Yves Paccalet est un vilain garçon

Je connais plutôt bien l’écrivain naturaliste Yves Paccalet. Pour une raison simple :  j’ai travaillé avec lui au magazine Terre Sauvage. Pendant des années, nous nous sommes partagé une rubrique de balades à pied dans les lieux les plus sauvages. J’ai donc beaucoup d’excellents souvenirs de ce grand amoureux de la vraie nature. Cela ne signifie évidemment pas que je partage ses vues, ni lui les miennes. On s’en fout : Yves, si tu me lis, un grand salut. Un abrazo.

Hier, alors que je venais de mettre en ligne l’article précédent, Yves m’a envoyé un courriel contenant un coup de gueule, en ligne sur son propre blog. Je vous le laisse découvrir ci-dessous, mais avant cela, un petit commentaire. Yves Paccalet, longtemps compagnon de Cousteau, auteur de dizaines de livres, ci-devant président de la section française de la Croix-Verte internationale créée par Gorbatchev, chevalier de la Légion d’honneur, n’est pas un voyou de mon espèce. Certes non. Il est en outre un grand connaisseur des océans et de leurs habitants. Aussi bien, je trouve extrêmement révélateur que nos Seigneuries l’aient éjecté du Grenelle de la mer. Où siégeront d’aussi improbables défenseurs de la mer que ce monsieur Orsenna, ancien serviteur de François Mitterrand, toujours ami sincère du grand Jacques Attali, que je ne présente plus. Les organisateurs du Grenelle de la mer ont à ce point peur de leur ombre qu’ils ne regardent plus qu’elle, dédaignant ce qu’elle leur dissimule. Quel meilleur mot qu’imbécile leur conviendrait ? Voici Paccalet :

Le Grenelle de la mer

Le Grenelle de la mer a commencé sans moi ; et finira probablement de même.
Le ministère de l’Ecologie (MEDAD) a jugé que ma participation n’était pas indispensable. Certains lui avaient fait observer que j’étais, depuis des années, l’un de ceux qui connaissaient le mieux le milieu. Que j’avais été, pendant plus de quinze ans, le “bras droit du commandant Cousteau”. Que j’avais écrit des centaines d’articles et des dizaines de livres sur le sujet (plus de vingt bouquins et deux encyclopédies comme co-auteur avec Cousteau, et bien d’autres ensuite : Secrets de corail, Lions de mer, Baleines, Méditerranée: le miracle de la mer, La Mer et la vie, Voyage au pays des mers, La Vie secrète des requins, La Vie secrète des dauphins, Mystères et légendes de la mer, etc.).
Mais, comme disent les bureaucrates du MEDAD, mon nom “n’est pas remonté”… En fait, comme me l’ont suggéré quelques bons connaisseurs de la cuisine gouvernementale, il a été éjecté. Ce qui ne plaisait pas, c’était mon état d’esprit, mes prises de position radicales contre la surexploitation des richesses marines (la pêche industrielle, mais pas seulement), mes indignations contre le saccage des côtes et les pollutions de toutes origines (notamment industrielles et agricoles), mes vitupérations contre l’irresponsabilité historique des autorités françaises dans cette matière.

Dommage. J’étais sans illusions, mais non sans bonne volonté (comme je l’avais montré au Grenelle de l’environnement). Le Grenelle de la mer n’a pas besoin du “principal collaborateur du commandant Cousteau”. On verra ce qu’il en sortira. Je continuerai, quant à moi, d’écrire mes articles et mes livres, obstiné comme l’arapède sur son rocher battu par les vagues.

Yves Paccalet le 20 avril 2009.

Retour, renard, rigolade (amère)

Bon, ben voilà, je suis ici. J’ai passé dix jours sans nul lien téléphonique ou informatique avec le monde. Je n’ai pas acheté de journaux. J’ai attendu patiemment que les jours s’écoulent au-dessus de mon vallon à moi. Quelles pluies, à part cela ! Que d’eau ! Je dois dire que j’aime. Rien ne m’atteint plus que le risque de sécheresse, et comme il a dû tomber 150 mm d’eau en trois ou quatre jours, j’ai bel et bien été heureux.

