Yann Arthus-Bertrand sauve l’honneur (du Monde)

Oui, je sais tout cela. Je sais. Les liens de Yann Arthus-Bertrand – YAB – avec l’industrie me gênent, je l’ai déjà dit ici même. Mais il sait parler de la vie qui part à des millions de personnes en France, par ses photos, dans ses émissions télévisées. Et je dois vous signaler un supplément paru dans l’édition du journal Le Monde datée mercredi 24 septembre – celle-là même que je critique durement dans le message précédent -, qui est remarquable.

Je ne peux le reproduire, car il n’est pas, pas encore sur le net. Quelqu’un le trouvera peut-être, et me l’enverra ? N’importe. Outre quelques photos hallucinées – l’Arctique, les plantations de palmiers à huile en Indonésie -, YAB signe un texte d’une grande force, avec un titre emprunté à Geneviève Ferone : Il est trop tard pour être pessimiste. Je retiens arbitrairement deux formules. La première : « Nous savons, mais nous ne voulons pas y croire ». La seconde : « Nous pouvons consommer moins et vivre mieux, être raisonnables et heureux »

Je vous le dis, et vous en faites ce que vous voulez : l’homme qui a écrit cela est sincère. Tant de choses me séparent de lui que je passerais des jours à vous les détailler. Mais l’essentiel nous rapproche, c’est l’évidence. Bienvenue au club, Yann.

PS : Je viens de récupérer un bout du texte, que je vous donne aussitôt (il est 14h15 ce mercredi) :

Le changement peut faire peur. Mais ce que l’on connaît aujourd’hui de l’état de la planète et des conséquences de notre modèle de développement fait plus peur encore… Quel homme politique serait assez courageux pour imposer à ses électeurs un nouveau modèle de développement basé sur l’économie des énergies et des ressources naturelles? Aucun ! Tous voient le court terme…le temps d’une élection. Car ce nouveau projet ressemble à une décroissance – mot honni par beaucoup : alors appelons celle-ci “adaptation économique”.

Notre modèle de croissance fondé sur l’épuisement de ressources non renouvelables mène à une impasse. Depuis qu’elle est apparue, la vie a toujours évolué sans jamais s’épuiser. En quatre milliards d’années, elle est sortie renouvelée des crises les plus graves. Nous pouvons faire de même. Inspirons-nous de la seule économie durable qui ait jamais fait ses preuves : la nature. Elle puise dans la diversité la capacité de se régénérer. Elle transforme ses déchets en richesses nouvelles.

Elle ne connaît pas le gaspillage. Nous pouvons consommer moins et vivre mieux, être raisonnables et heureux. Nous pouvons choisir de bâtir un nouveau projet de société qui nous rassemble. À condition que des hommes politiques courageux montrent la voie à suivre… et que nous soyons prêts à les élire.

Nous sommes au pied du mur. Il est trop tard pour être pessimiste.

Yann Arthus-Bertrand

Éric Fottorino et Sylvie Brunel (un beau duo)

Tout le monde ne lit pas le journal Le Monde. Moi-même, qui l’ai découvert par miracle lorsque j’avais 14 ans – ce qui aura probablement modifié le cours de ma vie -, je ne suis plus un fidèle. Plus d’une fois, il me tombe des mains. Est-ce bon signe pour le quotidien ? Pour moi, peut-être ? ¿Quién sabe?

Hier au soir, en tout cas, je l’ai lu. Depuis quelques mois, je savais que l’équipe du journal préparait une nouvelle rubrique quotidienne de deux pages, appelée Planète. Centrée, m’avait-on dit, sur la crise écologique. Et j’en étais heureux, bien que l’initiative arrivât fort tard compte-tenu de l’aggravation des problèmes. Il n’empêche : j’en étais bien satisfait.

La une du Monde datée du mercredi 24 septembre 2008 ouvre à droite sur un éditorial d’Éric Fottorino, le patron (ici). Sous le titre Bienvenue sur notre Planète, il présente le nouvel espace réservé donc à… Et c’est là que les choses se compliquent et s’emberlificotent. Car dans la première partie, qui figure donc en couverture, le mot écologie n’est pas prononcé. Bizarre, bizarre, je vous assure cher cousin et cher lecteur que cette absence m’a semblé bizarre. D’autant que la présentation faite par Fottorino fleure bon la bluette. Planète devra aider Le Monde – je cite – à « expliquer le monde tel qu’il est et surtout tel qu’il vient, apporter des des débuts de réponse clairs à des phénomènes complexes ».

