À propos de l’homme providentiel

Amis et lecteurs, prenez ce texte comme un prolongement du précédent. Je crois comprendre que mes références au destin de De Gaulle ont pu troubler certains. Je m’explique donc un peu mieux. Suis-je devenu un adepte du fameux « homme providentiel » dans les bras duquel il fait si bon se blottir ? Pas exactement.

Personnellement, intérieurement, définitivement, je vomis toutes les hiérarchies et commandements, le pouvoir, en fait l’Autorité elle-même. Mais je dois ajouter que je ne fais pas de ce sentiment si net une politique. Non – hélas, mille fois hélas -, je ne pense pas que les sociétés humaines puissent vivre d’une manière telle que les structures autoritaires en deviendraient sans objet.

Concernant de Gaulle, je constate d’abord les faits. En juin 40, la presque totalité des courants politiques, estomaqués par la violence de la défaite, ont accepté de facto la fin de la République. Et si j’écris la presque totalité, c’est parce que les staliniens – que je honnis, Dieu sait -, demandaient eux la reparution légale de l’Humanité aux nazis pour la simple raison que Staline et Hitler avaient fait accord en 1939 sur le dos de la liberté. Le fameux pacte germano-soviétique rendait l’URSS et l’Allemagne nazie alliées. Au reste, alors que les plans d’invasion de l’URSS avançaient à grand pas dans le plus grand secret – d’août 40 à juin 41 – le pays stalinien exportait massivement des matières premières en Allemagne, qui lui permirent de parachever ses conquêtes depuis la Pologne jusqu’à la France. Et de réussir dans un premier temps l’écrasement de … l’Union soviétique.

Il n’y avait donc, à l’été 1940, aucune structure appelant à la résistance et à la guerre au fascisme. Sauf de Gaulle, ridicule en son petit clocher londonien. Qui avait osé défier l’ordre qui était le sien – il est très vite condamné à mort par Vichy et tous ses biens sont saisis – pour lancer la poignée de braves autour de lui dans une aventure sans esprit de retour. D’un côté, je rejette de mon âme le galonné, qui est tout de même à l’époque général de brigade. De l’autre, j’admire le rebelle.

Mais allons donc au-delà. Certaines des plus belles manifestations de la liberté humaine ont connu, elles aussi, cette personnalisation de leur gloire. C’est le cas de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, demeurée dans l’Histoire comme la Makhnovchtchina, du nom ce qu’il faut bien appeler son chef, Nestor Ivanovitch Makhno. Cette armée paysanne aurait atteint 50 000 combattants au plus fort de son action, en 1920, et on la tient généralement pour anarchiste. Anarchiste ? Avec un chef ? Eh oui. De même dans l’Espagne de 1936, où le mouvement libertaire, si puissant dans l’Aragon et en Catalogne, sera incarné – et de quelle manière ! – par Buenaventura Durruti.

Bien entendu, cela ne fait pas des membres de ces glorieux mouvements des marionnettes. Ni de Makhno et Durruti des autocrates. Et cela vaut également pour de Gaulle. À mon sens, il faut comprendre la relation entre ce dernier et la résistance sur le terrain sous l’angle de la dialectique. La résistance humaine, sur le territoire français, a grandement aidé de Gaulle, élevé dans l’antisémitisme ordinaire et le mépris de la République à changer. Le changement, voici le mot clé. De Gaulle, entouré dans un premier temps par des membres de l’extrême droite, acceptera ensuite près de lui des républicains sincères et divers gens de gauche. Comment se serait-il comporté à la Libération sans ce formidable élan de milliers d’êtres exaltés ? Je ne le sais, évidemment, mais je me pose la question. J’ai écrit ici, au reste, un article consacré à l’extraordinaire Daniel Cordier (ici), qui montre le destin d’un jeune fasciste – lui – vers la résistance la plus pure qui se puisse concevoir.

De son côté, de Gaulle aura représenté pendant des mois et des années l’espoir. Et je crois devoir écrire l’Espoir. La psychologie des humains, telle que je la comprend du moins, est comme dopée, en tout cas modifiée, lorsqu’elle peut projeter sur un être vivant le tableau infiniment divers de ses rêves et de ses attentes. L’impossible finit alors par devenir une vraie perspective. Dans le plus noir des trous, un frisson de lumière se glisse et fait espérer le jour. C’est ainsi, je crois. Je n’aime pas ça, mais je crois signaler un fait.

