Par amour des objets (sur une décharge alsacienne)

J’ai jadis crié sur les quais de la Seine : « La voiture, ça tue, ça pollue et ça rend nerveux ». C’était au printemps 1972, et j’avais 16 ans. Cela arrive, de plus en plus rarement me semble-t-il. L’occasion était trop belle : je crois qu’il s’agissait de la première manifestation publique contre la bagnole. Et j’étais venu de ma banlieue en tandem, avec un copain de l’époque, Jean-Paul Navenant. Si quelqu’un le connaît – il est de Paris -, faites-lui signe !

Ce jour-là, j’ai retrouvé sur place mon ami Kamel, qui avait apporté une sorte de bateau pneumatique qu’on gonflait à la bouche, car il ne valait pas mieux que cela. La manif à vélo défilait le long de la Seine, et nous deux, imbéciles comme nous étions, nous avons mis l’engin à l’eau, et tenté de suivre à la rame. Il est fâcheux qu’aucune image n’ait été prise ce jour, car nous avons bien failli couler. Ensuite, les choses ne se sont pas arrangées, car à peine à quai, la chose à moitié vidée installée sur nos deux têtes, nous avons couru comme des dératés : des CRS nous poursuivaient.

Pourquoi ? Mais je m’en souviens plus, moi ! Je sais que nous nous sommes retrouvés tout près du Louvre et que j’ai manqué prendre un coup de bidule – ainsi ne nommaient les matraques – sur mon jeune crâne. Kamel riait à gorge déployée. À moins que ce ne fût l’inverse ?

Si je pense à ce moment précis du passé, c’est que je viens de lire une dépêche de l’AFP consacrée à un grand projet de décharge en Alsace (ici). Je le reconnais, il n’y a pas de rapport. Simplement, dans ma tête chenue, je me disais qu’une décharge, « ça tue, ça pollue, mais ça remplit les poches ». Et qu’on ne me dise pas le contraire !

Il y a près de vingt ans, j’ai commencé une interminable série d’articles sur la décharge de Montchanin, en Saône-et-Loire. Qui a duré des mois. Qui m’a mené au tribunal, ce que je ne regrette pas, d’autant qu’on m’a donné raison. Qui m’a fait rencontrer des gens formidables, comme Pierre Barrellon ou Fernand Pigeat. Ce n’était plus une enquête, mais une épopée, qui a secoué toute la France des déchets industriels, ainsi que les pontes du ministère de l’Environnement. J’en ris encore.

Je crois sincèrement que cet impensable scandale – on avait enfoui à quelques mètres des maisons près d’un million de tonnes de déchets, dont quelques unes venues de Seveso, charmante bourgade italienne refaite à la dioxine en 1976 – a conduit à la loi de 1992 sur les déchets. Une certaine Ségolène Royal était alors à la place de Borloo.

La loi de 1992, qui prévoyait de réserver la mise en décharge, dès 2002, aux déchets ultimes, triturés, valorisés, etc., n’avait aucune chance d’aboutir, comme je l’ai écrit tant de fois dès cette époque, et cela n’a pas manqué. Le flot d’ordures continue de déferler, et les administrations cherchent toute solution pour enfouir et léguer ainsi notre merde à la belle descendance qui nous attend.

Comme vous avez peut-être lu sur la dépêche AFP évoquée plus haut, tel est le projet à Hirschland (Bas-Rhin), en pleine Alsace bossue. La Coved, filiale de la Saur, anciennement propriété de Bouygues – mes hommages -, chercherait à acheter 95 hectares à une famille de paysans locaux. Le terrain est proche de la Moselle, ce qui serait excellent pour nourrir les poissons de molécules diverses et nettement variées. Celui qui croit pouvoir confiner une décharge de plusieurs centaines de milliers de tonnes de déchets est bon pour remplacer PPDA à la télé.

Les gens, sur place, ne sont pas chauds, ce qui est le moins. Et j’ai vu sur des photos qu’ils refusaient les décharges, qu’elles soient là ou ailleurs. Ce qui est parfait. Peut-être gagneront-ils, d’autant que les élus de droite qui dominent la région les soutiennent. Je le leur souhaite ardemment, mais.

Mais il y a un sérieux hic. Comme à Toulouse naguère, quand les habitants voulaient chasser la chimie de la ville après l’explosion géante d’AZF. Ces Toulousains, traumatisés, refusaient la présence de la chimie en ville, mais sans relier ce refus ô combien justifié à un rejet décidé des usages concrets de l’industrie, qui nous concernent tous dans la vie la plus quotidienne.