Comme j’aime la langue de bois ! Quelle musique inimitable ! Ce n’est pas tout, car il me fallait tourner la page pour terminer la lecture de l’éditorial. Et là, le sublime. Directement et sans détour, le sublime. Une nouvelle citation : « Notre intention n’est pas d’accumuler dans ces pages un stock accablant de mauvaises nouvelles ! Se borner à rendre compte des catastrophes planétaires, des cyclones, raz de marée, fontes des glaciers et autres destructions forestières serait inapproprié, de même qu’observer les migrations par le seul prisme des réfugiés écologiques ou des sans-papiers désespérés. Au contraire, tout un chacun, individu, entreprise, Etat ou groupe d’Etats, unions régionales ou mondiales, est en mesure d’apporter des solutions aux défis naturels de ce troisième millénaire ».

Je compte sur votre propre lecture critique, et me contente d’un mot sur l’admirable et, je l’espère, inoubliable : « Se borner à rendre compte… ». Pardonnez, j’en oubliais un deuxième. Le Monde ne versera pas dans un « scientisme forcené ». L’adjectif forcené est une trouvaille géniale, surtout sous la plume de Fottorino, qui est aussi un écrivain. On peut donc espérer – sait-on jamais ? – qu’il connaît le sens des mots. Et donc, je note qu’il rejette noblement le « scientisme forcené ». Mais pas le scientisme, dont je rappelle qu’il est une sorte de foi dans les vertus supposées de la science à régler les principaux problèmes humains. Éric, merci.

Et ce n’est pas tout. Cet éditorial est un régal, un festival de l’idéologie, camouflée comme il se doit sous les ors de la raison et des grands principes. Car Fottorino ose enfin évoquer la menace des menaces, ce dérèglement climatique qui désorganise déjà la vie de centaines de millions d’humains. Je sais que ce n’est pas très grave quand il s’agit de sortir chaque jour un journal, tâche glorieuse de notre grand journaliste-écrivain. Je le sais, et le prie respectueusement de pardonner ce qui suit.

Qui est ? Disons un pleur, se changeant faute de mieux en rire débondé, frôlant un peu – j’avoue tout – l’hystérie. Car Fottorino, signant un article-clé du grand quotidien de référence français, nie tout simplement la crise climatique en cours. Non le réchauffement, mais la crise. Oh certes, d’une manière telle qu’aucun esprit honnête ne saurait lui en faire reproche. Oh ! on sait encore écrire, et l’on prend les précautions idoines. Pourtant, Fottorino nie. Comment ? En s’appuyant d’une manière hypocrite sur la géographe Sylvie Brunel. Laquelle est une anti-écologiste primaire, dans la belle tradition de ce grand couillon de Luc Ferry.

« Spécialiste de l’humanitaire » – elle a été présidente d’Action contre la faim (ACF) -, elle ne cesse de pourfendre les gens dans mon genre. Je n’ai pas le temps d’insister, mais je vous promets un article complet sur elle, car elle le mérite, ô combien. Proche des thèses de Claude Allègre et de son clone Lomborg (“L’Écologiste sceptique”), elle ne croit rien des menteries sur la dégradation des écosystèmes. Rien. J’ajoute, pour avoir lu certains de ses textes, sur lesquels je reviendrai, qu’elle est formidablement ignorante. Mais à un point qui étonne un peu, tout de même. Y compris sur le sujet de prédilection qui est le sien, ce fameux « développement » qui ruine le monde. Brunel, qui le défend ardemment et constamment, est bien obligée de noter qu’il n’a pas atteint ses objectifs. Mais pourquoi ? La réponse, qui figure dans l’un de ses derniers livres (Le développement durable, PUF, coll. Que sais-je ?) est d’une profondeur telle qu’elle finirait par faire douter (d’elle). Je vous la livre : « Ce ne sont ni l’argent ni les moyens qui manquent, mais une volonté concertée ». Mazette, nous sommes dans la stratosphère de la pensée planétaire.

Malgré ce détour, je n’ai pas oublié Fottorino. S’appuyant donc sur l’excellente Brunel, il conclut son noble édito de la sorte : « Gare aux idées reçues, aux modes qui se démodent. “Historiquement, les phases de réchauffement ont toujours été porteuses de progrès”, écrit Sylvie Brunel, citant les opportunités liées selon elle à une montée des températures : la libération de terres cultivables sur les hautes latitudes, l’augmentation de la période propice à la croissance des végétaux, l’ouverture de nouvelles routes circumpolaires “qui permettront d’économiser l’énergie nécessaire aux trajets actuels qui contournent les continents par le sud” ».