Charger l’homme du poids de la Providence, je crois que c’est fou. Abandonner son autonomie, sa volonté, sa liberté, je crois que c’est suicidaire. Mais accepter cette perpétuelle tentation des hommes, je pense que c’est sage. Pour ce qui concerne la crise écologique, je gage que nous gagnerons du temps – c’est l’élément décisif – si peut surgir une figure autour de laquelle agréger nos forces. Je me répète : sans abdiquer. Sans renoncer une seconde à défendre notre point de vue entier. Mais en jugeant sans levée de boucliers ce qu’apporte à tous le destin d’un seul.

Vous me direz ce que vous en pensez, j’imagine. Soyez certains, amis et lecteurs, que je serai toujours du côté de la liberté et de la révolte.

Ce juin 40 qui nous pend au nez

Amis et lecteurs, je suis en train de lire un livre de très grande qualité. Il s’agit en fait d’une série bien connue de certains, qui s’étend sur des milliers de pages. Dans La grande histoire des Français sous l’occupation, Henri Amouroux raconte en huit tomes la période qui court  de 1939 à 1945. Le tout a paru chez Robert Laffont à partir de 1976.

Je ne suis pas très fier, car j’ai soigneusement éviter de lire Amouroux lorsque j’étais jeune. À partir de mes quinze ans – 1970 – et pendant plus de dix ans, je n’ai cru qu’en la révolution sociale, qui redistribuerait toutes les cartes. Et sauverait au passage la planète de la destruction. Enfant, je suis entré dans l’incandescence par le souvenir de la Résistance antifasciste. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment cela m’a été transmis, car mon père Bernard, ouvrier communiste, est mort quand j’avais huit ans. Or il est le seul qui ait pu me faire entrer dans le panthéon des héros nommés Maurice Fingercwajg, Spartaco Fontano, Marcel Rajman ou encore ????? ?????????, c’est-à-dire Missak Manouchian.

Amouroux était pour moi un homme de droite, ce qui reste vrai. Qui trouvait quantité d’excuses à Pétain et à son régime, ce qui reste vrai. D’une certaine manière, j’avais donc raison de laisser cela à tous ceux, très nombreux, qui auraient rêvé d’une réconciliation entre Pétain et de Gaulle sur fond de Marseillaise. Moi, je ne voyais qu’une  chose : quelques-uns s’étaient levés quand la plupart se vautraient. L’ignominie antisémite de Vichy continue de me raidir, et je ressens toujours l’envie immédiate d’une extrême violence contre qui défend ce temps maudit. Mais je me contiens. Désormais, je me contiens.

Reste que la somme d’Amouroux est passionnante, car il donne à voir ce que, justement, je ne souhaitais pas voir il y a quarante ans. Je pourrais aisément vous fournir 150 exemples, mais évidemment, ce n’est pas le lieu. En revanche, une grande question, qui relie l’an 40 et la crise écologique, me poursuit. Et celle-là, vous allez y avoir droit.

Juin 1940 marque un effondrement de la France tel que beaucoup, aujourd’hui encore, le jugent sans équivalent dans l’Histoire du pays. Les Allemands se jouent alors de nos magnifiques fortifications de la ligne Maginot, et occupent une à une des centaines de villes françaises. Le 22, après ce qu’il faut appeler une déroute, cette vieille baderne de Pétain accepte de signer un honteux armistice, dans cette clairière de Rethondes (Oise) où l’armée impériale allemande avait admis sa défaite le 11 novembre 1918, après quatre années de combats atroces.

On ne refait pas l’histoire. Amouroux excelle à montrer l’affaissement des consciences, sur fond d’exode et de rationnement, dès les premiers mois de l’occupation nazie. Je suis bien d’accord avec lui, qui intitule son tome 2 : Quarante millions de pétainistes. Au cours de l’abominable été 1940, il ne fait guère de doute à mes yeux que la très grande majorité des Français célébraient Pétain comme un sauveur. Et même comme le Sauveur. Mais les responsables ? Mais la classe politique ? Mais les soi-disant élites intellectuelles et morales ? Personne ne parlera. Personne n’agira. Sauf de Gaulle, à Londres, entouré d’une poignée de personnes totalement inconnues en France.