Le jardin que j’ai acheté m’appartient désormais, mais ce n’est pas un jardin. Pas encore. Je l’ai acheté sans le voir, comme il m’arrive de faire pour des choses bien plus coûteuses, et je ne regrette pas. Mais c’est une friche, dessous le jardin de Patrick, face aux pâtures de Jean et René, une friche abandonnée depuis des lustres. Je dirais trente ans. J’ai coupé, tranché, dessouché, arraché des pruniers sauvages, commencé une haie végétale qui promet, j’en suis tout brisé. Mais cela sera beau, il n’y a pas de doute.

Je suis par ailleurs allé voir la rivière. Mon Dieu ! La voir aussi forte, aussi magnifiquement désordonnée un 15 avril ! Elle ne passait pas au-dessus de la passerelle du T., mais elle n’en était pas si loin. Je n’avais jamais vu à cette date de tels flots. J’ai pensé aux petites couleuvres qui, l’été venu, animent les maigres courants de la belle amincie. J’ai pensé aussi aux grenouilles et aux têtards, qui se lancent dans la folle aventure de la vie au début de l’été. Et je me suis demandé où ils pouvaient tous être rencognés. Franchement, quand la rivière s’enfuit à cette vitesse-là de la montagne, où vont les immobiles ?

J’ai également lu un livre sur les renards, car mon intention était d’aller voir dans la châtaigneraie voisine si les petits de l’année pointaient déjà leur nez. Mais j’ai abandonné l’idée à cause de la pluie. Elle crépitait trop. Elle servait à l’occasion une palanquée de grêlons. Alors, entre deux coups de pioche, je suis resté devant le feu. Tantôt à boire, tantôt à boire. Alban et ses copains sont venus, et comme de juste, le vin a coulé dans nos veines. Je connaissais déjà Stéphane, et j’ai rencontré pour la première fois Tim, un Anglais. Ce sont des gaillards, on n’imagine pas.

Enfin, sitôt rentré, j’ai lu le portrait du chercheur Daniel Pauly, dans le journal Libération (ici). Vous savez mieux que moi que vient de commencer un pompeux Grenelle de la mer. J’aurai l’occasion d’y revenir, car c’est à pleurer. En tout cas, jetez un œil sur cet article. Pauly est assez fabuleux, je dois écrire. Mais vous jugerez. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la pêche, il annonce qu’il faudrait de toute urgence s’attaquer au monstre nommé « pêche industrielle ». Laquelle dévore au plan mondial, avec le même appétit, les subventions – 26 milliards d’euros par an – et les poissons, écosystèmes en sus.

Le plaisant, c’est que l’auteur de l’article, Michel Henry, semble avoir peur de donner la parole, pour une fois, à un homme qui ose. Il glisse en tout cas de bien curieux commentaires, parmi lesquels « outsider », « Il exagère », etc. Il est manifeste que Pauly lui est sympathique, mais comme on le dit d’un doux cinglé qui ne saurait avoir raison contre tout le monde. Moi qui m’en moque bien, et de paraître cinglé, et d’avoir – ou pas – raison contre tout le monde, je vous conseille de surveiller ce Pauly de près. Car c’est un grand. Car c’est un homme qui voit. Car c’est un homme qui voit loin. Et je suis certain qu’on reparlera de lui bien souvent. Au fait, connaissez-vous les quatre thèmes de ce nouveau Grenelle ? Les voici : « La délicate rencontre entre la terre et la mer », « Entre menaces et potentiels, une mer fragile et promesse d’avenir », « Partager la passion de la mer », « Planète mer : inventer de nouvelles régulations ».

