Le si bon air de Buenos Aires

Pour Olivia, Yanina et Manu

Vous n’êtes certes pas obligé de connaître l’espagnol. En ce cas, cette petite précision : le navigateur Juan de Garay a fondé en 1580 une nouvelle colonie qui devait devenir la capitale de l’Argentine : Nuestra Señora del Buen Ayre. El Ayre, en cette époque, c’était le vent. Et donc, El Buen Ayre, le bon vent. Mais dans le castillan d’aujourd’hui, Aire, c’est plutôt l’air qu’on respire, éventuellement l’humeur dans laquelle on se trouve. Il ne serait donc pas déplacé, pour nous Français en tout cas, de traduire Buenos Aires par bons airs. Ou bonnes humeurs.

Sauf qu’on respire sur place, désormais, de bien curieux effluves. Ces jours-ci, la capitale est sous le feu et les fumées de centaines d’incendies. 300, 600, plus encore ? Ce qui est sûr, c’est que de mémoire de porteño, on n’a jamais vu cela. Il faut tenter d’imaginer ce que signifie, dans une ville qui ressemble tant à l’Europe, la disparition du soleil et de la clarté. L’angoisse est partout, les hôpitaux sont pleins, les routes coupées.

Ce lundi, d’après ce que je viens de lire rapidement dans les journaux argentins en ligne, cela va un peu mieux. Mais demain, après-demain ? Officiellement, les éleveurs sont mis en cause et rendus responsables du désastre sans précédent. C’est peut-être vrai, mais même en ce cas, cela ne suffit pas à expliquer le phénomène. Moi qui vis de l’autre côté de l’Atlantique, et qui ne dispose d’aucune source d’information confidentielle, je me permettrai néanmoins d’évoquer une autre cause évidente : le soja.

Si je me trompe, je me trompe. Mais j’ai de bonnes raisons de mettre en cause ce grand monstre. Cette plante qu’on peut appeler maudite a vu ses surfaces augmenter de 495 % au cours des 35 dernières années. Et l’Argentine, après le Brésil, s’est lancé dans une aventure purement financière qui détruit le pays pour des générations. On est passé là-bas de 380 000 hectares de soja en 1970 à 13 millions en 2003. Et cela s’accélère encore depuis. L’Argentine, grande nation jadis de la viande et du lait, exporte son soja pour nourrir notre bétail, et importe du lait pour ceux qui peuvent payer.

Lisez ce qui suit, témoignage direct d’Alberto Gomez, du Movimiento Campesino de Cordoba (Mouvement Paysan de Cordoba) : « Les propriétaires terriens ont beau venir nous déloger, un juge a beau rendre sa sentence, nous sommes prêts à nous défendre. Nous nous sommes organisés et nous avons décidé qu’ils ne nous prendront pas plus de terres qu’ils ne nous ont déjà prises, pas un mètre de plus.

Le Mouvement Paysan comprend presque mille familles. Nous nous rassemblons pour voir comment faire front à tout ce qui nous arrive ces dernières années. Les propriétaires nous enlèvent nos terres. Tout cela à cause du boom du soja. Un grand propriétaire qui faisait paître ses vaches dans des champs défrichés près de la ville, doit, avec le boom du soja, semer davantage de soja. Il utilise les terres où paissaient ses vaches et doit amener celles-ci ailleurs. Cela veut dire qu’il les amène paître dans d’autres champs. Pour ce faire, ces propriétaires envahissent notre région, une région très montagneuse, et là, c’est un désastre. Là où il n’y a pas de paysans organisés, ils arrivent en disant  » Ce champ est à moi, je l’ai acheté «  et ils montrent les papiers. Après, il se mettent à retourner toute la terre pour semer du fourrage et faire paître les vaches. C’ est un véritable désastre pour l’environnement et la terre même ».

Je reprends donc la parole. Pourquoi ces centaines d’incendies dont la fumée envahit Buenos Aires ? Pourquoi ces scènes jamais vues dans la capitale ? Voici mon hypothèse : le front agricole se déplace, et de plus en plus vite. Le soja, qui rapporte plus de devises que n’importe quoi d’autre, impose sa loi aux ganaderos, les éleveurs locaux. Une enveloppe glissée dans la bonne poche, et l’éleveur est obligé de partir avec son troupeau, pour laisser place au soja. Mais il faut bien trouver de nouveaux pâturages. Et les éleveurs connaissent eux aussi la chanson. Et le bruit délicat d’une enveloppe déposée dans la poche qu’il faut, au moment qu’il faut.

