Le ridicule ne tuera pas madame Tubiana (ni personne)

Je n’ai jamais rencontré madame Laurence Tubiana, et je dois avouer que cela ne m’a pas trop manqué. Qui est-elle ? Qui n’est-elle pas, plutôt. La totalité de ses titres, auxquels elle semble tenir avec fermeté, dépasse le cadre de cet article. Choisissons, élaguons : elle est la directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), prof à Sciences Po et siège dans un grand nombre de commissions et de conseils d’administration divers et variés.

Elle serait de gauche que je n’en serais pas autrement étonné. Elle a en effet été conseillère de notre excellent Jospin quand il était Premier ministre de la France, ce que des insolents comme moi finissent par oublier. Qu’il a été Premier ministre, je veux dire. Et de gauche, bien sûr. En somme, Laurence Tubiana est une considérable personne, au confluent de la politique, de l’économie, de l’écologie et des relations internationales.

Venons-en aux faits. Cela faisait un moment que l’Iddri et madame Tubiana, ce qui est bien leur droit, préparaient le terrain pour un machin de plus. Un machin sur la biodiversité. Un truc international, sur le modèle plus ou moins fidèle du Giec, ce groupe d’experts sur le climat qui a reçu le Prix Nobel de la paix. C’est vrai, quoi, il n’y a pas que le climat, tout de même. Et les éléphants, et les baleines, et les forêts tropicales ? Pour être complet, l’idée a été exprimée la première fois au cours de la farce grandiose organisée par Jacques Chirac à l’Unesco, en janvier 2005. Je vous en rappelle l’immortel intitulé : « Biodiversité, science et gouvernance ».

Donc, un lobbying intense autant que durable. Parallèlement, un Borloo et une Kosciusko-Morizet, ministre et secrétaire d’État chargés de l’écologie et du développement durables. Mal en point depuis qu’il apparaît cette évidence que le Grenelle de l’environnement fut une mise en scène dépourvue du moindre acte, ce qui est toujours fâcheux au théâtre.

Des lobbyistes, des ministres en mal de reconnaissance, une idée qui ne mange pas de pain : l’étincelle ne pouvait être très loin. Le résultat des courses s’appelle IMoSEB. Je vous jure que je n’invente pas : l’IMoSEB est né, alleluia ! Il s’agit de l’acronyme anglais de Mécanisme mondial d’expertise scientifique sur la biodiversité. Je ne galèje pas davantage. Tel est notre petit nouveau.

Je ne doute pas qu’il grossira, car toutes les occasions sont bonnes de réunir son monde et de voyager pour la bonne cause. Madame Valérie Pécresse, ministre de la Recherche, a en tout cas confié à madame Tubiana une mission décisive de « pilotage et de coordination ». On verra ce qu’on verra. Dès 2009, l’IMoSEB devra être « opérationnel ». Pour cela, madame Tubiana aura pour tâche, comme l’indique sa fort sérieuse lettre de mission, « d’organiser la contribution de la recherche française au projet d’expertise » et de préparer « les négociations au plus haut niveau avec les gouvernements, les partenaires institutionnels et les ONG ».

Où est le problème ? Je vous le demande. Et j’y réponds dans la foulée. Au moment même où était annoncée cette (petite mais réelle) loufoquerie, on apprenait le résultat d’une étude du Muséum sur l’état des espèces protégées en France. 200 espèces animales et 100 espèces végétales, légalement protégées je le rappelle, ont été étudiées, ainsi que 132 espaces naturels.

Le résultat est simplement fou. 36 % de ces espaces sont dans le rouge, statut dit « défavorable mauvais ». Les espèces qui y vivent voient leur avenir compromis. 29 % sont dans l’orange, statut « défavorable inadéquat », inquiétant mais réversible. Le comble de tout est que le loup est l’un des seuls animaux à sortir son épingle du jeu. Le loup, qui vient de revenir seul chez nous, sans demander son avis à aucune commission !

