Animaux, nouvelle vision de l’homme

UNE NOUVELLE VISION DE L’HOMME

Un livre époustouflant, Aux origines de l’humanité, replace l’homme dans son histoire véritable, celle grands singes. Et pose des questions vertigineuses sur la culture et l’intelligence animales, obligeant à remettre en cause ce qu’on croyait être le propre de l’homme.  Si l’animal n’est plus l’animal, qu’est-ce que l’homme ?

Ce livre annonce une révolution de la pensée. Exagéré ? A vous de voir, à vous de juger. Aux origines de l’humanité est de toute manière un très grand livre, et dans son genre un chef d’oeuvre. Ses directeurs scientifiques, les anthropologues Yves Coppens et Pascal Picq, ont réuni quelques uns des meilleurs spécialistes mondiaux de l’homme et de ses origines, et leur ont demandé de faire le point sur ce que l’on sait.

Chacun s’y est mis, rédigeant un, quelquefois plusieurs articles, mais en laissant dehors, pour notre bonheur, le jargon et la pédanterie. Tout n’y est pas (si) facile, mais tout respire l’intelligence et, pour l’essentiel, la clarté. Pour ne citer que quelques exemples, un Jean-Jacques Jaeger nous raconte dans le premier tome l’histoire de la terre avant les hommes, Brigitte Senut nous entraîne dans la fascinante recherche de notre mystérieux ancêtre, Michel Brunet et Pascal Picq décrivent avec verve – et humour – la  » sarabande des australopithèques « .

Dans le second tome, bouleversant de part en part, les grands noms de la primatologie et de l’éthologie – Frans de Waal, Christophe Boesch, Boris Cyrulnik, Jan Van Hoof, Dominique Lestel (voir son interview ci-contre) – nous proposent une fabuleuse découverte de la planète des singes, qui se trouve être la nôtre. Une grande question domine le tout : et si nous nous étions franchement trompés, avec notre arrogance coutumière, en plaçant résolument l’homme au sommet d’une très hypothétique pyramide des espèces ?

L’histoire est de ce point de vue follement éclairante. Ce n’est qu’en 1822 que sont découverts – du moins reconnus comme tels – les premiers fossiles humains. On les prend pour les restes de quelque malheureux mort pendant le Déluge. Et lorsque Darwin, une quarantaine d’années plus tard, affirme que l’homme descend du singe, c’est d’abord l’effroi, ensuite la course à l’ancêtre convenable, si possible patriotique. Pendant des décennies, fût-ce au prix de la fraude la plus grossière, on recherche le chaînon manquant, l’être supposé faire la transition entre le singe et nous. Sur fond de nationalisme exacerbé, chaque pays d’Europe ou presque tente de prouver qu’il est le berceau de l’humanité. Tous sont au moins d’accord sur un point : l’apparition de l’homme est l’aboutissement de l’évolution, sinon son achèvement. Nous étions attendus, nous étions nécessaires, et le monde nous appartient pour l’éternité.

Or la paléontologie va peu à peu s’affranchir de l’idéologie et forger une discipline scientifique rigoureuse, fondée en particulier sur l’étude approfondie des fossiles. Après les somptueuses découvertes de Louis Leakey, en 1959, dans les gorges d’Olduvai, en Tanzanie, on assiste à ce que Yves Coppens appelle la  » ruée vers l’os « . Tout s’éclaire, et tout s’effondre aussi. Lucy, cette vieille dame de trois millions d’années découverte en 1974, est rejointe en quelques années par quantité d’autres australopithèques, dont le plus ancien, Orrorin, trouvé en 2000, a sans doute six millions d’années.  Mais que s’est-il donc passé – une énigme parmi tant d’autres – entre – 14 et – 7 millions d’années ? On ne le sait. Notre origine se perd dans la brume, au milieu des grands singes, il y a environ 15 millions d’années.

D’ailleurs, quand s’est faite la grande séparation d’avec eux ? Peut-être il y a sept ou huit millions d’années. Quoi qu’il en soit, et le livre apporte sur le sujet une incroyable quantité de révélations, notre proximité avec les primates demeure considérable. Aussi étrange que cela paraisse, les études de terrain sur les grands singes comme le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outan n’ont démarré que dans les années 60. Et leurs résultats révèlent, à la manière d’un frisson, que certaines sociétés animales, en particulier les chimpanzés, ont des pratiques culturelles, connaissent l’empathie et la politique – voire la guerre -, distinguent le bien du mal, ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde.

D’où cette question tourneboulante qui sert de fil conducteur à toute l’entreprise : le propre de l’homme a-t-il encore un sens ? Notre spécificité, qu’on croyait si évidemment  fondée, ne repose-t-elle pas plutôt sur le préjugé, et l’ignorance ? Ces toutes nouvelles connaissances ne commandent-elles pas, pour le moins, de nous repenser, de situer à nouveau, mais beaucoup mieux cette fois, nos relations avec le règne animal dont nous venons en si complète ligne ? La réponse va de soi : c’est oui.

