Le combat est désespéré, et je ne le mène plus que rarement. Je tiens néanmoins à rappeler un très mauvais souvenir : il fut un temps où le téléphone portable n’existait pas. Si. Il fallait se contenter du téléphone fixe. Si.
Et puis il y eut le bi-bop, que tout le monde a oublié. Lancé à grands sons de trompe publicitaire, cet ancêtre arriva à Paris en 1993. Et peu de temps après, je le découvris dans les mains d’un ami avocat. Un bon ami, un grand avocat, fort connu. Il était depuis toujours d’extrême-gauche, et ne se privait pas de donner des leçons à bien des gens. Je dois ajouter qu’en règle très générale, j’étais d’accord avec lui. Il n’empêche que le jour où je le vis avec un bi-bop, en plein Palais de Justice, je le moquai.
C’était spontané, irrépressible. Je crois bien que j’exècre la prolifération des objets matériels, par quoi s’affirme chaque jour davantage le vide du monde. Spontané. Et il le prit mal, arguant – déjà ! – de l’extraordinaire intérêt qu’il y avait pour lui à pouvoir être joint partout, et toujours.
Avant que la victoire de l’objet ne soit totale, peu après ce fait divers, en somme, une amie me donna un splendide autocollant sur lequel est écrit en lettres noires, sur fond blanc : LE TÉLÉPHONE PORTABLE, C’EST VRAIMENT QUE POUR LES TROUS DU CUL.
Je l’ai toujours, et le tiens à la disposition des collectionneurs (fortunés). L’amie donatrice acheta bientôt un portable, comme environ 95 % de la population générale, mais pas moi. Attention, je ne suis pas un héros de bande dessinée, et je vous écris ce mot grâce à une machine (trop) performante. Simplement, je déteste qu’on me siffle. Je déteste que quiconque s’empare d’un espace public – un train, un trottoir, une soirée dansante – à des fins de privatisation. Sur un plan plus général, je suis convaincu que nous n’avancerons plus jamais sans une mise en cause radicale de l’addiction aux choses, extraordinaire moteur de la dévastation écologique.
Et pour finir, je vous glisse ci-dessous une mienne chronique parue le 16 novembre 1994 (dans Politis). J’y ai repensé en vous écrivant ces mots, et ma foi, cela tient encore passablement la route. Je l’ai écrite peu après l’accrochage avec l’avocat. Eh, on ne se refait pas !
Bi-bop et fin des haricots
Une même passion unit les députés italiens, qu’ils soient berlusconiens, fascistes ou progressistes, voire écologistes : le bi-bop. La présidente de la Chambre leur ayant interdit de l’utiliser en séance, nombre d’entre eux préfèrent tout simplement déserter leur poste. On les retrouve dehors, accrochés à leur béquille de plastique noir, et lancés dans d’interminables conversations. À qui parlent-ils ?
On peut le dévoiler : à leur dentiste, à leur épouse, à leur maîtresse, à leur banquier, à leur journaliste favori, etc. Rien qu’ils ne puissent faire de leur bureau ou de la cabine la plus proche. Et en France ? C’est le rush : pas moins de 700 000 personnes se sont abonnées ces dernières années aux différents circuits de téléphones portables ou portatifs. L’affaire est extrêmement juteuse et la présence sur ce terrain de philanthropes comme Bouygues, Alcatel, la Lyonnaise ou la Générale dispense de faire des dessins trop précis.
On rencontre ces jours-ci à Paris de plus en plus de zombies avec prothèse, montant dans un autobus, remontant les boulevards, patientant dans une queue de cinéma, sirotant – si peu – un verre en terrasse. Ont-ils bien le sentiment de faire ainsi de la politique ? Sont-ils conscients qu’en clamant de la sorte leur glorieuse liberté d’individus, ils soutiennent, de la façon la plus militante qui soit, la société marchande ?
On peut penser que non, mais c’est pourtant le cas. Car pour ces adorateurs des choses et des objets futiles, il n’y aura jamais de fin. Leur quête se poursuivra par-delà les siècles des siècles et la machine continuera de les servir, sans se demander pour qui ils votent, car elle sait bien que c’est pour elle. Après avoir installé dans les mœurs la bagnole, la télé, le tac o tac, la couche-culotte, la cocaïne, le fax, la vidéo, et l’informatique, elle nous fourguera demain les autoroutes de l’information, les cathédrales de la connaissance interactive et les satellites de la liberté tridimensionnelle.
Pour cela, dame, il faudra bien continuer d’ouvrir des routes, de brûler du pétrole, de saloper quelques océans, et d’effacer de la carte une demi-douzaine d’Irak. Une consolation tout de même : quand ce sera la fin des haricots, on pourra en être prévenu partout. Dans la rue, au bistrot, et même chez le boulanger. Le bi-bop est une belle invention.