David Khayat dans le rôle de Claude Allègre

publié en octobre 2023

Nous allons gaiement vers l’abattoir. Deux chiffres pour commencer la tournée des grands-ducs. Entre 1990 et 2023 – l’année n’est pas terminée, mais l’estimation est officielle -, le nombre de nouveaux cas annuels de cancers est passé en France de 216 OOO à 433 000. Le double, alors que la population n’a augmenté que de 20%. Une épidémie, donc. Mais voilà la deuxième info, encore plus cinglée : selon une toute récente étude (1), les cas de cancer – cette fois dans le monde – ont explosé entre 1990 2019. De 79,1%. Chez les moins de cinquante ans. Derechef, épidémie.

Constatons qu’il existe chez nous une sorte de cancéroscepticisme, très voisin du déni climatique. Très. Avec dans le rôle de Claude Allègre l’inaltérable cancérologue David Khayat. Pour ceux qui ne situeraient pas le bonhomme, résumons. Il a créé et dirigé l’Institut national du cancer (Inca), conseillé Chirac, écrit je ne sais combien de livres sur le sujet, et comme Allègre, a bénéficié d’un rond de serviette dans les gazettes bien élevées – jusqu’à Libération -, les radios, les télés.

On ne peut tout écrire, il y faudrait un livre. Choisissons pour commencer un propos tenu le 21 novembre 2005 sur France Inter. Ce jour-là, Khayat est invité pour la dixième – centième ? – fois, et déclare : « Les causes de nos cancers, c’est quoi ? C’est parce que nous fumons. C’est parce que nous mangeons mal. C’est parce que nous avons exposé nos enfants au soleil. C’est parce que nous n’allons pas faire du dépistage. C’est parce que des femmes attrapent une maladie sexuellement transmissible par un papillomavirus qui donne un cancer du col. C’est parce que nous avons une bactérie dans l’estomac qui s’appelle Helicobacter et qui donne le cancer de l’estomac. Etc .» Et pour les sourds et malentendants, ajoute : « La pollution [comme cause des cancers], c’est-à-dire ce que nous, en France, nous appelons l’“environnement”, ce n’est presque rien. »

On remarquera sans l’ombre d’une polémique, que pour Khayat, le cancer, c’est la faute de celui qui l’attrape. Pas à l’industrie, pas à cause des politiques publiques. Le cancer, c’est une affaire personnelle. Notons qu’il a bien raison, puisque les Académies de vieux birbes – celle de Médecine, celles des Sciences – signent la même année, avec quelques autres sommités, un rapport sur les causes du cancer en France (2). Ça déménage. Par exemple, l’explosif cancer du sein est lié à la sensibilité de la mammographie. Par exemple, la mortalité par cancer chez les hommes n’est attribuable aux « polluants » qu’à hauteur de…0,2%. Le reste sent très fort son Khayat. Le cancer, c’est l’âge, l’alcool, le tabac, le surpoids, l’inactivité physique, le soleil, les traitements de la ménopause.

Mais revenons aux études précitées. En France, la consommation d’alcool est passée 26 litres d’alcool pur par habitant de plus de 15 ans en 1961 à 12 en 2017. Chez les hommes, 59 % clopaient en 1974 et 31,8 % en 2022. Comme Khayat et ses amis font de l’alcool et du tabac des déclencheurs souverains du cancer, l’incidence de ce dernier devrait diminuer. Mais non, il flambe, même chez les moins de 50 ans.

En mai 2004, d’autres scientifiques que ceux de la bande à Khayat lancent « L’Appel de Paris », dont voici un extrait : « Constatant que l’Homme est exposé aujourd’hui à une pollution chimique diffuse occasionnée par de multiples substances ou produits chimiques ; que cette pollution a des effets sur la santé de l’Homme ; que ces effets sont très souvent la conséquence d’une régulation insuffisante de la mise sur le marché des produits chimiques et d’une gestion insuffisamment maîtrisée des activités économiques de production, consommation et élimination de ces produits… »

Mais au fait, qui est ce bon docteur Khayat, dont l’un des derniers livres fait du stress un grand responsable du cancer ? Un lobbyiste. Un pur est simple lobbyiste embauché par le cigarettier Philip Morris pour vanter les bienfaits du tabac chauffé. Soyons sport, il « conseille » aussi Fleury-Michon et Auchan (4). Est-ce possible ? C’est.

