Antonio Tabucchi, la beauté et la morale (tout se tient)

Vous connaissez Antonio Tabucchi ? Moi oui, un peu. C’est un écrivain italien, né en 1943, sous les bombes, dans un autre monde. J’ai lu de lui, je crois, La Tête perdue de Damasceno Monteiro, Piazza d’Italia, Requiem. Autant dire que je ne suis pas un spécialiste, seulement un admirateur occasionnel. J’aime chez lui sa langue simple mais profonde, aussi son immersion dans la culture portugaise, qui est son deuxième et même second pays, que je sache du moins. Il lui arrive d’écrire des livres directement dans cette autre langue de lui-même, comme Requiem. C’est dire. Ajoutons que Tabucchi connaît admirablement l’oeuvre de Fernando Pessoa, que je n’ai que peu fréquentée, mais qui envoûte ceux-là mêmes qui, comme moi, restent à ses marges.

Allons, Tabucchi. Cet homme déteste Berlusconi, et comment lui donner tort ? Moi qui vomis cet histrion, comment diable ne pas applaudir à tout rompre ?  Il y a quelques jours, le romancier a donné au journal Le Monde (ici) un entretien dans lequel il rappelle deux ou trois évidences. Évidences pour moi et quelques autres, de celles que l’on remâche en soi depuis des années, de celles qui finissent par énerver l’entourage à force d’être répétées. Parmi elles, ceci : « Depuis le début des années 1980, il y a eu sur les chaînes de télévision appartenant à Berlusconi un travail visant à abaisser le niveau esthétique…».

Et j’en suis bien d’accord. Des pays comme l’Italie ou la France ont vu la beauté reculer de manière spectaculaire. Je crois qu’il faut parler d’un affaissement. Pour ne rester qu’au seul domaine de la télévision, je rappelle sans insister – à quoi bon ? – que la défunte Cinq, télé de merde s’il en fut, a été créée en 1986 à Paris par Berlusconi, sur ordre de Mitterrand. Il est vrai que l’ami Silvio était alors proche du Président du Conseil italien Bettino Craxi, aussi socialiste que le fut Mitterrand. Craxi, cet immense corrompu qui dut achever sa vie en Tunisie pour échapper à la prison chez lui. La gauche française n’aime guère qu’on lui rappelle que c’est elle, ELLE, qui a organisé des années de propagande en faveur de la Bourse et du capitalisme financier. Et il faudrait l’oublier ? Macache, comme on dit chez moi.

Je me suis égaré, pardonnez. Mon propos se voulait simple. La beauté est au centre, au coeur, elle lie le monde à nous. Si la crise écologique est à ce point douloureuse, c’est qu’elle est aussi une affreuse déchéance de l’harmonie, une plongée vertigineuse dans la laideur des plus extrêmes profondeurs. Tabucchi insiste, dans son entretien, sur une autre dimension de cet abaissement de normes qu’on a pu croire universelles. Des philosophes comme Jankélévitch ou Ricœur «  insistent sur la portée ontologique du beau : l’esthétique doit être liée à l’éthique. L’importance du beau n’est pas seulement dépendante de l’objet lui-même, mais de sa portée morale et sociale ».

Comme c’est vrai ! Comme il est vrai que la beauté est aussi une éthique ! Et, je l’ajouterai, un engagement. Oui, voir le beau quand il est là, sentir la laideur où qu’elle soit, quel que soit son accoutrement, c’est un engagement majeur. Sortir de la crise écologique, chercher au moins une voie qui nous permette d’espérer en sortir un jour, commande de proclamer la beauté. Elle est première. Elle doit rester première.

Manger, c’est possible (bis repetita)

Préambule : Une campagne contre le crime des biocarburants est en cours. Il suffit d’un clic, ne prétendez pas que c’est trop, je ne le croirai pas : c’est ici.

Il y a trois jours, j’ai écrit ici un article qui parlait de la terra preta, que j’ai ensuite enlevé par choix. Je reviendrai plus tard sur ce sujet, mais comme j’ai loupé la journée mondiale de l’alimentation, qui se tenait hier, je vous livre à nouveau, ci-dessous, la fin de l’article supprimé par moi. En y ajoutant une grandiose information dont vous me direz des nouvelles. Si vous n’avez pas bien suivi l’embrouillamini qui précède, sachez que c’est normal.