Arrivé à certain point, il ne reste que les zones marginales où ne survivent que les communautés paysannes les plus pauvres. De quel droit s’opposeraient-elles aux éleveurs, dont les plus grands tutoient le gouverneur ? On convoque la soldatesque, on met dehors les peigne-culs, on allume les brasiers, on attend la prochaine pousse tendre pour le troupeau.

Bien entendu, ce que je viens d’écrire n’est pas du journalisme, ou si peu. Mais j’ai le sentiment désolant d’en dire davantage que vos – nos – commentateurs favoris. Je viens de mettre le nez dehors, l’air était frais et comme bienveillant, j’ai décidé d’y retourner. Nos vemos.

Juste un mot (de Rilke) et un autre (de Char)

Il y a un temps long, j’ai écrit un livre, qui a été publié. Une année auparavant, j’avais lu un texte de Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, mais le cherchant tout à l’heure, je ne l’ai pas retrouvé. Il est là, je le sais, mais il me nargue depuis un arrière-fond de ma bibliothèque, et il a bien raison.

Ayant lu ce roman, j’en avais soutiré une phrase, mise en exergue de mon propre livre publié, car elle m’avait beaucoup frappé. De quoi parle Rilke ? Aïe, je ne m’en souviens pas bien. D’un jeune poète, qui pourrait bien être son double, et qui cherche la vérité dans les rues parisiennes, qui la lui refusent. Il veut écrire, mais quoi, et pour qui ? La mort et l’angoisse rôdent, Malte se pose les questions de tout humain authentique sur l’âme, la solitude, la rencontre.

La phrase que j’ai donc utilisée sans vergogne – mais en citant Rilke, bien entendu -, la voici, récupérée à l’entrée de mon propre ouvrage : « Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c’est possible ».

Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas simplement admirable ? N’est-ce pas profond et vrai, n’est-ce pas précisément ce que tout humain conscient du temps que nous vivons pourrait apprendre par coeur ? Répéter à ses proches, à ses amours, à ses ennemis même ? On se doute que Rilke ne pensait pas une seconde à la crise écologique et aux désastres en cours et en vue. Mais comme il était poète, il savait mieux que quiconque. Et il continuera de nous parler jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit. Savez-vous ? Je l’aime.

Comme c’est dimanche, et que l’esprit vagabonde un peu plus, je saute, tressaute, et pense d’un coup à René Char. Et à ce texte qui m’accompagne depuis longtemps, lui aussi. Que vous le connaissiez ou non, je vous souhaite d’éprouver à sa lecture les mêmes frissons que moi.

Commune présence

Tu es pressé d’écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir,
Celle qui t’es refusée chaque jour par les êtres et par les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés,
Au bout de combats sans merci.
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,
En t’inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.

Modifie-toi disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.

Essaime la poussière.
Nul ne décèlera votre union.

L’énigme du Grenelle (extinction de masse)

Où sont-ils passés ? Oui, dites-moi donc où sont passés les matamores d’octobre dernier, ceux qui assuraient qu’une révolution écologique était en cours ? Le 17 avril, et c’est une authentique première, le journal Le Monde s’en prenait enfin sans détour aux biocarburants, dans un éditorial engageant le journal, en page 2. Sous un titre sans équivoque, pour une fois : Les tartuffes de la faim. Je cite: « Les nouvelles habitudes alimentaires des pays émergents, largement importées des pays développés, expliquent en grande partie l’explosion de la demande, et donc les tensions sur les prix. Ce n’est pas la seule raison. La concurrence des biocarburants en est une autre, essentielle. Or les Etats-Unis, si généreux avec le Programme alimentaire mondial, ont confirmé leur volonté de doubler les surfaces déjà très importantes qu’ils consacrent aux biocarburants. Face à l’automobiliste américain, le paysan haïtien ne fait pas le poids. Même chose pour l’Europe ».

Impeccable, si l’on oublie le grand silence qui a précédé. Impeccable. Et là-dessus, hier, notre sémillant, notre excellent Dominique Strauss-Kahn, patron du Fonds monétaire international (FMI) a lui aussi lancé une sorte d’appel, reconnaissant que les biocarburants posent un « problème moral ». Extraordinaire retournement général, dont je suis profondément heureux.

Mais au fait, et nos amis du Grenelle de l’environnement ? Mais si, souvenez-vous, ces grands écologistes qui affirmaient mordicus que rien ne serait jamais plus comme avant. Que le Grenelle était une date, un tournant, l’annonce du grand changement, l’histoire en marche, etc.