Personne. C’est vertigineux. Et ça l’est d’autant que c’est la République qu’on abat. Non pas celle, sociale et révolutionnaire, dont j’aurai tant rêvé. Mais bel et bien leur République. Celle, faussement bonhomme, qui leur a garanti pendant des générations prébendes et pensions. Tous ces journalistes, avocats, dentistes, médecins, politiciens, polytechniciens, flics et tous autres, qui forment dit-on l’ossature d’une société, son cadre hiérarchique, ont laissé crever sans broncher celle que les fascistes, si nombreux en ce temps, nommaient La Gueuse.

Si je parle ainsi de la mort de la République, c’est qu’il s’est agi d’un assassinat pur et simple. Le 10 juillet 1940, dans ce Vichy de carton-pâte, Laval et ses sbires ont installé des sièges qui copient grossièrement la disposition de la Chambre des députés. Où ? Dans la grande salle du Casino – en italien, il casino est un bordel – de Vichy. Que la fête commence ! La proposition de loi est limpide : le Parlement disparaît de facto et tous les pouvoirs, y compris constituants, sont accordés à un vieillard de 84 ans, Pétain. La victoire des vieilles droites françaises annonce le Statut des Juifs du 3 octobre, première infamie d’un régime qui les collectionnera.

649 parlementaires – députés et sénateurs – votent, dont 569 acceptent le coup d’État. Les communistes, virés de leurs postes après le pacte germano-soviétique de 1939, ne sont pas de la partie. Mais à peu près la moitié des 569 sont considérés de gauche. Seuls 80 refusent de donner les clés de la France à Pétain, dont Blum. Au total, le bilan est accablant, car aucun de ces derniers n’exprimera clairement le refus de se soumettre à un maréchal d’extrême droite, qui a déjà accepté le principe de la collaboration avec les nazis.

Je me répète sans plaisir : personne. Personne n’aura été à la hauteur de cette tragédie. Sauf de Gaulle, je me répète encore, mais que nul ne soutient à ce moment, ni même ne comprend. Y a-t-il matière à réfléchir ? Et comment ! Je regarde la pénible comédie en cours autour de la crise écologique avec les yeux d’un réfractaire, d’un refuznik de l’ordre pétainiste de 1940. Et je vois qu’il n’y aura personne, cette fois non plus, pour éclairer un chemin encore bien plus ténébreux que celui de la dernière Guerre mondiale. Un de Gaulle, à la puissance dix, qui serait la seule efficace ? Peut-être. Peut-être.

Mais en tout cas, ceux qui, d’un bout à l’autre du spectre – quel mot bien trouvé – prétendent guider l’avenir sont des fantoches. Parfaitement incapables de mobiliser en nous ce qui fut grand dans l’aventure de la Résistance, et que l’on peut nommer vaillance. Ou surpassement de soi. Surpassement de cette minuscule enveloppe de chair, d’os et d’âme que nous avons héritée, et qui est notre seul viatique. Tous, et je dis bien tous – de Le Pen à Mélenchon, passant par tous ces pompeux cornichons appelés Sarkozy, Hollande et tant d’autres – ne font que s’agiter sans que rien de neuf ne surgisse de leurs dérisoires palabres. Or, qu’y a-t-il de plus radicalement neuf que la crise écologique ?

Je l’ai déjà écrit : nous devons grouper nos maigres forces. Échanger, fortifier les nœuds qui nous lient et nous rapprochent, préparer le terrain intellectuel, moral et psychique pour des épreuves qui seront d’autant plus dures qu’elles le sont déjà. Mais pour d’autres que nous, ailleurs, perdus dans la lointaine brume de notre indifférence. De grandes batailles ont d’ores et déjà été perdues. Mais la guerre où nous sommes de toute façon sera longue, et consumera des forces aujourd’hui invisibles, mais puissantes. Celles de la vie. Cette guerre-là peut être gagnée. À condition de se lever.

Les chasseurs sont des gens formidables

Merci à Yves V.

Je voulais vous faire partager mon admiration pour les chasseurs, espèce remarquablement installée dans son biotope. Les biologistes utilisent pour caractériser cette qualité le mot « opportuniste ». On dira d’un loup qu’il est opportuniste parce qu’il est capable de s’adapter à un grand nombre de situations, ce qui le rend plus fort. Mais je me rends compte que mon rapprochement est absurde, car le Loup invente, car le Loup imagine, tandis que le chasseur ne fait que copier, se répétant à l’infini. Je retire donc le mot opportuniste, qui est un compliment sous ma plume, et le remplace par celui de combinard.