Je résume et synthéthise : l’état réel de la biodiversité ordinaire d’un pays comme le nôtre est lamentable. Et parmi les causes les plus évidentes, il faut citer, sans surprise, l’agriculture intensive et les projets industriels. Voilà pourquoi il était si urgent de confier une mission à madame Tubiana.

Et en effet ! Le 19 octobre dernier, l’Iddri qu’elle dirige invitait à Paris, pour une conférence, Blairo Borges Maggi, gouverneur de l’Etat du Mato Grosso (Brésil). Titre de la conférence : « Production agricole, commerce et environnement, le cas de l’État du Mato Grosso ». Maggi, directeur du Groupe Amaggi, est considéré comme le roi du soja. Son empereur même. C’est dans son État que sont en train de mourir, encerclés par le soja transgénique, les Enawene Nawe, un minuscule peuple indien de la forêt défunte. Maggi est aussi et fatalement l’un des défenseurs les plus acharnés de la route BR-163, longue de près de 1700 km, qui permet l’acheminement du soja jusqu’à Santarém, un port du fleuve Amazone, via la forêt tropicale. Faut-il être plus explicite encore ? Je doute.

Bien sûr, l’Iddri de madame Tubiana a le droit d’inviter qui elle veut, même des coupables de crimes écologiques. Bien sûr. De même que l’Idri a bien le droit de compter dans son conseil d’administration le cimentier Lafarge, Véolia Environnement, et même Coca-Cola, Arcelor-Mittal, EDF, Rhodia, Dupont de Nemours, Solvay, Renault, Sanofi-Aventis, etc, etc.

Mais oui, je vous le dis : madame Tubiana a tous les droits. Dont celui de faire croire qu’elle luttera efficacement pour la biodiversité sans jamais toucher à l’industrie – qui finance gentiment ses activités – ou à l’agriculture industrielle. Quant à moi, je me réserve le droit des bras d’honneur, et du rire dévastateur, en attendant mieux. L’écologie officielle, celle des salons dorés et des conférences endimanchées, je vous la laisse volontiers, madame.

PS : dans la série Rions un peu sait-on jamais, je vous signale ce compte-rendu (involontairement) hilarant d’une réunion au cours de laquelle madame Tubiana estime que « la biodiversité est un concept difficile à saisir » (www.lapeniche.net).

Rendez-vous le 31 mai à Londres !

Hurrah ! Long live Great Britain ! Je vous le dis, et je le clame : longue vie aux héros du Parlement britannique. Mercredi, des activistes sont parvenus à monter sur le toit de ce bâtiment très surveillé sans se faire tirer comme des lapins par les flics du Yard. Premier exploit. Un deuxième aussitôt après : ils ont réussi à déployer deux banderoles majestueuses le long de la façade. Voyez plutôt la tronche des bobbies !
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Le plus drôle, c’est que Gordon Brown, Premier ministre remplaçant de Blair, était en train de parler à ce moment précis dans le bâtiment, devant les députés. Pas content, le monsieur, pas content du tout ! Cette citation en langue originale, qui le prouve : « Decisions in this country should be made in the chamber of this house and not on the roof of this house ». Ce qui signifie que les décisions doivent être prises dans la Chambre, et pas sur le toit (reuters.com). Ah, comme il est rigolo.

Mais le temps passe, et je ne vous ai toujours pas dit de quoi il retourne. Eh bien, le petit groupe du Parlement se fait appeler Plane stupid. Un jeu de mots. En anglais, That’s plain stupid veut dire : c’est complètement idiot. Et plane, bien sûr, c’est l’avion. Or donc, l’avion c’est stupide.

Et j’en suis bien d’accord. C’est stupide et cela devient, sur fond de dérèglement climatique, criminel. Savez-vous que les 16 000 avions commerciaux qui transportent le néant d’un bout à l’autre de la terre émettent autant de gaz carbonique en un an que toutes les activités humaines en Afrique dans le même temps ?