Pour ce qui me concerne, je puis vous jurer que j’ai fait tout ce que je pouvais pour secouer les grandes associations écologistes. Il est encore temps de les réunir toutes, et de réclamer de Nicolas Sarkozy, au nom de leur Grenelle commun, une décision simple et efficace. Par exemple, la fin immédiate des subventions publiques françaises à l’industrie criminelle des biocarburants. Ce serait la fin de la filière chez nous, et un coup de tonnerre ailleurs dans le monde.

Au passage, cela serait la preuve expérimentale que les associations écologistes servent à quelque chose. Mais pour l’heure, le silence est complet. Quoi ? On pourrait être écologiste et admettre sans broncher que des hommes meurent de faim pour faire rouler des bagnoles ? Eh bien, qu’on s’explique donc sur le sujet. Et publiquement s’il vous plaît.

Trois milliards de bagnoles (et une poignée de cons)

Extraordinaire démence : un article du Figaro reprend les conclusions d’une étude menée par le Fonds Monétaire International (FMI) de cet excellent monsieur Strauss-Kahn qui, avec un peu de malchance, aurait pu être aujourd’hui au poste occupé par Nicolas Sarkozy. Si vous préférez jeter un oeil sur le texte original en anglais, ici (chapitre 4).

De quoi s’agit-il ? Eh bien, selon ces grosses têtes qui commandent la marche du monde, la bagnole individuelle est l’avenir. On en compte environ 600 millions, ce qui est une misère. La plupart sont au Nord – 460 engins pour 1 000 habitants des États-Unis -, mais cela a toutes chances de changer. À l’horizon 2050, la terre pourrait compter d’après le FMI près de cinq fois plus de voitures : environ 2,9 milliards d’unités.

L’essentiel de ce flot – un déluge – se déverserait sur les pays du Sud, bien entendu, où l’on a l’imbécile habitude de marcher à pied ou d’utiliser un simple vélo. La Chine devrait gagner dans la noble aventure 500 millions de véhicules supplémentaires et l’Inde 330 millions. Comment en arrive-t-on à de tels calculs ? Eh bien, en s’appuyant sur l’histoire de l’économie. Ben oui, quoi. Le passé montre que lorsque les hommes s’enrichissent, ils se tournent de plus en plus vers des transports privés. Pourquoi cela changerait-il ? Vous prenez une abscisse, une ordonnée, vous tracez une courbe en tirant un peu la langue pour montrer que vous êtes concentré, et vous voilà en une demi-heure le roi de la piste. Les collègues des bureaux voisins, dans l’immeuble climatisé de Washington où vous avez oeuvré, viennent vous taper sur l’épaule. What a guy ! Quel type !

Pardi ! Si tout cela dure, cela devrait continuer, non ? Je crois que nous tenons là la quintessence du « développement durable » tel que vu et défendu par le règne de la marchandise. Le point de vue « économique » sur l’avenir de la planète, qui commande à tous les politiques que je connais, est une absurdité complète, je crois que cela est évident.

La courbe grotesque du FMI est parfaitement juste, mais à la condition qu’on oublie les détails qui l’entourent. Il n’y a pas assez d’argent, d’acier, d’eau, de matières premières diverses et variées pour produire autant d’objets d’une telle puissance. Car n’oublions tout de même pas qu’il faudra songer un peu à nourrir, vêtir, éduquer de 9 à 10 milliards d’humains à l’horizon 2050. Il n’y a pas assez d’espace et de moyens matériels pour ouvrir les innombrables routes et rocades qui seraient nécessaires pour dépasser le pas d’un marcheur fatigué. Il faudrait reconstruire un nombre incalculable de villes, surtout dans le Sud, de manière que les avenues remplacent rues et ruelles, bien adaptées à l’homme et au vélo, mais sûrement pas à la bagnole. Mais comme on sait, il n’y aura presque plus de pétrole, et malgré la magnifique perversion des biocarburants, on voit très mal ce qui pourrait, d’ici là, remplacer ce carburant hors pair. Enfin – vous compléterez l’interminable liste sans moi -, la crise du climat interdira de toute façon cette fuite en avant on ne peut plus criminelle.

Faut-il ajouter un mot ? Voici en tout cas le mien. Les hommes qui écrivent de telles sottises sont peut-être intelligents. Je n’en sais rien, mais c’est possible, car la définition de l’intelligence, qui me passionne, est d’une rare complexité. Ce qui ne souffre pas discussion, c’est que cette vision de l’avenir commun est fausse. Or ces gens sont vantés par le monde officiel, dont celui des médias, comme des éclaireurs. Des pionniers. Des visionnaires. Je serai direct : ce sont des cons, des cons dangereux.