Allez donc regarder le site de la nouvelle opération de charme sarkozyste (ici). On n’y parle évidemment pas de « pêche industrielle », car ce serait un gros mot qui mettrait les convives mal à l’aise. C’est logique, car quelle différence y a-t-il entre subventions à la pêche intensive et subventions à l’agriculture productiviste ? Dans un cas, il s’agit d’actes de guerre contre la vie marine. Et dans l’autre d’agression caractérisée contre la vie terrestre. Surtout, surtout donc, ne pas en parler. Je crois que ce site officiel, estampillé Borloo et Jouanno, est un chef-d’œuvre de la novlangue bureaucratique qui inonde notre vie. Attention les yeux, je n’ai pas fini de vous parler de cette fumisterie, et de ceux qui lui assurent crédibilité.

On se voit plus tard, dès que je reviens

Je m’en vais, figurez-vous. J’arrête ce blog pour une dizaine de jours. Je vais chez moi, dans mon vrai chez moi de là-bas, où le circaète doit déjà m’attendre. Vous ne le savez pas, mais hier, si tout s’est passé comme prévu, je suis devenu propriétaire d’un petit jardin, juste après celui de Patrick, dans le chemin creux qui descend en direction du ruisseau. Je pense que vous situez. Les amandiers sont en fleurs, je me suis renseigné, vous pensez bien.

J’espère apercevoir la huppe fasciée qui niche non loin de la grange de René. On peut toujours rêver. La rivière doit être pleine d’eaux de neige, haute et folle, et la famille rouge-queue devrait être posée dans la mousse de son nid, à même le rocher. Sans doute essaierai-je de voir le blaireau, ce petit ours que des homuncules s’amusent parfois à déterrer avec des chiens spécialement entraînés.

Mais baste, je me fais la belle le rire aux lèvres. Je jure solennellement de ne pas penser à la crise écologique plus de deux heures par jour. Alban, l’homme qui est responsable de l’existence de ce rendez-vous appelé Planète sans visa, arrive de Marseille samedi, avec une bande de post-punks. Nous allons boire, je vous le garantis sans nulle facture.

Il n’est pas impossible que je vous envoie un salut de mon vallon sacré. De chez Lili, si ça se trouve. On verra. N’oubliez pas que des commentaires peuvent rester bloqués pendant cette absence. Si cela se produit, pas de parano, je mettrai tout en ligne à mon retour. Vous savez quoi ? Je suis heureux.

Emmanuel Todd ou l’intelligence dans le vide (sur la mort des abeilles)

Vous avez dû vous en rendre compte depuis le temps : les systèmes médiatiques ont besoin de ce que le jargon appelle des « bons clients ». Le bon client parlera bien dans le poste, avec une ou deux formules claires, sans éclaboussure s’il vous plaît. En télé par exemple, où la caricature atteint des sommets, un sujet de journal excède rarement 1 minute 30. Dans ce format, la pensée n’existe pas. Il faut idéalement avoir une gueule et faire mouche avec des phrases mille fois entendues et pourtant tournées comme si l’on vous offrait une première.

À ce jeu, la sélection est rude et sans appel. On n’invitera pas à nouveau quelqu’un qui s’y reprend à deux ou trois fois pour préciser une idée complexe. On raillera les bafouilleurs, ceux qui ont peur, ceux qui ne disent pas merci, ceux qui crient ou s’énervent. Cela vaut aussi, un peu moins, à la radio. Autrement dit, et vous le saviez, les personnages publics sont standardisés de manière quasi-industrielle. Même les quelques bouffons de service le sont.