En Alsace de même, il s’agit de rejouer cette scène mille milliards de fois vue : « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». On refuserait les décharges du côté gauche de l’hémisphère cérébral avant d’aller chercher chez le marchand, avec le droit, la télé aux coins carrés ou n’importe quel objet suremballé. Mais dans ces conditions, il y aura un jour tant de décharges dans notre pays qu’on pourra traverser la France à pied, d’un bout à l’autre, en marchant sur des fûts, des matelas éventrés et des grosses télés.

Non, ce n’est pas drôle. Si je vous ai parlé de Montchanin, outre que c’est un bon souvenir, c’est que le combat avance à pas si lents que je ne le vois pas bouger. Il faudrait, il faut imaginer un mouvement national cohérent qui prenne en compte tout le processus de production-destruction des choses et des objets. Nous devons certes contester le principe même des décharges et du pourrissement des sols et des eaux, mais à partir d’un point de vue clair.

Ce point de vue est le suivant : À BAS LES OBJETS ! À BAS LA MULTIPLICATION DES CHOSES INUTILES ! Cela implique de dire la vérité sur le monde dans lequel nous sommes de force. Et de le combattre autrement que par des paroles vaines. Un exemple, un seul exemple : le téléphone portable. Cette nouveauté de quinze ans d’âge, probablement dangereuse pour la santé, a révolutionné la vie sur terre. Enchaîné des centaines de millions d’humains. Provoqué d’innombrables faits divers, accidents, vols, meurtres peut-être. Détruit un peu plus l’espace privé concédé à la personne humaine dans des lieux publics comme le train. Démultiplié les effets ravageurs de l’individualisme, maladie mortelle de notre temps. Vous ajouterez vos propres commentaires.

Et pourtant, rien. Pas la moindre réflexion critique. Nulle action bien sûr. Tout au contraire, un immense assentiment général, qui dévoile un fois de plus le vrai ciment de notre société vieillissante et malade : la soif de consommer jusqu’à la dernière seconde. On connaît le mot du condamné : « Encore cinq minutes, monsieur le bourreau ». Je vous le dis comme je le pense : aucun combat digne d’être mené ne saurait faire l’économie d’un affrontement avec les objets et leurs racines en nous.

PPDA contre la Méditerranée

Rien mais beaucoup : au moment où j’ai cliqué sur les actualités d’un certain Google, 741 articles en langue française, parmi ceux sélectionnés, parlaient du départ de PPDA du journal télévisé de TF1 (ici). Et deux évoquaient l’étude montrant que 97 % de la totalité des requins de Méditerranée ont disparu en 150 ans environ.

Inutile de commenter bien longtemps. Ce dernier événement est d’une portée simplement incommensurable. Il signifie un bouleversement que l’esprit humain est incapable de se représenter. Lorsque que des animaux aussi hauts dans la chaîne alimentaire que les requins meurent, tout est désorganisé. Les niches écologiques changent d’occupants, une sorte de roulette aux dimensions géantes se met en place, qui redistribuera toutes les places sans que nous ayons le moindre mot à dire.

Si l’on ajoute à cela la disparition (commerciale) on ne peut plus certaine du thon rouge en Méditerranée, pour cause de stupidité de masse et de cupidité, il est évident que nous assistons à un effondrement inédit.

On le sait, croyez-vous ? Non, on pourrait le savoir. La presse française porte une part de responsabilité écrasante et tragique dans la sous-information générale. Elle n’est pas la seule, mais elle est au premier rang.

Bons baisers du Fangu (un souvenir)

Un matin doux de mai 1996, très tôt, j’ai fait ce qu’il me plaisait, et je me suis baigné sur la plage de Ricciniccia. C’est très simple, il suffit d’aller à Galeria, sur la côte Ouest de la Corse, au bout de la vallée du Fangu. La plage était à moi seul, je crois même que j’étais nu. J’en suis sûr.

C’est une plage dure au pied, pleine de galets qui jouent du rose au gris. Derrière – ou devant, selon -, il y avait les sommets enneigés de Capu Tafunatu, Punta Minuta et Paglia Orba, dans le Niolu. La Corse, quoi. La montagne et la mer, comme disent les magazines. L’éternité géologique. Et le paradis.

