Nous sommes le mardi 15 avril 2008, il est 15h40, j’attends chez moi une équipe de la télévision publique, pour un bout d’entretien. Lequel devrait être présenté ce soir au journal de 20 heures de France 2. À moins que madame Bruni n’annonce une nouvelle fracassante. Ou que monsieur Sarkozy ne se soit malencontreusement enrhumé. Nous verrons bien. Vous. Car moi, je n’ai pas même la télé.
Bon, pourquoi ? Eh bien, comme certains d’entre vous ne peuvent plus l’ignorer, pour la raison que j’ai publié en octobre 2007 un pamphlet intitulé : La faim, la bagnole, le blé et nous, chez Fayard. Il s’agit d’une enquête sur les biocarburants, qui rapporte très exactement ce qui se passe ces jours-ci dans le monde réel : des émeutes liées au prix du pain ou des céréales. La relation avec le déferlement des biocarburants est évident. Complexe, mais évident.
Dans le monde fini qui est le nôtre, les surfaces agricoles sont par force limitées. Le rendement des récoltes peine à augmenter comme il le faisait jadis à coup d’irrigation folle, d’engrais et de pesticides. Nous approchons clairement de certaines limites dont se sont toujours moqués les marchands qui décident de tout.
Or la population augmente, chacun le sait, et une fraction des populations chinoise et indienne – entre autres – change de régime alimentaire à mesure qu’elle voit son pouvoir d’achat augmenter. En clair, ces anciens pauvres-là mangent plus de viande, ce qui exige davantage de céréales. L’augmentation de la demande est la première cause structurelle de la tension du marché alimentaire mondial. Et le dérèglement climatique en cours, qui pèse toujours plus sur le niveau des récoltes, en est la deuxième. Nul pays n’est plus sûr de rien.
Ce serait suffisant, mais l’irruption des biocarburants a renversé un équilibre on ne peut plus précaire. Les États-Unis, plus grand exportateur mondial de maïs, consacrent 30 % de leur immense production de cette plante à la fabrication d’un bioéthanol destiné à la bagnole. C’est colossal ! 70 millions de tonnes sont ainsi soustraites chaque année au marché mondial. Le prix du maïs a bien entendu flambé, mais par des effets de contagion et de substitution, celui des autres céréales a suivi.
Bien entendu, vous l’imaginez bien, le phénomène est fatalement plus compliqué que ce que je viens de simplifier. Mais enfin, l’essentiel est là, je vous demande de me croire. Et c’est pour cette raison que j’attends France 2. Que j’attendais France 2, plutôt, car il est 16h44, et l’équipe de télé vient de passer. Ceux qui regardent la télé le soir me verront peut-être.
Ces jours sont pénibles, car je recommence à être interrogé par les journaux, comme en octobre dernier. Et ne croyez pas que j’en suis heureux. Je suis sincèrement accablé. J’ai parlé au journal de Jean-Jacques Bourdin de RMC ce matin, sur Radio-Vatican tout à l’heure, j’enregistre un débat pour RFI lundi, et je suis triste.
La presse est et restera la presse. Aucun de mes interlocuteurs ne sait de quoi je parle. Aucun n’a la moindre idée de ce que sont les biocarburants. Ou la faim. Ou la biodiversité. Ou la crise du climat. Ils sont prêts à entendre tout et son contraire, dans l’entrechoquement habituel de points de vue opposés qui se valent tous. Et l’on voudrait que les auditeurs, les téléspectateurs comprennent un peu ? Je ne suis même pas sûr qu’il fallait accepter ce rendez-vous télé. Soyez gentils, vous me direz. Moi, je tire le rideau.