Dans les deux documents ci-dessous, vous verrez jusqu’où les chasseurs poussent l’art de la pression et de l’embrouille. Il vous suffira de cliquer en bas sur les deux titres (Le sénateur toujours présent et Tuer plus vite encore). Ainsi vous verrez que, profitant des excellentes dispositions gouvernementales à leur endroit, les chasseurs réclament un permis de tuer les bêtes simplifié. Au motif goûteux que les socialistes au pouvoir ont « engagé une réforme judicieuse pour rendre le passage de l’examen du permis de conduire plus rapide, moins coûteux, et surtout sans contraintes inutiles ». Pardi !

L’autre info, très drôle, montre que les élus de la République font semblant de prendre au sérieux n’importe quel argument. La chasse à la glu – cette barbarie consiste à encoller les oiseaux sur les branches où ils se posent – serait un formidable moyen de lutter contre les incendies de forêt. Je dois en convenir : il fallait y penser. Sur ce, du thé.

Le senateur toujours  présent

Tuer plus vite

Lettre ouverte à des réactionnaires qui s’ignorent

Amis, simples lecteurs, je retrouve ce texte de 2003, écrit près de cinq ans avant la naissance de Planète sans visa. Il me semble que cela tient.

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Le livre de M. Lindenberg, Le rappel à l’ordre (Le Seuil), passera sans doute à la postérité, dans la catégorie des farces grandioses. Il sera dit qu’au début du 21ème siècle en France, la classe des intellectuels a pu se passionner, s’étripant au passage, pour un ouvrage qui ne parle de rien, ou de si peu. De gens passant de la gauche à la droite, et chemin faisant de la critique de la société à la critique de la démocratie. D’errance de la pensée et de vacuité, de pessimisme culturel et de  » nouvelles idéologies de combat  » de la droite. Un certain nombre de ceux visés ont cru devoir vivement protester, quelques uns évoquant même le retour des procès staliniens, celui de la police de la pensée. Rions, même si ce n’est guère amusant.

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On surprendrait bien des grands esprits – de Daniel Lindenberg à Pierre Nora, en passant MM Adler, Allègre, Attali, B-H-L, Colombani, Daniel, Dantec, Debray, Ferry, Finkielkraut, Gallo, Houellebecq, Imbert, Julliard, July, Kahn, Manent, Minc, Nabe, Revel, Rosanvallon, Slama, Sollers, Sorman,Taguieff, et on en oublie hélas un millier – en leur révélant qu’ils sont profondément unis, et certes pas pour le meilleur. Chers intellectuels, journalistes, écrivains qui paraissez l’ignorer, vous êtes tous incroyablement réactionnaires. Certes dans une acception si neuve qu’elle commanderait presque de trouver un autre mot. Mais n’importe, gardons celui-ci.

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Les réactionnaires de jadis réagissaient à l’ordre nouveau – la révolution – en rêvant d’un retour en arrière, en s’accrochant vaille que vaille aux branches de la tradition, en dénonçant le changement. Ceux d’aujourd’hui se concentrent sur des idées mortes, dont certaines il est vrai bougent très considérablement, et refusent du même coup de réagir à ce qui vient et galope même, à ce qui bouillonne déjà sous nos pieds, jusqu’à faire frémir. Les réactionnaires de ce temps, qui dominent tout le champ de la pensée, et l’écrasent, ne voient pas que la désintégration des sociétés humaines, si tragique à l’évidence, n’est qu’un des éléments d’un ébranlement plus colossal encore, qu’on appellera faute de mieux la crise de la vie.

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Ils n’ont que peu d’excuses. Les connaissances, certes un peu dispersées encore, sont bien là : nous sommes les contemporains de la sixième crise d’extinction des espèces, décrite avec précision par une communauté scientifique unanime  sur l’essentiel. Jamais depuis la cinquième de ces crises il y a 65 millions d’années – qui vit disparaître les dinosaures, maîtres alors de la terre – la vie n’a été autant menacée. Des milliers de formes vivantes, extraordinaires, inconnues, mystérieuses à jamais, partent vers le néant, qui seront rejointes sous peu par des dizaines de milliers d’autres.L’homme agit désormais à la noble et grande échelle qu’il croit être la sienne, celle de l’évolution, celle du temps géologique.
De quoi nous parlent pendant ce temps nos grands hommes ? Quand ce n’est pas de leur nombril, ce qui arrive, du marché et de l’économie, du libéralisme et du socialisme, de la science et de la technique, de la raison et du progrès, de la paix et de la guerre. Fort bien quelquefois, très mal si souvent, mais sans jamais nous dire que ces vieilles catégories de la pensée ont totalement explosé. Le cadre n’est plus, en effet, qui permettait – depuis 250 ans grossièrement, depuis les Lumières et la révolution – d’imaginer un avenir commun et prometteur pour l’espèce humaine.

