La sale guerre d’une armée de tueurs

Article publié dans Politis 637 du 8 février 2001

Le livre de Habib Souaïdia, La sale guerre – qui paraît ce jour aux éditions La Découverte (224 pages, 95 francs) – est le témoignage presque insupportable d’un lieutenant des forces spéciales algériennes. Il a vécu de l’intérieur le terrorisme d’Etat, les enlèvements, les massacres sous l’uniforme. L’armée tue en Algérie, même si ses soldats sont souvent déguisés en islamistes

Habib Souaïdia ne peut pas oublier. Il fume beaucoup, garde les yeux figés, on se demande parfois s’il n’est pas resté là-bas. Au printemps 1994, ce très jeune lieutenant des forces spéciales – il n’a alors que 25 ans – reçoit l’ordre d’accompagner d’autres officiers jusqu’à la décharge publique à la sortie de Lakhdaria, sur la route de Bouïra. Certains appartiennent au Département de renseignement et de sécurité (DRS), l’ancienne Sécurité militaire. » Je leur ai demandé ce qu’ils mijotaient, rapporte Habib, parce qu’ils étaient en civil. Mais c’était un ordre.  »

Deux personnes entravées par du fil de fer – un gosse de quinze ans, un homme de trente-cinq – sont extraites d’une Renault bleu nuit.  » Le jeune, dit Habib, était à genoux, à poil. Un lieutenant de ma promotion a sorti un bidon d’A 72, une sorte de kérosène, et en a versé sur lui. Je ne pouvais pas croire qu’il allait faire ça, je ne pouvais pas : le jeune homme suppliait et hurlait. Mais il a brûlé quand même, comme une torche. et le lieutenant l’a achevé d’une rafale. L’autre, qui était soupçonné de donner à manger aux terroristes, savait ce qui l’attendait. Il est resté muet de terreur, et il a brûlé comme le premier juste après. « . Par contraste, l’atmosphère de la pièce où se déroule l’interview est devenue glaciale. Habib ne dit plus rien. Il tire sur sa cigarette, lâche :  » On a fait du mal, on a fait beaucoup de mal.  » Il pleure.  » Putain ! on était pourtant des officiers !  »

Habib Souaïdia, à la lecture de son livre, apparaît comme un militaire de coeur. A seize ans, en 1985,  » animé par un profond esprit patriotique « , il entre à l’Ecole des cadets de Koléa, dans la plaine de la Mitidja. Un an plus tard, l’école est fermée, et il retourne chez lui, à Tébessa, où il passe son bac. En septembre 1989, il s’engage pour vingt-cinq ans dans l’Armée nationale populaire (ANP) et entre dans le saint des saints : l’Académie interarmes de Cherchell, où est formée l’élite militaire algérienne.

Pendant trois ans, il y apprend le métier : la conduite des lourds tanks soviétiques, le maniement des fusils d’assaut Kalachnikov ou des missiles sol-sol, les arts martiaux, la topographie, le génie de combat. Dehors, le Front islamique du salut (FIS), créé en mars 1989, conquiert la rue et les esprits. Après le triomphe des municipales de mai 1990, ses militants commencent, là où ils sont en force, à imposer la loi de la chorta islamiya – la police islamique -, notamment aux femmes. Habib, qui ne s’intéresse aucunement à la politique, s’accroche au mythe :  » l’armée était là pour protéger le peuple et la nation, pas pour rétablir l’ordre ou intervenir dans les problèmes intérieurs « . Mais quand éclate la grève insurrectionnelle de mai 1991 au cours de laquelle le FIS réclame la dawla islamiya, la république islamique, il n’en est plus si sûr.  » Cela faisait vraiment peur « .

A la fin des trois années à Cherchell, il est volontaire pour entrer dans les  » forces spéciales « , des unités d’élite parachutistes. Le coup d’Etat qui a empêché la victoire électorale du FIS aux législatives a du même coup plongé le pays dans un début de guerre civile : l’armée et la police arrêtent par milliers les sympathisants islamistes, les premiers accrochages font des dizaines de morts des deux côtés.
Habib part en juillet 1992 pour une année de spécialisation à Biskra, à l’Ecole d’application des forces spéciales (EATS). C’est là que tout bascule. Cherchell était une école, Biskra est un cloaque. L’EATS est en effet entre les mains d’un colonel corrompu, qui détourne les crédits de son unité et n’hésite pas à vendre au marché noir les tenues paras.  » Pas d’hygiène, pas de discipline, nourriture infecte, peu de moyens « , résume Habib. Ceux qui protestent, comme le capitaine Boualeg, sont emprisonnés, puis chassés de l’armée. L’enseignement se concentre sur l’essentiel : des marches commandos de 120 km sous le soleil, l’usage des armes blanches, l’art de l’égorgement.

Malgré cela – ou à cause ? -, Habib Souaïdia a hâte de commencer le combat direct contre les islamistes, qui continuent d’infliger de lourdes pertes à l’armée. Cela tombe bien : la hiérarchie de l’ANP crée en novembre 1992 le Centre de commandement de la lutte antisubversive (CCLAS), confié au général Mohamed Lamari, homme-clé du système. Le CCLAS et ses 6500 hommes, dont des unités du DRS et le 25e régiment de reconnaissance, que rejoint Habib en décembre 1992, se lancent dans l’atroce bagarre.
Habib patrouille dans l’Algérois, perquisitionne, arrête des hommes aux barrages routiers, et bientôt tue.  » Tout le monde était prêt à mener cette guerre « , écrit-il. Mais il y a la manière. Le jeune lieutenant rêve encore du code d’honneur appris à Cherchell :  » ne jamais tirer sur un homme désarmé, ne jamais tuer un prisonnier, ne jamais maltraiter l’ennemi quand il est entre vos mains « .

Au lieu de quoi il découvre la barbarie des tueurs du Poste de commandement opérationnel (PCO), rebaptisé par les jeunes militaires Police du crime organisée. On est là au coeur du secret algérien, au plus près des groupes spéciaux qui gravitent autour du DRS du général Mohamed Médiene, dit  » Tewfik « .
Ces groupes enlèvent, violent, torturent, assassinent. En pleine coordination avec le CCLAS. Tout au long du premier trimestre 1993, un message stupéfiant apparaît sur les ondes militaires de la région d’Alger :  » Bravo 555 « . Dès que les patrouilles l’entendent, elles doivent tout arrêter et rester sur place, quoi qu’il arrive. En une seconde,  » Bravo 555  » bloque toutes les unités antiterroristes. Pour permettre aux terroristes maison de mieux circuler ? On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les grands massacres de 1997, dont celui de Bentalha : les unités qui ont laissé mourir les villageois par centaines avaient-elles, elles aussi, entendu  » Bravo 555  » ?

Le cauchemar et la schizophrénie recouvrent tout : Habib continue de se croire un officier, tandis que les satrapes du DRS violent dans son dos les étudiantes de Delly-Brahim et Ben Aknoun. Ces hommes-là ne connaissent qu’une loi, kabous et carta. Le pistolet automatique et la carte de flic, qui autorisent tout. En mars 1993, Habib assiste malgré lui à son premier massacre : on lui ordonne un soir d’accompagner une vingtaine de paras en civil, armés de grenades et de poignards, près du village de Douar Ez-Zaatria. Il les attend à un carrefour avec des véhicules, les ramène à la caserne : les hommes qui descendent des camions ont des couteaux pleins de sang. Le surlendemain, les journaux annoncent que les islamistes ont tué une douzaines de villageois à Zaatria. Le voilà complice du crime.

