Le désordre est grand. Le désordre est général. C’est de l’humour, je vous assure. Robert Lion vient d’être nommé président de Greenpeace-France. J’ai fait partie quelques années du Conseil statutaire de cette association, sans même savoir ce que cela voulait dire. Je participais une à deux fois par an à des sortes d’assemblées qui ne servaient pas à grand-chose. Mais c’était ma manière d’être au côté des activistes de Greenpeace. Les héritiers des charmants cinglés de 1971.
J’avais une autre raison d’en être. Katia Kanas est l’un des piliers de Greenpeace en France, ONG qu’elle a créée chez nous, avec Jacky Bonnemains notamment, vers 1977. J’ai pour elle une affection indéfectible. C’est une véritable écologiste dans l’âme et c’est aussi une belle personne. Mon Dieu, que demander de plus ?
J’ai donc soutenu à l’occasion ce groupe, sans m’illusionner sur ses limites, sans fermer les yeux sur ses dérives, car elles existent, à n’en pas douter. Et puis est venu Robert Lion. Je vous le présente, car qui le fera sinon ? Cet homme de 74 ans a une carrière bien remplie. Dès 1966, cet énarque est conseiller technique au cabinet du ministre de l’Équipement d’alors, Edgard Pisani. L’Équipement, en 1966. C’est simplement inimaginable. Ce ministère et ses ingénieurs des Ponts et Chaussées sont au cœur, précisément au cœur du désastre où nous sommes.
Ces gens ont pensé une France ravagée par la bagnole, les autoroutes, les zones industrielles, les panneaux publicitaires. Et ils l’ont faite. En 1968, quand d’autres de son âge se colletaient avec les policiers, Lion était chargé de mission à la direction de la politique industrielle du ministère de l’Industrie. En 1969, il fit la même chose, cette fois au ministère de l’Équipement et du Logement. Il fut même directeur de la Construction de 1969 à 1974. Il aura tout fait, et tout couvert.
Il serait cruel, mais intéressant, de glisser ici une incidente sur ce qu’on appela le « gaullisme immobilier ». Ses tours géantes. Ses quartiers maudits. Ses promoteurs vertueux et leurs comptes en banque numérotés, aux îles Caïman. Robert Lion, ami de la nature et des grands équilibres.
Et puis ? Et puis le monde stupéfait a découvert que Robert Lion, le bâtisseur de restoroutes, était de gauche. Mais vous vous en doutiez, non ? En 1981, il dirige le cabinet de Pierre Mauroy, Premier ministre socialiste. Nationalisations et violon. En 1982, le voilà bombardé à la tête de la Caisse des dépôts et consignations, où il reste jusqu’en 1992. Attention les yeux, ce poste fait de lui le financier le plus puissant de France. Quand il quitte la direction de cette Caisse publique, celle-ci gère la bagatelle de 1 600 milliards de francs (valeur 1992) d’actifs.
A-t-il orienté si peu que ce soit les choix du pays en faveur de la nature et des écosystèmes ? Je prends cette question pour une galéjade, car tel est bien le cas. Rien, non rien de rien. Interrogé au moment de son départ sur son bilan par le journal L’Expansion, Lion ne dit pas un mot sur l’écologie, dont il se contrefout évidemment. Il s’approche tout de même des soixante ans, ce qui n’est pas le jeune âge. Citation : « La France a mûri : elle comprend mieux l’économie et s’intéresse à ses entreprises. Elle s’est un peu décentralisée. Elle a, à portée de main, le plus beau projet du siècle : construire l’Europe ».
Ensuite, changement de décor. Pas de pièce. De décor. Lion crée une ONG, Energy 21, et c’est sous cette noble bannière qu’il se rend en 1997 à la conférence de Kyoto sur le climat. Est-il enfin devenu écologiste, alors qu’il dépasse les 63 ans ? Eh bien, difficile de se montrer trop affirmatif. Car dans un article écrit à ce moment (ici), il commente d’une curieuse manière la situation de la planète : « Des entreprises anticipent l’inéluctable succès des défenseurs du climat – à Kyoto et au long des décennies qui viennent. Ce succès leur ouvrira des marchés : nouvelles générations d’automobiles et d’appareils domestiques, nouvelles technologies énergétiques, produits et process industriels moins énergivores. Le champion mondial de ces attitudes intelligentes pourrait bien être… Shell, ou Toyota, ou Dupont de Nemours ».
Hum, comment dire ? Shell, Toyota, DuPont de Nemours présentés comme modèles ? Sans doute aura-t-on mal renseigné notre héros, car pour un peu, on prendrait son envolée pour un manifeste en faveur du capitalisme vert. Que tout change pour que rien ne bouge ! Le reste n’a que peu d’intérêt : Lion préside depuis cette date quantité de machins, dont Agrisud International et donne des conseils à tous ceux qui le souhaitent.
C’est donc cet homme que Greenpeace vient de nommer à sa présidence. Est-ce une bonne nouvelle ? Cela pourrait l’être, malgré ce que je viens d’écrire. Notre monde a en effet besoin, désespérément besoin de mouvement, de changement, de ruptures mentales. Mais Lion a-t-il opéré le moindre retour sur lui-même ? Cela, je le conteste, sans aucune hésitation. Car il n’a pas un mot pour ce passé purement détestable, pour cette carrière tout entière vouée à la destruction du monde. Soyez certains que je ne lui demande aucun acte de contrition. Nous n’en sommes pas là. Nul n’a dans ce domaine beaucoup de droits. Mais comment agir pour la sauvegarde avec la pensée qui a conduit les sociétés humaines au bord de l’abîme ?
Autant vous dire que j’en veux puissamment à Greenpeace. Oh oui ! Accueillant avec une joie débordante son nouveau président, le directeur de Greenpeace en France, Pascal Husting, a déclaré sans état d’âme : « Face à l’ampleur et à l’urgence des défis environnementaux auxquels nous faisons face, l’expérience de Robert Lion, sa grande connaissance des institutions et des entreprises et son choix de servir une cause militante seront d’une grande valeur ajoutée dans le combat de Greenpeace pour trouver des réponses à la crise écologique »
Dieu du ciel, quel ton entrepreneurial ! Une grande valeur ajoutée. On croirait un communiqué de Nestlé. Ou de Nissan. Greenpeace, qui fut un véritable aiguillon, est devenue une petite institution chargée de chercher et de trouver des solutions réalistes (ici). Tout cela s’appelle en bon français du greenwashing (ici). Une tentative de sauver les meubles en les peinturlurant en vert. Ce sera sans moi.