L’infernal retour de Tchernobyl

Une fantastique bagarre de l’ombre se mène en Biélorussie pour masquer les véritables conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, qui sont effarantes. Le professeur Bandajesky, un scientifique de premier plan, est en train de mourir dans un camp, d’autres ne peuvent plus travailler. L’enjeu est énorme pour le lobby nucléaire mondial, qui tente, comme celui du tabac jadis, de gagner du temps. Dire la vérité serait en fait compromettre l’atome

Soyons solennel : l’histoire qui suit (1) sort vraiment de l’ordinaire, et l’on recommandera de la lire avec l’attention qu’elle mérite. D’autant qu’il y a urgence : Youri Bandajevsky est sans doute en train de mourir dans le camp où la mafia au pouvoir à Minsk (Biélorussie) l’a jeté pour huit ans, en 2001. Qui est-il ? Un formidable médecin, né en 1957, spécialiste de premier plan d’anatomo-pathologie. En 1990, alors qu’il n’a que 33 ans, il prend la direction du tout nouvel Institut de médecine de Gomel.

C’est un choix courageux, pour ne pas dire héroïque : Gomel est au coeur de la zone contaminée par Tchernobyl. Bandajevsky y commence un travail de fond sur les effets sanitaires de la catastrophe, et découvre très vite des choses stupéfiantes. En faisant passer des électrocardiogrammes à ses propres étudiants, il constate chez eux de nombreux problèmes, trop nombreux pour être le fait du hasard. Plus tard, en autopsiant près de 300 personnes à la morgue de Gomel, il entrevoit une piste essentielle : leurs reins, leurs coeurs contiennent des concentrations très singulières de césium 137 (Cs137), l’un des principaux radionucléides dispersés par Tchernobyl. Tout se passe comme si l’incorporation du césium était différenciée selon les organes concernés.

La femme de Bandajevsky, Galina, qui est pédiatre, entre en scène. Elle et son mari, aidés de quelques étudiants, se mettent à sillonner la Biélorussie pour ausculter le plus grand nombre possible d’enfants. Si le césium fait de tels ravages chez les adultes, pensent-ils, il doit en faire davantage encore chez les gosses, dont le poids est moindre et le métabolisme plus rapide. En quelques années, ils examinent des milliers d’enfants biélorusses, trouvant chez la plupart d’entre eux des concentrations de Cs137 supérieures à 50 becquerels par kilo de poids corporel, un seuil au-delà duquel apparaissent les maladies. D’ailleurs, beaucoup présentent de sérieuses pathologies cardiaques, dont d’inquiétantes arythmies.

En croisant ces résultats cliniques et le niveau de contamination de ces mêmes enfants, l’équipe de Bandajevsky réalise qu’il existe un lien flagrant entre concentration de Cs137 et malformations cardiaques. Au-delà de 70 becquerels de césium par kilo chez les gosses, à peine 10% d’entre eux conservent un coeur normal. De nouvelles études confirment les premières découvertes. Au total, 70% des enfants vus par les époux Bandajevsky autour de Gomel souffrent de pathologies cardiaques.

C’est terrifiant sur le plan sanitaire – personne ne soupçonnait des effets pareils -, et c’est explosif sur le plan politique. La Biélorussie, qui a consacré pendant des années jusqu’à 20% de son budget aux conséquences de Tchernobyl, n’a plus qu’une idée en tête : nier les problèmes, en tout cas relativiser. C’est que deux millions de personnes, dont 500 000 enfants vivent dans des zones contaminées : il faudrait, à suivre Bandajevsky, au moins évacuer les femmes enceintes et les plus jeunes enfants, et donner à tous les autres le moyen de se protéger contre la contamination, notamment celle des aliments.

Contrairement à Hiroshima et Nagasaki, où la réaction thermonucléaire s’était produite dans l’atmosphère, l’explosion de Tchernobyl a contaminé le sol en y déversant des centaines de tonnes de particules radioactives. Lesquelles se retrouvent perpétuellement dans les récoltes avant de passer dans les produits alimentaires. C’est l’horreur, une horreur sans fin. Ayant bien d’autres chats à fouetter, la mafia biélorusse veut au contraire, à toute force, clamer qu’on peut vivre sur des terres contaminées, et qu’on peut même y renvoyer des personnes déplacées au moment de la catastrophe.

En 1998, le professeur et son épouse sont face à leurs responsabilités : parler, publier leurs résultats, et donc défier le redoutable régime postsoviétique d’Alexandre Loukachenko; ou bien se taire. Galina rapportera plus tard 24 heures d’une discussion exténuante avec Youri. Elle a peur pour sa famille, pour ses enfants, tente de le convaincre de biaiser, de composer.  » Et lui m’a répondu : « Alors tu n’es pas un médecin. Et si tu n’es pas un médecin, tu peux mettre ton diplôme sur la table, et sortir balayer la cour »  » (2).

Les résultats sont publiés, et comme si cela ne suffisait pas, Youri, qui est membre d’une commission chargée de contrôler les fonds publics destinés à Tchernobyl, découvre une magouille gigantesque. Sur les 17 milliards de roubles affectés en 1998 à l’Institut de recherche sur les radiations, seul 1,1 milliard a été utilisé pour des études utiles. Le reste ? Gaspillé, ou pire. Il est menacé, reçoit des lettres anonymes, mais continue à alerter l’opinion. Dans une de ses dernières interventions publiques, il déclare :  » Si on n’entreprend pas des mesures permettant d’éviter la pénétration des radionucléides dans l’organisme des adultes et des enfants, l’extinction menace la population d’ici quelques générations « . Vous avez bien lu : extinction.