Oui, il faut admettre que nous ne sommes probablement que le produit de quelque aléa climatique du passé, et que l’histoire de la vie, qui nous a propulsés de si étrange manière sur le devant de la scène, continuera avec ou sans nous ses tours et détours. Notre espèce, si belle et si bête, si grande et si pitoyable, est pour l’heure sur le point de faire disparaître les primates, qui sont pourtant la clé hautement probable de nos origines. Avons-nous réellement envie de savoir ? Coppens, Picq et les autres, en tout cas, oui.

Aux origines de l’humanité, sous la direction de Yves Coppens et Pascal Picq, Fayard. Deux tomes de 52 euros chacun, 1200 pages au total.

« CERTAINS ANIMAUX SONT DES SUJETS »

Dominique Lestel, philosophe, enseigne l’éthologie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. Il est l’auteur de plusieurs livres consacrés aux relations que nous entretenons avec les animaux, dont Les origines animales de la culture (Flammarion), paru récemment. Il a également participé à la grande oeuvre collective Aux origines de l’humanité .

Politis : Vous êtes éthologue et philosophe ?

Dominique Lestel : Oui. Je donne des cours d’éthologie à l’Ecole normale supérieure. Et j’ai travaillé sur les orangs-outans à Bornéo. Quand vous voyez un animal, vous sentez  » ce que c’est que  » la question de l’animalité. Observer un orang-outan sauvage dans la forêt, ça suscite un choc, car il y a quelqu’un en face. Ce n’est pas pareil que de voir un chien. On sent en face de ce dernier une présence, mais en face d’un orang-outan, on sent quelqu’un, et c’est très troublant. Je ne crois pas qu’on puisse réfléchir sur l’animal sans avoir un rapport avec lui.

Politis : On est fort loin de Descartes, qui considérait les animaux comme des machines !

D.L : Darwin avait déjà introduit une grande rupture en proclamant qu’au fond, les hommes et les animaux, c’est pareil. Pour lui, très clairement, il y a continuité – au moins anatomique -, entre eux et nous. En fait, les philosophes n’ont pas pris toute la mesure de cet apport, qui pose dans des termes neufs la question du propre de l’homme : qu’est-ce qui fait en réalité notre spécificité ? Beaucoup plus récemment, le développement spectaculaire de l’éthologie a montré que l’animal est plus proche de l’humain, sur un plan comportemental, que ce qu’on avait imaginé.

Politis : En quarante ans à peine, l’éthologie a réellement connu une révolution…

D.L : Jusque là, les études de terrain n’existaient pratiquement pas ! Au début des années 60, tout change brusquement, notamment grâce à Jane Goodall, qui part en Tanzanie suivre des populations de chimpanzés. D’autres études démarrent à peu près en même temps, et pendant quarante ans, il va y avoir une observation quasiment ininterrompue d’une population de chimpanzés sauvages. Et comme plusieurs groupes sont observés, lorsqu’on va commencer à les comparer dans les années 70, on va se rendre compte qu’il y a des différences entre eux. Or certaines différences comportementales importantes ne sont explicables ni par la génétique de l’animal, ni par son environnement, et elles sont en outre transmissibles.

Politis : Il s’agit donc de différences culturelles ?

D.L : En effet. Mais ce n’est pas le premier exemple. A la fin des années quarante, une étude décrit des oiseaux dont le comportement change. Ce sont des mésanges, qui percent les capsules des bouteilles de lait déposées devant les portes. Et c’est d’autant plus frappant que ce comportement ne peut pas être inné, qu’il est nouveau, et qu’en outre il se répand. Des observateurs permettent de dresser des cartes qui montrent précisément comment, et à quel rythme. Pour la première fois, la question du comportement culturel chez les animaux acquiert une réelle pertinence.

Politis : Cela ne doit pas aller sans débats !

D.L : Evidemment, il y a des discussions, et notamment pour savoir s’il ne s’agit pas de comportement naturel plus ou moins recyclé. Quelques années plus tard, dans les années 50, deuxième acte avec des macaques observés sur une presqu’île japonaise. Les primatologues se rendent compte qu’une femelle trempe dans l’eau de mer les patates qu’on lui donne, et ce comportement va non seulement être récurrent chez elle, mais se transmettre à d’autres macaques de la troupe. D’autres expériences ont lieu, et ces anthropologues…

Politis : Beau lapsus !

D.L : Mais vous allez voir que ce n’en est pas tout à fait un. Ces primatologues-là, à la différence de leurs collègues américains, avaient été formés pour la plupart à l’anthopologie culturelle. Ils n’avaient donc aucune raison de ne pas agir avec les macaques comme ils l’auraient fait avec des populations humaines étrangères. En particulier, en établissant les structures de parenté, qui permettent de rendre compte des alliances sociales.

Politis : Pour en revenir aux macaques, il y a une variante, si l’on dire, succulente, car certains macaques vont  » cuisiner « . Ils nettoient d’abord leur patate dans l’eau douce, puis vont la passer à l’eau de mer pour  » l’assaisonner « . C’est du moins les termes que vous utilisez. Ne courez-vous pas le risque de vous voir accusé d’anthropomorphisme ?