Il faut oser se souvenir de ce que fut la Méditerranée d’avant l’invention du désastre. De cette Méditerranée qui n’avait pas encore décidé de tuer le thon rouge et la civilisation née de leur sillage (ici). Car il y a eu une civilisation du thon, étirée sur des milliers d’années, tout le long des rivages de Mare Nostrum. Encore faut-il ajouter un mot sur les requins habitant cette mer (presque) fermée depuis des millions d’années. Au cours des deux siècles passés, 97 % des effectifs des 47 espèces de jadis ont disparu, simplement si j’ose dire. Les chercheurs qui viennent d’établir ce catalogue des horreurs (ici) jugent « écologiquement éteintes » la plupart des espèces de requins de notre mer à nous. 42 sur 47 exactement.

J ‘ai pourtant vu un pêcheur, près de la tour de Galeria, là où les eaux du Fangu se mêlent à celles de la mer. Il devait être sept heures ce matin-là, et j’ai vu comme je ne vous vois pas un balbuzard pêcheur. Est-il du côté des faucons ? De celui des éperviers et des aigles ? En réalité, il est unique, seul à représenter la famille des Pandionidés. Blanc au-dessous, sur le front, sur le cou, il est brun foncé au-dessus de ses ailes. Il ne pense jamais qu’au poisson, son obsession.

Ce matin-là, auprès de la tour de surveillance héritée je crois de la présence génoise, il semblait traîner. Dans les airs. Nonchalant. Jusqu’à l’instant où, ayant aperçu une proie sous l’eau, il a plongé les pattes en avant. Il ne pêche pas d’hier, j’en jurerais. Car il dispose d’un doigt réversible et d’écailles sur la plante de ses pattes qui lui permettent de saisir le vif-argent du poisson qui lui fait envie. Mais pour cela, il faut parfois descendre profond, sans se noyer bêtement. Je vous le dis en confidence, quand il met la tête sous l’eau, un mécanisme se déclenche, qui lui ferme automatiquement les narines.

Ce matin-là, donc, je l’ai vu plonger les serres en avant, et il est sorti de l’eau avec un copieux poisson, la tête placée face au vent. Sans doute un mulet, mais je ne peux le jurer. Il y avait donc encore au moins un poisson dans la Méditerranée, et je suis bien certain que le balbuzard le méritait, contrairement à nous, qui épuisons les mers pour le bonheur de les trouver vides.

Ce n’est pas tout. Dans les mêmes jours, j’ai parcouru un bois d’aulnes touffus et trempé, non loin du delta du Fangu, et j’y ai vu une couleuvre à collier corse, Natrix natrix corsa, et quelques uns de ses amis – et surtout proies – du coin : des grenouilles, des crapauds, des tritons. Cela sentait les tropiques, le monde se décomposait en silence, je m’entortillais de clématites, de vigne sauvage et de houblons. Un moment, j’ai vu, comme dans un conte de Tolkien, des osmondes royales. Une fougère qui elle aussi à tendance à nous abandonner.

Encore deux mots. Si vous passez dans les environs, remontez le cours de la rivière, ce Fangu qui dit-on mène à la Corse. Je m’y suis baigné, bien entendu, découvrant au fond de son lit une multitude de pierres rondes, et noires, et rouges, et vertes, et violettes. C’est une affaire de temps. Un volcan, voici 260 millions d’années, lorsque nous ne pensions pas encore tout saccager, a craché de la lave alentour. Et changé le cours des événements en dispersant des billes de toutes les couleurs, que le Fangu continue de mener à la mer.

Le lendemain ou le surlendemain, ou la veille, vers cinq heures du matin – il était tôt, le jour hésitait -, j’ai percuté une vache qui divaguait sur la route. Avec une voiture, oui, et j’en suis toujours désolé. Mais la vache n’est pas morte, puisque je ne l’ai jamais revue. Et moi non plus, semble-t-il. Simplement, j’ai été remis à ma place, et j’ai basculé dans la pente, heurtant le tronc d’un chêne vert.

Galeria en a vu d’autres. Et moi de même. Le lendemain – là, je suis sûr -, je me suis perdu autour de Punta Muvrareccia, dans le maquis. Dans les pétales en crépon mauve des cistes de Crète. Dans les arbousiers et les filaires. Bientôt, la pluie est venue, une pluie dense qui changeait les arbousiers et leurs branches hautes en douches universelles. Oh ! je me suis bel et bien perdu pendant trois heures, contraint à tailler ma route au milieu des tiges et des racines, trempé comme je l’ai rarement été.

Je ne regrette pas, cela va sans dire. Tout me semblait unique, et tout l’était pour de vrai. Pendant un court moment de répit du ciel, je suis monté sur une fourche et j’ai vu apparaître la baie de Focolara, sur ma gauche. Rien n’avait changé, rien ne changerait jamais. Les Phéniciens n’étaient peut-être pas encore arrivés.