Emmanuel Todd est « un bon client ». Je n’ai rien contre lui. Il m’indiffère. Mais on le voit dans quantité de gazettes, mais on l’entend régulièrement. Politologue, sociologue, historien, démographe à ses heures, Todd est associé pour le temps qui reste à cette formule utilisée par Jacques Chirac au cours de sa campagne électorale de 1995 : la « fracture sociale ». Todd avait utilisé cette expression dans un article que personne n’avait lu, sauf un obscur conseiller chiraquien qui l’avait aussitôt transmise à son bon maître. Lequel en avait fait le songe-creux de sa campagne pour les présidentielles.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien. Ce que l’on voulait. Ce que l’on entendait. Apparemment, cela aura marché. Jusqu’à quel point ? Nul ne le saura jamais. Pour comble, le mot n’était pas de Todd, mais de Marcel Gauchet, à qui il l’avait empruntée. Voyez l’admirable circuit : Todd utilise Gauchet avant d’être récupéré par Chirac, et la rumeur médiatique sacre le premier de la liste, qui n’a strictement rien fait pour mériter la récompense. Bah ! faut pas s’en faire pour si peu.

Reste que depuis, Todd est servi à toutes les sauces. On ne sait pas trop s’il est de gauche, d’une gauche volontiers patriote voire souverainiste, ou d’une droite gaulliste et populaire. Je vous avouerai que je m’en fous royalement. Le fait est qu’il passe à la télé, qu’il avait jadis son rond de serviette au journal Politis – peut-être encore, je ne sais – et qu’il est constamment sollicité pour dire de quoi le monde de demain sera fait. Un dernier détail qui n’en est pas un, avant d’en venir à l’essentiel : Todd est entré au Parti communiste en 1968, alors que les chars staliniens écrasaient le Printemps de Prague. Il semble donc qu’il lui arrive de se tromper.

En tout cas, il n’est plus communiste, je vous rassure aussitôt. Il y a quelques jours, le journal Le Monde organisait en grandes pompes un débat comme il les aime. Creux comme un authentique tambour, ennuyeux jusqu’à s’endormir devant les lignes. Car bien sûr, je n’y ai pas assisté. Je me suis contenté d’en lire le compte-rendu, qui m’aurait d’ailleurs échappé si on ne me l’avait pas signalé. Le débat, comme c’est étrange, rassemblait plusieurs personnages que j’ai eus à présenter ici, de la manière un peu voyoute qui est la mienne. Chantal Jouanno, secrétaire d’État à l’écologie, était là, la pauvre. Érik Orsenna était là. Jacques Attali – si, lui – était là. Et Todd aussi.

À un moment, du haut de sa notable intelligence d’excellent élève, Emmanuel Todd a dit exactement ceci : « Le problème, aujourd’hui, ce n’est pas la disparition des abeilles, c’est la disparition des emplois ! ». Au premier abord, je vous avoue que j’ai pensé du mal de notre politologue. Peut-être ai-je lâché dans le silence de mon antre :  « Quel con ! ». Mais je vous assure que je me suis repris. Car ce n’est pas de la connerie, du moins je ne pense pas. C’est une illustration flamboyante de ce qu’est la classe intellectuelle en France. Ces gens, tous ces gens pensent, certes plus ou moins bien, mais à l’intérieur d’un petit bocal de verre où ils se tiennent chaud. Ce bocal, c’est un paradigme, qui est le cadre général de la pensée en 2009.

On y trouve toutes les données d’un monde qui disparaît, dominé par le souvenir du progrès sans fin et sans but, l’exaltation de l’individu, l’illusion d’une aventure humaine sans limites, l’habitude de débats sans le moindre intérêt. Par exemple : faut-il que la Turquie entre dans l’Union ? Obama nous sauvera-t-il du krach final ? Avons-nous besoin d’un président européen ? Enverra-t-on des troupes en Afghanistan ? Jean-Claude Trichet est-il un bon banquier ? La CGT gardera-t-elle la majorité à la SNCF ? La liste est si longue que chacun peut s’amuser chez soi à la poursuivre.