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Toutes les valeurs issues de 1789 sont désormais vides de leur sens premier. Il n’y aura pas sur cette terre dévastée, dans les conditions qu’on connaît, de liberté, d’égalité et de fraternité entre les hommes. Nos réactionnaires d’aujourd’hui semblent ne pas comprendre – mais le veulent-ils ? – que les vieux rêves universalistes de la gauche et des plus sincères parmi les républicains sont forclos. Que ces songes anciens ont été balayés comme fétu par la crise écologique, qui rebat toutes les cartes. On pouvait espérer en 1936 – année de la gauche triomphante en France – qu’un jour, fût-il lointain, les colonies rattraperaient les métropoles. On pouvait imaginer, en 1960, que les nouvelles indépendances, après un bon départ, conduiraient l’Afrique vers la quatre-chevaux et la télévision pour tous. On a même cru – relisez les journaux, relisez vos journaux – que la micro-informatique (et le nucléaire un peu avant, et le net, un peu après) permettraient au Sud d’entrer dans le cercle vertueux, merveilleux, et pour tout dire magique, de la croissance éternelle.

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Eh bien non. Deux siècles de prouesses technologiques et productivistes, saluées constamment de l’extrême-gauche à l’extrême-droite n’oublions pas, ont amené l’entreprise humaine jusqu’aux limites physiques, indépassables, de notre petit univers. Hiroshima nous a donné le douteux pouvoir d’en finir avec nous-même; les crises du climat, de l’océan, de l’eau, la déforestation, la désertification, la folle érosion des sols arables prouvent que nos civilisations, pour la première fois dans l’histoire de l’homme, agissent sur les équilibres globaux de la vie. L’empreinte écologique, une notion essentielle dont nos grands esprits n’ont jamais entendu parler, montre qu’il faudrait deux ou trois planètes comme la nôtre si nous devions satisfaire, chez les 6,2 milliards d’humains, la même folie d’hyperconsommation que celle qui mène les sociétés du Nord.

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Cette véritable commotion dans l’aventure humaine pourrait passionner nos intellectuels, elle devrait les enflammer du matin jusqu’au soir très tard. Car il s’agit de tout refonder, évidemment. D’imaginer un système de pensée qui intègre ces nouveautés radicales, si profondément menaçantes. Mais tel préfère s’intéresser à Dieu, après un sinueux itinéraire castromitterrandien; mais tel(s) autre(s) pratique(nt) le baise-main aux magnats de la presse, pourtant marchands d’armes ou bétonneurs universels, qu’il(s) rebaptise(nt) mécènes; et tel enfin, honnête et scrupuleux pourtant, trouve la force de s’intéresser à la Corse et à l’Opéra, à MM.Chirac et Juppé, à Max Weber et à Tocqueville.

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Mais pas au cataclysme écologique qui menace la Chine, laquelle tire nos exportations – hourra ! -, et s’apprête aussi à jeter sur les routes, après 100 autres devenus vagabonds, 200 millions de paysans, pour le plus grand exode de l’histoire humaine. Mais pas à l’Inde, où l’irruption du marché mondial, et donc de nos exportations – hourra ! -, prépare l’implosion d’une paysannerie de 700 millions d’hommes, véritable colonne vertébrale du continent, du monde même. Mais pas à la disparition des grands singes, nos frères pourtant, qui sont pour partie la clé de nos origines. Et même pas au scandale absolu que constitue le refus du Nord de donner à l’Afrique les médicaments dont ont tant besoin ses millions de sidéens.