D’autres horreurs parsèment cette longue descente aux enfers. Habib Souaïdia décrit une armée qui est devenue, comme l’appellent les militaires restés lucides – il y en a -, la Société nationale de formation des terroristes. Car Habib n’a bientôt plus de doute : ses chefs ne veulent en aucune manière venir à bout des islamistes armés. La vraie guerre est dirigée contre les trois millions d’Algériens qui ont voté pour le FIS. Les groupes armés, eux, servent la stratégie des généraux, car la violence dans la société leur permet de maintenir sur elle l’ordre sans lequel leur pouvoir serait balayé.

Habib, muté à Lakhdaria, assiste en 27 mois à des dizaines d’assassinats, ramène du maquis la tête de terroristes abattus ou même leurs oreilles, supporte – de plus en plus mal – les cris des suppliciés jusqu’à l’intérieur même de la caserne. Un jour, quatre hommes enlèvent l’ancien maire FIS à bord d’un fourgon dont le numéro est noté par un passant : Habib retrouve l’engin dans la cour. Un lieutenant du DRS lui lance :  » C’est nous, les terroristes ! « . Le maire est enchaîné dans une minuscule cellule, et sera torturé pendant quinze jours. Habib est convaincu de son innocence :  » Il ne m’était plus possible de trouver le sommeil « . Il finira en prison, à la suite d’une fausse accusation, et croupira quatre ans dans la prison militaire de Blida, avant de parvenir, par miracle, à gagner la France.

On ne sait pas trop bien ce qui impressionne le plus dans ce livre.L’horreur sans doute, mais aussi la profondeur du mal qui ronge l’armée algérienne, où tant de soldats et d’officiers boivent, se droguent et trafiquent. Un impératif domine la guerre contre les islamistes : habtouh lel-oued ! Fais-les descendre à l’oued !, cette version  » moderne  » de la corvée de bois de la première guerre d’Algérie. Il sera très difficile, après ce témoignage fou, de continuer à croire que l’Algérie serait livrée aux seules exactions d’un fantomatique GIA. Qui tue ? Certains islamistes sans doute, mais plus sûrement encore des commandos de la mort dont le souffle ignoble rappelle tout à la fois la terreur stalinienne, la stratégie de la tension italienne et la contre-insurrection chère au coeur des stratèges français de la lutte antiguérilla. La vérité avance.

Interview de Pierre Vidal-Naquet

“L’armée entretient et fabrique le terrorisme“

Pour Pierre Vidal-Naquet, la seconde guerre d’Algérie rappelle, dans un mimétisme évident, le comportement de l’armée coloniale de la première

Politis : Que pensez-vous du livre de Habib Souaïdia ?

Pierre Vidal-Naquet : C’est un livre capital, car pour la première fois, on y voit fonctionner, de l’intérieur, le nouveau terrorisme algérien, ce qu’on appelle la seconde guerre d’Algérie. Franchement, il est empli de choses passionnantes : cette histoire de la tête d’un déserteur sur le bureau du général Mohamed Lamari, c’est tout de même quelque chose ! Ce qui est frappant, au-delà de faits qui, dans leur extrême précision, sont difficilement récusables, c’est ce mimétisme si évident de l’armée algérienne par rapport à l’armée coloniale française. Du reste, bon nombre des généraux algériens sont d’anciens d’anciens soldats de notre armée, dont certains ont attendu 1961, c’est-à-dire les derniers mois de la guerre, pour déserter.

Vous retrouvez dans le récit de Souaïdia des éléments déjà à l’oeuvre dans la période 1954-1962 ?

P.V-N : Sans aucun doute. Je pense bien sûr aux faux maquis de Bellounis, montés par les services français, ou à l’intoxication de la bleuite, qui a conduit au massacre de centaines de combattants du FLN. Mais on est en face, en réalité, de vieilles techniques remises au goût du jour, et qui ont été utilisées par les Anglais en Malaisie, à Chypre, au Kenya contre l’insurrection Mau-Mau. L’armée française les a employées, avant l’Algérie, à Madagascar et en Indochine, et les Américains dans le Guatemala du colonel Arbenz, puis au Vietnam. L’Algérie paie – en partie – le prix de la destruction massive de l’Organisation politico-administrative du FLN, cette fameuse OPA.

Que voulez-vous dire ?

P.V-N : Le général De Gaulle a voulu – et organisé – la destruction physique de l’OPA, qui regroupait les cadres les plus instruits du FLN, sa véritable infrastructure. Combien ont été tués ? Probablement des dizaines de milliers. Ajoutez à cela la dramatique politique des regroupements : deux, peut-être trois millions de paysans ont été expulsés de leurs villages pour les couper du FLN, phénomène sur lequel Pierre Bourdieu a écrit un texte célèbre, Les déracinés. Je me demande si cet exode, qui a conduit aux bidonvilles, n’a pas été l’évenement le plus important de la guerre d’Algérie, avant la torture.

Et à l’indépendance, les militaires ont été d’emblée les maïtres…

P.V-N : En fait, depuis la conquête en 1830, l’armée, française puis algérienne, n’a cessé de jouer un rôle essentiel dans ce pays. L’armée d’aujourd’hui, qui n’a jamais combattu, qui n’a jamais traversé une frontière, est une caste corrompue, totalement coupée de son peuple. On disait pendant la guerre, celle de 40, que Vichy était une SPA, une Société protectrice des amiraux, tant ils étaient nombreux dans les cercles de la collaboration. J’ai l’impression que l’Algérie est devenue une vaste Société protectrice des généraux.

On finit par avoir l’impression qu’ils ont besoin du terrorisme, et qu’ils l’entretiennent.

P.V-N : Ils l’entretiennent et ils le fabriquent ! C’est sans doute pour eux le meilleur moyen de conserver leur pouvoir, et donc de garder le contrôle sur la manne pétrolière. L’armée est devenue, comme l’écrit si justement Habib Souaïdia, une Société nationale de formation des terroristes. Il est manifeste que Bouteflika a été et demeure le fondé de pouvoir des généraux. Il n’est que toléré par eux.

Pour en revenir à l’éternelle question, qui tue en Algérie ?

P.V-N : Il n’est pas question de dire que le GIA n’existe pas, mais il est sans doute partiellement infiltré, et surtout imité par d’autres groupes qui trouvent leurs racines dans l’armée. A votre question, je répondrai : certains islamistes sans doute, mais aussi l’armée. Et peut-être surtout un milieu interlope dans lequel des gens se croient membres du GIA alors qu’ils peuvent parfaitement être manipulés par l’armée, qui a mis tout le pays en coupe réglée. C’est d’autant plus dommage qu’il existe, à côté de cet immense désastre, une Algérie vivante, une société civile qui existe et qui ne demande qu’à se développer.

Que pensez-vous de la façon dont la crise algérienne est perçue en France ? Et du rôle des intellectuels français ?

Faut-il vraiment évoquer le rôle de M. Glucksmann et de ce farceur de Henri-Lévy ? Leurs séjours en Algérie et le récit qu’ils en ont rapporté rappellent les voyages que certains faisaient à Moscou, dans les années trente. La capacité de certains intellectuels à jouer les gogos m’a toujours stupéfié. Il y a plus grave : la position des autorités françaises, qui consiste à soutenir l’autorité en place, quelle qu’elle soit, est scandaleuse et indéfendable. Le gouvernement s’honorerait à accueillir les réfugiés politiques algériens, à accepter sur notre territoire une presse algérienne d’opposition, et utiliser les moyens de pression dont nous disposons pour imposer un minimum de respect des droits de l’Homme.

Pensez-vous qu’il y ait de l’espoir pour l’Algérie ?