Allonz’enfants. La Commission des finances de l’Assemblée nationale vient de confirmer la fin progressive des aides fiscales aux biocarburants (lire ici). Pour tous les ventres ballonnés du monde, dont le nombre s’accroît à mesure que l’industrie du carburant végétal s’étend, c’est simplement formidable. Je suis heureux, même si cela ne se voit pas. Je dois tenir du chien Droopy (ici).

Il faudra attendre 2012 pour que les aides disparaissent en totalité, mais dès 2009, 401 millions d’euros d’argent public n’iront plus dans la poche de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) et du Syndicat de producteurs d’alcool agricole (SNPAA). Comme c’est bon ! Comme me plaît la noble réaction de la CGB, dénonçant ainsi les vilains qui lui font des misères : « Revenir ainsi sur la fiscalité des biocarburants, c’est remettre en cause l’existence même d’outils industriels lancés au vu d’objectifs fixés par l’Etat ». Oh, si c’était un disque, je me le repasserais cent fois. Quelles que soient les raisons de cette décision – elles sont fatalement loin des miennes -, on peut à juste titre parler d’une grande victoire pour l’homme et la nature. Vous avez bien lu, et je ne suis pas, pas encore saoul : un victoire.

J’ajouterai aussitôt une deuxième victoire, qui date de plus d’un an, et dont nous n’avons hélas à peu près rien fait. En mai 2007, pour la première fois de son histoire productiviste, la FAO – agence de l’ONU pour l’agriculture et l’alimentation – a dit la vérité sur l’agriculture biologique (lire ici). Je rectifie : la vérité en laquelle je crois profondément. Quelle est-elle ? Cette première citation : « La principale caractéristique de l’agriculture biologique est qu’elle s’appuie sur des biens de production disponibles sur place et n’utilise pas de carburants fossiles; le recours à des procédés naturels améliore aussi bien le rapport efficience-coût que la résilience des écosystèmes agricoles au stress climatique ».

Deuxième citation : « En gérant la biodiversité dans le temps (rotation des cultures) et l’espace (cultures associées), les agriculteurs bio utilisent la main-d’oeuvre et les services environnementaux pour intensifier la production de manière durable. Autre avantage: l’agriculture biologique rompt le cercle vicieux de l’endettement pour l’achat d’intrants agricoles, endettement qui entraîne un taux alarmant de suicides dans le monde rural ».

Enfin cerise bio sur le gâteau itou, et je vous recommande de garder le tout en bouche deux ou trois minutes : « Ces modèles suggèrent que l’agriculture biologique a le potentiel de satisfaire la demande alimentaire mondiale, tout comme l’agriculture conventionnelle d’aujourd’hui, mais avec un impact mineur sur l’environnement ».

Disons-le tout net : ces phrases constituent un tournant historique, et nous devons tous – tous – nous en emparer. L’industrie de l’agriculture ne nourrit ni ne nourrira jamais tous les gueux de la planète. Elle continuera seulement à saloper le monde jusqu’à épuisement des nappes et des sols. Il y a réellement une autre voie. Y a plus qu’à trouver l’entrée.

Pour ceux qui croient au bon papa Noël

Préambule : Une campagne contre le crime des biocarburants est en cours. Il suffit d’un clic, ne prétendez pas que c’est trop, je ne le croirai pas : c’est ici.

Je me souviens que j’y ai beaucoup cru. Et que c’était un pur délice. Le Père Noël. Une année, j’ai même eu une idée que je juge, aujourd’hui encore – mes chevilles enflent à vue d’oeil –  flamboyante. J’ai demandé à ma mère, qui était le messager de ces cieux éternellement étoilés, un cadeau particulier. Je voulais une baguette magique. C’est assez évident, je pense. Avec la baguette, je comptais me transformer en Père Noël domestique et quotidien. Et comme mon âme était pure comme un cristal de neige, mon intention était d’en faire profiter le monde entier. Je le jure. J’avais six ans.