Plane stupid en a autant marre que moi. Un mouvement étonnant et prometteur est en train de naître autour de Londres. Car ceux qui tiennent le manche – c’est de circonstance – là-bas veulent ajouter une troisième piste et un sixième terminal à l’aéroport d’Heathrow. Lequel compte déjà 67 millions de passagers et 471 000 mouvements d’avions par an.

Ce n’est pas assez. Les travaillistes au pouvoir redoutent que la concurrence féroce des autres – Vas-y, Roissy ! – n’empêche Heathrow de profiter du fabuleux essor des échanges avec l’Inde et la Chine. Il faut donc, dans leur esprit entreprenant, une troisième piste. Qui nécessiterait au passage de détruire un village entier et de rendre infernale la vie des habitants de l’ouest londonien, déjà matraqués par le bruit des engins.

Quant au blabla officiel sur « la lutte résolue contre le réchauffement de la planère », à quoi bon se montrer cruel ? Ces gens-là se foutent de tout. Pas seulement de nous. D’eux aussi bien. N’importe. Je pressens qu’il se dessine outre-Manche une mobilisation qui nous concerne tous. Et qui nous réserve des surprises. Voyez plutôt ces photos de refusants. Ne nous annoncent-ils pas le printemps ? Je vous ai parlé ici en décembre de l’aéroport nantais de Notre-Dame-des-Landes (Nantes, cinq minutes d’arrêt). Le maire socialiste de la ville, Jean-Marc Ayrault soutient de toutes ses (petites) forces, bien entendu, de même que la totalité des élites locales. Ah ! que naisse là-bas un mouvement radicalement contre !

Et que se développent ailleurs, à Roissy, à Orly, partout, de vrais mouvements de révolte sans lesquels nous serons complices de ce qui vient, de ce qui est déjà. À l’assaut des parlements ! À l’assaut des Bastille de la consommation et de la croissance ! En avant comme avant !

Je vous confie un projet : le 31 mai, une grande manifestation a lieu à Heathrow, et je compte bien y être (le site de la campagne). No Third Runway ! No Heathrow Expansion ! Pas de troisième piste à Heathrow ! Faites passer, et que la fête commence !

PS : une première version indiquait le 10 mai. Merci à Christine de m’avoir aidé à rectifier. Ce sera donc le 31, et j’ai toujours l’intention d’en être.

Comment vivre sans la Loire ?

Je serais bien plus pauvre sans elle. Sans la Loire. C’est simple : je n’ose imaginer. La première fois que j’ai vu la Loire véritable, c’était le 29 ou le 30 septembre 1988. Je ne sais plus. Le 30, je crois bien. Quelques jours auparavant, j’avais reçu une lettre postée au Puy-en-Velay, en Haute-Loire. Où ça ? J’avoue que je n’avais jamais mis les pieds là-bas. Une lettre, donc, que je n’ai hélas pas conservée.

Qui l’avait écrite ? Jacques Grimaud, peut-être. En tout cas, elle me parut venir de territoires cinglés. Un petit groupe d’humains remontés venaient de déclarer une guerre (plus ou moins) pacifique à l’État, à Jean Royer, alors maire tout-puissant de Tours, et aux grands corps d’ingénieurs. Mais j’oublie la sottise universelle.

Cette lettre intriguait. Car elle parlait de furie et de fleuve. Même si le mot n’était pas écrit, elle dénonçait bel et bien un sacrilège. Menaçant la Loire éternelle. L’État et Royer surtout projetaient un formidable ensemble de barrages sur le fleuve et ses principaux affluents. Près du Puy, Serre-de-la-Fare devait ennoyer pour toujours 14 kilomètres de gorges sauvages. Pourquoi diable ? Mais parce que Royer souhaitait entrer dans l’histoire.