Oui, vous avez bien lu. Éric Fottorino et Sylvie Brunel considèrent que le réchauffement climatique est une chance pour l’humanité, un progrès. Je sais bien qu’ils le croient sincèrement. Mais comme je suis un voyou, j’ajouterai qu’il ne faut pas non plus désespérer Lagardère, qui se trouve être le premier actionnaire extérieur du journal le Monde. Mais oui, notre cher marchand d’armes (entre autres) national joue un rôle clé, désormais, grâce à Jean-Marie Colombani, dans l’avenir d’un quotidien qui fut jadis – comme le temps passe – à peu près indépendant. Un dernier mot sur la pub, cette industrie du mensonge encore plus décisive pour les fins de mois de la presse. Je formulerai l’hypothèse suivante : Le Monde ne peut pas dire la vérité sur l’état de la planète, car celle-ci s’oppose frontalement à la marche des affaires. À la fuite en avant de l’industrie et de ses innombrables produits inutiles, qui tuent la vie sur terre. Le réchauffement climatique est une chance, car sinon, la pub ira ailleurs. Et Le Monde périra. Ite missa est.

PS : Vous faites comme vous voulez, mais je vous conseille de conserver soigneusement le texte de Fottorino. Nous pourrons avec un peu de chance le montrer plus tard à nos enfants et petits-enfants, de manière à ce qu’ils s’étonnent avec nous de l’état de la (non) pensée et de la presse en France, en 2008. Je vous le dis et vous demande de me croire : cet éditorial est un grand document.

Isto é o Brasil ! (Lula en plein délire)

Ce qui se joue au Brésil nous concerne tous, vous vous en doutez. Parce que ce pays est une immensité grande comme 16 fois la France. Parce qu’il est très riche, malgré l’atroce misère de tant des siens. Parce qu’il abrite la plus grande part de la forêt amazonienne, attaquée de toutes parts par le développement, nom policé de la destruction généralisée.

Or le Brésil est dirigé par une gauche proche, mutatis mutandis, des social-démocraties d’Europe. Lula, fondateur du Parti des travailleurs (ici, en portugais), a fait suivre à son mouvement, depuis qu’il a été élu en 2002, le même chemin que celui du parti socialiste français du temps de Mitterrand. Il prétendait changer le monde, mais c’est le monde qui l’aura plié à ses lois, jusqu’à la caricature.

Car Lula est une caricature, hélas. Quatre exemples l’illustrent aisément. Le premier concerne le nouveau plan de défense brésilien. On n’en connaît pas tous les détails, mais la France de Sarkozy a gagné au Brésil des marchés inespérés. Les trois grands corps de l’armée de Brasilia – la marine, l’aviation, l’armée de terre – « nous » achèteront des équipements pour un montant inconnu, mais qui pourrait dépasser les dix milliards d’euros. Un pays du Sud, inflexible avec ses paysans sans terre, s’apprête à engraisser nos industries de la mort. La France vendra à Lula, dans les prochaines années, des sous-marins, des hélicoptères, probablement des avions Rafale.

Deuxième exemple : les biocarburants. Je n’y reviens pas longuement, car j’en ai tant parlé que j’en ai la voix enrouée. Si vous voulez savoir jusqu’où s’abaisse Lula en ce domaine, je vous laisse une adresse, en français (ici). Les exportations de biocarburants tirés de la canne à sucre et du soja transgénique sont devenues au Brésil une cause nationale sacrée. On comprend que Lula soit dans le pur et simple déni quant aux conséquences écologiques et humaines de ce déferlement. Car à la vérité, moralement comme politiquement, sa position est indéfendable. Je vous ai parlé il y a très peu d’un rapport sans appel des Amis de la terre (ici, en anglais). Lula est un triste menteur.