Et les écologistes, auxquels je m’honore d’appartenir ? Certains, que je ne nommerai pas ici, sont aussi peu clairvoyants. Mais d’autres, et je ne rougis pas de l’écrire, car je le crois, font preuve d’une intelligence collective – collective, j’y insiste – admirable. Il leur arrive de se tromper, certes. Sur des questions qui ne sont pas toujours secondes, oui. Mais sur le fond, mais quant à l’essentiel, le meilleur du mouvement écologiste dit depuis quarante ans au moins la vérité profonde des sociétés humaines. Et moi, je suis fier de cela. Ai-je tort ?

Sans le moindre copyright

Vous allez me trouver un peu fainéant, mais ce n’est pas tout à fait cela. Je reproduis ci-dessous un article que j’ai déjà publié le 1er janvier dernier ici même. Pourquoi ? Parce qu’il exprime quelque chose de très profond – en moi – et je redoute un peu que certains d’entre vous l’aient loupé. La date du 1er janvier, à la réflexion, n’était peut-être pas idéale. Je ne sais pas si j’ai raison, mais il s’agit bien d’un programme politique. Qui commande, pour être éventuellement réalisé, l’apparition de forces qui n’existent pas. Si, et seulement si cela vous paraît avoir un sens, n’hésitez pas à faire circuler. ¡ Y Vamos !

Ce que je vais vous dire ce 1er janvier n’a rien de fignolé. Je commence en effet à près de 17 heures, et je n’ai guère de temps, en réalité. Mais je suis poussé malgré moi. Rien de grave. Rien de léger non plus. Voici mon point de départ : s’il devait y avoir une priorité, une priorité véritable, quelle serait-elle ? Eh bien, ma réponse est celle-ci : il n’y a rien de plus urgent que de restaurer ce qui peut l’être dans le fonctionnement des écosystèmes naturels.

Je reconnais que, présenté de la sorte, cela ne vaut pas le champagne du Nouvel An. Mais il est certain que tout sera désormais plus difficile, à mesure que les prairies et les cultures, les rivières, les océans, les forêts, les zones humides, les savanes se dégraderont davantage. Il est temps, il est même bien tard pour rappeler que toute société humaine, tout projet de quelque nature que ce soit repose in fine sur la bonne santé écosystémique de la planète.

Le deuxième point est aussi évident. Il existe dans nos circuits financiers délirants des masses jamais encore assemblées de puissance matérielle. Cette dernière accroît en proportion la gravité de la crise écologique et se dissout dans des achats aussi intéressants que le Big Mac, le Rafale, la Kalachnikov, la voiture, l’autoroute urbaine, le téléphone portable, la télé à écran plat, la guerre en Irak, le salaire des bûcherons d’Amazonie, le salaire des planteurs de palmiers à huile, le check-up confirmant l’obésité universelle, la corruption, sans compter le pur et simple gaspillage sous l’une de ses dix milliards de formes. En bref, il y a de l’argent. Il n’y en a jamais eu autant, il n’y en aura peut-être jamais autant.

Troisième point : le travail utile socialement disparaît massivement. Qu’elle s’appelle chômage au Nord, économie informelle ou désœuvrement ailleurs, l’inactivité « occupe » une quantité invraisemblable d’humains. Combien ? Aucune statistique ne permettra jamais de savoir quelle est la quantité de travail disponible sur terre. Je postule qu’elle est, pour la question qui m’intéresse, sans limites discernables. Si l’on y tient, je gagerai qu’au moins un milliard d’entre nous, peut-être deux, et qui sait davantage, pourraient travailler plus utilement, rapidement qui plus est.

Et alors ? C’est là, bien entendu, que tout se complique abominablement. Ce que j’entrevois n’a rien de secret. Il faut trouver un moyen de relier ces données indiscutables. Il faut trouver un biais qui permette d’utiliser une fraction importante de la richesse produite, de la distribuer dans de bonnes conditions, jusqu’à la plus petite communauté perdue, en échange d’un travail concret, au service de tous, au service de l’ensemble, au service de l’avenir commun.

Ce n’est pas la peine de protester encore. Laissez-moi préciser un peu. D’abord, il ne s’agit pas d’imposer. Ce travail servirait en priorité ceux qui s’y adonneraient. Si vous limitez la sécheresse ou l’inondation en tel point précis du globe par des travaux de génie écologique, qui en profitera d’abord ? Eux ou d’autres ? Non, il s’agit de proposer un salaire, peut-être un revenu familial garanti à qui accepterait de rétablir des équilibres rompus. Ici, ce serait par le développement de l’agro-écologie, au détriment des cultures industrielles et chimiques. Là, par le retour de la rivière aux règles hydrologiques éternelles. Donc, contre les grands barrages et l’irrigation au service de l’exportation. Ailleurs, par la reconstitution minutieuse de communautés végétales stables, par exemple sous forme de vraies forêts.