Médiocre politicien de droite ayant rêvé d’un destin national, le maire de Tours voulait rester comme celui qui aurait maté la bête. La Loire, qui n’a jamais cessé de sortir de son lit à point d’heure. Qui a constamment recouvert les zones touristiques et industrielles de l’aval. Qui a continûment empêché qu’on détruise tout à fait ses abords. Par l’excès. Par le flot. Par la crue. Les plus célèbres colères datent de 1856 et 1866, mais encore en 1980, le fleuve avait parlé. Et tué, certes. Huit malheureuses victimes.

Royer avait trouvé là un argument qu’il croyait imparable. Et j’en étais donc à lire cette lettre. Je ne savais réellement pas où se trouvait Le Puy. Pas exactement en tout cas. Mais j’ai fait mon sac, on se doute. Un matin très tôt, j’ai pris un train qui semblerait aujourd’hui un tortillard, et je pense avoir passé une huitaine d’heures dedans. Devant la gare, intérieurement, je regrettais déjà, mais trop tard.

Le comité d’accueil était en effet composé de quatre zèbres en costumes. Jacques Grimaud, jeune gars frisé, solide, tenant de la main droite une vieille Mobylette que je jugeai aussitôt pétaradante. Bernard Pays, un imprimeur survolté, monarchiste si je ne me trompe, passionné d’histoire locale. Il semblait sortir d’un film d’époque. Enfin, les deux frères Portal. Les Portal ! Ils étaient inséparables et musiciens, assortis de curieuses guitares que je n’ai jamais vues que dans leurs mains de magiciens. Ils portaient des cheveux longs, ils avaient un air d’une douceur indicible. Ils faisaient penser à l’univers des Hobbits, cher à Tolkien.

Sur l’instant, restons mesuré, le quatuor m’a semblé fragile. J’ai vu de suite, je le jure, qu’ils défendaient une cause supérieure. Mais je les ai crus perdus. J’étais convaincu qu’ils n’avaient pas une chance. Qu’ils se feraient rouler et ridiculiser par Royer, Paris, les grosses machines, les pouvoirs coalisés. Leur faiblesse évidente m’émouvait.

Ce jour-là, nous sommes allés au hameau de Colempce, promis à la submersion au cas où le barrage se ferait. J’y ai vu des paysans de toujours, dont cette délicieuse Marie-Rose Védrot, 82 ans aux prunes. Je commençais à comprendre quelque chose. Qui passait par un tout autre canal que celui de la raison parisienne. Ensuite, mais le lendemain me semble-t-il, je suis allé à la source de Bonnefont. Avec Jacques Grimaud et Cécile Linossier.

J’avais des chaussures qui n’allaient pas. Pour descendre au fleuve en ses gorges, là du moins, il faut des chaussures. De vraies. Le chemin, c’est-à-dire la pente, était rude, pauvrement empierré, plein de plaies et de bosses. Et de trous. Cela sentait la (petite) montagne, le chêne, le pin sylvestre, le genêt. À mi-pente, la Loire commençait à briller entre les branches. Un ciseau d’argent à une lame. On ne savait pas, on ne pouvait pas deviner. Pas encore.

Plus bas, c’était trop beau. On distinguait une rumeur, assourdie. Une plainte, comme une tendre et douce plainte qui n’était que joie. C’était elle. Le regard que j’ai posé sur la Loire ce jour-là jamais ne s’effacera. Car il était d’un amour évident et définitif. En bas, ce n’était plus un fleuve, ce grand gaillard de l’estuaire, mais une sauvageonne à peine sortie du ventre de la terre. Elle coulait comme elle pouvait. Grattant des murailles de basalte et de granite. Je marchai dedans l’eau froide, entre boue et sable, entre galets et touffes de scirpes. Il y avait encore des grenouilles vertes, qui ne tarderaient plus à hiberner.