Le 13 juillet 1999, il est arrêté, et jeté en prison pour six mois. Ce qu’on lui reproche ? D’avoir touché des pots de vin ! Il perd vingt kilos, vieillit, aux yeux de ses amis, de dix ans en quelques semaines. Le 27 décembre 1999, il est libéré dans l’attente d’un procès, et se remet aussitôt au travail. Mais le 18 juin 2001, une chambre militaire – ce qui interdit tout appel – le condamne à huit ans de camp à régime sévère et à la confiscation de tous ses biens. Evidemment, son successeur à l’Institut de Gomel met fin aux travaux en cours sur le césium. Bandajevsky s’enfonce dans la nuit, qui risque de lui être fatale (voir encadré sur la campagne pour sa libération).

Mais l’affaire Bandajevsky, si elle terrible, n’est pas unique. Le pouvoir biélorusse, en effet, est parvenu en quelques années à museler ou contrôler toute recherche authentique sur les véritables effets de Tchernobyl. Après avoir chassé sa propre ministre de la Santé, le docteur Dobrychewkaïa, il est parvenu à fermer un autre institut scientifique, celui du professeur Okeanov, spécialiste des cancers, et à occulter les travaux des professeurs Demidtchik et Goncharova.

Le cas du professeur Vassili Nesterenko est plus frappant encore. Héros de Tchernobyl, où il a été irradié au moment de l’explosion, il s’est constamment heurté depuis aux autorités en place. Bientôt menacé d’internement, puis de procès en corruption – comme Bandajevsky -, il poursuit néanmoins un travail de terrain qui prouve l’extraordinaire contamination de la chaîne alimentaire. On lui confisque finalement ses appareils de mesure, et victime d’un infarctus, il perd la direction de son institut. Va-t-il céder ? Non. Grâce notamment à une fondation irlandaise, il crée un institut indépendant, Belrad, et repart au combat. En 2000, il parvient même à mettre au point un produit à base de pectine de pomme, très efficace pour l’élimination du césium dans les tissus humains.

Ces impitoyables manoeuvres politico-mafieuses pourraient paraître lointaines, et presque exotiques. Mais ce serait oublier que Tchernobyl est un enjeu mondial pour le lobby nucléaire. Qui tient le  » bilan  » de la catastrophe tient probablement entre ses mains l’avenir de cette industrie de la mort. Michel Fernex, professeur émérite de la faculté de médecine de Bâle, qui suit la totalité de ce dossier avec une énergie et une vigilance admirables :  » Si les conséquences sanitaires de Tchernobyl étaient connues, elles mettraient fin au programme de développement nucléaire mondial « . Est-ce la véritable enjeu des drames à répétitions qui frappent la Biélorussie ? Le même Fernex a mis au jour (voir encadré) l’intolérable  sujétion de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à ce lobby essentiel qu’est l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). Où sont passés les résultats de la conférence de 1995 ?

Bien plus près de nous, EDF, Areva, Cogema ont lancé en 1996 en Biélorussie le projet Ethos (voir encadré). S’agit-il, comme l’affirment ses promoteurs, d’aider les populations locales ? En partie, sans doute. Mais ces travaux, qui portent sur la radioprotection, visent in fine à  » prouver  » qu’on peut vivre durablement sur des terres contaminées par l’atome. Une démarche qui ne peut que satisfaire au plus haut point le pouvoir biélorusse. Faut-il parler de complicité objective ?

Au début de 2001, l’institut Belrad de Nesterenko s’est vu retirer la gestion de cinq centres de contrôle radiologique dans la région de Stolyn. Précisément sur le territoire où travaillent  » nos  » experts. Et ce n’est pas l’effet du hasard : dans un courrier adressé à Nesterenko, le président du très officiel organismes Com Tchernobyl lui annonce que ces cinq centres seront transférés à un autre institut conformément à la proposition des scientifiques français, dans le cadre du projet Ethos-2. Certes, les responsables d’Ethos ont immédiatement parlé de malentendu, et multiplient depuis les contacts avec Nesterenko.

Mais au nom de quelles valeurs des scientifiques d’un pays démocratique parviennent-ils à travailler dans un pays où la liberté de recherche – et la liberté tout court – est à ce point bafouée ? Comment osent-ils travailler sur la  » fertilisation raisonnée de la pomme de terre  » sans dire un mot sur le sort de Bandajevsky, qui a prouvé que 70% des enfants par lui examinés souffraients de problèmes cardiaques ? Oui, au nom de quelles valeurs ? Celles de l’atome ?

(1) Cet article doit beaucoup aux informations rassemblées par la Crii-rad, notamment dans son excellent bulletin Trait d’Union n°22

(2) Propos tirés d’un film du réalisateur Wladimir Tchertkoff

DEUXIÈME ARTICLE

Il faut sauver Bandajevsky !

Condamné à huit ans de camp – un vrai goulag -, le professeur est en train de mourir.