Troisième exemple : le Brésil veut bâtir 60 centrales nucléaires au cours des cinquante prochaines années (ici). Le petit monsieur qui est là-bas ministre des Mines et de l’Énergie, Edson Lobao, l’a annoncé à la télévision au moment où il visitait le chantier de la centrale Angra III, lancée avant le nouveau plan énergétique géant. Menue question que je vous pose : où iront les montagnes de déchets nucléaires inévitablement produits ? Je suggère avec respect à M. Lobao l’Amazonie, qui est grande, qui est vide, qui ne sert à rien. Autre interrogation secondaire : est-il raisonnable de consacrer des centaines de milliards de dollars à cette belle aventure dans un pays incapable de réussir une véritable réforme agraire ? Incapable de sauver ce joyau amazonien qui appartient à tous les peuples de la terre et à leur avenir ?  Angra III, hors corruption, devrait coûter à elle seule 3,7 milliards de dollars.

Le dernier exemple concerne le pétrole, qu’il ne faudrait pas oublier. À la fin de 2007, le Brésil a annoncé la découverte de somptueux gisements au large de ses côtes, sous une couche de sel. Il est désormais possible que le Brésil devienne à terme un grand producteur, et l’Iran vient d’ailleurs de lui proposer d’entrer dans l’OPEP, qui réunit les principaux exportateurs.

Lula est donc comme ces lamentables politiciens que nous connaissons tous. Son rêve de bas étage consiste à changer le destin du pays qui l’a élu. De le faire entrer dans le club des cinq ou six pays les plus puissants de la planète. Et d’entrer du même coup dans les livres d’histoire. Sans se demander s’il y aura encore, à l’avenir, des livres d’histoire. Sans se demander s’il y aura encore une histoire.

Vous m’excuserez je l’espère, mais comme dirait l’autre, la bandaison, papa, ça n’se commande pas. Lula bande à l’idée de doter son pays de sous-marins nucléaires et d’avions de chasse. Lula est un con. Je sais qu’il s’agit d’une injure à chef de l’État, mais je ne sais pas quoi dire d’autre. Au passage, cette affreuse régression rappelle une évidence : l’écologie est une rupture mentale, un cadre neuf de la pensée, une culture différente, au sens fort de l’anthropologie. Un paradigme qui oblige à se séparer des peaux anciennes que nous aimions tant.

L’écologie, celle qui est la mienne, renvoie dos à dos les frères siamois de notre histoire politique. D’une part le capitalisme, ce système régnant d’un bout à l’autre de la planète, et qui l’épuise un peu plus chaque jour. D’autre part tous ces socialismes – stalinisme compris – qui ont prétendu le combattre sans jamais mettre en cause l’essentiel. C’est-à-dire l’économie, l’objet, la production matérielle sans autre but qu’elle-même et les profits qui l’accompagnent.

Quand vous entendrez parler tout à l’heure de Hollande, Royal, Buffet ou même Besancenot, pensez une seconde à Lula. Car ils appartiennent à la même famille.

Nicolas Sarkozy dans le rôle du pétomane

Nous sommes mardi  23 septembre 2008, vers 9h30, et je m’apprêtais à vous proposer un article sur le Brésil. Je le ferai un peu plus tard, car – fatalitas –, je viens de tomber sur une déclaration de Son Altesse Sérénissime (SAS) Nicolas Sarkozy, qui me paraît pulvériser certains de ses records précédents.

Mais tout d’abord, un mot sur le grand comique Joseph Pujol, mort en 1945, à l’âge de 88 ans. On l’appelait familièrement le Pétomane, car l’essentiel de son activité consistait à lâcher sur scène des gaz intestinaux. À volonté ou presque. Il pouvait, dit-on, jouer avec ses charmantes émissions Au clair de la lune sur un flutiau. Il paraît. Je n’ai pas connu.

Pujol, en tout cas, savait rire avec peu. Témoin cette phrase de son c(r)u(l) : « Je vais devant moi, sans m’occuper de mes arrières ». Si nous étions à cet instant sur TF1, nous entendrions sans aucun doute un choeur de rires préenregistrés. Mais je crois sincèrement que Sarkozy fait mieux (ici). Dans un sketch hilarant, foutraque jusqu’au génial, il a déclaré ceci à New York, devant quelques centaines de capitalistes français et américains : « Nous devons nous interroger sur nos responsabilités. Aujourd’hui, des millions de gens à travers le monde ont peur pour leurs économies, pour leur appartement, pour l’épargne qu’ils ont mise dans les banques. (…) Notre devoir est de leur apporter des réponses claires. Qui est responsable du désastre ? Que ceux qui sont responsables soient sanctionnés et rendent des comptes et que nous, les chefs d’État, assumions nos responsabilités ».