Sans transition, je vous annonce que le Grenelle de l’Environnement, dont il va bien falloir fêter le premier anniversaire – on la fait quand, la grande fête, les gars ? -, est une autre façon de croire au Père Noël, mais beaucoup moins agréable. Dès que j’aurai le temps, je décortiquerai une fois de plus l’infernal mécanisme – une sorte de piège à mâchoire, qui fait très mal quand il se ferme – que les écologistes ont déclenché.

Ce jour, une seule information : j’apprends que les patronats italien et allemand, profitant de la crise financière et des claquements dents qu’elle entraîne, ne jouent plus le jeu. Même pas pour rire (lire ici). Ils réclament désormais le renvoi aux calendes du plan Climat de l’Union européenne, ridiculement dérisoire pourtant. Et ajoutent pour qu’on comprenne bien leur propos, limpide en vérité : « La croissance et l’emploi seraient menacés si l’industrie européenne devait supporter de nouvelles réglementations concernant l’environnement ». Faudra-t-il vous l’envelopper, ou consommerez-vous cette merde sur place ?

Je n’ai pas encore entendu Laurence Parisot, notre chère patronne des patronnes sur le sujet, mais je ne doute pas qu’elle partage le sentiment de ses compagnons. Une nouvelle fraîche, en revanche, du baron Ernest-Antoine Seillière, qui dirigea avant elle le Medef. Je le croyais retiré des affaires avec les plantureuses plus-values qu’il avait légitimement empochées, mais pas du tout. Le vieux monsieur rugit depuis Bruxelles, où il dirige une organisation du patronat européen portant le nom de Business Europe.

Que veut notre grand homme miniature ? Qu’on lui foute la paix, bien sûr. Mais aussi qu’on exonère les patrons de toute charge concernant les permis dits de droit à polluer. Aujourd’hui, ces derniers sont gratuits, mais demain, il faudrait payer en cas de dépassement des émissions. Et cela, jamais ! Ernest-Antoine Seillière vivant, on ne verra jamais un patron payer quand il dépasse les généreux quotas de pollution que Sarkozy and co lui accorde (lire ici) pour attaquer au lance-flammes ce qui reste de la beauté du monde.

Je vous le dis en confidence, le Père Noël de mon enfance avait tout de même de plus jolies manières.

516 000 milliards de dollars (plus ou moins)

Bien sûr, que cela ne peut pas durer. Et cela ne durera donc pas. Maintenant, comme je ne suis pas devin, je ne saurai rien dire du rythme de l’implosion. Six mois ? Dix ans ? Chi lo sa? Je reviens une seconde sur le grand fracas financier en cours. Hier aura vu le fameux Cac 40 de la Bourse de Paris se redresser et bondir comme jamais, après une série de pertes sensationnelles. Que nous réserve demain ?

Il est de nombreux liens entre la folie en cours et la crise écologique globale. Celui que je souhaite évoquer est évident : l’ensemble échappe au contrôle humain. On sait que la surpêche détruit tout sur son passage, c’est-à-dire des équilibres stables depuis parfois des millions d’années. Mais comme l’industrie a pris le pouvoir partout et fonctionne en dehors de toute maîtrise sociale, on laisse faire des usines flottantes qui tuent tout. Sans aucun souci du lendemain. Et les exemples sont trop nombreux pour que j’insiste sur ce qui est un principe de base de la société humaine. Irresponsabilité et « incontrôlabilité » sont les deux mamelles de la prospérité générale.

Mais pour en revenir à la crise financière, et bien que d’une ignorance crasse dans le domaine si peu intéressant de l’économie, je m’autorise une incursion. Car je lis, figurez-vous. Un article du quotidien britannique The Guardian a fait dresser les cheveux sur ma tête chauve, ce qui est une notable prouesse (lire ici). Il évoque une estimation concernant le marché financier mondial de ce qu’on appelle hedge funds. Ce marché vaudrait actuellement 516 000 milliards de dollars. Je sais, cela ne veut rien dire. Si, cela veut dire à peu près dix fois le montant du PIB (produit intérieur brut) mondial. On peut rapprocher ce montant de la garantie que Sarkozy accorderait en notre nom pour tenter de sauver le circuit bancaire de France : 300 milliards d’euros. Une plume d’oisillon.