PS : Grâce à Frédéric (voir les commentaires), j’ai retrouvé le Nord, ou presque. Qu’il en soit remercié.

Vive la grande république populaire de Chine !

Un petit mot sur la Chine. Le paradis mondial des bureaucrates va de mieux en mieux. Formés à la noble école stalinienne, « améliorés » encore par l’art maoïste du mensonge et de la manipulation, les gérontes du Parti Communiste chinois sont en train de détruire à la racine une civilisation vieille de plusieurs milliers d’années. Les dernières nouvelles du front sont les suivantes : la Chine est le plus gros émetteur de gaz à effet de serre de la planète, et cette place ne lui sera contestée par personne au cours des prochaines années (ici) ). À lui seul, ce pays serait le responsable de 24 % des émissions mondiales.

Nul, sur cette terre, n’est aujourd’hui capable de rassembler l’information pourtant indispensable sur le krach écologique à venir. J’ai écrit il y a des années que la Chine serait probablement le théâtre du premier grand krach écologique mondial, et je le maintiens. Non qu’il n’y en ait eu dans le passé. Mais ce qui arrive désormais à grands pas est totalement moderne. C’est-à-dire global, écosystémique, démesuré en fait.

Au fond, c’est tragiquement simple : la Chine ne peut pas. Elle compte environ 200 millions de mingong, ces déracinés de la campagne qui errent de chantier urbain en halls de gare. Elle n’a pratiquement plus de rivières au sens où nous entendons ce mot. Elle se couvre de milliers de décharges. Elle engloutit les forêts de toute l’Asie, qu’elle considère comme l’hinterland de son miracle économique. Elle sacrifie sans seulement y penser la colonne vertébrale de son univers mental et vital : la paysannerie.

Comme cela ne peut pas durer, cela ne durera pas. Mais même dix ou vingt ans de ce régime nous rapprocheraient d’une zone de vrai danger planétaire. N’importe : l’Occident se couche devant les assassins de leur(s) peuple(s), et Sarkozy applaudit à des JO de la honte, aussi honteux que ceux de Berlin en 1936.

Un rappel : combien sont-ils ? Oui, combien de responsables français, dans la presse, la politique, la littérature sont-ils d’anciens maoïstes ? Si je pose la question, c’est parce qu’ils sont nombreux à avoir encensé cette dictature infâme au moment de la « Révolution culturelle », quand Mao tirait les ficelles de toute une jeunesse pour rester au pouvoir.

Un homme, Simon Leys, a eu le douteux mérite de tout comprendre, et de tout écrire. En 1971, il publie un livre admirable, Les habits neufs du président Mao (Champ Libre). Il y rapporte la vérité en temps réel, ce qui est prodige. Sinologue, homme libre ô combien, il montre que la « Révolution culturelle » n’est que mise en scène bureaucratique, lutte entre factions, horrible manoeuvre d’appareil.

Mais à l’époque, la maolatrie est telle qu’il est traité d’agent de la CIA, et de salaud dans le meilleur des cas. Ne croyez pas ceux qui vous diraient avoir lu Leys à cette époque, en tout cas montrez-vous sceptique. Car les lecteurs de cet homme d’exception ne furent alors qu’une poignée. Philippe Sollers, Serge July, André Glucksmann et Jean-Paul Sartre donnaient le là de ces années désespérantes pour la pensée. Nous leur devons en partie d’être à ce point aveugles aujourd’hui. Encore merci.

Noir Canada (l’or a la couleur du sang)

Vous savez qui ? Murray Bookchin. Né en 1921, mort en 2006, Bookchin est un penseur écologiste réputé sur le continent américain. Je l’ai lu, j’ai du moins lu certains de ses textes, et nul doute que ce vieux libertaire a réfléchi à la crise de la vie sur terre. En 1989, l’association new-yorkaise Learning Alliance avait organisé un long débat entre Murray et Dave Foreman, tenant de la deep ecology, cette écologie profonde qui met en question la place prééminente de l’homme, au détriment des autres espèces.

Un beau débat, en vérité. Deux extraits, si vous le permettez. Le premier de Murray, dont de nombreux parents ont été exterminés par les nazis, et qui s’interroge sur la misanthropie de certains écologistes : « Soyons réalistes, une telle misanthropie fait surface au sein de certains cercles écologistes. Même Arne Naess admet que de nombreux écologistes profonds “parlent comme s’ils considéraient les humains comme des intrus dans une nature merveilleuse” ». À quoi Dave Foreman répond : « Je suis profondément préoccupé par ce qui arrive aux gens de par le monde. Cependant, à la différence de beaucoup de gens de gauche, je suis également préoccupé par ce qui arrive à un million d’espèces sur la planète, espèces qui n’ont pas demandé à être touchées par la catastrophe écologique ».