P.V-N : A court terme, peu.

Régis Debray et l’I.D (chronique)

(Cette chronique a été publiée dans Politis 632)

Entrons dans la danse, car elle est si rigolote qu’on s’en voudrait de manquer pareille occasion. Or donc, pendant tout le mois de décembre, l’intelligentsia française s’est entredévorée à pleines dents. Le motif vous en est peut-être connu : il s’agissait (encore) d’un petit pamphlet de Régis Debray intitulé I.F, suite et fin. I.F pour intellectuel français.

Mes aïeux ! quelle charge. On vous résume : l’intellectuel de chez nous – et Debray lui-même, dans le rôle du pénitent – est narcissique et grandiloquent, autiste et pressé. Le pire, c’est qu’il déconne à plein tubes et semble toujours prêt à recommencer. En somme, Zola est mort et Dreyfus peut bien crever à l’île du Diable.

Tout doux, amis de la comprenette, tout doux. Il y a pour sûr un fond de vérité dans la délectation morose de Debray. Il a lui-même longtemps adoré un caudillo, Castro, puis s’est consolé avec un filou, Mitterrand, avant de réaliser, avec De Gaulle, qu’il n’y a décidément rien de mieux que les morts. Quant aux autres – certains autres -, ils paraissent tout de même un petit cran au-dessous de Voltaire, Bernard Lazare ou Boris Souvarine. Combien d’entre eux ont soutenu, d’une façon ou d’une autre, cette immense horreur appelée stalinisme ? Combien ont applaudi, d’une façon ou d’une autre, au massacre et à la tyrannie ?

Mais on s’en voudrait d’insister. La vraie déconnade, aujourd’hui du moins, est ailleurs. Ce qui réunit tout le monde, amis ou ennemis, de gauche ou de gauche, c’est leur extraordinaire indifférence à la crise écologique. Ce qui relie Jean-François Kahn et BHL, Philippe Sollers et Jacques Julliard, Régis Debray et André Glucksmann, c’est leur complète cécité par rapport à ce qui est évidemment l’essentiel : la crise de la vie. Jamais depuis 70 millions d’années, en effet, la diversité des formes vivantes n’a été aussi menacée.

Ces intellectuels, qui auront passé une vie à parler et réfléchir, n’ont jamais trouvé le temps de seulement s’informer sur la couche d’ozone ou le dérèglement climatique, la désertification massive, la contamination chimique, toutes ces menaces globales qui font que le monde a réellement changé, fondamentalement changé. On parierait très cher qu’aucun n’a même jamais lu le moindre livre de fond sur la question. Qu’on se souvienne de la grandiose farce de l’Américain Alan Sokal, démontrant comment nos grands intellos (1) font les malins sans seulement savoir de quoi ils parlent ! Alors, I.F ou I.D ? Intellectuel français ou distrait, défait, pour ne pas dire débile ?

(1) Impostures intellectuelles, par Alan Sokal et Jean Bricmont, Le Livre de Poche

Amiante, un crime social

Paru dans Politis 633, le 11 janvier 2001

Pendant un siècle, et alors que s’accumulaient les preuves que l’amiante est un terrible cancérigène, on a envoyé des générations d’ouvriers dans ce qu’il faut bien appeler une boucherie. Les coupables sont connus : des patrons totalement indifférents, mais aussi des médecins du travail aveugles et des syndicats muets. Tout a changé avec l’apparition de victimes combatives, qui se sont lancées dans des milliers de procès contre les employeurs et leurs complices. Sur 10 000 cancers professionnels chaque année, seuls 580 sont reconnus. Voilà donc comment l’on meurt en France. D’être un ouvrier.
Nul ne pouvait rien pour Raymond Chevalier, mort le 24 mai 2000.  » Rien, dit son frère René. Son médecin l’a envoyé à Bichat en lui disant : « Moi, je ne peux rien faire pour toi ». Et là-bas, pour éviter des pleurésies à répétition – parfois, on lui retirait 3 litres de liquide des poumons -, ils lui ont pulvérisé du talc sur la plèvre « . On sursaute : du talc ?  » Du talc, confirme René. Ils ont percé deux ou trois trous dans les poumons, ils ont passé une caméra, et pour finir, ils l’ont talqué.  »

Raymond Chevalier, dix ans chez Ferodo, en région parisienne, est mort d’un cancer de l’amiante – le sinistre mésothéliome – sans que l’assurance maladie daigne reconnaître l’évidence. Qu’il était victime d’une maladie professionnelle, qu’il devait obtenir réparation. Les bureaucrates n’ont sans doute pas trouvé le temps : dans une lettre du 7 janvier 2000, en réponse à un courrier recommandé du 28 octobre 1999, on indique au-dessus d’une signature illisible :  » L’instruction est en cours et une décision sera prise dans un délai de trois mois, conformément à l’article R441-14 du Code de la Sécurité sociale  » Quatre mois et treize jours plus tard, il n’y avait toujours pas de réponse, et d’ailleurs, Raymond était mort.

 » Au début, ajoute René, il ne disait rien, mais à la fin, il était très en colère. Son état s’est dégradé à une vitesse grand V. Il est venu chez moi, on lui a fait des rayons, il était tellement fatigué. Le pire, c’est que j’ai fait une bêtise.  » Une bêtise ?  » Je m’en veux ! J’ai donné ses radios à l’hôpital, pour le recyclage. Vous auriez vu comment elles étaient !  » Il ne reste rien de Raymond Chevalier, mort à 67 ans d’avoir confié sa vie à l’industrie. Pas même les radios de ses poumons.

L’incroyable épidémie qui frappe par milliers les ouvriers de France – bientôt 6 000 morts chaque année, peut-être 10 000 – concentre ses malheurs à Vincennes, au siège de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). On y débarque un après-midi de pluie, alors qu’Hélène Boulot et Carine Gatellier, les deux permanentes, tentent une fois de plus d’endiguer le flot des coups de fil dramatiques et des lettres atroces. Hélène, yeux bleus et sourire, malgré tout :  » 15% peut-être des cancers provoqués par l’amiante sont reconnus en maladie professionnelle. Les médecins génralistes sont tellement peu formés à ces questions qu’ils ne posent pratiquement jamais de question à un patient sur sa vie professionnelle, sur ce qui a pu le conduire à la maladie. Et quand une victime se lance dans la bagarre pour la reconnaissance de son statut, c’est le règne de la suspicion systématique. Les démarches administratives sont inhumaines.  »

On regarde quelques dossiers, on a tout de suite mal, physiquement mal. Jacques B. écrit le 24 décembre 1997 :  » Vous pouvez juger par vous-même. Ce médecin voulait me faire signer lors de sa consultation un papier dans lequel je reconnaissais que je n’avais pas d’amiante…mais que j’avais du poliuréthane dans les poumons, qui sont bouchés. Or, je n’ai pratiquement pas manipulé cette mousse, mais de l’amiante, oui  » Pendant des années, il a déchargé de l’amiante en vrac, sans vêtements étanches, sans masques à poussière, sans gants.

Partout, dans tant et tant de tragédies imprimées, on tombe sur l’écriture noire d’Henri Pézerat, le Juste de cette histoire insupportable. Toxicologue au Cnrs, engagé dans le combat contre l’amiante depuis près de trente ans, il continue, à la retraite, d’aider et conseiller les victimes (voir l’interview). Il expertise, contre-expertise, secoue telle ou telle autorité, rive son clou aux mandarins de toutes les institutions. Comme on l’admire ! Alain N. :  » Je suis sans nouvelles de mon dossier, et me permets de vous écrire. J’ai de moins en moins de souffle, et je viens d’être hospitalisé dans le service du professeur Bassand, à Besançon, qui en a déduit que tout venait des poumons « . Et ainsi de suite, de partout, de tous les coins du pays. De la vallée de la mort – proche de Condé sur Noireau, en Normandie – à Clermont-Ferrand – l’enfer Amisol -, en passant par Albi, Cherbourg et les vieilles banlieues industrielles autour de Paris.