(1)https://bmjoncology.bmj.com/content/2/1/e000049

(2)https://www.academie-sciences.fr/archivage_site/presse/communique/rapport_130907.pdf

(3)https://www.inserm.fr/dossier/alcool-sante/

(4)https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/04/14/david-khayat-un-monsieur-cancer-en-vrp-de-l-industrie-du-tabac_6076758_3224.html

Deuxième papier

À tous ceux qui n’auront jamais la clim’

Avis personnel : je connais des gens, proches, qui vivent dans des banlieues pouilleuses, dont le béton des immeubles brûle la peau en été. Pas de clim, pas d’évasion possible, juste l’enfer. Une petite enquête du site américain ABC News (1) revient sur la chaleur dans les villes. Cela ne va pas, cela ira de mal en pis.

Le béton, la minéralisation de tous les espaces urbains, les plantations si maigrichonnes d’arbres et de plantes annoncent un avenir radieux. Malgosia Madajewicz, chercheuse à l’université de Columbia : « Non seulement les habitants et les infrastructures subissent une hausse constante des températures moyennes, mais lorsque les vagues de chaleur extrême arrivent, elles représentent un danger encore plus grand ».

Qui morfle en priorité ? La surprise est grande : les pauvres. On l’oublie à force d’images frelatées – les films, les séries -, mais tout le monde n’a pas la clim’ aux États-Unis. Et ceux qui en ont n’ont pas forcément l’argent pour la faire marcher jour et nuit. Rachel Cleetus, directrice du programme Climat et Énergie à l’Union of Concerned Scientists : « Les chaleurs estivales extrêmes accablent les populations vulnérables, en particulier les communautés de couleur à faibles revenus .» Des relevés cartographiques montrent les inégalités territoriales, sociales, raciales dans l’accès à la climatisation (2).

On en a peu parlé à l’époque, mais une conférence internationale s’est déroulé au Qatar en mai dernier. Deux jours sur le stress thermique au travail (3), qui ont permis d’enfoncer pas mal de portes ouvertes : la température extrême provoque des coups de chaleur, augmente l’incidence des cancers, entraîne des maladies rénales, cardiaques et pulmonaires. En première ligne, le milliard d’ouvriers agricoles trimant dans les champs, accompagnés de dizaines de millions de prolos travaillant dehors. Dont bien sûr ceux du bâtiment. Oh ! Macron n’en pas dit un mot dans son distrayant discours sur “sa” transition écologique à lui. Ce sera pour une autre fois.

(1)https://abcnews.go.com/US/climate-week-nyc-large-cities-forefront-climate-change/story?id=103184987

(2)https://www.ucsusa.org/resources/killer-heat-united-states-0

(3)https://www.ilo.org/beirut/countries/qatar/WCMS_874714/lang–en/index.htm

troisième papier

Officiel : le bouchon de Volvic est « solidaire »

Prenons dans les mains une bouteille de Volvic. Les communicants se sont surpassés. Parmi les mensonges publicitaires de l’étiquette, ceci : « la force de la nature a créé Volvic .» On croyait bêtement que cette eau datait de sa commercialisation en 1938. Je m’ai trompé.

Le mieux est ailleurs. Désormais, le bouchon est dit « solidaire » – texto -, car il est retenu à la bouteille par une bague en plastique vert qu’on ne peut arracher qu’avec de forts ciseaux. D’où vient l’idée ? D’une directive européenne qui impose ce type de fermeture au plus tard le 3 juillet 2024. Ça coûte bonbon : le géant Tetra Pak aurait investi 100 millions d’euros dans son usine de Châteaubriant (Loire-Atlantique). Cristaline a montré le vertueux chemin dès 2016 et tous les autres ont suivi ou suivront dans les prochains mois.