D.L : L’accusation d’antrhopomorphisme est assez perverse, car l’éthologue est pris entre deux impératifs contradictoires. Il lui est interdit de se projeter  sur l’animal, mais il doit en même temps, dans la continuité de Darwin, admettre que celui-ci est au fond un cousin. Un chimpanzé partage plus de 98% de nos gènes, et cela montre, même si la question est très complexe, une proximité génétique énorme. A titre de comparaison, elle est plus grande que celle qui unit deux espèces de zèbres. Plus grande même que celle existant entre deux sous-espèces d’orangs-outans, celle de Sumatra et celle de Bornéo. Et il n’est donc pas si scandaleux de caractériser certains comportements des grands singes comme on le ferait à propos des humains.

Politis : Venons-en à la thèse centrale de votre dernier livre. Selon vous, certains animaux au moins sont des sujets. Vous y allez fort !

D.L : Il faut sortir de l’opposition entre anthropologues et éthologues. Pour les premiers, la cause est entendue : un comportement culturel est le fait d’un sujet. Pas de culture sans sujet, et les animaux n’étant pas des sujets, il ne peut y avoir de culture animale. Ce n’est pas, disent-ils, parce qu’il y a des variations de comportement qu’il y a culture. Et il est vrai qu’on peut avoir une variation dans le comportement social qui ne soit pas nécessairement culturel. Mais les éthologues, qui refusent d’aller sur ce terrain, ont selon moi tort, car ils ont en mains les arguments suffisants pour défendre l’idée que certains animaux sont des sujets.

Politis : Quels arguments ?

D.L Eh bien, certains animaux ont des représentations mentales d’eux-mêmes et du monde, sont capables d’anticipation, ont de la mémoire, une biographie – leur histoire personnelle influe sur leur comportement présent -, une idiosyncrasie propre, cohérente, homogène, invariante dans le temps. Bref, nous sommes en face de créatures qui justement ne sont plus des machines, mais de véritables sujets. Et l’on entre là dans un champ passionnant : je formule pour ma part l’hypothèse qu’il faut désormais penser en termes de pluralité de cultures et de sujets.

Politis : Mais dès lors, on ne peut pas en rester là ! Il faut repenser toutes nos relations avec les animaux. Pour ne prendre que l’exemple des primates, la plupart sont menacés de disparition pure et simple. N’y a-t-il pas urgence absolue à les sauver ?

D.L : Certainement. Par une étrange ironie, c’est au moment même où l’homme semble avoir les moyens de comprendre une partie fondamentale de son histoire, qu’il fait disparaître ceux qui en sont peut-être la clé.

Politis : L’anthropologue Pascal Picq envisage d’accorder aux grands singes, pour les sauver, certains droits de l’homme. Au moins provisoirement. Qu’en pensez-vous ?

D.L : J’y suis tout à fait opposé. Donner des droits aux grands singes me semble philophiquement confus et socialement inopérant. Mais c’est aussi dangereux, car c’est accorder un statut humain sur des critères quantitatifs. On dira par exemple : vous êtes comme l’humain à partir du moment où vous avez l’intelligence d’un enfant de deux ans, ou bien parce que vous êtes capable de résoudre tel test, etc. Quantifier ainsi l’appartenance au genre humain pourrait amener à retirer leur statut à certains hommes comme les handicapés profonds ou certains blessés. Il faut protéger les grands singes, mais sans mettre certains humains en danger. Par ailleurs, ce serait modifier la frontière entre eux et nous – nous étant un peu plus large qu’auparavant -, mais sans régler la question. Peut-être vaudrait-il mieux se rapprocher de l’idée de patrimoine, ou de trésor de l’humanité. Quand vous avez un tableau comme celui de La Joconde, tout le monde considérerait comme un crime de la détruire, mais personne ne songe une seconde à lui accorder des droits ! D’autres statuts sont à imaginer.

Politis : Mais si la Joconde est protégée de la sorte, c’est d’abord parce que sa perception s’appuie sur des centaines d’années de culture commune. Ce n’est pas parce que l’on décrèterait que les grands singes sont un patrimoine sacré qu’ils seraient nécessairement protégés !

D.L : Il est évident qu’on ne change pas l’humanité et ses cultures par décret. Mais l’un des grands enjeux intellectuels de notre époque n’est-il pas d’introduire une culture de respect du vivant ?. Les rapports entre hommes et femmes ont énormément évolué depuis cinquante ans. Pourquoi les rapports entre les hommes et les animaux ne changeraient-ils pas de la même façon ?

Cet ensemble a été publié en janvier 2002 dans le numéro 683 de Politis

Les patrons s’engagent

C’est peut-être le livre le plus drôle de la rentrée. Sans doute, même, car lorsque des grands patrons parlent d’écologie, le fou rire est pratiquement garanti. Dans l’ouvrage qui vient de paraître au Cherche Midi (1), 21 patrons expliquent leur conception du développement durable, qui est comme on s’en doute singulière. Question à Thierry Desmarest, P-DG de TotalFinaElf :  » Dans votre entreprise, le concept de développement durable est-il avant tout synonyme de protection de l’environnement ? « .Réponse d’icelui :  » Ce serait restrictif « . C’est beau, mais ça devient magnifique avec Francis Mer, ci-devant patron d’Arcelor, et aujourd’hui ministre de l’Economie.