Emmanuel Todd ne comprend pas, en tout cas, que la disparition des abeilles signifie que tout a changé. Que la terre n’est plus la terre. Que les menaces sur la vie même commandent de tout repenser. De sortir pour commencer la tête du bocal, où tout le monde vous connaît, pour affronter les vraies difficultés de l’univers, où vous n’êtes plus qu’un être parmi d’autres. Mais il ne le fera pas. C’est trop tard pour lui et la plupart des autres. Todd, s’il avait la moindre idée de ce qu’est devenu le monde, aurait précisément dit : « Mais attendez, de quoi discutons-nous, au juste ? Le problème, ce n’est pas la disparition des emplois. C’est la disparition des abeilles ! ». Et il aurait été grand, et il serait devenu en une seconde un penseur authentique. Au lieu de quoi il est et reste un « bon client » du bazar médiatique. Ma foi, on voit qu’il y prend plaisir. Toujours ça de pris.

Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 5

Voilà, c’est la fin. Le témoignage de Gaston Dumas, qui suit, éclaire d’une manière sinistre le dossier des digues du Bangladesh. Tout est dit. Tout est clair. Presque trop clair. Je souhaite ardemment que vous pensiez au moins quelques minutes à nos frères paysans du Bangladesh, qui ploient sous l’effort quotidien. Les propriétaires terriens y imposent cette loi que nos ancêtres ont abolie certaine nuit d’août 1789. Pensez à ces êtres aussi aimables, aussi respectables que n’importe lequel d’entre nous. Et pensez à Jacques Attali. Pas tant à sa si médiocre personne qu’à ce qu’il représente en France. Songez à sa place, à ses soutiens, à sa crédibilité dans tant de journaux imbéciles, dont certains prétendent pourtant incarner l’intelligence. Dans le monde tel qu’il est fait, on ne peut être du côté des paysans du Bangladesh et faire des sourires aux si nombreux Attali de la place. Il faut choisir.

L’AFFAIRE DUMAS 
Gaston Dumas part pour une mission d’expertise au Bangladesh le 25 octobre 1990. Choisi par la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) – c’est-à-dire l’État – pour sa très grande expérience professionnelle, il doit rester trois mois dans le pays et définir, puis calculer les paramètres hydrologiques permettant une protection contre les crues. Hydrologue, Gaston Dumas a dirigé dans le cadre de l’ONU, de 1964 à 1966, une étude sur le delta du Bangladesh, la plus importante jamais entreprise. Pendant ces deux années, près de 400 personnes, disposant d’une vingtaine de bateaux, ont réalisé des millions de mesures hydrométriques. C’est dire sa compétence et sa connaissance du pays.

Lorsqu’il revient au Bangladesh vingt-cinq ans plus tard, le service hydrologique bangladeshi qu’il avait contribué à créer existe toujours. C’est la seule bonne surprise du séjour. Sitôt arrivé, Gaston Dumas constate qu’il n’a pas les moyens de travailler. Il ne dispose que d’un minuscule bureau provisoire, n’a pas de voiture – celle qui lui était destinée sert à d’autres fins -, pas davantage de micro-ordinateur. Les rapports sont d’emblée exécrables avec Jean-Marie Lacombe, le résident à Dhaka du bureau d’études qui paie sa mission, le BCEOM.

Peu à peu, Dumas est amené à s’interroger sur le sérieux de l’étude de préfaisabilité financée en 1989 par le gouvernement français (voir les 4 articles précédents). Malgré ses demandes répétées, il ne peut obtenir les données informatiques ayant servi de base à l’étude. À peine si l’on consent à lui envoyer à Dhaka une disquette sans intérêt. « Je ne comprends pas, écrit-il dans un fax du 20 novembre 1990 adressé en France à un responsable du BCEOM, pourquoi l’analyse des niveaux d’eau (fondamentale) n’apparaît nulle part, non plus que celle des précipitations journalières (l’analyse commence à quarante-huit heures). J’aimerais avoir les éléments correspondants ». Il ne les aura jamais.