Dans ces scènes répétées par centaines et milliers, on pratique sur des hommes souvent condamnés des endoscopies bronchiques. Voulez-vous savoir ? On enfile le fibroscope – intubation à frottement moyen – dans la narine gauche. Ensuite, prélèvements systématiques par lavage bronchio-alvéolaire,  » à la recherche de corps ferrugineux, notamment asbestosiques « . Et, bien entendu, biopsies transbronchiques et aspirations bronchiques. Il faut ce qu’il faut : ceux qui sont atteints de mésothéliome ont en moyenne 18 mois d’espérance de vie.

Mais contrairement à ce qu’on dit à Besançon, tout ne vient pas des poumons. Il y a aussi les patrons. Un autre jour, à peine plus lumineux, à l’Andeva, on rencontre Gérard Voide, une sorte de gentillesse incarnée. Depuis bientôt cinq ans, il tente de comprendre pourquoi son beau-frère, Pierre Léonard, est mort à 49 ans d’un cancer de l’amiante, lui qui n’avait jamais été au contact du poison.  » Quelle bagarre, je vous assure ! Pour presque toutes les pièces que j’ai réunies, il a fallu les arracher. J’ai même fini par saisir la Commission d’accès aux documents administratifs, qui m’a d’ailleurs donné raison. Tenez, regardez plutôt.  » On regarde, et l’on voit un dossier géant, de dix centimètres d’épaisseur, qu’on ne pourra bientôt plus quitter des yeux. Mais lisez plutôt.

En 1937, le quartier de l’Ormeteau, à Aulnay-sous-bois (Seine Saint-Denis), accueille, dans un cadre presque champêtre, des ouvriers venus de Parisune. Le 16 juin de cette année-là, la Sarl Comptoir des minéraux et matières premières (CMMP) dépose une demande pour l’ouverture au 107 rue de Mitry d’une  » usine de broyage et défibrage d’amiante brut « . Certes, on ne sait pas tout, à l’époque, de cette saloperie. Mais on est loin de tout ignorer, comme le montre, dès le 3 juillet, une lettre-pétition boulerversante adressée au maire par les habitants de l’Ormeteau.

Que disent-ils ? Qu’une usine  » insalubre ou dangereuse  » doit s’installer, et qu’ils ne veulent pas. Leurs arguments mériteraient tous d’être cités, mais on retiendra deux phrases. La première :  » L’autorisation d’une usine malsaine en cette région totalement ouvrière serait aller à l’encontre de la santé des enfants « . La seconde :  » Malgré les charges écrasantes d’une ville nouvelle, de nombreux ouvriers n’ont pas reculé devant ces sacrifices pour avoir, en dehors de Paris, une vie de banlieue saine. Or, l’installation d’une usine insalubre fera perdre à ces travailleurs le seul grand avantage acquis : l’air pur.  »

Elle ouvre, évidemment. L’école est à 50 mètres, le cimetière à peine plus loin. Le conseil d’hygiène départemental prend un arrêté qui précise notamment que :  » les poussières seront captées au fur et à mesure « . Mais par quoi ? Les poumons des riverains ? Dès 1939, l’usine traite massivement, pour l’isolation des sous-marins de guerre, le plus terrible des amiantes, le bleu.

Quinze ans plus tard, en1955, la révolte est plus forte que jamais. Le conseil municipal d’Aulnay, constatant que les plaintes s’accumulent, et que  » la continuation de cet état de fait est de nature à polluer l’atmosphère et à nuire à la santé publique  » réclame au préfet une réaction  » dans les plus brefs délais « . C’est que, voyez-vous, les patrons de l’usine violent chaque jour qui passe les engagements qu’ils ont eux-mêmes souscrits. La poussière d’amiante est partout : dans les potagers, dans la cour de l’école maternelle, et même sur les tombes du cimetière.

Le CMMP affirme dans des courriers étrangement répétitifs que des travaux en cours vont tout arranger, ont tout arrangé. En 1956, nouvelles plaintes. En 1957, nouvelles plaintes. En 1959, nouvelles plaintes, relayées par le maire, qui affirme dans une lettre la  » nocivité de ces poussières d’amiante et de mica « . La commission d’hygiène signale que  » les terrains se trouvant à proximité de l’usine sont d’une façon quasiconstante recouverts d’une poussière blanche, très fine, veloutée au toucher, adhérente.  »

Les terrains, dont ceux des écoles. Le petit Pierre Léonard, le futur beau-frère de Gérard Voide, ainsi que ses deux soeurs, les fréquenteront tout au long de ces années-là. Gérard, qui a porté plainte – le procès aura lieu en juin -, est convaincu que Pierre est mort d’être allé apprendre à lire.  » Dites, fait-il alors qu’on quitte le siège de l’Andeva, vous viendrez ? J’organise une réunion publique à Aulnay-sous-bois, pour alerter les gens.  »

On viendra, oui. Mais avant cela, on s’est promis d’aller voir madame Discour, dont le mari, Jean-Claude, est mort le 10 août 1994 des suites d’un mésothéliome. A 44 ans. Monique habite près de Marcadet-Poissonniers, à Paris, et semble toute tremblante à l’idée de parler à un inconnu de ce si grand malheur. Si tremblante même qu’elle a demandé à Anne-Marie Gosalbés, une autre victime, d’être là. On la comprend :  » De 1986 à 1993, il a fait neuf pleurésies, avant qu’on nous annonce qu’il avait un cancer, puis un mésothéliome. Entre-temps, il avait été licencié, parce que quand vous faites des pleurésies récidivantes, vous êtes licencié. Et il a fini sa vie sur un fauteuil roulant, ne pesant plus que 33 kilos, au chômage et en fin de droits.  » Sa fille Valérie :  » Les voisins, dans le quartier, ne comprenaient pas qu’on sorte encore avec lui, dans son fauteuil. Ça les gênait, je crois. « Anne-Marie :  » Vous savez, certains malades sont comme les gens dans le tiers monde, ou dans les camps.  »

Jean-Claude a sans aucun doute attrapé cette authentique crève sur des stands d’exposition, dont il supervisait la construction entre 1973 et 1984. Les faux-plafonds, les panneaux, plaques et bardages étaient truffés d’amiante. Depuis sa mort, depuis six ans donc, Monique et ses deux filles mènent une bataille administrative dantesque pour faire reconnaître la maladie professionnelle de leur cher disparu. Experts, commission de recours amiable, tribunal des affaires de sécurité sociale, appels de la Sécu, refus, contre-expertises, guérilla perpétuelle. Six ans.  » Comment faire le deuil de mon mari ? se demande Monique  »

Et comment faire celui d’Aimé, le mari d’Anne-Marie, qui travaillait à la RATP ? La grande entreprise publique a fait comme les autres, aussi mal que les autres. Aimé travaillait à la rectification des segements de freins, l’un des secteurs les plus dangereux, les plus amiantés.  » On lui faisait chaque année une radio spécifique pour l’amiante, dit Anne-Marie, ce qui fait qu’il se sentait protégé. En 1996, quand on lui a découvert son cancer, les médecins de l’hôpital ont réclamé la dernière radio, et sur celle de 1995, on voyait clairement les débuts de la maladie. Mais le médecin du travail, débordé, n’avait pas eu le temps de la regarder ! Il s’est excusé…  »