Rappelons, pour mieux goûter encore le propos, qu’Arcelor est un fabricant d’aciers destinés surtout à la bagnole, aux emballages, à l’électroménager. En Europe, trois boîtes de boisson en acier sur dix viennent des hauts-fourneaux d’Arcelor. Or donc, un temple du gaspillage et du non-sens écologique. A la question :  » Qu’est-ce que le développement durable ? « , après quelques phrases convenues, Mer lâche le morceau.  » J’insiste, fait-il, au moins autant sur le mot développement que sur le mot durable.  »

Tout est de la même veine. Jean-Marc Espalioux, qui dirige Accor – 3700 hôtels dans 90 pays – s’interroge gravement sur les risques que le tourisme de masse fait courir à l’écologie et conclut ainsi une belle tirade sur les efforts de son entreprise :  » Ailleurs, c’est le nettoyage des plages qui sera privilégié. Les initiatives locales sont nombreuses et encouragées « .

On ne sait finalement à qui décerner la palme, car tous sont épatants, excellents comme à leur habitude. A Maurice Lévy, peut-être ? Le patron de Publicis – près de 21 000 salariés dans le monde entier – aura plus contribué que beaucoup à la dévastation de la France et du monde. L’industrie du mensonge qu’est la publicité commande, au moins en partie, aux journaux les plus réputés, diffuse des envies folles jusqu’au fin fond de la planète, développe durablement frustration, rancoeur et rancune chez des milliards d’humains.

Y a-t-il oeuvre plus noble ? Non, on peut le garantir. La preuve par Lévy, qui est, soit dit en passant, un philosophe.  » En réfléchissant un peu, assure-t-il, je suis tenté de dire que le développement durable est un triptyque composé de trois valeurs : éthique, connaissance et responsabilité.  » Bien, on y voit déjà plus clair. Méditons pour finir ce profond aphorisme du même :  » Rêver d’un monde meilleur, c’est la plus belle chose que l’on ait à faire, ne serait-ce que pour mieux s’évader de la réalité « .

(1) Développement durable, 21 patrons s’engagent, par Pierre Delaporte et Teddy Follenfant. Le Cherche Midi, 170 pages, 17 euros
Cette chronique a paru en septembre 2002 dans le numéro 715 de Politis

Luc Ferry, mauvais philosophe

Ce texte a été écrit au moment où Ferry devenait ministre de l’Éducation.

Le ministre est aussi un philosophe qui ne respecte pas toujours la philosophie. En 1992, il signe un livre très virulent contre l’écologie, accusée de prolonger la vision fasciste de l’homme. Luc Ferry, en un combat douteux.

Il y a au moins deux livres dans le vilain pamphlet que Luc Ferry a consacré à l’écologie voilà dix ans (Le nouvel ordre écologique, chez Grasset), et il est charitable d’en inférer qu’il y a au moins deux personnes derrière. Dans le premier, sans démontrer il est vrai une originalité folle, l’auteur s’interroge sur les liens entre la critique écologiste du monde et l’humanisme tel qu’il le conçoit. Pourquoi pas, en effet ?

Luc Ferry, on le sait, appartient au cercle de la raison, de l’équilibre en toute chose, du bon sens avant tout. Ne surtout pas voir en lui l’héritier nigaudon de Descartes, qui considérait les animaux comme de simples automates, des machines sur lesquelles il est possible et souhaitable d’exercer tous les pouvoirs de l’homme. Notre philosophe, partisan déclaré d’un  » humanisme non métaphysique « , constate que les apports de Rousseau, Kant ou Fichte ont changé la donne. Certes, seul l’homme peut être doté de droits, mais il lui faut admettre quelques devoirs envers les animaux,  » en particulier celui de ne pas leur infliger des souffrances inutiles « . Il faut convenir que Luc Ferry est un humain fort généreux, car pour lui  » le spectacle de la souffrance ne peut laisser tout à fait indifférent, s’agirait-il de celle d’un porc ou d’un lapin « . Et comment ignorer, chez l’animal, ce qui  » n’est pas de l’ordre de la simple choséité ? Comment nier son équivocité ?  »

Mais ce n’est tout de même pas avec ces bluettes philosophiques qu’on peut obtenir un livre, et surtout pas un livre qui vous pose dans le débat intellectuel et politique de l’heure. Or, 1992 – date de la sortie du livre – apparaît rétrospectivement comme l’une des grandes années de l’écologie politique. Les régionales du printemps ont accordé près de 15% des voix aux Verts et à Génération Ecologie, et la société française, ébranlée par cette soudaine irruption, se demande si quelque chose de fondamental n’est pas en train de lui arriver.

