais de lui-même à lui-même si des forces extérieures considérables ne l’y contraignent pas. Je crois que l’on trouvera difficilement dans toute l’histoire universelle un seul exemple vraiment convaincant d’un tel renoncement ».
L’italique de la citation appartient à la citation, bien entendu. Et, faut-il l’ajouter ? je suis d’accord avec Méheust. Il va falloir mettre en mouvement des forces considérables.