Il s’est excusé, et Aimé est mort, et la RATP mène désormais un combat judiciaire sans merci contre sa veuve, qui a été la première à poursuivre l’entreprise en faute inexcusable. Comment tient-on, quand son mari agonise, et que quatre gosses se demandent pourquoi ?  » Le seul endroit où je me laissais aller, c’était sur le chemin de la pharmacie. Un quart d’heure à l’aller, un quart d’heure au retour : je pleurais. A la maison, il fallait tenir.  »

Finalement, on se retrouve à la salle Gainville d’Aulnay-sous-bois un soir de novembre. Gérard Voide, tendu comme un arc, est là, avec Alain Bobbio, l’un des responsables de l’Andeva. Henri Pézerat, le valeureux, est là, et où pourrait-il être ? La salle se remplit peu à peu d’habitants du quartier, prévenus par un tract sobre de Gérard que leur santé est peut-être menacée par l’ancienne usine de la rue de Mitry. Personne n’a trop l’habitude, chacun cherche ses marques : Gérard s’excuse de ne pas savoir parler en public, puis raconte l’histoire du petit Pierre Léonard, son beau-frère. Il règne un climat qui fait peur, 100 personnes se retiennent de respirer. Quand Gérard a terminé, une ombre noire et massive s’extrait de l’assemblée, vient s’installer juste à côté de Gérard, et commence à parler.

 » Je m’appelle Abdelkader Mezzoughi. Mon père est mort à cause de cette boîte, et cinq personnes de ma famille aussi.  » Il a un sanglot sec, qu’il retient, qu’il ravale, la salle est pétrifiée.  » J’ai travaillé dans cette usine, moi aussi, en 1960, j’avais 19 ans. J’ai aujourd’hui 59 ans, mon père avait 59 ans quand il est mort. Il n’y avait que des Algériens, que des Algériens et un seul Français. » Son père, qui l’avait fait entrer ainsi que des cousins, était chef d’atelier  » Je me souviens, dit Celimen, un frère d’Abdelkader. Je me souviens que j’allais chercher mon père à la sortie, le midi. Il était tout fier. Je les regardais, lui et Abdelakader, sortir dans un nuage de fumée et de poussière.  »

Dans la salle Gainville, tout s’anime, tout explose d’un seul coup. Casquette à la main, l’ancien ébéniste du quartier Edmond Tanner explique qu’il a lui aussi un cancer de la plèvre, depuis novembre 1999.  » Je ne respire plus « , dit-il avant de se rasseoir. Henri Pézerat prend son adresse, pour écrire à son pneumologue. Robert Morize, dont la famille vivait à 200 mètres de l’usine, se lève à son tour :  » Mon père revenait à la maison avec des bleus pleins d’amiante. Tous mes frères et soeurs ont de l’amiante dans les poumons. Tous ! « .

Deux petites dames, devant, se serrent l’une contre l’autre. L’une des deux tente d’expliquer, avec ses mots, qu’on lui a aussi trouvé de l’amiante dans la peau. Est-ce possible ? C’est possible, c’est même certain : ce qu’on découvre ce soir-là en direct, c’est qu’une véritable épidémie de maladies graves et de cancers souvent mortels frappe l’ancien quartier champêtre où partaient s’installer en 1936 les ouvriers du Front Populaire.

Henri parle, Henri rassure, Henri tonne aussi à l’occasion :  » Tous les gens qui ont été exposés doivent s’inscrire et défendre leurs droits ! s’exlame-t-il. Vous avez tous droit à réparation, il ne faut pas hésiter à porter plainte « . Il a raison, bien sûr. Il faut porter plainte, il faut se battre. Mais ce soir-là, on n’a pas envie de réparer. On a envie de casser. Des gueules.


Henri Pézerat, l’homme de toutes les bagarres

Henri Pézerat est un homme d’exception. Toxicologue au CNRS, il a toujours préféré la vérité au pouvoir. Depuis 25 ans, longtemps seul, il a mené la vie dure au patronat de l’amiante.Il revient ici sur quelques dates importantes.

Politis : Où en est-on ? Combien de morts ?

Henri Pézerat : Dans le domaine de l’amiante, même les chiffres font l’objet d’une bagarre. L’Inserm a estimé en 1996 que 1950 personnes mouraient chaque année de maladies provoquées par l’amiante, mais quantité d’éléments permettent de penser que ce nombre était sous-estimé. Pour mon compte, je pense qu’en 1994-1995, on devait être autour de 2200 ou 2300 décès annuels. Et des extrapolations raisonnables font penser qu’on atteindra bientôt 6000 morts par an. Il ne faut pas espérer que ces chiffres diminuent, compte-tenu du temps de latence des pathologies, avant des dizaines d’années.

Politis : Vous avez été l’un des vrais pionniers de la lutte contre l’amiante, il y a vingt-cinq ans. Pouvez-vous nous préciser dans quel cadre ?

H.P : L’amiante m’est tombé dessus en 1974. J’étais chercheur au CNRS, et travaillais à Jussieu. Avec le collectif intersyndical de l’université, où il y avait d’ailleurs surtout des non-syndiqués, nous avons été amenés à évoquer tous les problèmes de santé sur le campus, dont l’amiante. Je crois qu’il s’est agi du premier travail associatif centré spécifiquement sur les pathologies professionnelles. Très vite, on a élargi notre champ hors de Jussieu et on a noué des liens fructueux à l’extérieur, en organisant par exemple la première conférence de presse réunissant le mouvement ouvrier – CGT et CFDT – et les associations de consommateurs, en l’occurrence l’UFC-Que Choisir. Finalement, après avoir entre autres ferraillé contre la présence d’amiante dans les filtres des vins – des gars qui travaillaient dans les chaix de Bourgogne sont morts de mésothéliome -, nous avons obtenu l’interdiction du flocage et les tout premiers décrets de prévention.

Politis : Les syndicats vous suivaient-ils ?

H.P : Dès 1977, ils nous disaient : d’accord pour la prévention, mais attention, il y a l’emploi. Et il est vrai que nous ne pouvions pas dire : bon, arrêtez de produire comme ça, il suffit de remplacer l’amiante par ceci et cela. Nous n’avions pas la certitude qu’il existait de vrais produits de remplacement. Cela dit, cette première mobilisation a considérablement amélioré la situation dans les entreprises. Ensuite, il y a eu comme une pause.

Politis : Vous voulez dire qu’on vous a laissé tomber ?

H.P : A la fin des années 70, on s’est retrouvé seuls. Et comme nous ne voulions pas mettre complètement la clé sous la porte, nous avons décidé de créer un collectif  » maladies et risques professionnels « , avec un petit noyau qui venait de Jussieu et des gens de l’extérieur, dont des médecins. On a beaucoup travaillé, sur le plomb notamment, auquel aucun syndicat ne s’intéressait, mais on avait l’impression de s’essoufler, faute de relais dans le milieu ouvrier. Il faut bien comprendre qu’à cette époque, les victimes de l’amiante demeuraient parfaitement invisibles. Les victimes des années 75-80 avaient été exposées entre 1935 et 1940, avant-guerre, donc ! Et le collectif est mort à son tour.

Politis : On n’a donc plus parlé d’amiante en France ?