« Ce ne pouvait être qu’une politique délibérée pour me priver de toute information sérieuse », estime-t-il aujourd’hui. En s’appuyant sur des éléments de son travail de 1966, en récoltant à ses frais des données en dehors de son temps de travail, sur un ordinateur prêté, Gaston Dumas progresse néanmoins. Il ne fait bientôt plus de doute pour lui que l’étude de préfaisabilité présente des carences vertigineuses et que beaucoup de ses chiffres sont faux. « Personne ne pensait, dit Gaston Dumas, que j’allais remettre en cause cette Bible en collectant de nouveau toutes les données avec l’aide de mes deux adjoints bangladeshis, et en dehors de toute voie officielle ».

À son retour en France en février 1991, devant les opacités manifestes de sa mission, Gaston Dumas propose sa démission. Dans une lettre au BCEOM, il précise que « si nous nous apercevons, après l’étude [celle qu’il mène à l’époque] que certains ouvrages de protection contre les crues, par exemple des endiguements, ne peuvent jouer leur rôle par suite de la disproportion entre le débit des lits majeurs et celui des mineurs de certaines sections des cours d’eau, il sera difficile de redresser la situation (…). Dans l’obligation d’effectuer une tâche incomplète, [il ne veut pas] être accusé ultérieurement d’avoir négligé la partie hydrologique [qu’il] estime la plus importante ». À la suite d’une réunion au siège de la CCCE à Paris le 13 février, en présence de Joël Maurice, il accepte néanmoins une nouvelle mission de trois mois, « à condition d’avoir un soutien logistique digne de ce nom ».

Sur place, bien au contraire, tout se gâte. L’homme du BCEOM à Dhaka, Jean-Marie Lacombe, ne supporte plus les critiques de Gaston Dumas. Il va jusqu’à bloquer l’envoi en France par fax de certains éléments du rapport de l’hydrologue. Utilisant un moyen détourné, celui-ci adresse le 9 avril une lettre à un responsable du BCEOM : « Il n’y a plus de communication entre Agropolis [l’un des sièges du BCEOM] et moi-même parce que Jean-Marie Lacombe bloque l’envoi de fax. Cette situation qui se prolonge nous conduit à l’échec. J’attache une grande importance à votre intervention rapide et à ce que des situations de cet ordre, trop fréquentes dans le passé, ne se reproduisent pas à l’avenir ».

Cette lettre reste sans réponse. Plutôt curieux de la part d’un bureau d’études rétribué sur fonds publics. Entre-temps, le 3 avril, un autre hydrologue, dépêché par le BCEOM, est arrivé à Dhaka. Guy Chevereau est loin d’avoir les connaissances de Gaston Dumas en matière de crues deltaïques, mais il est vrai que sa mission est tout autre. « J’ai été envoyé là-bas, admet-il volontiers, pour “virer” Dumas. L’un de mes responsables m’avait dit : “Dumas pédale dans la choucroute”. Il n’avait pas la formation de statisticien nécessaire. Dumas, c’est la vieille école. Or là, on avait besoin d’analyser des données, pas d’aller sur le terrain. »

Version confirmée par Bernard Lemoine, chef du département « Aménagement et développement rural » au BCEOM : « Il y a des experts qui paraissent compétents dans le contexte français et qui se révèlent incompétents dans le contexte bangladeshi. Il n’a pas fait le travail qu’on lui demandait, et il a été remplacé ». On ne s’étonnera pas que la version de Dumas soit toute différente. Selon lui, Guy Chevereau, mandaté sans ordre écrit pour lui reprendre la responsabilité de l’étude, l’a totalement modifiée sur des points fondamentaux. « Mon analyse des débits et mes mises en garde sévères ont disparu de ce nouveau rapport. De même que mon analyse pluviométrique. Tout a été remplacé par des données soit fausses, soit hautement discutables de l’étude de préfaisabilité de 1989. L’essentiel, semble-t-il, était de ne pas toucher à cette sacro-sainte étude ».