Il y a filon, et Ferry, sans lui faire injure, l’a compris. Y aurait-il moyen de frapper fort, de répondre au défi lancé, de rassurer une (vaste) clientèle alarmée par le retour d’une certaine pensée critique ? Probablement, mais il faut retrousser ses manches, ce que fait sans hésitation ni état d’âme notre héros. Il serait trop long de détailler tous les trucs qu’il utilise pour (prétendre) établir une proximité philosophique entre l’écologie radicale et le fascisme le plus abject, c’est-à-dire le nazime. Le schéma récurrent est simple : tout en s’en défendant à plusieurs reprises – l’homme est tout de même un malin -, il ne cesse de revenir à cette obsession que  » l’écologie, ou du moins l’écologisme, possède des racines douteuses « .

Et suivez plutôt l’implacable démonstration : certains auteurs de la deep ecology –  » l’écologie profonde  » – américaine ont écrit des choses détestables. Un texte fou – 1 ! – qui n’est défendu aux Etats-Unis que par quelques autres fous affirme :  » C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs « . Ferry l’inscrit dans une cohérence qui n’existe que pour les besoins de sa démonstration, au milieu de textes discutables certes, mais du moins respectables. Parmi les inspirateurs du mouvement écologiste anglo-saxon qu’il vomit, Ferry aurait parfaitement pu – et plus justement -, consacrer des dizaines de pages à Henry David Thoreau, le fabuleux auteur de Walden. Mais il lui aurait fallu signaler que celui-ci était un démocrate fervent, défenseur intransigeant de la désobéissance civile face aux abus de l’Etat, de tous les Etats.

Or il ne s’agit, tout au long du livre, que de traîner l’écologie, avec les formes hypocrites qui conviennent, au banc d’infamie. Et voilà l’essentiel : Hitler aimait les animaux, et imposa en 1935 une loi sur la protection de la nature. Par une malignité indigne du débat intellectuel, Ferry y voit un  » monument de l’écologie moderne « . Pour quelle raison ? L’auteur, en réalité, ne l’explique pas, et nous laisse dans un malaise profond : son imprécision dans l’analyse des textes de loi nazis nous ferait presque douter qu’il les ait réellement lus. Son grand et unique  » témoin « , le biologiste nazi Walter Schoenichen, n’apporte qu’une preuve : que certains nazis aimaient la nature, la vie sauvage, les forêts. Grande, immense révélation !

Absolument incapable de produire une vraie étude historique, sociale, humaine sur les relations entre l’Etat nazi et la protection de la nature – certes, cela lui aurait demandé davantage que quelques semaines de travail -, Ferry se contente de syllogismes et d’ellipses que son public, très nombreux en 1992, ne demande visiblement qu’à prendre pour argent comptant. Détail comique qui a son importance : s’empêtrant dans ses procédés, Ferry se voit obligé de concéder dans un discret appel de notes (p.195) que la loi belge de 1929 est très voisine de celle édictée par l’Allemagne nazie six ans plus tard. C’est très fâcheux, car tout repose sur l’idée que c’est l’idéologie nazie qui commande de protéger les animaux, y compris sauvages. La débonnaire république bruxelloise de l’entre-deux-guerres serait donc, elle aussi, l’ennemie radicale des hommes ?

Luc Ferry a beaucoup de droits, qu’on ne lui contestera pas. Celui d’ignorer l’extrême gravité de la crise écologique. Celui de détester les écologistes. Celui de préférer les salons ministériels aux arrachages nocturnes, et en tout cas illégaux, de plants d’OGM. Mais pourquoi un philosophe utilise-t-il de tels moyens pour le dire ?
Publié en septembre 2002, dans le numéro 714 de Politis

Les oubliés de la gare de Bologne

Le gouvernement français, en livrant Paolo Persichetti à l’Italie, fait un beau cadeau à Berlusconi. Mais qui sont donc les vrais responsables du terrorisme italien ?

Qui se souvient encore de la bombe de la gare de Bologne, en août 1980 ? Un bel engin, assurément, placé dans une salle d’attente, qui tuera sur le coup 84 personnes et en blessera plus de 200. Pour apprécier à sa juste valeur le cadeau que le gouvernement français vient de faire à M. Berlusconi en lui livrant l’ancien des Brigades Rouges Paolo Persichetti, il faut remonter au moins à cet attentat-là. Ou mieux encore à celui de Piazza Fontana, le 12 décembre 1969, à Milan, où meurent 17 clients de la Banca dell’Agricoltura.

Cette affaire est aujourd’hui éclaircie : un petit groupe de militants fascistes de la Vénétie, en relation étroite avec les services secrets italiens et américains, dépose la bombe. Mais on ne le saura que de longues années plus tard, car dans l’ombre, policiers, magistrats et agents divers montent une extraordinaire opération de ce que les Italiens appellent depistaggio, qui est l’art local de brouiller les pistes. Des anarchistes, dont l’un, Pinelli, sera vraisemblablement assassiné par la police, sont immédiatement accusés. La stratégie de la tension est lancée.