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S’il fallait une seule preuve que 1789 et ses suites – dont 1917 -, a définitivement épuisé son souffle, elle serait là : dans l’incapacité manifeste et pratique où sont nos réactionnaires de tout bord à faire vibrer une seule des fières devises républicaines. Si 89 vivait, nous serions des millions devant le siège des multinationales de la pharmacie, et au vrai, cela ne serait pas nécessaire, car nul n’aurait osé condamner à mort un continent pour cause de royalties. Qu’on y songe : quel serait l’équivalent moral, aujourd’hui, du mouvement lancé le 19 février 1788 par la Société des amis des Noirs ? Disons-le sans détour, nos réactionnaires ne valent pas l’abbé Raynal, ni l’abbé Grégoire, ni Brissot, ni Clavière, ni Mirabeau, héros du combat contre l’esclavage. La Bosnie, oui. Le Rwanda, le sida, non. Et qui osera réclamer un droit équitable d’utilisation de la biosphère pour tous les habitants de cette planète ? Lequel de nos réactionnaires dirait cette évidence que le gouvernement de M. Bush, en torpillant la (si timide) mobilisation contre le dérèglement climatique, commet un crime majeur contre l’humanité ?

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Faut-il leur en vouloir ? Assurément, beaucoup. Car non seulement ils ne font pas le travail qui est pourtant le leur – celui de réfléchir pour tous, avec tous -, mais ils nous préparent des lendemains terribles. L’histoire est tragique – ce qu’ont oublié les générations de l’après-guerre – et l’histoire de la crise écologique le sera plus encore. Pourquoi ? Parce qu’on va, fatalement désormais, vers des conflits (au moins) régionaux qui concerneront l’essentiel : l’eau, le sol, le climat, et donc les ressources alimentaires. Avec à la clé, nécessairement, un nouveau paysage mental, dominé par l’angoisse. Or l’homme est l’homme, et la peur l’a toujours fait se contracter, se rétracter : l’horizon de l’époque risque fort d’être, sans doute pour longtemps, aux couleurs de la régression.

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Pourquoi sont-ils aveugles à ce point ? Pourquoi font-ils penser à une famille installée sur une plage, et discutant du pique-nique –  » Enfin, pourquoi as-tu oublié les cornichons ?  » – tandis qu’un gigantesque tsunami s’apprête à déferler ? Pourquoi sont-ils à ce point muets ? On ne le sait guère, mais on voit bien leur ignorance, en tout cas. Combien, parmi tous nos penseurs émérites, ont lu un quelconque livre d’importance sur l’état de la planète ? Ils ont négligé Rachel Carson en son temps, qui alertait dès 1962 sur les ravages inouïs de la chimie de synthèse. Ils ne savent pas qui est Edward O.Wilson, ils confondent Teddy Goldsmith, fondateur de The Ecologist, et son frère Jimmy, ils n’ont jamais entendu parler d’Anil Agarwal, Vandana Shiva, Martin Khor. Ils ne lisent pas les rapports du World Watch Institute, ni ceux du World Resources Institute. Les travaux des zoologistes et primatologues, des botanistes et forestiers, des climatologues, des hydrobiologistes, des systématiciens ?

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Jamais ils n’y font la moindre allusion, car ils ignorent jusqu’à leur existence. Il faut se mettre à leur place : nos malheureux intellectuels n’ont pas le temps. Mais ne nous moquons pas, en tout cas pas davantage. Car le moment est crucial : comment diable ne voient-ils pas que la pensée écologiste est une chance fabuleuse – peut-être la dernière – de faire face humainement, démocratiquement, aux drames qui pointent ? Certes, elle est encore dans les limbes, et fait songer à la pensée socialiste naissante, aux alentours de 1830. Mais elle grandira, si on la nourrit, si on la considère, si l’on s’y met enfin. Et l’on verra bien, alors, qu’elle de taille et de puissance à nourrir quantité de courants et de visions, y compris opposés.

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Hélas nos réactionnaires, loin d’aider à l’émergence de ce nouveau paradigme de la pensée humaine, auront tout fait ou presque pour retarder le mouvement, le saboter. En se gaussant, en calomniant, en confondant à plaisir défenseurs de la vie et adversaires de l’homme. Au fait, vous qui avez pouvoir sur les journaux, pensez-vous qu’il soit indifférent de vanter, dans des centaines et milliers de pages de publicité, un mode de vie et de consommation absolument criminel ? Faut-il vous dire la vérité ? Il devient chaque jour plus intenable, moralement, d’inciter des millions de lecteurs distingués, parfois à fort pouvoir d’achat, à gaspiller sans compter. C’est d’une entreprise concertée de destruction du monde qu’il s’agit, savez-vous ? Nous en sommes tous – à des degrés fort divers, il est vrai – les acteurs et complices.