H.P : Si, mais dans le cadre d’une nouvelle structure créée en 1986, l’Association pour l’étude des risques au travail (Alert), que j’ai pu utiliser comme support pour relancer la discussion sur l’amiante. Disons qu’il s’agit d’une sorte de club d’une cinquantaine de membres, qui réunissait syndicalistes, inspecteurs du travail, scientifiques et médecins. Nous avons pris quelques initiatives, organisé des colloques sur la silicose, les cancers professionnels et la réparation des maladies professionnelles, mais enfin, le vrai retour de l’amiante date des années 90, avec l’apparition massive de nouvelles victimes. Ce qu’on pouvait d’ailleurs prévoir : leur nombre suit, quelques dizaines d’années plus tard, la courbe des importations d’amiante en France.

Politis : Ce retour de l’amiante sur la scène coïncide-t-il avec une date précise ?

H.P : Il y en a au moins une. Le 7 novembre 1994, le Comité permanent amiante…

Politis : Vous voulez parler du CPA, le fameux lobby de l’amiante…

H.P : En effet. Ce lobby patronal avait organisé ce jour-là une conférence de presse dans un grand hôtel de la place de la République, à Paris, et ayant appris par hasard qu’elle devait s’y tenir, j’y suis allé.

Politis : Les témoins de cette conférence rapportent que vous vous êtes levé brutalement au fond de la salle, et que vous vous êtes mis à engueuler copieusement les gens du CPA, en les accusant de défendre les intérêts de l’industrie, et notamment de Saint-Gobain…

H.P : J’ai expliqué que moi aussi j’étais expert, mais indépendant, et que j’avais un autre discours à tenir que le leur. Les gens du CPA, et notamment les professeurs Bignon et Brochard étaient dans leurs petits souliers. Brochard, que je connaissais bien, m’a dit :  » Mais Henri, moi aussi, je suis indépendant « . Il n’empêche que cette conférence de presse a totalement déstabilisé, pour la première fois, le lobby. Car la presse a enfin pris le parti de ce que je défendais.

Politis : Ensuite, tout s’est accéléré jusqu’à l’interdiction définitive de l’amiante. Quelles leçons tirez-vous de cette si lourde expérience ?

H.P : La création de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante a été la quatrième étape de notre interminable bataille contre l’amiante. Il faut oser l’écrire : elle a été gagnée grâce à l’apparition des victimes et à leur intervention dans le champ social et judiciaire. Sur ce sujet si grave, nous sommes parvenus à briser le mur de l’invisibilité sociale et médicale des maladies professionnelles. Songez à la silicose, qui elle aussi a tué par milliers chaque année ! Alors que la presse faisait ses gros titres sur le moindre coup de grisou, elle oubliait presque systématiquement la silicose, cette tragédie perpétuellement silencieuse. Aujourd’hui encore, des tas de gens atteints de cette maladie de la mine vivent dans des conditions difficiles, très mal reconnus, très mal indemnisés. C’est là le lointain héritage du discours de Thorez à la Libération : il fallait retrousser les manches, et produire sans se plaindre. On revient de loin.

 » L’amiante est donc une percée qui peut permettre la construction de contre-pouvoirs durables dans le champ des maladies professionnelles. Pourra-t-on faire de même avec les autres maladies professionnelles, si tragiquement sous-évaluées ? Songez que 580 cancers professionnels ont été reconnus en 1998 alors qu’on les estime à environ 10 000 ! Ce que j’ai appris au contact des associations, c’est leur extrordinaire vitalité. Il est vrai que la grande majorité préfère accompagner les pouvoirs publics, et par là même les consolide. Mais il y a toutes les autres, d’Act-Up à la lutte pour les immigrés ou pour le droit au logement, qui refusent totalement ce rôle. Je crois que l’Andeva, appelée à durer – hélas – des dizaines d’années, est dans ce cadre-là.

Adieu, veaux, vaches, cochons et buffles

Voilà qu’on apprend que le tiers des animaux d’élevage est désormais en voie d’extinction. Soyons mesuré : c’est déraisonnable. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a étudié au total 6.400 races de mammifères et d’oiseaux dans le monde entier : boeufs, chèvres, moutons, buffles, yaks, cochons, chevaux, lapins, poulets, dindes, canards, oies, pigeons et autruches.

Résultat donc : 740 races sont mortes et enterrées, deux autres disparaissent chaque semaine,  et 2255 suivront dans les vingt ans qui viennent. Le rythme s’accélère dans des proportions réellement fantastiques : en cinq ans, la proportion de races menacées de mort est passée de 23 à 35%. Est-ce fâcheux ? Très.

L’un des experts de la FAO, Keith Hammond, résume ainsi le problème :  » Nombre de pays en développement ont des climats chauds et stressants, secs ou humides, qui requièrent des races particulières. Il nous faut conserver ces races locales. Ceci permet aux agriculteurs de sélectionner le cheptel ou de développer de nouvelles races en réponse aux changements environnementaux, aux maladies et à l’évolution de la demande des consommateurs. La diversité génétique est une assurance contre les problèmes futurs et les menaces comme la famine, la sécheresse et les épidémies ».

C’est plus clair, n’est-ce pas ? En Sibérie, par exemple, le bétail Yakut est parfaitement adapté au froid glacial de la région. Seulement, il ne reste qu’un millier de têtes. Aux Philippines, la poule Banaba se protège des prédateurs en volant dans les arbres. Elle est en outre résistante aux maladies respiratoires et à la variole aviaire. Bon, on a compris : ils sont indispensables, mais ils meurent quand même.

Mais pourquoi diable ? Première explication avancée par la FAO : ils seraient ringards. Leur image est, figurez-vous, négative car ils ne vaudraient pas, en termes de productivité, les bestiaux des pays du Nord. Ces derniers – deuxième explication et complément de la première – se livrent à une guerre commerciale soigneusement dissimulée pour exporter massivement leurs animaux dans le Sud.

Ajoutons – cela, la FAO ne le dit pas – que leurs méthodes de propagande sont hélas bien connues. Conséquence et bientôt cause supplémentaire de ce massacre programmé : sur les milliers de races domestiques survivantes, seules 400 ont droit à des (coûteux) programmes de reproduction. Comme de bien entendu, presque toutes sont au Nord.

Est-ce plus important que le salon de l’auto, les 80 ans de Jean Daniel ou le match si passionnant de la cohabitation à la française ? A vous de voir.

Publié dans le numéro 630 de Politis, en décembre 2000

La véridique histoire des pionniers de l’antimondialisation

Comment la global tribe, un réseau de 20 personnes, a défié le commerce mondial et préparé le terrain de Seattle

Au temps de la préhistoire, en 1986, personne ne se doute encore de rien. A Punta del Este, en Uruguay, l’administration Reagan convie les pays signataires du Gatt – l’ancêtre de l’OMC – à un huitième round de négociations commerciales. Leurs représentants acceptent, sans état d’âme apparent, de livrer aux transnationales de nouveaux domaines autrefois protégés : l’agriculture, les services au sens le plus large, jusqu’à la santé et l’éducation, les investissements, la propriété intellectuelle. C’est une révolution, totalement invisible et simencieuse, dont aucun journal au monde ne rend compte. Intéressant, n’est-ce pas ?

En septembre 1989, la Française Agnès Bertrand, secrétaire générale d’Ecoropa, un minuscule groupe écolo, est à New York, pour y remettre à l’ONU, avec beaucoup d’autres, 3 millions de signatures en défense des forêts tropicales. Elle y noue des liens avec un groupe de radicaux du Sud – dont Vandana Shiva et Martin Khor -, qui l’invitent à une réunion sur l’agriculture en janvier 1990, sur l’île de Penang (Malaisie).