L’association Crii-Rad (471 avenue Victor Hugo, 26000 Valence. Tél : 04 75 41 82 50, www.criirad.com) a lancé en France une vaste campagne de soutien au professeur Bandajevsky, que Politis soutient bien entendu. Il s’agit tout à la fois d’exiger sa libération et de récolter des fonds pour que sa femme puisse continuer ses travaux.

Les dernières nouvelles concernant Youri Bandajevsky sont dramatiques. Le réalisateur Wladimir Tchertkoff, qui a pu parler au téléphone, il y a quelques jours, avec l’épouse de Youri, Galina, témoigne :  » Galina ne s’est pas encore reprise du sentiment opprimant que la dernière rencontre lui a laissé.  Elle voit que cet homme jeune et dynamique est en train de s’éteindre. « Il est difficile de transmettre avec des mots, m’a-t-elle dit, comment il est changé en si peu de temps. C’est un homme malade. Il est très faible, il n’a plus aucune énergie. A la fin de la conversation de 2 heures il était tout en sueur et avait besoin de se coucher, car les forces lui manquaient.

Le mal de tête est constant; la douleur au coeur est une habitude; l’appétit l’a complètement abandonné, il se force à manger et en réalité ne mange presque pas. La dépression ne le quitte pas. Il a tout le temps peur de l’assassin qui dort dans sa cellule et le surveille. » (…) Galina continue à ne pas comprendre ce qui le mine à ce point. Elle lui a demandé : « Que veux-tu transmettre à tes amis étrangers ? ». Il a répondu :  « Qu’ils obtiennent une expertise médicale indépendante de mon état de santé. Je suis médecin, je connais notre monde, les nôtres ne diront que ce qu’on leur dira de dire. » Et elle :  « Mais les laissera-t-on venir t’examiner? ». Lui :  « Je ne sais pas… » « .

On peut écrire directement un mot de soutien à Youri Bandajevsky, UI. Kalvarijskaya, 36. Boîte postale 3521, 220600 Belarus, Minsk (avec copie à la Crii-Rad), ou une lettre à M. Sergio Vieira de Mello, Haut commissaire aux Droits de l’Homme, palais Wilson, Office des Nations Unies, 1211, Genève 10, Suisse (avec copie à la Crii-Rad). Ou encore participer directement au fonds de solidarité avec Bandajevsky, ouvert par la Crii-Rad, qui a fabriqué pour l’occasion des tee-shirts demandant la libération du scientifique.

TROISIÈME ARTICLE

 Ethos est-il éthique ?

Les entreprises françaises du nucléaire sont-elles complices du gouvernement biélorusse ?

Romain Chazel, administrateur de la Crii-Rad, revient d’un colloque sur  » La réhabilitation radiologique et le développement durable des territoires contaminés en Biélorussie  » organisé à Paris par les responsables d’Ethos, en présence de Vladimir Tsalko, président du Com.Tchernobyl, l’oganisme officiel biéolorusse chargé des conséquences de l’explosion de 1986.

 » Je m’y suis présenté avec mon tee-shirt demandant la libération de Bandajevsky, et j’ai indiqué que la Crii-Rad refusait que de l’argent public soit donné aux industriels du nucléaire pour mener un pseudo travail de réparation des territoires contaminés alors que des scientifiques indépendants comme le professeur Nesterenko, qui mène un réel travail sanitaire en direction des enfants, ne sont pas financés. A quoi sert Ethos ?  »

Né en 1996, le projet Ethos regroupe notamment tous les grands du nucléaire français : EDF, Cogema (du groupe Areva), le CEA et même l’organisme d’expertise public IRSN, rassemblés dans une modeste association à but non lucratif – loi 1901 -, le Centre d’étude sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN). D’autres institutions françaises, dont l’Institut d’agronomie de Paris-Grignon ou l’université de Compiègne, se sont joints à Ethos, dont le but proclamé est de  » réhabiliter les conditions de vie dans les territoires contaminés par l’accident de Tchernobyl « . Pour l’essentiel, il s’agit d’aider les populations locales à intégrer dans leurs gestes quotidiens – activités agricoles, préparation des repas, hygiène de vie – une culture radiologique qui leur permette de diminuer les risques de contamination. Tout ne serait donc qu’éthique.

Mais la Crii-Rad se pose des questions plus fâcheuses.  » Ne s’agit-il pas, demande Romain Chazel, d’uns stratégie visant à occuper le terrain en produisant des études qui minorent le risque plutôt que de laisser le champ libre à des chercheurs réellement indépendants, comme Nesterenko et Bandajevsky ? Avec le projet Ethos, c’est exactement comme si on confiait des études sur les effets de l’amiante aux industriels qui ont exposé des travailleurs à ce produit pendant des dizaines d’années ! La protection sanitaire des populations victimes du nucléaire ne peut pas être confiée aux industriels. Ni autour de Tchernobyl, ni en France.  »

Le professeur Michel Fernex, pour sa part, était présent au séminaire d’Ethos, tenu à Stolyn, en Biélorussie, les 15 et 16 novembre 2001.  » Ethos, rapporte-t-il, avait préparé des beaux tableaux sur papier glacé, et des projections informatisées, dont certaines concernaient des hypothèses sur le césium 137 très contestées. En revanche, les travaux qu’une pédiatre tenait en mains pour les commenter n’ont pu eux être projetés, car ils n’étaient pas informatisés. Et que montraient-ils ? Que le nombre d’hospitalisations des enfants ne cesse de monter. En 1986 et 1987, il y en avait environ 150 par an pour 1000 enfants. On est passé à 500 pour 1 000 en 1990, et l’on a atteint 1200 hospitalisations par an pour 1 000 enfants en 2 000.  »

Une catastrophe ? Oui, mais Ethos préfère se demander comment améliorer la production agricole grâce à des semences adaptées ou à des engrais de qualité. Pour quelques centaines d’heureux élus. Un choix éthique, sans doute.