Comme vous voyez, le propos est vaste et fait penser (In Quelle écologie radicale, coédition Silence et ACL, 1994). Si je vous parle de Murray ce vendredi 13 juin 2008, c’est parce que son éditeur canadien, Écosociété, est dans la peine. Faible mot en vérité pour désigner l’embrouille dont la maison d’édition est la victime. Mi-avril, malgré des pressions considérables, elle publie un livre dur, Noir Canada, pillage, corruption et criminalité en Afrique écrit par Alain Deneault et quelques autres. Le livre évoque sans détour l’attitude de transnationales canadiennes de l’or, notamment en République démocratique du Condo, l’ancien Zaïre.

Je n’ai pas lu le livre, et ne peux vous en parler en détail. Mais voici ce qui s’est passé autour. La société minière Barrick Gold, sans avoir eu accès au texte, a décidé d’intimider ses auteurs pour que leur livre ne sorte pas. L’ouvrage ayant paru, Barrick Gold a déposé une plainte incroyable contre Écosociété, ce qu’on appelle là-bas une poursuite-bâillon, ou Slapp (Strategic Lawsuit Against Public Participation). Une Slapp n’a qu’un but, évident : faire taire. Et Barrick Gold, en conséquence, réclame à Écosociété 6 millions de dollars. Comme si cela ne suffisait pas, une autre transnationale, Banro Corporation, exige cinq millions de dollars supplémentaires. Au total, plusieurs dizaines de fois le chiffre d’affaires annuel de la maison d’édition.

Ce type d’affrontement entre (pot de) terre et (pot de) fer n’a rien de nouveau, mais en l’occurrence, l’enjeu est immense, immédiat, humain ô combien. Et pour revenir une seconde au débat entre Boockchin et Foreman, l’affaire pourrait réconcilier les deux points de vue écologistes. Car là-bas, on détruit non seulement la nature et la vie, mais aussi les hommes. Alain Deneault, auteur principal (ici), assure en défense de son livre que ses sources sont solides, et qu’il n’est pas question de reculer. Ce que je sais de mon côté, c’est qu’une exploitation ignominieuse des richesses de l’ancien Zaïre est bien en cours, et qu’elle est contrôlée par quantité de sociétés de notre Nord repu.

Or ce pays est le théâtre d’actes de guerre et de barbarie qui sont une honte absolue – une de plus – pour ce qui nous reste de conscience. Je vous renvoie à un rapport en français très complet de l’ONG Human Rights Watch, qui dit l’essentiel (ici). J’en extrais de manière arbitraire le morceau qui suit, qu’il faut lire les yeux ouverts. Car ce rapport est diplomatique, et se contente de suggérer ce qui arrive. Or, ce qui se passe là-bas, c’est la mort de tout et de tous, l’accaparement par les corrompus, les viols innombrables, le massacre, et pire même, je vous l’assure.

Lisez, lisons ensemble : « Suite à de précédentes tentatives pour entrer en contact avec le groupe armé UPC, les représentants d’AngloGold Ashanti ont établi des relations avec le FNI, un groupe armé qui contrôlait la région de Mongbwalu et était responsable de graves abus contre les droits humains dont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En échange des garanties offertes par le FNI sur la sécurité de ses opérations et de son personnel, AngloGold Ashanti a fourni un soutien logistique et financier – soutien qui a ensuite procuré des avantages politiques – au groupe armé et à ses responsables. La compagnie savait ou aurait dû savoir que le groupe armé FNI avait commis de graves abus contre les droits humains sur des civils et ne participait pas au gouvernement de transition.

En tant que compagnie affichant publiquement un engagement en faveur de la responsabilité sociale des grandes entreprises, AngloGold Ashanti aurait dû s’assurer que ses opérations se déroulaient précisément dans le respect de ces engagements et n’avaient pas un effet contraire sur les droits humains. La compagnie n’en a apparemment rien fait. Les considérations d’affaires l’ont emporté sur le respect des droits humains ». Mongbwalu, je le précise, est une ville du nord-est de l’ancien Zaïre, autour de laquelle sont des mines d’or.

Il n’y a pas de morale à une histoire comme celle-là, mais sachez qu’Écosociété a créé un site pour tenter d’empêcher le triomphe de l’industrie cannibale de l’or (ici). Cela vaut la peine d’aller voir.