Tel qu’en lui-même, l’homme qui vient de donner à son copain Bernard Tapie 300 millions d’euros de fonds publics. Tel qu’en lui-même, l’homme qui copine avec Bernard Arnault, deuxième fortune de France. Avec François Pinault, septième fortune de France. Avec Serge Dassault, huitième fortune de France. Avec Vincent Bolloré, seizième fortune de France. Avec Martin Bouygues, dix-huitième fortune de France. Et tant d’autres.

Nicolas Sarkozy me fait hurler de rire. Nicolas Sarkozy au pouvoir !

Nicolas Hulot et Adolf Hitler

Avertissement : ce papier est centré sur une analogie historique qui n’intéressera pas tout le monde, je le crains. J’y parle du nazisme, pour revenir ensuite à Nicolas Hulot. Je le reconnais, c’est acrobatique. Ceux qui sont prêts à s’accrocher aux branches sont les bienvenus. Et les autres peuvent attendre le prochain article.

Avec un peu de chance, on me permettra une analogie qui, comme toute analogie, atteint vite ses limites. Je sens de la rage, je n’ose écrire de la haine, contre Hulot, chez certains lecteurs de ce blog. Je ne chercherai pas ici à savoir pourquoi, et passe directement à l’objet de cet article. Juste ce rappel : j’ai proposé ici ces derniers jours un petit feuilleton sur Nicolas Hulot, dont je croyais avoir écrit le dernier épisode vendredi dernier. Et puis non.

Mon propos : avant la Seconde guerre mondiale, la gauche allemande fut incapable de s’unir contre ce qui allait la détruire, elle et le monde. Elle, ainsi qu’une certaine idée de la civilisation. Le nazisme était d’emblée un sommet de l’horreur, et malgré cela, les staliniens allemands de l’époque – ceux du Kommunistische Partei Deutschlands (KPD) -, appliquant une ligne décrétée à Moscou, refusèrent toute alliance avec les socialistes. Dans les années précédant la prise du pouvoir par Hitler, les sociaux-démocrates du SPD étaient considérés par eux comme des sociaux-fascistes, pires même que les nazis. Je rappelle qu’en ce funeste mois de mars 1933 où Hitler prit le pouvoir par les urnes, il n’obtint que 43,9 % des voix.

Pendant la guerre elle-même, ces staliniens, dont beaucoup se trouvaient alors dans des camps comme Dachau ou Buchenwald, firent assassiner certains de leurs adversaires politiques. Dans l’intérieur de camps nazis dont ils assuraient – pour des raisons que je ne conteste pas – l’administration. Cela fait réfléchir.

Dans le même temps, en France, certains courants ultraminoritaires de l’opinion – par exemple, les infimes groupuscules trotskistes – refusaient toute alliance avec les gaullistes ou ce qui pouvait être considéré comme appartenant au camp de la bourgeoisie. Ils préféraient – héroïquement, il est vrai, mais si sottement ! – distribuer des tracts en allemand aux soldats de l’armée d’occupation pour leur rappeler qu’ils demeuraient des travailleurs, amis des travailleurs du monde entier. Et qu’ils devaient donc se préparer à retourner leurs armes contre la dictature de Berlin. La soldatesque était le véritable allié du peuple français, tandis que De Gaulle demeurait un ennemi mortel. L’idéologie rend plus sourd que certaine activité parfois décriée.

Moyennant quoi, il était loisible à nos trotskistes de s’allier aux staliniens, qui les pourchassaient pourtant au nom de « l’hitléro-trotskisme », concept imaginé à Moscou par ce cher Staline pour mieux liquider physiquement Léon Trotsky, ce qui fut d’ailleurs fait. Dans certains maquis français de la Résistance, des militants trotskistes furent même assassinés par des staliniens ! Le croyez-vous ? Pendant l’occupation, sous la botte nazie. Je crois me souvenir que l’écrivain David Rousset, alors trotskiste lui-même, dut cacher son appartenance à ce mouvement pour pouvoir espérer survivre dans le camp nazi où les Allemands l’avaient conduit (voir son très beau livre Les jours de notre mort). En l’occurrence, il était davantage menacé par les staliniens que par les sbires du régime hitlérien.