De quoi s’agit-il ? D’une vieille affaire née dans l’immédiat après-guerre, à l’initiative de l’armée et de divers services de renseignements américains, dont le plus connu, la CIA, n’est pas forcément le plus retors. L’heure est à la lutte à outrance contre le communisme stalinien, particulièrement puissant en Italie, pays-clé sur le plan stratégique en cas de conflit armé avec l’Union soviétique. Des réseaux politico-militaires, dont le célèbre Gladio, sont créés, qui se spécialisent dans l’espionnage, l’infiltration des milieux de gauche, la désinformation, la manipulation. Où trouver de l’aide ? En priorité bien sûr parmi les anciens partisans de Mussolini, anticommunistes de choc.

Pendant une vingtaine d’années, ces réseaux jouent avec le feu, jusqu’à envisager, notamment avec le prince Borghese, un coup d’Etat façon golpe chilien. Ce qui semblait impossible – et imbécile – prend une autre tournure à partir du mai rampant, cette période de l’après 68 pendant laquelle les usines et les villes italiennes sont secouées par des grèves et des revendications inouïes. Quelqu’un – plus probablement des cercles démocrates-chrétiens atlantistes et leurs mentors américains – décide d’utiliser la terreur. Pourquoi ? Non pour rejouer la marche sur Rome – cette version n’est offerte qu’aux hommes de main de l’extrême-droite qu’ils utilisent -, mais pour créer dans la société une demande d’ordre, fût-il musclé, qui permette de reprendre la main avec l’aide de l’armée et d’arrêter ce qui commence à ressembler à un processus révolutionnaire.

L’Italie des années 60 et 70 est une bien étrange démocratie sur laquelle veille l’Amérique. Le plus parfait symbole de cette époque est sans aucun doute Licio Gelli, le grand maître de la loge maçonnique P2. Ancien de la République de Salò, homme par la suite des Américains et de l’Otan, il est parvenu à créer une puissance occulte sans égale : parmi les 963 membres de la P2 – on découvre une liste en 1981 – figurent la presque totalité des chefs militaires et des services de renseignement, des grands patrons, des journalistes célèbres, des financiers de premier plan, etc. C’est le Gotha de la droite, un concentré du pouvoir réel. Carte n° 1816 : Silvio Berlusconi, qui le niera dans un premier temps devant la justice, et pour cause.

Pendant près d’une quinzaine d’années, quoi qu’il en soit, d’innombrables bombes tuent des centaines d’Italiens. La plupart des enquêtes sont sabotées de l’intérieur, mais grâce aux efforts d’une poignée de juges, on finit par apprendre et comprendre, longtemps après hélas, l’essentiel. Derrière Piazza Fontana, entre autres deux Français, l’un ancien de l’OAS, l’autre ancien Waffen-SS : Ralf Guérin-Sérac et Robert Leroy. Tous deux ont partie liée avec des services américains. Pour nombre d’autres attentats, on retrouve les mêmes pistes, les mêmes services de renseignement, dont ceux de l’armée italienne, de curieux personnages américains qui ont toujours la bonne idée de disparaître quand il le faut.

Et il n’y a pas que les bombes : les groupes armés d’extrême-gauche, notamment les Brigades rouges, sont généreusement infiltrés. Jusqu’à quel niveau, jusqu’à quel point ? La question est loin d’être réglée, et continue de passionner ceux qui s’interrogent sur les fabuleux mystères de l’enlèvement, puis de l’assassinat d’Aldo Moro, en 1978.
Près d’un quart de siècle plus tard, les temps ont certes changé, mais des réseaux d’une ampleur et d’un professionnalisme pareils ne disparaissent pas ainsi. D’excellents observateurs italiens ou étrangers n’ont pas manqué, par exemple, de noter les nettes ressemblances entre le plan de  » renaissance démocratique  » élaboré dans les années 70 par la loge P2 et la création du parti Forza Italia de Berlusconi. Et que penser des montages et trucages policiers organisés au moment du sommet du sommet du G8, à Gênes, en août 2001 ? Tout ou presque ressemble à un remake, comprenant comme il se doit fabrication de  » preuves  » et depistaggio. Quant à la réapparition soudaine des Brigades rouges, accusées en mars 2002 de l’assassinat de Marco Biagi, un conseiller du gouvernement Berlusconi, elle aura surtout permis à l’ancien membre de la loge P2 de criminaliser le surpuissant mouvement social du printemps en Italie.

Oui, décidément, fallait-il livrer Paolo Persichetti à ce grand démocrate et surtout maçon qu’est Silvio Berlusconi ? Apprécions ce commentaire averti du magistrat bolognais Libero Mancuso, interrogé par le journaliste Gianni Barbacetto  :  » Avec nos enquêtes, nous avons compris que nous avions vécu dans une démocratie limitée, avec de forts conditionnements venus de l’extérieur (…) On a utilisé des moyens de tout genre pour empêcher le moindre changement dans les équilibres de pouvoir (…) Tous les faits subversifs survenus en Italie ont été soutenus par les forces armées, les services de renseignement, la maçonnerie et les financements américains.  » Au fait : combien valent les morts de la gare de Bologne, comparés à ceux du World Trade Center ?