Ce que sont les hedge funds, je ne peux vous le dire. Je ne le sais pas. Des inventions, des trucs, des fonds de protection, si l’on s’en tient à la traduction de l’anglais. Aux marges du système officiel, ils servent à tout. Assurer des transactions, spéculer sur des monnaies, fluidifier les échanges, et avant toute chose offrir des rendements inouïs. Car tout repose là-dessus, évidemment.

L’une des différences majeures qui sépare ces sociétés financières des banques, c’est qu’elles sont dépourvues de fonds propres et n’ont de comptes à rendre qu’à ceux qui leur ont fourni le fric. C’est commode quant tout va bien pour les crapules qui mènent la danse. Mais en cas de retournement, zou, il n’y a plus personne pour faire face. Voilà ce que le milliardaire américain Warren Buffett appelle les vraies « armes de destruction massive ». La situation réelle des hedge funds ne peut pas, en réalité, être connue. C’est le grand trou noir, au point qu’une autre de mes lectures (lire ici dans le journal Le Monde) parle de 6 000 milliards de dollars, et non pas de 516 000 milliards, ce qui n’est pas, on en conviendra, la même chose

Qui dit vrai ? The Guardian ? Le Monde ? Les deux peut-être, qui ne parlent sans doute pas de la même virtualité. Dans tous les cas, nous sommes dans un délire dont rien de bon ne saurait sortir. Car, avertit Le Monde, pour des raisons techniques bien connues des spécialistes, les hedge funds doivent vendre d’ici Noël environ 600 milliards de dollars d’actifs. Qui les achètera ? À quel prix en réalité ? Nul ne peut le dire, pas même ceux qui n’ont rien venu venir et qui décident pourtant de l’avenir. La monnaie papier créée par ces funds n’est connectée à aucune production réelle. Un seul fait certain : quand il faut rembourser, il faut rembourser. Ou périr.

Qui oserait nier que les hommes sont allés trop loin dans la fabrication d’outils qui dépassent leurs capacités d’organisation et de contrôle ? C’est vrai des filets dérivants de 100 km. C’est vrai des machines à débiter une forêt en rondelles. C’est vrai du nucléaire. C’est vrai des OGM. C’est vrai des nanotechnologies. C’est vrai de la chimie de synthèse. C’est vrai de l’exploration spatiale et de ses conséquences réelles, celles dont personne ne parle. C’est vrai de l’usage de l’eau et de l’air. C’est vrai de ce système financier capitaliste qui menace désormais les peuples d’un sauve-qui-peut général.

L’avenir, qui sera fatalement différent de ce présent maudit, peut encore ressembler à quelque chose dont nous puissions avoir envie. Mais il va falloir mobiliser en nous des forces morales et intellectuelles dont nous ne soupçonnions pas encore l’existence. Je dois conserver une énorme réserve de confiance, car je crois qu’elles ne sont pas si loin.

Bandajevski, simple héros de l’humanité

Je pense avoir été le premier à évoquer dans un journal national – Politis – le sort du médecin Youri Bandajevski, en 2002. Si je me trompe, mes excuses anticipées. Je n’ai de toute façon pas grand mérite, car j’avais été alerté par l’ami Romain Chazel, de l’association CriiRad. Vous trouverez plus bas la copie de l’article publié alors, qui faisait le point sur l’abominable histoire, celle de Tchernobyl.