Si j’ai cru à ce point être au paradis, c’est que j’y étais. Depuis cette date si lointaine, je suis retourné je ne sais combien de fois à la source de Bonnefont. Seul ou en compagnie. Dormant sous la tente ou sur le sable. Vivant nu à l’occasion. Admirant le cincle plongeur de la falaise d’en face. Me baignant à toute heure du jour ou de la nuit. Découvrant un jour un grand-duc. Marchant ou presque sur une vipère. Mourant d’excitation à l’idée que, peut-être, j’avais découvert des traces de loutre. Cassant en plein hiver une épaisse couche de glace qui figeait le courant. Attendant, une autre fois, que la neige conquière tout le pays. Me saoûlant deux ou trois fois copieusement. Parlant jusqu’à plus soif avec tous les amis que j’ai pu m’y faire. Ah Roberto Epple ! Ah mon si cher Martin Arnould ! Ah Régine Linossier ! La liste est plus longue, mes dettes ne seront jamais remboursées. Et certains jours où je ne veux plus penser à l’immondice, je finis par croire que je n’ai jamais vécu qu’au bord de la Loire sauvage.

Au reste, qui me prouvera le contraire ? J’ai vécu. J’avoue que j’ai vécu pour de vrai sur les rives du fleuve naissant.

PS : J’avais tort. Jacques, Bernard, les frères Portal ont gagné la partie. Contre les forts, les puissants, les arrogants. Il n’y a pas de barrage à Serre-de-la-Fare. Il n’y a que du bonheur. Rien que du bohneur.

Puisqu’il faut parler du cancer (et du diable)

http://bastet.centerblog.net/2247472-Encore-le-diable-de-TASMANIE

Pas très folichon, n’est-ce pas ? Sarcophilus harrisii est un marsupial carnivore. Son nom en français inciterait la plupart à changer de trottoir, car il s’agit du diable de Tasmanie. Vous situez cette île au sud de l’Australie ? Sachez qu’elle est grande – 68 000 km2 – et qu’elle a dû attendre 1642 pour être enfin découverte par des gens civilisés. Nous, sans me vanter. Mais comment faisaient les pauvres Aborigènes de là-bas ?

Je m’égare. Le diable. Il pèse entre 6 et 8 kilos et boulotte ce qu’il trouve. Charognes de brebis, reptiles, poissons, oiseaux, wallabies. Moi, quoi qu’il fasse, je l’aime. Ce doit être de la sensiblerie. À moins que ? Mais je m’égare encore. Le problème, avec le diable, c’est qu’il meurt. En grand, en couleurs, et à vitesse accélérée.

Depuis 1996, une maladie a été identifiée, la Devil facial-tumour disease (DFTD), ou maladie de la tumeur faciale. C’est simplement horrible : le museau disparaît peu à peu dans une bouillie qui se change souvent en cancer. La moitié des diables seraient morts depuis douze ans. La moitié.

Et voilà qu’on apprend les résultats d’une étude officielle australienne, menée par l’Institut national de mesure (en anglais : theaustralian.news.com). L’autopsie de 16 diables a révélé la présence dans leur corps d’hexabromobiphényl et de décabromobiphényl. À des concentrations très anormales. Ces goûteux produits de la chimie moderne servent à empêcher – ou ralentir – la propagation d’un feu dans des ordinateurs ou certains meubles.

Reste deux menues questions. La première : pourquoi tant d’hexabromobiphényl dans une île à 240 km des côtes australiennes ? Disons qu’il serait bien injuste que nous soyons les seuls à supporter une telle pollution, et passons à la seconde. Y a-t-il un lien entre cette contamination massive des diables et les tumeurs souvent cancéreuses qui menacent désormais leur survie ?

Je vous remercie de m’avoir aidé à formuler ma pensée. Oui, y a-t-il un lien ? Le premier mouvement pousserait à dire oui, car les retardateurs de flamme qui pourrissent les tissus gras des diables sont connus pour perturber les systèmes immunitaire et nerveux. Ils sont en outre cancérigènes.