QUATRIÈME ARTICLE
Quand l’OMS se couche devant l’AIEA

A quoi sert l’agence de l’ONU ? A protéger la santé des peuples du monde, ou à faire plaisir au lobby nucléaire ?

L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), est un pur lobby de l’atome, créé en 1957. Organisation autonome, elle est pourtant liée à l’ONU par un accord spécial qui lui accorde une légitimité considérable. Or, l’AIEA est, par ses statuts même, chargée de la promotion dans le monde de l’énergie nucléaire.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS), créée en 1948, est elle une véritable institution de l’ONU. Chargée d’amener  » tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible « , elle est théoriquement le grand protecteur des peuples de la planète.  » Mais un accord qui date de 1959, explique le professeur Michel Fernex, lie les deux institutions et permet de cacher des informations essentielles sur les risques que fait courir l’industrie nucléaire.  »

Fantasme ? Hélas, non. L’accord de 1959, resté des plus discret, prévoit que l’OMS et l’AIEA s’engagent à la confidentialité sur des sujets pouvant intéresser les deux parties. Depuis l’explosion de 1986, l’AIEA n’a cessé de manipuler les informations sur la gravité de Tchernobyl, niant parfois jusqu’à l’évidence. Mais le plus grave est sans doute la censure inouïe des actes d’une conférence internationale de l’OMS, tenue à Genève en 1995. Les  » travaux  » de l’AIEA y sont massivement contestés par d’excellents chercheurs : on apprend entre autres que neuf millions de personnes (!) ont été directement touchées par la radioactivité, que l’eau potable de 30 millions d’Ukrainiens est contaminée, qu’on assiste à une véritable explosion de quantité de maladies, dont certaines jadis fort rares.

 » Les gens de l’AIEA présents à Genève étaient furieux, rapporte Michel Fernex, et ont obtenus que les actes de Genève, qui devaient être publiés quelques mois plus tard, soient purement et simplement censurés. C’est comme si la conférence n’avait pas eu lieu ! L’année suivante, en avril 1996, l’AIEA a tenu sa propre conférence, qui rassemblait des invités triés sur le volet. Des intervenants y ont affirmé, à la tribune, que le silence devait être imposé aux médias en cas d’accident, car leurs articles « alarmistes » étaient la cause de presque tous les maux obervés à Tchernobyl !  »

Fou ? Vrai. Après avoir créé de toutes pièces, pour les besoins de sa cause, le terme de radiophobie, censé expliquer par la psychologie une grande partie des pathologies autour de Tchernobyl, l’AIEA se rabat à cette occasion sur le terme de  » stress environnemental « . C’est un tour de passe-passe parfait ou presque : quoi de plus banal, dans nos sociétés surmenées, que le stress. Celui de Tchernobyl est seulement un peu plus fort…

CINQUIÈME ARTICLE
26 avril 1986, 1h23

Tchernobyl ! L’accident du réacteur n°4 de cette centrale soviétique située en Ukraine se produit le 26 avril 1986, à 1h23 du matin. Le lendemain, on évacue la ville nouvelle et atomique de Pripiat. La Biélorussie, qui ne compte pourtant aucune centrale nucléaire sur son territoire, est la plus gravement touchée des républiques de l’URSS. 70% des 50 millions de radionucléides dispersés par l’explosion – qui émet au total 100 fois plus de radiations que Hiroshima et Nagasaki réunis – se déposent sur le territoire biélorusse.

L’Union soviétique de Gorbatchev enverra sur place, au total, environ 800 000 liquidateurs, chargés de contenir la furie du réacteur, dont 50 000 combattent sur le toit de la centrale, au plus près du monstre. Ils ont en moyenne 33 ans, et le suivi de leur situation médicale, d’emblée problématique dans un pays totalitaire, devient impossible après la chute de l’Union soviétique.

Tchernobyl, combien de morts ? 30, comme l’a prétendu pendant quinze ans le noyau dur du lobby nucléaire mondial ? Le Comité scientifique sur les effets des radiations nucléaires de l’ONU (UNSCEAR), scandaleux prolongement, aux Nations Unies des thèses de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), n’hésite pas à conclure, en 2000, qu’il   » n’y a pas de risque accru de leucémie en relation avec l’accident pour ce groupe de personnes (les liquidateurs, NDLR). Cette même conclusion globale s’applique pour tous les autres cancers, y compris ceux de la thyroïde. Cependant, on ne peut formellement exclure, même si cette éventualité est improbable, le risque d’apparition ultérieure de certains cancers dus à l’irradiation, pour lesquels les temps de latence peuvent être de plusieurs dizaines d’années « . Au même moment, d’autres estimations des gouvernements de Russie et d’Ukraine estiment que 10% des liquidateurs – soit autour de 80 000 ! – sont d’ores et déjà invalides. 30 morts ? Certaines estimations évoquent carrément 40 000 décès, et même 560 000 à l’arrivée, d’ici une trentaine d’années.