Publié en août 2002 dans Politis

La Chine au bord du collapsus

juillet 2002 (Politis)

Tout va pour le mieux en Chine, où la croissance atteint encore 7% par an. La bagnole individuelle triomphe, Shanghaï passera bientôt devant Hong-Kong, et l’Occident y vend centrales nucléaires et bonnes céréales. Mais le krach écologique menace pourtant : le désert est aux portes de Pékin, les villes manquent d’eau, la crise agricole semble sans issue.

Longbaoshan, un village de 700 habitants situé à 70 km au nord-ouest de Pékin, est désormais célèbre dans toute la Chine. Une dune de sable s’en approche à la vitesse fulgurante de 8 à 9 mètres par an, et n’en est plus qu’à une soixantaine de mètres. L’avancée du désert et les tempêtes de sable sont devenus des sujets de conversation obsédants, jusque dans la presse officielle.
Pour cause : chaque printemps, Pékin devient jaune, rouge, orange, au point parfois que la circulation s’arrête et que les piétons ne peuvent plus avancer que masqués. Ce smog surchargé de particules vient tout droit de Mongolie intérieure, et il fait trembler les bureaucrates, qui en arrivent à craindre pour les Jeux Olympiques, prévus en 2008.

Que se passe-t-il ? On le sait parfaitement : la déforestation massive, le surpâturage, la surexploitation des sols et un usage devenu fou de l’eau changent la Chine en un grand pays malade. 2,7 millions de km2 – cinq fois la France ! – sont d’ores et déjà désertiques, dont 1,74 million seraient d’origine humaine, et au moins 3 500 km2 de plus le deviennent chaque année. Lester Brown, l’ancien président du WorldWatch Institute, était sur place fin mai, et ses conclusions sont rafraîchissantes en diable. Selon lui, si l’on ne trouve pas le moyen de lutter contre les tempêtes de sable, des dizaines de millions de Chinois pourraient, à terme, devenir des réfugiés écologiques.

Si cela doit se produire, ils ne seronts pas seuls. L’absurde, le démentiel chantier du barrage des Trois Gorges, sur le fleuve Yangtsé (centre) doit chasser, selon des chiffres officiels sans doute sous-évalués, 1,1 million de villageois et créer d’ici 2009 un lac de retenue de…600 km de long. On épuiserait le lecteur à détailler la folie écologique de cette aventure hors-normes. Deux mots, tout de même : les autorités chinoises admettent que 4,4 milliards de mètres cubes d’eaux usées, 6,68 millions de tonnes d’ordures ménagères et près de 10 millions de tonnes de déchets industriels sont déversés chaque année dans le Yangtsé, à l’amont du projet de barrage.

Dans ces conditions, l’accumulation de sédiments largement toxiques, à l’arrière de la digue géante, ne pourra que transformer la retenue d’eau en un cloaque. Le poids de l’eau contre l’ouvrage pose un autre problème redoutable. Cet hiver, une centaine d’experts chinois et taïwanais réunis sur le site des Trois Gorges ont conclu leurs travaux en affirmant que la masse de l’eau pourrait provoquer des séismes allant jusqu’à 5,5 sur l’échelle de Richter.

Mais Pékin s’en moque. Mais Shanghaï la miraculeuse, qui est en train, avec ses centaines de gratte-ciel, d’éclipser Hong-Kong, a trop besoin d’électricté pour allumer ses paillettes. Un nouveau barrage vient d’être lancé dans le sud-ouest du pays, sur la rivière Hongshui, qui sera, triomphe l’agence de presse officielle Chine nouvelle,  » le plus grand de Chine et d’Asie après le projet des Trois Gorges du Yangtsé « . Plus de trois milliards de dollars d’investissement, et un nouveau saccage géant.
Ce n’est que trop clair : la Chine est en train de sacrifier aux mirages du développement la presque totalité de ses grands cours d’eau.

En vain ou presque, car les besoins sont désormais démentiels. Sur les 640 plus grandes villes chinoises, 300 connaissent des pénuries d’eau, dont 100 très graves. Pékin n’y échappe pas et le gouvernement a été obligé en catastrophe d’annoncer 3 milliards de dollars d’investissement pour tenter de trouver une solution. L’un des deux grands réservoirs qui alimente la ville en eau potable est fermé pour cause de pollution depuis…1997, et les nappes phréatiques sont surexploitées au point que les quartiers de l’est se sont enfoncés, par un phénomène de dépression, de 70 cm en quarante ans. Ce ne sont pas des écolos millénaristes qui rapportent de vagues rumeurs, mais la presse locale elle-même : l’an dernier, la revue Zuojia Wenzhai faisait même état d’un projet de déménagement de Pékin vers des cieux plus cléments !