Si je reviens sur le sujet ce lundi matin, c’est que j’ai failli manquer un petit papier, qui est un entretien avec Youri, mené par le journaliste Hervé Kempf dans Le Monde (lire ici). Kempf défend depuis des années ce médecin des enfers, et ce n’est pas si facile lorsque l’on travaille pour un quotidien à ce point institutionnel. Dont acte. En tout cas, réalisant cet interview au téléphone – Youri est exilé en Lituanie -, il permet de faire le point sur la véritable situation sanitaire autour de Tchernobyl. Elle est « très mauvaise. Toute la population biélorusse est, du fait de l’alimentation, en contact avec la radioactivité. Mais dans les régions les plus contaminées, au sud-est du pays, autour de la ville de Gomel, deux millions de personnes sont dans une situation très dangereuse.Les taux de mortalité et de maladies y sont beaucoup plus élevés que dans le reste du pays. Les docteurs Valentina Smolnikova, Alexeï Duzhy et Elena Bulova (…) font état d’une forte augmentation des maladies cardio-vasculaires et des cancers des organes internes. Cela explique une forte mortalité, trois à quatre fois plus forte que dans le reste du pays. Mais il est difficile de rassembler l’information. Le gouvernement cherche à la cacher. Les données ont été trouvées dans des rapports nationaux non publiés et grâce à divers contacts. Il faut ouvrir les yeux : au coeur de l’Europe, une population vit dans une situation mortelle ».

Bandajevski n’est hélas pas un charlatan. Il a circulé pendant des années dans les zones contaminées, soigné des enfants, enterré des morts. Il sait ce que le pouvoir biélorusse cherche à masquer. Il sait ce que le lobby mondial du nucléaire, qui a tout à perdre, cherche à masquer. Il sait. Et le pire de tout, au-delà des mots, est que le grand mensonge règne sur le monde. Oui, oui il est possible qu’un événement majeur de l’histoire humaine soit recouvert sous la cendre. Un monde soi-disant libre, ouvert, surinformé peut ignorer qu’en Europe, une catastrophe nucléaire sans précédent rend malade, tue, transforme des territoires entiers de la planète en géhenne.

Que la leçon serve au moins à quelques-uns d’entre nous.

PS : Si j’avais pu choisir cette année les récipiendaires des Prix Nobel, j’aurais créé une récompense spéciale, et accordé à Bandajevski le Nobel de la paix ET celui de médecine. Mais on ne m’a pas demandé mon avis.

L’infernal retour de Tchernobyl

(PUBLIÉ DANS POLITIS 729)

Une fantastique bagarre de l’ombre se mène en Biélorussie pour masquer les véritables conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, qui sont effarantes. Le professeur Bandajesky, un scientifique de premier plan, est en train de mourir dans un camp, d’autres ne peuvent plus travailler. L’enjeu est énorme pour le lobby nucléaire mondial, qui tente, comme celui du tabac jadis, de gagner du temps. Dire la vérité serait en fait compromettre l’atome

Soyons solennel : l’histoire qui suit (1) sort vraiment de l’ordinaire, et l’on recommandera de la lire avec l’attention qu’elle mérite. D’autant qu’il y a urgence : Youri Bandajevsky est sans doute en train de mourir dans le camp où la mafia au pouvoir à Minsk (Biélorussie) l’a jeté pour huit ans, en 2001. Qui est-il ? Un formidable médecin, né en 1957, spécialiste de premier plan d’anatomo-pathologie. En 1990, alors qu’il n’a que 33 ans, il prend la direction du tout nouvel Institut de médecine de Gomel.C’est un choix courageux, pour ne pas dire héroïque : Gomel est au coeur de la zone contaminée par Tchernobyl.

Bandajevsky y commence un travail de fond sur les effets sanitaires de la catastrophe, et découvre très vite des choses stupéfiantes. En faisant passer des électrocardiogrammes à ses propres étudiants, il constate chez eux de nombreux problèmes, trop nombreux pour être le fait du hasard. Plus tard, en autopsiant près de 300 personnes à la morgue de Gomel, il entrevoit une piste essentielle : leurs reins, leurs coeurs contiennent des concentrations très singulières de césium 137 (Cs137), l’un des principaux radionucléides dispersés par Tchernobyl. Tout se passe comme si l’incorporation du césium était différenciée selon les organes concernés.La femme de Bandajevsky, Galina, qui est pédiatre, entre en scène. Elle et son mari, aidés de quelques étudiants, se mettent à sillonner la Biélorussie pour ausculter le plus grand nombre possible d’enfants.