Qui croire ? En tout cas pas le lobby : tous les colloques, toutes les conférences organisés par les partisans de l’atome nient pratiquement les effets gravissimes de Tchernobyl. Les contributions des scientifiques locaux, au contact de la mort et de la maladie quotidiennes sont systématiquement écartées ou presque. Le lobby ne peut certes l’emporter tout à fait, mais il gagne un temps précieux, qui permet de diluer les affreuses nouvelles réelles. Ainsi les cancers de la thyroïde chez les enfants sont-ils contestés pendant de longues années, avant d’être reconnus du bout des lèvres, et de façon souvent ignoble : en 1996, au cours d’une mémorable conférence de désinformation de l’AIEA, l’un de ses délégués déclare en tribune que, de toute façon, le cancer de la thyroïde est un  » bon  » cancer, car il se soigne. Heureuses mères d’enfants malades !

Voilà ce que les amis de l’atome n’ont jamais vu ni ne verront jamais :  » J’ai peur de vivre sur cette terre. On m’a donné un dosimètre, mais à quoi bon ? Je lave le linge, chez moi. Il est si blanc, mais le dosimètre sonne. Je prépare un gâteau, il sonne. Je fais le lit, il sonne. A quoi bon l’avoir ? Je donne à manger aux enfants et je pleure. « Maman, pourquoi pleures-tu ? » (1) »

(1) In La Supllication, de Svetlana Alexievitch. Jean-Claude Lattès.
Publié dans le numéro 729 de Politis, en décembre 2002

Les grands mystères d’Italie

2002 (Politis)

La condamnation à 24 ans de prison de Giulio Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, provoque une véritable commotion en Italie

L’affaire est sordide : le 20 mars 1979, à Rome, le  » journaliste  » Mino Pecorelli est abattu de quatre balles de 7,65. C’est à l’évidence un contrat, réalisé par des professionnels. Pecorelli, en relations étroites et constantes avec les services secrets, édite depuis 1968 un petit bulletin, Osservatorio politico (Op), mélange infernal de vrais scoops et d’authentiques montages qui vise, pour l’essentiel, à manipuler l’opinion et la classe politique.

Très vite, on apprend que Pecorelli s’apprêtait à sortir des informations explosives sur l’enlèvement d’Aldo Moro, en 1978, et son assassinat. Mais il  » enquêtait  » également sur d’autres affaires qui tournaient, pour la plupart, autour des pesants mystères qui encombrent l’histoire italienne de l’après-guerre : les complots d’extrême-droite, la loge P2, la mort si singulière du banquier Michele Sindona.

Quatorze ans plus tard – le 6 avril 1993 exactement -, alors que le dossier est refermé depuis longtemps, l’incroyable se produit : un repenti de la Mafia de haut niveau, Tommaso Buscetta, met en cause Andreotti, l’homme politique le plus puissant de l’après-guerre, sept fois président du Conseil. Celui-ci aurait utilisé les services de tueurs de la mafia pour faire taire Pecorelli. Que savait – qu’aurait donc su – ce dernier ? Qu’Andreotti aurait délibérément sacrifié Aldo Moro en 1978, alors qu’il était aux mains des Brigades Rouges, en refusant de négocier avec eux. Et qu’il aurait peut-être bien joué un rôle dans l’enlèvement lui–même, dont les conditions, il est vrai, demeurent très mystérieuses.

Folie, délire, machination ? Les juges, convaincus du sérieux des accusations, ouvrent en tout cas une enquête, qui se perd dans le temps, et dans les sables de la procédure. Mais on apprendra au fil des ans d’autres choses : des témoins, eux aussi repentis, affirment avoir vu Andreotti, au cours d’un de ses voyages en Sicile, échanger avec le chef de la mafia Toto Riina une sorte de baiser rituel, signe sans équivoque de leur complicité profonde. Les révélations pleuvent sur le rôle du chef sicilien de la démocratie chrétienne, Salvo Lima, qui aurait servi de trait d’union entre Rome et Palerme, le pouvoir central et le crime organisé.

Le 24 septembre 1999, la cour d’assises de Pérouse acquitte Andreotti et ses co-inculpés pour manque de preuves, non sans avoir souligné ses mensonges et sa duplicité. En particulier, la cour établit des liens réels, directs, indiscutables, avec des chefs mafieux. Andreotti est néanmoins innocent, et c’est l’essentiel. La classe politique respire : l’Italie n’a donc pas été dirigée pendant cinquante ans par un criminel.

La décision d’appel, tombée la semaine dernière, est non seulement une suprise, mais un séisme qui plonge le pays dans une véritable commotion : 24 ans de prison pour Andreotti, jugé coupable d’avoir commandité l’assassinat de Pecorelli ! Les attendus du jugement ne seront connus qu’en janvier, et de toute façon, Andreotti, sénateur à vie disposant de l’immunité qui accompagne cette fonction, n’ira pas en prison. Mais l’Italie se retrouve d’un coup face à son passé.