La raison de cette grande réforme mérite d’être rapportée, car il s’agit de protéger la nature. Extrait de la directive européenne : « Les bouchons et les couvercles en plastique utilisés pour des récipients pour boissons figurent parmi les articles en plastique à usage unique les plus fréquemment retrouvés sur les plages de l’Union .» Notons que le simulacre est somptueux : selon l’OCDE, « la consommation mondiale de plastique passera de 460 millions de tonnes (Mt) en 2019 à 1 231 Mt en 2060. »

Ajoutons un petit grain de sel. Il est inévitable qu’en branlottant ainsi ces bouchons « solidaires », on produira une quantité x de microplastiques invisibles à l’oeil, et qu’on retrouvera dans l’eau. Goûteux.

Le ridicule ne tuera jamais les experts économiques

publié en septembre 2023

Aujourd’hui, agression au sabre d’abordage contre ce qu’ils appellent la « science économique ». Pourquoi ? Parce que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, vient de lancer, dans un millième cri de putois : « L’effondrement climatique a commencé ». Mais combien ça coûte ? Hein, combien ? De 1991 à 2010, les experts en béton de TF1 en avaient fait une émission consacrée au porte-monnaie. Présentée par, j’ose à peine évoquer sa haute figure morale, Jean-Pierre Pernaut. Mais combien nous coûte la perdition climatique ?

Les experts expertisent depuis un moment, et parmi eux, un certain Nicholas Stern, baron Stern of Brentford. Mathématiques à Cambridge, économie à Oxford, grand homme donc. En 2006, il conduit une étude sur le coût du dérèglement climatique – une première – et assure qu’une prévention immédiate des lourds dommages prévisibles ne coûterait qu’un investissement modeste de 1% du produit mondial brut (PMB) par an (1).

Non seulement tout le monde s’en fout, mais en outre, Stern lui-même se rend compte de sa balourdise, mot euphémique comme on s’en doute. Interrogé en 2013 au cours du sommet économique de Davos, il admet s’être planté : « Je me suis trompé sur le changement climatique – c’est beaucoup, beaucoup plus grave ». Et en effet, Dugenou, mais c’est trop tard, car ta prédiction à la madame Irma aura entretemps servi la cause du déni.

L’économie, pratiquement synonyme de la destruction des écosystèmes, ne peut évidemment concevoir les conséquences réelles du désastre en cours. Aucun esprit humain n’en est d’ailleurs capable. Mais piochons dans de tout petits exemples récents, qui montrent à quel point leur « science économique » est ridicule. D’abord Lacanau, ville balnéaire de Gironde, avec sa plage d’un kilomètre de long, au dos de laquelle s’entassent 110 commerces et 1200 logements. La mer monte grignote chaque année 1 ou 2 mètres de plage, et la seule solution – s’il y en a une -, c’est de déménager le tout plus haut. Coût minoré en cet été : 500 millions d’euros. Qui paiera, qui paierait ?

Le 23 août, au moins 10 000 m3 de roches dévalent la face nord de l’Aiguille du Midi (Haute-Savoie). Le 27 août, entre Saint-Michel-de-Maurienne et Modane, en Savoie, 700 m3 s’abattent sur une route. Pour la seule année 2022, on a recensé autour de 250 éboulements en montagne, phénomène presque inconnu avant 1990. Le sol gelé des hauteurs, qui servait de ciment solide, fond comme neige au soleil. Ce n’est donc qu’un début.

Les milliers d’incendies – près de mille encore actifs – des forêts du Canada ont envoyé dans l’atmosphère des centaines de millions de tonnes de CO2, peut-être un milliard, tué un nombre x d’habitants des villes par les fumées, dont New-York, privé l’avenir du pays de forêts irremplaçables. Et ne parlons pas des animaux. Et ne parlons pas de la beauté. Et ne parlons surtout de rien.