Mais pour qui ? That is the question. Car si l’on a pu prouver leur rôle délétère chez les animaux, aucune étude ne confirme leur action chez les hommes. Eh, eh, je crois qu’on va finir par s’en sortir. Certes, le diable est un mammifère, comme l’homme. Mais qu’est-ce que cela prouve, dites-moi ? D’ailleurs, le plus simple est d’écouter cet officiel australien, Warwick Brennan : « Il est encore trop tôt pour dire si ces composés chimiques jouent un rôle dans le développement de ces tumeurs » (lemonde.fr).

Et voilà, n’en parlons plus. On ne va tout de même pas se fâcher pour une histoire de diable, si ? Cet animal meurt, il est farci de produits cancérigènes qu’on ne devrait pas retrouver en Tasmanie, c’est entendu. Par ailleurs, les cancers flambent d’un bout à l’autre de la planète, dans le temps même ou des milliers de molécules nouvelles et toxiques ont été relâchées dans la nature sans pratiquement aucun contrôle. L’incidence du crabe a pratiquement doublé en France entre 1980 et 2005. Et alors ? Et alors ? Et alors ?

Anne Lauvergeon, patronne du nucléaire français ( et ci-devant conseillère personnelle de notre grand homme de poche, François Mitterrand), part ce soir en Afrique du Sud avec Son Altesse Sérénissime Nicolas 1er. Pour vendre du nucléaire au président Thabo Mbeki. Je crois que j’ai loupé ma carrière.

Puisqu’il faut parler du cancer (2)

Je suis récidiviste en bien des domaines. Même à propos de cette terrible question du cancer, évoquée hier ici. Je souhaite en effet ajouter deux informations qui complèteront mon interrogation sur les liens possibles et probables entre la dégradation de la santé des humains et l’amoncellement de polluants partout sur terre.

La première info concerne le Vietnam. J’ai défendu lorque j’étais jeune le droit de ce peuple à vivre sans les Américains. Je le referais, mais plus difficilement. Dès cette lointaine époque, je critiquais durement les staliniens qui ont mené ce noble combat. Dieu sait ! Mais ma naïveté, trop réelle, me faisait croire que ces staliniens-là l’étaient moins que d’autres, ce qui s’est révélé faux. Je plains depuis ce peuple héroïque, qui non content d’avoir combattu trente ans les soldats français, puis les troupes américaines, supporte en outre un pouvoir totalitaire.

En tout cas, l’Amérique vertueuse mena dans l’ancienne Indochine, entre 1960 et 1975, une guerre ignoble, dont l’un des buts vrais fut la destruction de la forêt tropicale sous laquelle se cachaient les combattants vietcongs et ceux de l’armée du Nord. Les barbares épandirent notamment un herbicide, l’Agent orange, qui contenait de la dioxine. Trois millions de Vietnamiens souffriraient encore des effets de ce crime de guerre.

Combien de cancéreux parmi eux ? Qui ont attrapé cette maladie à cause de l’Agent orange ? Nul ne peut le dire. Beaucoup semble le mot le plus raisonnable. Mais pas pour la justice américaine. Ceux qui lisent l’anglais se rapporteront à cette dépêche de l’agence Reuters : www.reuters.com. Ce que je peux dire aux autres est simple : une cour d’appel américaine vient de rejeter la plainte de malades vietnamiens, trente-cinq à quarante ans après les faits, contre Dow Chemical, Monsanto et 30 autres industriels. Pour la Cour, il n’y a pas de preuve scientifique d’un lien entre épandage du poison et maladies multiples, dont le cancer.