Si le césium fait de tels ravages chez les adultes, pensent-ils, il doit en faire davantage encore chez les gosses, dont le poids est moindre et le métabolisme plus rapide. En quelques années, ils examinent des milliers d’enfants biélorusses, trouvant chez la plupart d’entre eux des concentrations de Cs137 supérieures à 50 becquerels par kilo de poids corporel, un seuil au-delà duquel apparaissent les maladies. D’ailleurs, beaucoup présentent de sérieuses pathologies cardiaques, dont d’inquiétantes arythmies.En croisant ces résultats cliniques et le niveau de contamination de ces mêmes enfants, l’équipe de Bandajevsky réalise qu’il existe un lien flagrant entre concentration de Cs137 et malformations cardiaques. Au-delà de 70 becquerels de césium par kilo chez les gosses, à peine 10% d’entre eux conservent un coeur normal. De nouvelles études confirment les premières découvertes.

Au total, 70% des enfants vus par les époux Bandajevsky autour de Gomel souffrent de pathologies cardiaques.C’est terrifiant sur le plan sanitaire – personne ne soupçonnait des effets pareils -, et c’est explosif sur le plan politique. La Biélorussie, qui a consacré pendant des années jusqu’à 20% de son budget aux conséquences de Tchernobyl, n’a plus qu’une idée en tête : nier les problèmes, en tout cas relativiser. C’est que deux millions de personnes, dont 500 000 enfants vivent dans des zones contaminées : il faudrait, à suivre Bandajevsky, au moins évacuer les femmes enceintes et les plus jeunes enfants, et donner à tous les autres le moyen de se protéger contre la contamination, notamment celle des aliments.Contrairement à Hiroshima et Nagasaki, où la réaction thermonucléaire s’était produite dans l’atmosphère, l’explosion de Tchernobyl a contaminé le sol en y déversant des centaines de tonnes de particules radioactives.

Lesquelles se retrouvent perpétuellement dans les récoltes avant de passer dans les produits alimentaires. C’est l’horreur, une horreur sans fin. Ayant bien d’autres chats à fouetter, la mafia biélorusse veut au contraire, à toute force, clamer qu’on peut vivre sur des terres contaminées, et qu’on peut même y renvoyer des personnes déplacées au moment de la catastrophe.En 1998, le professeur et son épouse sont face à leurs responsabilités : parler, publier leurs résultats, et donc défier le redoutable régime postsoviétique d’Alexandre Loukachenko; ou bien se taire. Galina rapportera plus tard 24 heures d’une discussion exténuante avec Youri.

Elle a peur pour sa famille, pour ses enfants, tente de le convaincre de biaiser, de composer. « Et lui m’a répondu : « Alors tu n’es pas un médecin. Et si tu n’es pas un médecin, tu peux mettre ton diplôme sur la table, et sortir balayer la cour » » (2).Les résultats sont publiés, et comme si cela ne suffisait pas, Youri, qui est membre d’une commission chargée de contrôler les fonds publics destinés à Tchernobyl, découvre une magouille gigantesque. Sur les 17 milliards de roubles affectés en 1998 à l’Institut de recherche sur les radiations, seul 1,1 milliard a été utilisé pour des études utiles. Le reste ? Gaspillé, ou pire. Il est menacé, reçoit des lettres anonymes, mais continue à alerter l’opinion.

Dans une de ses dernières interventions publiques, il déclare : « Si on n’entreprend pas des mesures permettant d’éviter la pénétration des radionucléides dans l’organisme des adultes et des enfants, l’extinction menace la population d’ici quelques générations ». Vous avez bien lu : extinction.Le 13 juillet 1999, il est arrêté, et jeté en prison pour six mois. Ce qu’on lui reproche ? D’avoir touché des pots de vin ! Il perd vingt kilos, vieillit, aux yeux de ses amis, de dix ans en quelques semaines. Le 27 décembre 1999, il est libéré dans l’attente d’un procès, et se remet aussitôt au travail.