La Banque africaine de développement (BAD) vient de publier un rapport involontairement saignant (2) sur l’Afrique du Nord. Pensons un quart de seconde au Maroc sous les décombres, à la Libye dévastée par les flots, à l’Égypte en énième crise du blé, à la Tunisie au premier rang des migrations subsahariennes. Eh bien, c’est gai. La BAD nous dit que l’ensemble devrait investir chaque année 25,7 milliards de dollars pour seulement contenir le dérèglement. 20% sont péniblement assemblés. Idem pour les énergies renouvelables. Il faudrait investir 183 milliards de dollars chaque année. Y a pas la queue d’un.

Enfin, la Banque centrale européenne vient de publier trois scénarios à l’horizon 2030. Si l’on veut bouger vraiment – à leur manière bien sûr, sans rien changer au fond -, l’Europe devrait mobiliser 3200 milliards d’euros d’ici 2030. C’est comme si c’était fait. Et résumons le propos de la semaine : les économistes sont bien incapables de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe. Une ultime moquerie pour le couple Cagé-Piketty, chéri de la gauche, qui vient de publier Une histoire du conflit politique. À quoi sert donc l’économie ? À parler d’autre chose.

(1)https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2007-4-page-475.htm

(2)https://www.afdb.org/fr/documents/perspectives-economiques-en-afrique-du-nord-2023

Encore un barrage sur le grand Rhône

Publié en septembre 2023

Ils veulent simplement achever le Rhône. Mais présentons une splendeur qui fut sans égale. Il prend sa source en Suisse, dans un glacier qui lui a donné son nom, le Rhône. Après 290 km de tumulte, il se jette la tête la première dans le lac Léman, sort à Genève, et poursuit en France, sur 545 km. Le delta du Rhône est un miracle appelé Camargue, fait de sable, de roubines – des marais -, de sansouires – des steppes salées – et d’horribles rizières gorgées de pesticides.

Une telle puissance ne pouvait qu’exciter les ingénieurs, les techniciens, les politiciens. En 1937 commencent les travaux du barrage de Génissiat (Ain), qui ne sera inauguré qu’en 1948. On crée pour l’occasion un monstre qui ne cessera de prospérer : la Compagnie nationale du Rhône(CNR), groupe para-public toujours contrôlé par l’ État 90 ans après sa création. L’appétit de ces gens venant en se goinfrant, ce n’était pour eux qu’un modeste apéritif. Aujourd’hui, 80% du cours du Rhône sont artificialisés par le béton et les turbines, et la CNR, très fière de ses triomphes, annonce être le proprio de 19 barrages sur le Rhône et 19 centrales hydro-électriques principales.

Ce qui a été détruit ne reviendra pas. Mais on peut sauver ce que les aménageurs n’ont pas réussi à défigurer. Or la CNR et ses réseaux d’obligés politiciens veulent un nouveau barrage sur la dernière portion de Rhône non encore barrée, sur la commune de Saint-Romain-de-Jalionas, à la frontière entre l’Isère et l’Ain. Et y mènent en ce moment une « étude d’opportunité ». Comprendre que la CNR est une machine. Qui a un besoin vital de nouvelles constructions. Dont les bureaux d’étude passent des semaines et des mois à prospecter, jusqu’à trouver une proie. Une perpétuelle fuite en avant.