Gaston Dumas va plus loin encore. « A-t-on voulu se servir de ma réputation et de ma signature ? Le BCEOM m’a demandé à Dhaka d’approuver ce nouveau rapport, de le signer et de le parapher page à page, ce que j’ai bien entendu refusé. Quelques jours plus tard, le BCEOM décidait d’abréger ma mission. Son agent à Dhaka, Jean-Marie Lacombe, qui devait s’occuper des formalités, détenait mon passeport et mon billet d’avion. Le 16 mai, j’ai failli en venir aux mains avec lui, car il prétendait échanger ces pièces contre des lettres de reconnaissance concernant mon rapport de mission. Il a fallu que je demande la protection officielle du consulat de France pour en sortir. En trente-cinq ans de carrière, je n’ai jamais connu de telles méthodes ».

Définitivement de retour en France, Gaston Dumas adresse le 27 mai 1991 une lettre cinglante à Joël Maurice, le représentant de la CCCE [donc l’État]. « Je me suis aperçu, mais un peu tard, que mes références professionnelles ont servi d’appât. J’ai appris que [le BCEOM] n’avait plus besoin de mon expérience pour rester au Bangladesh une fois introduit, car il suffit de satisfaire la vénalité des décideurs, coutumiers pour chaque projet, de faire monter une ou deux fois les enchères, par des simulacres techniques. Cette étude a des chances d’être acceptée avec le temps, ne serait-ce qu’après une modification de forme ( …). Les conséquences à moyen terme d’équipements mal conçus peuvent être graves et nous ne pouvons, à mon avis, faire l’économie d’une étude hydrologique sérieuse et selon une méthodologie précise (…), je ne veux pas être mêlé à une étude captieuse dont le but est de couvrir l’étude de préfaisabilité antérieure, “rassurer” le client français et servir d’introduction auprès du client bangladeshi.
»Prenant le risque de ne pas percevoir mes frais de mission, je désire que les responsables bangladeshis soient avisés par voie officielle que je n’ai pas participé à la rédaction du rapport transmis par le BCEOM »
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Joël Maurice se contente d’une réponse empruntée, regrettant que la mission de Gaston Dumas « n’ait pu se dérouler et produire des effets selon le programme initialement prévu ». Il ne demande pas à rencontrer l’hydrologue et ne cherche pas à en savoir davantage sur ces graves accusations. « C’est un problème, dit aujourd’hui Joël Maurice, entre un bureau d’études et son salarié. Si monsieur Dumas a été remplacé au Bangladesh, c’est qu’il ne fournissait pas le travail demandé dans les délais convenus. Je constate qu’il a commencé à porter des accusations après avoir eu des problèmes avec son employeur ».

Gaston Dumas, quant à lui, se pose de nombreuses questions. Pourquoi la CCCE n’a-t-elle tenté aucune clarification de ce lourd dossier après son retour en France ? Pourquoi n’a-t-elle pas tenu compte de ses mises en garde et propositions techniques ? Pourquoi ce pesant silence ?

PS qui date de ce mercredi 8 avril 2009 : Comme je viens de retaper de texte de 1992, je suis encore sous le coup d’une certaine émotion. L’État, la gauche au pouvoir, notre immense Jacques Attali ont donc couvert de leur autorité cette incroyable histoire des digues du Bangladesh. De vous à moi, pensez-vous que les choses ont changé ? L’affaire des contrats signés par Bernard Kouchner avec Omar Bongo et Denis Sassou Nguesso  n’est-elle pas dans le droit fil de ce qui précède ? Mais bien au-delà, je reste obsédé par ceci : pourquoi tant d’indifférence ? Pourquoi les opinions du Nord se moquent-elles à ce point de ce qui se passe en leur nom au Sud ? Pourquoi ce si pesant silence (bis repetita) ?