Mais le 18 juin 2001, une chambre militaire – ce qui interdit tout appel – le condamne à huit ans de camp à régime sévère et à la confiscation de tous ses biens. Evidemment, son successeur à l’Institut de Gomel met fin aux travaux en cours sur le césium. Bandajevsky s’enfonce dans la nuit, qui risque de lui être fatale (voir encadré sur la campagne pour sa libération).Mais l’affaire Bandajevsky, si elle terrible, n’est pas unique. Le pouvoir biélorusse, en effet, est parvenu en quelques années à museler ou contrôler toute recherche authentique sur les véritables effets de Tchernobyl. Après avoir chassé sa propre ministre de la Santé, le docteur Dobrychewkaïa, il est parvenu à fermer un autre institut scientifique, celui du professeur Okeanov, spécialiste des cancers, et à occulter les travaux des professeurs Demidtchik et Goncharova.

Le cas du professeur Vassili Nesterenko est plus frappant encore. Héros de Tchernobyl, où il a été irradié au moment de l’explosion, il s’est constamment heurté depuis aux autorités en place. Bientôt menacé d’internement, puis de procès en corruption – comme Bandajevsky -, il poursuit néanmoins un travail de terrain qui prouve l’extraordinaire contamination de la chaîne alimentaire. On lui confisque finalement ses appareils de mesure, et victime d’un infarctus, il perd la direction de son institut. Va-t-il céder ? Non. Grâce notamment à une fondation irlandaise, il crée un institut indépendant, Belrad, et repart au combat. En 2000, il parvient même à mettre au point un produit à base de pectine de pomme, très efficace pour l’élimination du césium dans les tissus humains.Ces impitoyables manoeuvres politico-mafieuses pourraient paraître lointaines, et presque exotiques.

Mais ce serait oublier que Tchernobyl est un enjeu mondial pour le lobby nucléaire. Qui tient le « bilan » de la catastrophe tient probablement entre ses mains l’avenir de cette industrie de la mort. Michel Fernex, professeur émérite de la faculté de médecine de Bâle, qui suit la totalité de ce dossier avec une énergie et une vigilance admirables : « Si les conséquences sanitaires de Tchernobyl étaient connues, elles mettraient fin au programme de développement nucléaire mondial ».Est-ce la véritable enjeu des drames à répétitions qui frappent la Biélorussie ?

Le même Fernex a mis au jour l’intolérable  sujétion de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à ce lobby essentiel qu’est l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). Où sont passés les résultats de la conférence de 1995 ?Bien plus près de nous, EDF, Areva, Cogema ont lancé en 1996 en Biélorussie le projet Ethos (voir encadré). S’agit-il, comme l’affirment ses promoteurs, d’aider les populations locales ? En partie, sans doute. Mais ces travaux, qui portent sur la radioprotection, visent in fine à « prouver » qu’on peut vivre durablement sur des terres contaminées par l’atome.

Une démarche qui ne peut que satisfaire au plus haut point le pouvoir biélorusse. Faut-il parler de complicité objective ? Au début de 2001, l’institut Belrad de Nesterenko s’est vu retirer la gestion de cinq centres de contrôle radiologique dans la région de Stolyn. Précisément sur le territoire où travaillent « nos » experts. Et ce n’est pas l’effet du hasard : dans un courrier adressé à Nesterenko, le président du très officiel organismes Com Tchernobyl lui annonce que ces cinq centres seront transférés à un autre institut conformément à la proposition des scientifiques français, dans le cadre du projet Ethos-2.

Certes, les responsables d’Ethos ont immédiatement parlé de malentendu, et multiplient depuis les contacts avec Nesterenko. Mais au nom de quelles valeurs des scientifiques d’un pays démocratique parviennent-ils à travailler dans un pays où la liberté de recherche – et la liberté tout court – est à ce point bafouée ? Comment osent-ils travailler sur la « fertilisation raisonnée de la pomme de terre » sans dire un mot sur le sort de Bandajevsky, qui a prouvé que 70% des enfants par lui examinés souffraients de problèmes cardiaques ? Oui, au nom de quelles valeurs ? Celles de l’atome ?

(1) Cet article doit beaucoup aux informations rassemblées par la Crii-rad, notamment dans son excellent bulletin Trait d’Union n°22

(2) Propos tirés d’un film du réalisateur Wladimir Tchertkoff.