Pratiquement toute la classe politique, de la droite jusqu’aux démocrates de gauche – les anciens communistes de D’Alema -, en passant par l’ancien maire de Rome Francesco Rutelli ont apporté leur soutien à Andreotti, accusant à des degrés divers les juges de faire de la politique. C’est bien entendu Berlusconi lui-même qui est allé le plus loin, parlant d’une justice  » devenue folle « , ajoutant que les magistrats  » politisés  » cherchent à  » réécrire l’histoire de l’Italie « . Une bataille politique fondamentale s’engage, qui pourrait conduire à une réforme radicale de la justice italienne.

Au profit de qui ? Point trop de mystère : alors même que le mouvement antimondialisation est peu à peu criminalisé, il est vital pour Berlusconi d’empêcher les juges de s’intéresser à sa propre histoire et aux invraisemblables mystères qui entourent les origines de sa fortune. Andreotti a-t-il fait assassiner Pecorelli ? On n’en sait rien, mais l’Italie a bel et bien été dirigée pour partie, pendant des dizaines d’années, par le parti du secret, lié aux Américains.

Et ce parti a bel et bien utilisé le terrorisme, l’assassinat, les services secrets et l’argent noir pour contrer le mouvement social. Berlusconi, dont le nom figure – carte n°1816 – sur la liste des adhérents de la loge P2, doit bien en savoir quelque chose.

Une si belle histoire nucléaire

Politis 721

De La Hague à Creys-Malville, le nucléaire a été imposé en France par la ruse, le mensonge, la manipulation. La preuve.

Le nucléaire, en France, est globalement une sale histoire, commencée dans l’armée et pour l’armée, continuée par de grands ingénieurs formés dans le mépris du peuple le plus total. Comme le raconte avec force Didier Anger dans son dernier livre (1), l’usine de La Hague fut imposée par le mensonge le plus délibéré. De 1959 à 1962, des techniciens et ingénieurs circulent sur la lande pour y faire des carottages, faisant naître bien des questions. On répond aux paysans locaux qu’une usine verra bientôt le jour. De quoi ? Tantôt on parle d’engrais ou de plastique, tantôt de casseroles.

Lorsque la vérité est enfin lâchée, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) emploie les très grands moyens. Les maires du canton sont embarqués un soir par des fourgons de gendarmerie et conduits comme de force à la mairie de Beaumont-Hague. Là, le secrétaire général de la préfecture et le conseiller général leur annnoncent la bonne nouvelle : la future installation produira du plutonium militaire, à partir d’uranium. Il n’y a rien à discuter : le journal local qui livre lui aussi l’information est déjà imprimé.

Mais le CEA n’est pas si mauvais que cela. Robert Galley, l’ancien et futur ministre gaulliste, est à l’époque l’un de ses administrateurs, et à ce titre grand ordonnateur des réjouissances. Les maires du canton sont bientôt invités à Marcoule, dans le Gard, où existe déjà une usine de fabrication de plutonium. La virée se fait en avion, ce qui est pour la plupart un baptême de l’air. Sur place, on visite surtout les caves à vin de la région, juste avant de faire un détour par Marseille, pour une bonne bouillabaisse. Les élus, qui n’ont rencontré aucun veau à deux têtes, rentrent ravis. Par précaution dans ce fief catholique et rural, on fait donner le clergé. L’abbé Dorey présente en chaire l’usine comme  » un don de la Providence « . Alleluia, la messe est dite. La monoculture de l’atome s’empare de la région.

Etudiant les alentours de La Hague dans les années 80, l’ethnologue Françoise Zonabend (2) y découvrira ce qu’elle appelle la  » cécité paysagère « . Derrière les propos rassurants et faussement rassurés des riverains du monstre, l’angoisse est constante.  » L’usine, dit l’un d’eux,de chez moi, on ne la voit pas…Alors, on est protégé « . Mais Françoise Zonabend ajoute aussitôt :  » Pourtant, sortant de chez lui, il m’a suffi de regarder vers l’arrière de sa maison pour contempler, immense et présente, l’usine plantée là au bout de sa cour.  »

L’un des plus grands chantiers du nucléaire, outre La Hague, aura été Superphénix, à Creys-Malville. L’ensemble du dossier est extraordinaire : dans le droit fil des  » avions-renifleurs « , d’ingénieux ingénieurs vendent au pouvoir politique du milieu des années 70 le principe d’un surgénérateur expérimental. C’est très beau, c’est même trop beau : il produirait davantage de plutonium qu’il n’en consommerait. L’Opep, en ces années de crise pétrolière, peut aller se rhabiller !

Point de discussion, et place à la matraque et aux grenades. Au cours du week-end des 30 et 31 juillet 1977, 60 000 personnes tombent dans un piège tendu par les CRS de M. Giscard, ce fameux libéral avancé. Vital Michalon, un manifestant, meurt, et d’autres sont gravement mutilés. La droite de l’époque pouvait compter sur de précieux soutiens. L’Humanité s’en prenait sans état d’âme aux écologistes, accusés de vouloir revenir au temps de la bougie, tandis qu’Henri Krasucki, secrétaire national de la CGT, fier communiste et fervent défenseur de Superphénix, dénonçait publiquement un  » nihilisme rétrograde « .