Et l’on pourrait, et l’on devrait tout passer en revue. La pollution de l’air ? Elle est hors-contrôle. Les villes chinoises, empuanties par la combustion de charbon et la circulation automobile, sont parmi les plus gravement atteintes dans le monde. A Shanghaï, entre 65% et 100% des enfants – ! -, selon les quartiers, ont des niveaux de plomb dans le sang supérieurs aux normes américaines. Et malgré les proclamations des autorités, la situation ne peut que se détériorer. Il y a environ 1,7 millions de voitures individuelles à Pékin, mais la ville prévoit qu’elles seront au moins 3 millions en 2008. Au niveau national, c’est encore plus incroyable : le nombre d’automobiles devrait être, d’ici 2020, de 13 à 22 fois ce qu’il était en 1998. Oh, ça va être beau !

D’ailleurs, ça l’est déjà. La ville industrielle de Lanzhou, dans le nord-ouest de la Chine, a carrément décidé l’an passé d’ouvrir une échancrure dans l’une des montagnes qui l’entourent. Vous avez bien lu : on va percer un vaste trou au sommet d’une montagne pour y faire passer un peu d’air. C’est, affirme la municipalité, le seul moyen de soulager les 2,5 millions d’habitants, dont beaucoup ne se déplacent plus qu’avec un masque. Commentaire d’un responsable local :  » Lanzhou, c’est comme une pièce dans laquelle on fume et qui n’a ni portes ni fenêtres.  »

Une telle soif de consommation, on s’en doute, n’est guère favorable à la nature sauvage. En Chine même, des espèces emblématiques comme le panda ou le dauphin de rivière vivent leurs dernières saisons, du moins en liberté. Le tigre, l’ours, utilisés et martyrisés par la pharmacopée chinoise, ne valent guère mieux, et même les serpents – 43, sur les 209 recensés – sont menacés. Mais les besoins chinois sont tels que toute l’Asie, et notamment ses dernières forêts tropicales, sont dévastées pour satisfaire ce que nos libéraux appellent un  » marché émergent « .

Pékin a multiplié ses importations de bois provenant de Papouasie Nouvelle-Guinée par 12 en seulement 6 ans. Profitant de liens anciens avec le Surinam, la Chine s’apprête même à tailler sur ce territoire américain, en y envoyant paraît-il ses bagnards, l’une des plus belles forêts primaires du globe. L’extraordinaire croissance chinoise, redescendue – 7% tout de même en 2001 – après voir dépassé les 10% annuels, n’est évidemment ni durable ni souhaitable.

Elle nous est simplement nécessaire pour qu’Areva – notre nouveau monstre national – puisse continuer à vendre sur place ses centrales nucléaires, pour qu’Alstom installe davantage de turbines géantes, comme celles des Trois Gorges, pour que Renault-Nissan et PSA poursuivent leur belle expansion, pour que nos productions agricoles, dopées par les pesticides et les subventions, inondent le prodigieux marché chinois. Arrêtons-nous sur ce dernier point. A l’automne 1995, le si peu regretté Philippe Vasseur, alors ministre de l’Agriculture, déclarait sans rire à la radio :  » La Chine va devenir le premier importateur mondial de céréales. Il faut être sur place, il faut y être, c’est notre chance !  »

Le comble, c’est qu’il avait raison, au moins sur un point : la Chine va bien devenir le plus grand importateur de céréales, probablement même de l’histoire humaine. Les raisons en sont multiples. D’abord, l’irrigation, qui est l’une des clés de la productivité agricole, ne pourra jamais suivre le rythme actuel. Tant les cours d’eau que les nappes – par ailleurs, on l’a vu, très pollués -, sont désormais surexploités. Les surfaces globales ensuite, déjà fort réduites en Chine, diminuent à grande vitesse, à cause de l’érosion – 37% des sols sont touchés – et de l’explosion des infrastructures – villes, routes, industries -, qui dévorent sans relâche les meilleures terres. Près de 620 000 hectares, selon des chiffres officiels, ont disparu en 2001.

Mais par un paradoxe réellement saisissant, le pire n’est peut-être pas là. L’augmentation du niveau de vie moyen, impressionnante depuis vingt ans, risque de déstabiliser à terme, et dans des proportions géantes, le marché mondial des céréales, clé évident de notre avenir commun. Comment ? Lester Brown, qui fut agronome, a tenté en 1995 dans un livre très dérangeant, Who will feed China ? (Qui nourrira la Chine ?) de montrer ce que pourrait donner, sur fond de croissance, le changement de régime alimentaire des Chinois. Fatalement, ils mangent et mangeront toujours plus de viande et d’oeufs, boiront davantage de bière, etc.

Or, ils sont 1,3 milliard et sont chaque année 13 millions de plus. Et, rappelle Brown,  » produire  » une tonne de poulet coûte deux tonnes de céréales, et quatre pour le même poids de porc. Le résultat de tout cela à l’horizon 2030 ? La Chine sera obligée d’importer entre 200 et 369 millions de tonnes de céréales chaque année. Bien plus, en toute hypothèse, que ne pourra en offrir le marché mondial. La Chine sera-t-elle le premier pays à connaître un collapsus écologique, qui en entraînerait fatalement d’autres ? C’est désormais ce qu’on est en droit de craindre, et qu’il faudrait éviter à tout prix. A tout prix. Mais comment arrêter une telle mécanique ?