Et en effet, ce lien formel ne semble pas pouvoir être établi. Pas directement en tout cas. Pas sur la base d’une étude épidémiologique construite selon des critères acceptables aux États-Unis. Les gens meurent du cancer, c’est tout. Cela rappelle d’autres cieux. La plainte des Vietnamiens ira probablement devant la Cour suprême.
Autre histoire aussi folle : Huelva, capitale de la fraise industrielle d’Espagne. Cette ville touche l’ancien delta du Guadalquivir, un marais géant qui fut l’une des vraies merveilles de la planète, Doñana. Même aujourd’hui, Doñana reste un lieu renversant de beauté, où j’ai eu la chance d’aller il y a peu. L’aigle ibérique y voisine avec les derniers lynx de la péninsule.

Huelva, donc. Cette ville a, pour son malheur, été choisie par Francisco Paulino Hermenegildo Teódulo Franco y Bahamonde. Franco, oui, cette ganache a décidé en 1964 que Huelva serait dotée d’un complexe chimique. Façon Porto-Marghera, à Venise. Ou Fos-sur-mer en France. Je ne peux vous raconter l’histoire entière, si folle, et renvoie ceux qui lisent le castillan au remarquable site d’une association espagnole, Mesa de la Ría : www.mesadelaria.org. Tout y est.

Huelva est, sur le plan de la santé, une ville singulière. Diverses études, dont celles menées par le professeur Joan Benach, de l’université Pompeu Fabra de Barcelone, montrent que le triangle formé par Séville, Huelva et Cadix concentre les cancers. Il y aurait un taux de mortalité par cancer supérieur de 25 % à la moyenne nationale dans la province de Huelva.

Serait-ce la faute du polo químico de la ville, qui empuantit son air depuis quarante ans ? De l’infernale décharge de déchets ultratoxiques et radioactifs de 1200 hectares, à 1 kilomètre du centre urbain et 400 mètres du marais de l’Odiel, classé réserve de la biosphère par l’Unesco ? De la pollution gravissime des eaux et des sols par l’une des agricultures les plus folles du monde, qui entoure et encercle Huelva ? D’un mélange de tout cela ?

Le professeur Benach, depuis qu’il a publié ses études, est vilipendé par tout ce que l’Andalousie compte d’officiels, qui du Parti populaire (droite), qui du PSOE (gauche). Il ne faut pas dire du mal de cette région, le tourisme et les exportations de fraise ne peuvent le supporter. Interrogé par le quotidien El Mundo le 27 mars 2005, il déclare : « Notre étude ne porte pas sur un échantillon. Nous avons analysé le cas de plusieurs millions de morts, pendant des années et dans le détail ». Oui mais, et les affaires ?

La directrice générale de la Santé publique d’Andalousie, Josefa Ruiz, a réglé la question à l’automne 2007 en déclarant aun quotidien El País : « Il n’y a pas de relation entre la mortalité dans la zone et les problèmes d’environnement ». Je dois ajouter que cette bonne personne s’appuie sur sept études – que je n’ai pas regardées – réalisées depuis 2003.

Qui a raison ? Je vous pose la question comme je la pose, sincèrement. De mon point de vue, tout penche du côté d’un lien de cause à effet. Réellement tout. Et il est bien certain qu’on ne trouve jamais que ce qu’on cherche réellement. Mais au-delà, bien au-delà de ces considérations, je me permets de rappeler une évidence. La vérité sur la contamination générale – quelle qu’elle puisse être – n’a pas été établie. Il est possible qu’elle soit moins épouvantable que ce que je crains. Mais elle reste de toute manière dans les limbes, parce que tous les pouvoirs ont intérêt à ce que les études globales, générales, approfondies ne soient pas entreprises.

Le procès mondial de la chimie de synthèse reste à faire. S’il en est ainsi, c’est qu’un tel événement ébranlerait ce monde dans ses fondations mêmes. Bâtir un début de consensus dans ce domaine – voyez l’amiante ou le tabac – relève d’une périlleuse construction sociale. Faite essentiellement de combats. Nous n’en sommes qu’au début.