Où veux-je en venir ? Il y a, il y a eu, il y aura toujours des gens qui préfèreront mourir en fanfare, au son agréable de leurs idées purement idéelles plutôt que composer. En 1940, dans la France réelle du grand désastre, sur qui pouvait-on compter ? Sur un général profondément de droite, de tradition maurrassienne, marqué par l’antisémitisme de son milieu : Charles de Gaulle. Une culotte de peau, soyons direct, qui méprisait d’ailleurs passablement la démocratie parlementaire de son temps. Ajoutons quelques va-nu-pieds magnifiques autant que rarissimes, comme le préfet Jean Moulin. Le parti socialiste – la SFIO – était tout encombré par un pacifisme rance, venu du rejet horrifié des tranchées de 1914, et même contaminé par le pétainisme naissant. Le parti communiste stalinien, lui,  tenta pendant des mois l’accommodement avec l’occupant nazi, jusqu’à essayer d’obtenir la reparution légale à Paris du journal L’Humanité. La résistance des staliniens, pour l’essentiel, commença le jour où Hitler décida l’invasion de l’Union soviétique, en juin 1941. Juin 1941. Pas juin 1940.

En bref, il y avait de quoi se flinguer. L’avenir n’existait plus. Le temps comme l’espace appartenaient à la barbarie. Et il aurait fallu baisser les bras ? Et il aurait fallu demander aux quelques refusants – qu’on appelait résistants alors – s’ils étaient de gauche, de droite, syndiqués, poitrinaires, divorcés, catholiques ? Nous y serions encore ! Nous serions encore – plutôt, nous ne serions plus – dans ce Reich appelé à durer mille ans. L’histoire n’est pas là pour nous plaire, voilà tout. L’histoire est tragique, point. Et il fallut, pour vaincre Hitler, accepter que Staline s’empare de l’est de l’Europe pour un demi-siècle. Et il fallut bien, en France, dans les conditions froides et sombres des années 1940-1944, unir des gens que tout séparait.

Et voilà où je veux en venir. Il sera difficile de prétendre que je ne critique pas le monde et ses innombrables servants. Je suis radicalement opposé au règne de la marchandise et combats ses dévots. De la manière que certains ici commencent à connaître. Et je ne changerai évidemment jamais. Mais ! Mais j’aime tant la vie et ses innombrables beautés, ses déserts et ses mers, ses hommes, femmes et enfants, ses bêtes et plantes de toutes sortes que j’accepte sans aucune hésitation.

Ce que j’accepte ? Mais les autres, pardi ! Je suis ainsi engagé dans un projet d’importance avec des catholiques, moi qui ne suis pas même baptisé. J’ai passé la journée de samedi dans un monastère, avec des gens de divers horizons, la plupart fort éloignés de moi. Parce que la vie le vaut bien, sans rire. Je me fous de savoir ce que je sais à la condition d’être en face d’hommes et femmes sincères, et en mouvement.Telle est pour moi la clé : le mouvement. Qui se meut et se rapproche d’une meilleure perception de la crise écologique est un allié, et peut devenir un ami.

Les choses ne sont-elles pas, d’une certaine façon, simples ? Nul n’a le pouvoir, et c’est heureux, de changer par décret l’esprit que se sont forgé nos contemporains. Dans le temps compté qui nous est laissé, il faut vivre et travailler avec des personnes profondément différentes de soi-même. Une certaine folie de gauche, qui fut la mienne, consiste à fantasmer sur un homme nouveau qui jamais ne voit le jour. Lorsque le pouvoir d’État fut conquis à Moscou, Pékin, La Havane, on intima l’ordre à cet homme nouveau imaginaire de se comporter comme la théorie le commandait. Et comme l’homme ancien était rétif à l’idée de laisser la place à l’idée, on lui courba l’échine de force, et l’esprit. Vous souvenez-vous bien du résultat ?

Je postule qu’il faut le plus vite possible unir des forces dissemblables et même, à l’occasion, baroques. Car la menace, celle qui barre notre chemin à tous, l’exige évidemment. Je ne prétends pas que nous devons renoncer à ce que nous sommes. Je suis qui je suis, et je déteste en profondeur les puissances du monde réifié où j’habite. Mais rien, RIEN, ne sera gagné si nous ne parvenons pas à entraîner ceux qui peuvent l’être.

Je laisse donc la pureté supposée à ceux qui préfèrent la mort. Et je vous redis calmement que Nicolas Hulot est un humain digne de ce nom, engagé dans un mouvement profond – difficultueux donc, contradictoire donc – de son être. Hulot, que j’ai critiqué, secoué, que je continuerai à critiquer et à secouer, Hulot est un homme. Je l’estime. ¡Vamos y adelante!