 » Je n’avais même jamais entendu parler du Gatt, se souvient-elle, et je me retrouvais brusquement avec des gens très fort intellectuellement qui détaillaient les nouveaux courants économiques mondiaux. Et ce n’était pas une introduction ! La leçon a duré cinq jours, et ce que je découvrais était si hallucinant que je devais m’agripper à la table. Au nom du commerce, un truc obscur qui s’appelait le Gatt s’apprêtait à déferler sur la planète et à breveter la vie, le vivant !  »

Rude choc, provoqué, une fois n’est pas coutume, par des intellectuels du Sud. Au même moment, aux Etats-Unis, la jeune avocate Lori Wallach, lobbyiste au Capitole de l’association de consommateurs Public Citizen, commence elle aussi à dresser l’oreille. Lorsqu’elle tente de rallier des représentants de l’industrie alimentaire à des normes plus sévères – par exemple, pour les résidus de pesticides -, elle entend de plus en plus souvent :  » Pourquoi m’embêtez-vous avec ça ? De toute façon, avec le Gatt, tous ces règlements vont devenir illégaux. « . Et certains ajoutent :  » Des normes plus sévères ? Vous voulez rire ! De toute façon, elles seraient en contradiction avec le Codex « .

Le Codex ? Il s’agit d’un obscur comité consultatif de la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture), installé à Rome, chargé d’harmoniser les réglementations sur la qualité des produits végétaux et animaux. Dans le plus grand secret, les gens du Gatt ont décidé de le transformer en machine de guerre, chargée de dire le droit mondial. En quelques années, d’ailleurs, sa composition a changé : on y trouve des représentants de Coca, Pepsi, Nestlé, Rhône-Poulenc, etc.

Lori se lance dans une enquête presque policière, et découvre bien vite que la réprésentante du président Bush aux négociations du Gatt, Carla Hill, est sur le point de signer des accords qui remettraient en cause certaines lois américaines sur la protection de la santé ou de l’environnement. Or, qui est Carla Hill ? Une ancienne lobbyiste d’intérêts industriels américains et coréens. Mieux encore : désignés par l’admistration Bush – le fils fera-t-il mieux ? -, près de mille délégués des plus grands groupes économiques  » conseillent  » directement les négociateurs. Les trois principaux comités spécialisés de la délégation américaine au Gatt comptent, parmi leurs 111 membres, 92 employés de groupes industriels et 16 salariés de syndicats patronaux.  » Ce fut, expliquera-t-elle plus tard, comme si j’avais découvert une conspiration en plein coeur des Etats-Unis « .

Les deux femmes – Agnès et Lori – étaient sans doute faites pour se rencontrer, mais quand ? Un jour de 1991, l’Anglais Teddy Goldsmith passe à Washington et rend visite à une vieille connaissance, un certain Ralph Nader. Ce dernier lui dit  » Mais au fait, je ne t’ai pas encore présenté Lori Wallach. Ne bouge pas, je l’appelle  » Lori arrive, sympathise avec Teddy, puis aborde la question du Gatt. L’Anglais, qui connaît Agnès depuis déjà une dizaine d’années, et qui sait qu’elle s’intéresse de près à l’Uruguay Round, saute au plafond :  » Comment ? Vous ne connaissez pas Agnès Bertrand !  »

Pas encore, mais ça va venir. A Paris, Agnès s’agite sur tous les fronts. En ce printemps 1991, elle fait circuler une idée beaucoup débattue à Penang : pour contrer le Gatt, rien de mieux que de réunir paysans, écologistes et consommateurs. Serge Graff et Marie Legrand, de l’UFC-Que Choisir, sont vite séduits, ainsi que Guy Le Fur, responsable à l’époque de la Confédération paysanne. Greenpeace, de son côté, ne dit pas non, de même que France Nature Environnement.

Le 27 septembre 1991, une conférence de presse annonce la création de l’Alliance paysans-écologistes-consommateurs. Agnès déclare, entourée de Marie Legrand et de Guy Le Fur :  » Nous assistons à une concentration sans précédent de l’industrie agroalimentaire. Les multinationales contrôlent tout, des semences – qui seront bientôt brevetées avec des royalties sur cinq générations – au supermarché.  » Pas mal vu.

Le 2 avril 1992, c’est le baptème du feu. La Chambre de commerce international organise à Paris, au Grand Hôtel, un colloque sur le commerce mondial. Au matin, quelques conjurés se pressent sur les trottoirs proches de l’Opéra. Guy Le Fur – un José Bové avant l’heure, en moins guilleret -, est là, avec blouson noir, les mains dans les poches, faussement décontracté. Il y a Agnès bien sûr, son frère Alain, en chemise blanche, Ben Lefetey, qui rejoindra les Amis de la terre, une poignée d’autres. Une camionnette EuroDollar s’arrête devant l’hôtel. On la prendrait facilement pour un fourgon de transport de fonds, mais celui qui en surgit n’est pas un convoyeur, et les sacs qu’il en sort ne sont pas d’argent, mais de plumes.

 » Je crois, dit Agnès aujourd’hui, que nous les avions eues pour presque rien chez Emmaüs, qui avait d’ailleurs rejoint l’Alliance. Il y avait au total deux camions pleins !  » De fait : les plumes de poules et poulets se mettent à voler en neige épaisse. Un flic prend un sac entier sur la tête et dit sobrement :  » On arrête « . Agnès, hilare, retient de la main droite l’un des chapeaux qui a fait sa réputation, et de l’autre décolle une plume qui colle à sa lèvre.  » Tous plumés par le Gatt ! « , hurle-t-elle.  » Arrêtez, monsieur ! « , reprend le flic en s’adressant à un militant, tandis que des collègues arrivent en courant.  » Oui, répond l’autre, vous me l’avez déjà dit « . Les beaux messieurs du colloque, derrière les vitres, se demandent ce qui peut bien se passer dehors. Guy Le Fur, sur le trottoir, l’explique parfaitement :  » Nous sommes bel et bien plumés par les grands négociateurs du commerce mondial. Le Gatt remet en cause l’avenir des paysans du monde entier, la qualité des produits, et les ressources naturelles de la planète « . Avez-vous remarqué ? Ces pionniers s’en prennent déjà, avec brio, à la malbouffe.

Voilà l’heure de la rencontre franco-américaine : au printemps 1992, Agnès invite Lori en France pour une tournée des popotes, notamment dans le Perche, à La Ferté Vidame, où la Française a une petite maison. La République du Centre titre alors :  » Paysans et consommateurs du monde entier à La Ferté Vidame « . Lori Wallach, dont le discours est désormais rodé, dénonce :  » Le Gatt est lié à tous les problèmes que nous affrontons partout dans le monde. Attention ! c’est un mécanisme qui échappe à tout contrôle.  » A l’arrière-plan sur la photo, Ben Lefetey et Arnaud Apoteker, de Greenpeace, achèvent un sandwich qui n’a pas l’air transgénique pour un sou.