Seulement, Superphénix tomba en panne des dizaines de fois, fut immobilisé des années durant, et fit craindre à plusieurs reprises de véritables catastrophes. A son arrêt, décidé en 1997, même les nucléocrates, pour l’essentiel, avaient cessé d’y croire. Combien a coûté cette aventure ? Secret d’Etat, d’autant qu’il faudra y inclure le coût du démantèlement. 100 milliards de nos francs d’antan, 200 qui sait ?

Au moment où le gouvernement Raffarin s’apprête, semble-t-il, à relancer massivement le programme électronucléaire français avec un nouveau type de réacteur – le fameux EPR -, il n’est pas inutile de faire appel à la mémoire. Ce système basé sur le mensonge et la désinformation, la manipulation et la novlangue, n’a pratiquement pas changé dans ses fondements depuis les origines. Les mêmes hommes ou leurs clones, les mêmes filières, la même morgue. On en reprend pour cinquante ans ?

(1) Nucléaire, la démocratie bafouée, Editions Yves Michel, 21 euros
(2) La presqu’île au nucléaire, Odile Jacob, 1989

Le café, le cacao et le blé.

Cet article a été publié dans Politis en 2002

La Côte d’Ivoire, ruinée par le marché mondial et les brigandages de ses dirigeants, est désormais menacée de partition. Rappel d’une histoire qui nous concerne

François Mitterrand, vous vous souvenez ? En 1957, jeune ministre d’une IVème République finissante, il déclare au journaliste britannique Russel Warren Howe ces phrases qu’on ne trouve pas dans ses oeuvres complètes : “ J’aimerais vous faire rencontrer Houphouët. Vous verrez comme ils nous aiment. L’Afrique française ne veut pas l’indépendance ”. Prophétique ! Félix Houphouët deviendra trois ans plus tard – en 1960 – le premier président d’une Côte d’Ivoire théoriquement indépendante. Pendant près de vingt ans, c’est le “ miracle ”.

La Côte d’Ivoire devient la vitrine africaine de la France postcoloniale, la preuve parfaite que le développement est l’avenir du continent. Jusqu’en 1978, il est vrai, les principales matières agricoles du pays – le cacao, le café, à un degré moindre le bois tropical, l’huile de palme, l’hévéa, la banane – se vendent à des prix relativement élevés. Certes, il s’agit d’un pillage, d’une économie de prédation écologique, mais qui s’en soucie alors ? L’argent coule à flots. Dans la poche des privilégiés du régime et celles, plus profondes encore, d’Houphouët, le “ grand sage ”, dont la fortune personnelle aurait fini par atteindre plusieurs milliards – dix, disent certains – d’euros. Dans celles aussi de ces milliers de Français éparpillés aux quatre coins de ce nouvel Eldorado. A Abidjan, nos braves “ coopérants ” batifolent sur la patinoire de l’hôtel Ivoire comme s’ils étaient à Albertville.A Paris, Jacques Foccart, l’homme de De Gaulle et des réseaux, veille au grain. Au blé, veut-on dire.
Et puis tout s’effondre, comme un château de cartes. “ On va peut-être faire la guerre en Irak, estime l’économiste Serge Latouche, pour maintenir un pétrole à bas prix. Eh bien, on a fait la même chose en Afrique en organisant la dévaluation incroyable du cours du café et du cacao. Et on a ensuite réalisé que les sols étaients épuisés et les forêts dévastées. Les quelques entreprises qui s’étaient installées en profitant du relatif enrichissement des paysans ont fermé leurs portes. On en est arrivé à l’heure de vérité ”
L’heure de vérité : il ne resterait plus que 1,9 million d’hectares de forêt tropicale sur les 16 que comptait la Côte d’Ivoire en 1963. Il ne restera bientôt plus rien, car 450 000 hectares sont détruits chaque année selon le ministère local des Eaux et Forêts. Saluons au passage l’un des principaux responsables de ce triomphe : André Lévy, patron-fondateur de la Becob en 1946, Officier de l’ordre national ivoirien, et papa de BHL, le spécialiste bien connu des droits de l’homme.
Grâce à l’argent du café et du cacao en tout cas, Houphouët était parvenu à se constituer une vaste clientèle, stable et surtout nationale. Le Nord musulman et les ethnies minoritaires n’étaient pas oubliés dans le partage du gâteau. Mais tout a une fin : les banques occidentales, qui avaient tant prêté au bon élève ivoirien, réclament leur dû. En 1981, la Côte d’Ivoire est obligée d’accepter un plan d’ajustement structurel qui taille immédiatement dans les dépenses publiques, notamment d’éducation et de santé. Entre 1980 et 1990, les chiffres du chômage, de l’exclusion, de la misère et de la délinquance explosent.
Le 5 juin 1989, le prix du cacao payé au paysan passe de 400 FCFA le kilo à 250 FCFA (puis à 200 l’année suivante). Houphouët, de son côté, pense à son âme, et fait construire à Yamoussoukro, son village natal, la basilique Notre Dame de la Paix, largement inspirée de Saint-Pierre de Rome. Coût : environ 1,5 milliard de francs, qui ne seront pas perdus pour tout le monde. Bouygues, qui est omniprésent en Côte d’Ivoire, a bâti la moitié de Yamoussoukro, devenue par le fait du prince une ville de 150 000 habitants. Les routes qui y mènent, l’eau et l’électricité du pays, c’est lui. Bolloré, pour sa part monopolise les activités portuaires d’Abidjan, secteur stratégique entre tous.
A la mort d’Houphouët en 1993, rien ne va plus. Son successeur Henri Konan Bédié, qui a parfaitement compris qu’il n’avait plus les moyens d’arroser tout le monde, se concentre sur son fief du sud, animiste et chrétien. Encore faut-il justifier l’opération : en 1995, Bédié invente l’ennemi intérieur, et promulgue le code scélérat de “ l’ivoirité ”. Il y aurait les bons et vrais nationaux d’un côté, et de l’autre les étrangers : environ 35 % des habitants du pays, venus des pays sahéliens proches, n’ont jamais pu obtenir la nationalité ivoirienne. Alassane Ouattara, en qui le Nord musulman se reconnaît, est accusé au passage d’être un Burkinabé, et empêché à deux reprises de se présenter aux élections présidentielles. La boîte de Pandore des 67 ethnies ivoiriennes est désormais ouverte.
Laurent Gbagbo, qui succède à Konan Bédié en octobre 2000, aurait pu tenter de la refermer. N’est-il pas “ socialiste ” ? N’a-t-il pas fréquenté assidûment nos socialistes parisiens au cours de son douillet exil en France ? Tout au contraire, il fait de la xénophobie l’arme principale de son pouvoir. Comment pourrait-il en être autrement, alors que les caisses sont vides et l’endettement colossal ? Pour comble, Gbagbo est un Bété, une ethnie du sud qui a souffert pendant quarante ans de la domination des Baoulés, auxquel appartenaient Houphouët et Konan Bédié. Les Bétés veulent leur revanche, y compris financière, et Gbagbo voit s’ouvrir un nouveau front au sud, jusque là relativement uni contre le nord musulman.
C’est tragique ? Tragique. Quelle que soit l’issue de la crise actuelle, la Côte d’Ivoire est menacée d’implosion, de partition et de massacres. Sans aucun doute, les chefs politiques locaux ont leur vraie part de responsabilité dans cette catastrophe annoncée. Mais la Françafrique ? Mais Foccart et Chirac ? Mais Mitterrand l’africain, le bon ami d’Houphouët ? Mais nous, tellement impuissants ?