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On s’en doute sûrement, même si on feint de l’ignorer, nous n’allons pas vers les beaux jours de la liberté. Ce qui s’annonce au contraire, c’est la contrainte, et dans le meilleur des cas un partage radicalement neuf entre les droits de l’homme et ses devoirs. Cela n’est pas excessivement vendeur, par ces temps d’extrémisme individualiste. Mais ! Mais il s’agit pourtant, bel et bien, de s’opposer frontalement à l’un des socles de ce monde malade, et qu’on pourrait résumer ainsi : celui qui a peut. Qui possède assez peut consommer, voyager, polluer et détruire comme s’il était seul au monde. Mais cela ne se peut plus ! L’individu a sa place, précieuse ô combien, il ne peut la prendre toute.

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L’humanisme, au temps de la crise écologique, implique de mettre l’homme au service de la vie, et plus seulement de lui-même. Il s’agit en fait d’agrandir, immensément, le champ de ses responsabilités. L’humanisme du temps qui vient, qui est déjà là sans qu’on le sache, et quoi qu’on veuille, commande à l’homme d’être plus homme que jamais. C’est-à-dire, loin des vieilles croyances, capable de mettre en question sa toute-puissance. Il faudra bien faire émerger de cette brume si épaisse une nouvelle figure humaine. On veut parler de l’homme des limites, de l’homme de bien, de l’homme responsable. Responsable de lui bien sûr, mais aussi de toutes les formes vivantes qu’il menace avec un si atroce enthousiasme. L’homme doit se sauver, mais pas seul. Avec tous les animaux et végétaux qui ont fait le chemin avec lui, jusqu’ici. A quand une déclaration universelle des devoirs de l’homme ? Amis réactionnaires, encore un effort.

Éclecticien, métier d’avenir ?

Hier au soir, alors que s’annonçait une solide tournée de verres de rouge, j’ai discuté avec Bertrand. Il réparait une voiture en panne. Une simple Renault déjà âgée, et qui ne contenait donc que fort peu d’électronique. Néanmoins, il n’y arrivait pas et nous avons donc discuté du sort des objets dans une société contrainte d’en vendre toujours plus. Dans une société si folle qu’elle oblige ses membres à jeter de prodigieuses créations humaines en parfait état de marche pourtant.

Je lui racontais l’histoire de notre Zanussi de pauvres banlieusards, lorsque j’étais mioche. La Zanussi, achetée d’occasion je crois, était une énorme et caverneuse machine à laver le linge. Si nous avions été moins sots, je gage qu’elle serait encore vivante. Mais elle a vécu tout de même des lustres, car elle était du genre inusable. Bertrand : « Si on met de côté l’électronique d’aujourd’hui, réparer une machine à laver est d’une très grande simplicité ». Jadis, il n’existait qu’une manette servant à la programmation des cycles de lavage. Une seule pour toutes les marques. Seule changeait le cache. De la sorte, en cas de problème, il suffisait d’acheter la pièce et de la changer. Un jeu d’enfant. Aujourd’hui, sur fond d’électronisation du monde, chaque fabricant a son modèle unique. Ne sommes-nous pas des imbéciles, qui ne sommes pas même capables de protester ?

Bertrand m’a également parlé de la climatisation. Acheter une Logan (Renault), voiture au départ prévue pour les pays du Sud, oblige à payer la clim’, car les modèles sont montés avec cette installation qui augmente de 15 à 30 % la consommation d’essence. Si vous ne voulez pas de clim’, il faut le réclamer, et cela rend la voiture sans plus chère que la voiture avec. En outre, pour des raisons que j’ai oubliées, mais que connaît fort bien Bertrand, lorsqu’une panne de clim’ se produit, il est souvent plus « économique » de changer de bagnole. Les casses sont pleines d’automobiles en simple panne de clim’.

Je n’ai pas suivi tout à fait la fin de l’histoire, mais je crois que Bertrand a finalement détruit une partie de l’électronique de la Renault qu’il réparait, et installé sur le tableau de bord un bouton. Un bouton sur lequel presser dix secondes avant de pouvoir démarrer. Il paraît que les Chinois vendent sur le Net des valises électroniques de contrefaçon pour 15 euros. Ces valises, qui coûtent une fortune quand elles sont « vraies », ont été rendues obligatoires par les fabricants automobiles. Il en existe une pour chaque modèle, et les garagistes ne sont plus capables de réparer nos engins sans disposer de cet outil-racket.