Malgré les plaisirs de l’amitié et des rencontres, ce sont des années de chien qui commencent.  » On nous traitait de paranos, rapporte Agnès, et parfois même de menteurs. Du côté des journalistes, c’était souvent le mépris. Combien de fois on a été désespérés !  » Au 24 rue de l’Ermitage, Paris XXème, Agnès Bertrand, rejoint par Etienne Vernet, se bat contre le silence et l’incompréhension avec un téléphone et un fax qui plus souvent qu’à son tour tombe en panne. Le local d’Ecoropa est une seule pièce – une verrière ouverte à tous les vents – au bout d’une rue pavée, impossible à chauffer. Et toujours pleine d’un foutoir invraisemblable.  » Ne l’oublions pas, rigole Etienne, c’était avant Internet ! L’une de nos phrases-clés, au téléphone, c’était : Mon fax ne marche pas, je t’envoie le truc par courrier. Et tout était toujours d’une extrême urgence : quand les copains américains envoyaient des documents de la négociation sur le Gatt, il fallait foncer, traduire, envoyer ça partout !  »

Eh oui, les nouvelles sont brûlantes. Public Citizen récupère quantité de notes et courriers confidentiels qui montrent à quel point tout est bel et bien organisé, dans le dos des peuples et des opinions. Un seul exemple, parmi tant d’autres : le 23 novembre 1992, Carla Hills adresse une lettre émue à Frans Andriessen, vice-président de la Commission européenne, censé défendre les intérêts de l’Union européenne.  » Dear Frans, I want first to thank you for the héroic role you have played in bringing about the agreement we achieved last week « . Ce qu’on pourrait traduire par :  » Cher Frans, je veux d’abord vous remercier pour le rôle héroïque que vous avez joué dans le déblocage de l’accord que nous avons obtenu la semaine dernière « . Et Carla Hills ajoute même :  » J’ai apprécié votre sensibilité aux difficultés que nous avons rencontrées avec notre électorat « . Tu parles.

Que foutent donc nos chers parlementaires ? Ils dorment profondément. Les gens de l’Alliance, le 5 avril 1992, tentent pourtant de les réveiller en organisant dans les bureaux de la commission des Finances une conférence de presse. Agnès, ce jour-là :  » Les discussions sur le Gatt, messieurs et mesdames, ne sont pas des discussions, mais des tractations bi ou trilatérales où Arthur Dunkel (directeur général du Gatt) mène la danse. Ce qu’on signe, il y a peu de parlementaires ou même de chefs d’Etat qui en aient la conscience complète, car ce n’est pas eux qui débattent, mais les lobbies professionnels.  » Peine perdue : il n’y aura pas, malgré les demandes de l’Alliance, de débat parlementaire. Dans la foulée, Agnès and co installent sur les grilles de l’Assemblée un immense oreiller sur lequel est écrit : Dormez, nous ferons le reste. Offert par le Gatt, sponsorisé par les multinationales.

Et les ministres ? Aux abonnés absents eux aussi. L’Alliance fait livrer à dix d’entre eux, par coursier spécial, un cadeau supposément offert par Arthur Dunkel en personne. Il s’agit d’une piquette infame achetée à très bas prix, et rebaptisé cuvée spéciale du Gatt. La bouteille est acompagnée d’une lettre de ce cher Arthur :  » Jusqu’à présent, vous n’aviez pas le droit à ce cru multinational sous prétexte d’atteinte au bon goût comme à la santé des consommateurs. Désormais, si votre gouvernement tentait de vous en interdire la dégustation, il serait passible de représailles économiques « . Mais les ministres du Mitterrand finissant ont d’autres chats à fouetter.

Et la presse ? Silence presque total, silence presque complice, à l’exception de quelques uns, dont Politis, qui publie notamment en Une du n°233 une BD anti-Gatt lancée au début de 1993 par Ecoropa. Toute cette agitation anti-américaine, tous ces libelles – lâchons le mot – anticapitalistes, pouah !, très peu pour les journaux de la gauche caviar. Mais Politis a toujours préféré le pâté et le rouge qui tache.

Plus grave encore : dans ces années premières, disons de 1990 à 1995, aucun parti – même les Verts -; aucun syndicat – à la remarquable exception de la Confédération paysanne -, aucun poids lourd de la politique ne se lançèrent dans la bataille. Où était la gauche, où était l’extrême-gauche, où était l’esprit critique ? Bien plus qu’ailleurs, dans cette fascinante physique corpusculaire, dans cette chimie groupusculaire qui préparait la cristallisation du grand Refus. On veut dire le (provisoire) triomphe contre l’AMI et Seattle.

Vous n’y croyez pas ? Vous ne vous souvenez pas ? Relisons ensemble l’affiche du contre-sommet du G7, en juin 1996, à Lyon. Qui l’organise ? Ecoropa, les Amis de la terre, Silence, l’Observatoire de la globalisation, quelques autres groupes analogues, avec la participation financière d’une fondation américaine. Où sont les autres ? Côté français, on ne voit guère surnager que Christian de Brie, du Monde Diplomatique, François Dufour, de la Confédé paysanne, Jean-Luc Thierry, de Greenpeace, Annick Coupé, de Sud-PTT. En revanche, tous les copains d’Agnès ont fait le déplacement.

Depuis 1994, tous se retrouvent dans The International Forum on Globalisation (IFG, sur le net : www.ifg.org), un staff mondial d’une cinquantaine de personnes qui coordonne une grande partie de la bataille planétaire contre la mondialisation. Dans cet étonnant réseau des réseaux, on retrouve sans surprise le patriarche Nader, le Malaisien Martin Khor, surnommé Slave driver – le conducteur d’esclaves – parce qu’il ne veut jamais arrêter de travailler, Lori et Vandana bien sûr, Teddy Goldsmith l’infatigable, Jerry Mander du Public Media Center, les Canadiens Maude Barlow et Tony Clarke, le Philippin Nicanor Perlas, le Mexicain Ignacio Peòn Escalante, la Chilienne Sara Larrain.

L’été dernier, le bureau de l’IFG s’est retrouvé à Sauve, dans le Gard, où Agnès a entre-temps créé un très opportun Institut pour la relocalisation de l’économie. L’ambiance ?  » Joyeuse, amicale, attentive, répond Agnès. Nous mélangeons sans problème l’énergie nécessaire et la tendresse. Entre nous, nous nous appelons la global tribe, la tribu mondiale contre la globalisation. En France, pays rationaliste s’il en est, on a du mal je crois à admettre que notre mouvement est ancré dans la spiritualité. Mais comment aurions-nous pu tenir sans cela, dans un combat tellement déséquilibré ? « .

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Teddy Goldsmith, le précurseur

Cet homme ne ressemble pas à un ouvrier du défunt réalisme socialiste. Bien qu’il porte volontiers le pull over ou des tenues savamment négligées, Teddy Goldsmith, lorsqu’il descend à Paris, loge dans son club select des Champs-Elysées. Et dans ce cas-là, pour le journaliste qui souhaite le recontrer, il n’y a plus qu’une possibilité : trouver une cravate, seul Sésame estampillé.

Né en 1928, ce fils franco-britannique de la grande bourgeoisie commence, après des études à Oxford, une carrière dans le business. Mais ce qui l’intéresse bien davantage, c’est le voyage, les rencontres, les peuples, la nature. L’anthropologie et l’écologie. A la fin des années soixante, il participe au lancement de Survival International, qui se consacre à la défense des peuples indigènes, et en 1969, crée à Londres une revue, The Ecologist, qui deviendra une référence mondiale.

Sa voie est alors tracée : l’ennemi, c’est le système économique global, qui lamine les cultures et détruit les équilibres naturels. Au fil des ans et des décennies, il s’illustre dans de magnifiques combats contre la FAO ou la Banque mondiale, les grands barrages, la déforestation. Sans l’argent de sa fondation, bon nombre d’actions contre la mondialisation n’auraient jamais vu le jour.

En France, où des gens pressés le confondent avec son frère Jimmy, longtemps ultralibéral, il n’a pas toujours eu la meilleure des réputations. De façon récurrente – et Politis l’a défendu sur ce terrain -, Goldsmith est accusé sans l’ombre d’une preuve de liens avec certains courants d’extrême-droite. Tout au contraire, et même s’il n’est pas de gauche au sens classique, sa vie entière démontre qu’il est un grand humaniste.

Publié dans le n°628 de Politis, décembre 2000