Chers confrères

Il n’est pas interdit de le rappeler : en France, l’information est libre et pluraliste. Et sérieuse, cela va sans dire ou presque.Tenez, deux livres (1) écrits par d’excellents confrères : l’un journaliste au Figaro et  » spécialiste de l’environnement « ; l’autre ancien  » chef des informations scientifiques  » à RTL.

Le premier, Jean-Paul Croizé, entend faire toute la lumière sur les mensonges véhiculés par les  » Écolos « , une race tout à la fois crétine, trouillarde et manipulatrice. Son cri peut être résumé de la sorte :  » Alors, Mesdames et Messieurs les Écolos, de grâce, laissez la science avancer « . Et vers où s’il vous plaît ? Vers le paradis génétiquement modifié.  » Quel progrès si le corps parvenait à fabriquer de l’acide salicylique, ou d’autres molécules ! « .

Eh oui, avec M. Croizé, tout va tout de suite mieux. Les nitrates ? A bien y réfléchir, il n’y en aurait peut-être pas assez dans l’eau potable. Original. Le dérèglement climatique ? Un  » fromage pour les experts « , d’autant plus que le  » climat sait très bien changer tout seul « . Mêmes considérations finaudes sur la bio, le nucléaire, la malbouffe, etc. En somme,  » il est temps de lutter contre la dictature de ces alarmistes professionnels, et de les renvoyer sur leur bicyclette dans leur bergerie éclairée à la bougie manger des topinambours.  » Spécialiste de l’environnement dans un quotidien réputé, quel métier !

Le cas de Pierre Kohler est voisin, mais son propos se veut plus construit tout de même, ce qui paraît préférable chez un journaliste scientifique. Chacun de ses chapitres commence par un petit paragraphe épatant qui présente une question telle que la voient les écologistes et telle qu’elle est en vérité, du moins selon lui. On ne peut tout citer, et c’est dommage, car on rit fort. Exemple presque parfait :  » Ce qu’on en dit : l’amiante fera des millions de victimes en France dans les dix années « . Kohler aussitôt répond, et se répand, accusant les imposteurs de désinformation.

Mais quels imposteurs, sinon lui-même ? Personne, personne dans les associations qui bagarrent contre l’amiante ne profère en effet de telles absurdités. Les chiffres, largement connus, parlent de quelques dizaines milliers de morts, ce qui est bien suffisant. Et tout ainsi, sur presque 400 pages. Le gaz carbonique serait accusé à tort – Kohler, seul contre des milliers de scientifiques ! – d’augmenter l’effet de serre, etc.

Pourquoi les éditeurs éditent-ils des textes aussi affligeants ? Et que dirait-on dans ces si considérables médias que sont Le Figaro et RTL de confrères écologistes qui raconteraient avec un tel enthousiasme rigoureusement n’importe quoi ?

(1) Écologistes, petites esbroufes et gros mensonges, par Jean-Paul Croizé, Carnot, 190 pages, 15 euros. L’imposture verte, par Pierre Kohler, Albin Michel, 396 pages, 19,90 euros.

Cette chronique a paru en septembre 2002 dans le numéro 717 de Politis