Jamais je ne quitterai le tigre. Jamais il ne quittera mon rêve. Et je sais bien pourquoi : il est le dieu de la forêt, le Grand Van de Sibérie. Un esprit, si vous préférez ce mot. Je reste hanté à jamais par les récits de Nicolas Baïkov, officier russe installé à Harbin, ville chinoise de Mandchourie.
Oh, je vous parlerais bien volontiers de Nicolas, qui le mérite tant. Mais je n’ai pas le temps, ni la place d’ailleurs. Ses meilleures nouvelles sur le tigre sont réunies dans la petite collection Payot, si le coeur vous en dit. Permettez-moi ce court extrait : « Il y a environ quarante ans, le tigre dont nous parlons, encore jeune à cette époque-là, fut pris dans les filets lors d’une chasse impériale chinoise et destiné au jardin zoologique de Pékin, mais des hommes savants de la cour de Chine reconnurent en lui le Grand Van et le remirent avec respect en liberté. L’empereur chinois assista en personne à cette cérémonie et le tigre, se sentant libre, s’approcha tranquillement du souverain, lui fit un salut profond et retourna lentement vers ses forêts natales. Telle est la légende ».
Baïkov fait bien de le préciser : une légende. Car la réalité est autre. Amba, le grand héros de la taïga, cher au coeur du chasseur Dersou Ouzala, vient de passer environ deux millions d’années en notre compagnie. Comme c’est étrange ! Il a notre âge, celui de l’espèce humaine. Bien qu’on ne sache pas tout, bien que nous sachions si peu, il est admis que le tigre est né dans le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie.
Et puis il a étendu son pays, gagnant la Caspienne, les îles de la Sonde, l’Inde, la Chine bien sûr. Pendant le temps d’une longue inspiration, le tigre s’est contenté de bondir, de rugir et d’élever sa progéniture. Le XXème siècle héroïque des hommes l’a changé en vagabond, en maraudeur, en splendide intrus de notre monde malade. Trois des huit sous-espèces de l’animal ont tour à tour disparu : les tigres de Bali et Sumatra, celui de la Caspienne aussi.
Et il ne reste plus aujourd’hui que 3500 tigres vrais sur terre. Car les autres, ceux qui croupissent au fond des prisons humaines, comment les appeler ? Je vous jure que j’en suis infiniment malheureux, moi qui n’ai jamais vu de tigre qu’en cage. Malheureux et furieux contre ces « conservationnistes » – c’est le mot, désolé – qui se contentent une fois de plus d’alerter. La belle affaire !
Je ne supporte plus les comptables du désastre. J’ai beau savoir que nous avons besoin d’eux, je ne les supporte plus. Je me souviens encore d’une réunion de la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction), qui s’était tenue en Floride, en 1994. Déjà, et après vingt autres engagements solennels, la communauté mondiale des protecteurs avait annoncé des mesures présentées comme essentielles.
Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader encore, inexorablement. En novembre 2004, une autre réunion tenue à Hanoï (Vietnam) lançait un nouvel appel. Le tigre de Chine du sud ne comptait plus à ce moment que 20 individus peut-être. L’année suivante, le secrétaire de la Cites adressait une lettre – une lettre ! – au Premier ministre indien pour lui proposer une réunion – ! – consacrée au sort du tigre dans son pays. La courageuse journaliste indienne Ritu Gupta venait de révéler comment les bureaucrates indiens truquent les chiffres concernant le tigre. Elle avait démontré l’existence d’animaux fantômes, dont les traces étaient laissées dans la jungle par des employés modèles, pour complaire à l’industrie touristique mondiale.
Vous savez comme moi qu’il n’y a pas de solution miraculeuse. Mais il est évident aussi que la stratégie suivie jusqu’ici a lamentablement échoué. Dans quelques années, l’affaire sera réglée. Sauf si l’on tente autre chose. Il y a un préalable : que l’on reconnaisse ce qui est. Que l’on écarte les structures incapables de faire face à la situation, de la Cites au WWF, très présent en l’occurrence.
On finira par croire que j’en veux spécialement à ce dernier. Ce n’est pas vrai. Mais je constate les limites flagrantes de son travail d’équilibriste, entre financement par l’industrie et arrangements avec les États. La cause du tigre, qui est celle de l’homme, mérite mieux qu’un choeur de pleureuses professionnelles. Il faut clamer que l’animal – cet être en général – a une place, une valeur indépendante de celle qu’on accorde à l’homme. L’animal doit vivre. Et l’homme doit s’adapter. Il doit réduire sa puissance et son emprise. Parce qu’il est (hélas) le maître.
Ma journée commence. Je retourne à Baïkov. Chez lui du moins, Amba ne mourra pas. Le tigre, dit-il, hypnotise. Pas le sanglier, on ne sait trop pourquoi. Mais le cerf, le chevreuil, le chien, l’ours, si. Pris d’une transe nerveuse dès qu’ils aperçoivent le regard « perçant et pleinement conscient de sa force invincible » du tigre, ils se soumettent à ses griffes. Même certains chasseurs aguerris se montrent incapables de lever leur fusil sur l’esprit de la forêt. Amba !