La morale ? Mais quelle morale ? Bertrand estime pouvoir vivre avec 150 euros par mois. À la campagne, il est vrai, avec jardin, et en roulant avec des huiles de cuisine usagées. Comme il est réparateur itinérant de toutes choses – il se présente comme éclecticien -, il roule sur l’or. Façon de parler, on s’en doute, car que ferait-il de l’or ? Il n’accepte comme clients que ceux qui ont assez d’argent. Et il lui arrive de se faire payer en nature. L’avenir est là, assurément. Dans le dynamitage à la base de l’organisation économique du monde. Enfin, il me semble.

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Un peu plus tard, cet envoi de Raoul, que je remercie en notre nom à tous :

« L’increvable » : une machine à laver conçue pour durer 50 ans

Par Jean-Jacques Valette le 26 Mars 2015

Un jeune designer français a décidé de s’attaquer à l’obsolescence programmée de nos appareils électroménagers : il a conçu un lave linge simple, évolutif, et surtout réparable.

 

Concept art du lave-linge

Concept art du lave-linge « l’increvable »

Julien Phedyaeff démonte des objets depuis qu’il est tout petit. Un passe temps qui s’est transformé en passion, au point de devenir son sujet de mémoire, à l’issue de ses études à l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI).

Mais en vingt ans de bidouille, les objets sont devenus de plus en plus difficiles à démonter : vis spéciales, plastiques cassants, soudures… tout semble désormais fait pour décourager le réparateur.

Derrière ce phénomène se cache une stratégie industrielle : l’obsolescence programmée , qui, selon Julien Phedayeff,« dicte notre consommation d’objets » et « permet de faire croître à l’envi la production et l’économie, souvent dans l’irrespect le plus total des ressources, des consommateurs et de la planète. » Pour preuve, si, au début des années 2000, un lave-linge fonctionnait entre 10 et 12 ans, sa durée de vie n’est aujourd’hui plus que de 6 à 9 ans, selon un rapport des Amis de la Terre.

 

Un tutoriel interactif pour la réparation est prévu

Un tutoriel interactif pour la réparation est prévu

Pour contrer cette tendance, il a créé L’increvable . Une machine à laver conçue pour durer. Tambour, pompe, tableau de commandes… tous les composants sont simplifiés et fabriqués dans des matériaux durables. Mais si sa mécanique semble « rétro », la machine, qui existe aujourd’hui à l’état de prototype, est pourtant prête à affronter le futur : l’usager peut opter pour un tableau de commande connecté. D’autant que, pour ne jamais se lasser de la voir, il est possible de personnaliser son habillage.

À RÉPARER SOI-MÊME

Conçue pour durer au moins 50 ans, la machine est aussi rodée pour les déménagements. Adieu mal de dos : le traditionnel poids en béton a été remplacé par un réservoir d’eau de 30 litres, qui se remplit tout seul au premier lavage. Et au cas où votre escalier serait trop étroit, la machine est entièrement démontable. Une caractéristique qui permettra également de la vendre en kit à monter soi-même, à la façon des meubles Ikéa. Et donc, à un prix compétitif.

Julien Phedyaeff fait ainsi le pari qu’en montant lui même sa machine, l’usager pourra, à l’avenir, la rafistoler lui-même en cas de pépin. En guise d’assistance, il a créé un site Internet qui guide l’utilisateur à travers toutes les étapes de la réparation, de l’identification de la panne au remontage, vidéos à l’appui. Et s’il ne se sent pas l’âme d’un bricoleur, il pourra toujours faire appel à un pro.

 

Le jeune designer voit déjà plus loin. Après la machine à laver, il compte fabriquer un réfrigérateur, lui aussi « Increvable ». « À travers cette marque, je ré-évalue la condition de certains objets de grande consommation, qui répondent au concept d’objet ‘stable' ». C’est à dire des objets ayant « peu évolué technologiquement et formellement dans un temps donné et qui répondent efficacement à un usage intemporel. »

Outre sa nomination au prix Observeur du Design, qui sera décerné fin 2015 par l’Agence pour la promotion de la création industrielle , L’increvable est également candidate aux James Dyson Award. Si le concept a de quoi séduire le consommateur, il reste cependant à savoir si un industriel sera prêt à fabriquer un objet si peu rentable. Car jamais remplacé…

Jean-Jacques Valette
Journaliste à We Demain