Un tel projet mondial est essentiellement utopique, j’en conviens. Il suppose des pouvoirs qui n’existent pas. Il impose une révolution planétaire qui donnerait, au passage, le pouvoir sur la terre aux paysans. Ruinant à jamais les restes si puissants de la féodalité, l’un des rapports sociaux les plus résistants qui soient. Mais d’un autre côté, avons-nous bien le choix ? Est-il simplement concevable de laisser la vie disparaître à une telle vitesse ?

Je reprends donc. D’abord, créer une idée, qui serve de drapeau à tous, au nord comme au sud. Une phrase suffirait, qui dirait : « Restaurons la vie sur terre ». Dans un premier temps, nous ne serions qu’une poignée derrière une telle proclamation. Mais ensuite, mais demain, mais dans dix ans ? Je crois profondément que nous devons recréer l’espoir. Soit un but magnifique qui rassemble enfin la jeunesse fervente du monde, et les vieux. Les petits-bourgeois effarés que nous sommes et les paysans du riz, au Sri Lanka ou aux Philippines. Les derniers peigne-culs du Tyrol et les gosses des rues de Bogota ou Rio. Les métallos de Detroit et les va-nu-pieds de Kinshasa. Les cadres tokyoïtes et les éleveurs de yacks du Tibet. Les Iakoutes. Les banlieusards. Les Yanomani. Les alcoolos de Moscou et Kiev. Les Bushmen. Les éleveurs de la brousse australienne.

Je crois pour ma part que l’humanité – au moins la partie la plus noble de l’humanité – attend sans le savoir une parole de reconstruction. Je suis même sûr qu’un message unique, répercuté d’un bout à l’autre de la terre, changerait radicalement la donne. À condition d’être ferme. À condition d’être patient. En se souvenant de tout ce qui a été tenté dans le passé, et parfois réussi.

Recommençons. Un, les écosystèmes. Tout n’est pas possible, car certaines destructions sont irréversibles. Mais la marge est géante. Il existe une plasticité de la vie, telle que nous pouvons espérer renverser le courant. Pas partout, non. Pas toujours, hélas. Il reste, néanmoins, que la puissance de feu des hommes, si affolante dans ses effets négatifs, peut être tournée en son contraire. Je pense profondément qu’on pourrait retrouver une partie de la fertilité d’antan. Assez, en tout cas, pour échapper au pire.

Deux, la richesse. La taxe Tobin était une sorte de plaisanterie. Il faut désormais acculer l’oligarchie qui tient les rênes de la si mal nommée économie. Ne plus rater la moindre occasion d’accuser ceux qui préfèrent l’argent à l’existence. Tout en clamant qu’il nous faut récupérer au moins 10 % de la totalité de la richesse produite chaque année. Je n’ai pas le chiffre exact en tête, mais le total se chiffre en milliers de milliards de dollars. Fou ? Raisonnable au contraire. Que représentent ces 10 % au regard de l’enjeu ? Vous, personnellement, ne renonceriez-vous pas immédiatement à 10 % – et bien davantage – de vos revenus en faveur de qui sauverait votre vie et celle de vos proches ?

Non, 10 % est raisonnable, au point dément où nous sommes rendus. Bien entendu, tout resterait à faire. Car nul pouvoir existant ne serait en mesure de gérer et de distribuer comme il convient une telle manne. Mais croyez-moi sur parole : les solutions apparaissent dans le cours d’une action. Pas quand on reste inutilement autour d’une table, la tête entre les bras.

Trois, le travail. C’est peut-être le plus difficile. Mais à coup certain le plus passionnant des trois points que j’évoque. Il s’agirait d’une sorte d’affranchissement de tous, au bénéfice de tous. Cela ne semble pas sérieux. Ça l’est. Je m’autorise un rapprochement, absurde tant tout est différent, mais qui rendra mon propos plus clair. Ceux qui ont osé penser la fin de la royauté et la République en 1750 étaient-ils seulement des fous ?

Je plaide pour un changement d’échelle, de valeurs, de combat. Je pressens comme certain qu’une mise en mouvement, par-delà les différences d’âge et de conditions, toucherait cette part généreuse de l’homme, celle qui peut et doit tout changer. Nous savons, pour notre malheur, que le monde sollicite sans relâche l’individualisme, l’envie, la laideur, la petitesse. Je suggère de nous tourner vers le reste, caché dans les replis de notre âme commune.