Avant d’aller plus loin, un souvenir personnel. Il y a une vingtaine d’années, j’ai conduit un long entretien avec l’écrivain Bernard Clavel. Je m’en souviens comme d’une lumière rasante sur le grand Rhône qui, disait-il, avait décidé de sa vocation. Celui qui avait été pâtissier, bûcheron, ouvrier, lutteur de foire – il fut un bon haltérophile -, relieur, employé, peintre et romancier enfin, me disait à propos des berges de son enfance : «  La vorgine, c’est l’ensemble des plantes sauvages qui poussent au bord du Rhône et jusqu’au coeur des lônes, qui sont ses bras morts. Il y avait à l’époque de ma jeunesse des lônes partout. Quel monde particulier ! Ils étaient remplis d’animaux, j’y ai vu des castors et quantité d’oiseaux qui n’étaient presque pas dérangés ».

Comme de juste, comme à chaque fois désormais, la CNR sort sa propagande lourde, et assure qu’il s’agit « d’accélérer le développement des énergies renouvelables dans les territoires afin d’atteindre 33 % d’énergies renouvelables en 2030 ». Eh oui, la CNR elle aussi est un soldat de l’écologie. Faut-il discuter avec ces gens ? On a le droit, mais on a tort. Le bel exemple nous vient d’un collectif appelé Le peuple des dunes, formé il y a quinze ans pour s’opposer au projet du cimentier Lafarge d’extraire 600 000 tonnes de sable au large de la Bretagne, entre Gâvres et Quiberon. Chaque année, et pendant trente ans.

S’ils ont gagné, c’est qu’ils refusaient la discussion. Extrait de l’appel d’un de leurs animateurs, Jean Gresy : « Sachez qu’il n’y a place pour aucune solution négociée avec les cimentiers, car nous ne transigerons pas sur les valeurs qui sont au cœur de notre action. Il n’y a place ni à l’arbitrage, ni à la conciliation, ni à la médiation ». En Isère, une première réunion a eu lieu le 12 juin, avec des élus, et des associations comme la LPO, France Nature Environnement, Lo Parvi (1), la fédération de pêche, et une autre se prépare pour le 30 septembre. Le maire de Saint-Romain-de-Jalionas, Jérôme Grausi, suivra-t-il le même chemin que celui des dunes ? Pour l’heure, il résiste et refuse. On peut envoyer des messages à la mairie de la part de Charlie : jerome.grausi2026@mairiestromaindejalionas.fr. Passeront-ils malgré nous tous ? En s’y prenant dès maintenant, non, sûrement pas.

(1)http://cdn2_3.reseaudescommunes.fr/cities/149/documents/p8qffvcf849z9xd.pdf

Du plomb dont on fait des neuneus

Publié en juillet 2023

Ainsi va le monde, tandis que nous hésitons sur la marque de notre prochain téléphone portable. La Burkinabée Nafisatou Cissé dirige une ONG internationale qui lutte contre l’intoxication par le plomb (1). Et elle vient de signer un article (2) dans la revue Nature qui fait le point sur ce si grand désastre. C’est très difficile à croire, et pourtant. Extrait : « Dans le monde, 815 millions d’enfants – 1 sur 3 – ont des niveaux dangereux de plomb dans le sang, suffisants pour provoquer des lésions cérébrales irréversibles, des déficiences intellectuelles, une baisse du niveau d’éducation, des troubles du comportement, une diminution des revenus tout au long de la vie, de l’anémie, des maladies rénales et des maladies cardiovasculaires ».

D’ou vient cet enfer toxique ? Des ustensiles de cuisine en aluminium, des céramiques, des épices, des cosmétiques et des piles, du recyclage des déchets électroniques et des batteries au plomb. Et bien sûr des peintures auxquelles on ajoute du plomb pour accélérer le séchage et donner de la couleur. On s’en doute un peu, il est très facile, comme dans les pays du Nord, de s’en passer. Le plomb, combien de morts dans le monde ? Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près d’un million chaque année. Et, ajoute Nafisatou Cissé, « on estime que les effets du plomb sur le développement cognitif entraînent chaque année une perte de revenus de près de 1 000 milliards de dollars dans les pays à revenu faible et intermédiaire ».

Vous avez bien lu : 1 000 milliards de dollars, à rapprocher des 9,6 milliards de dollars du budget d’un pays comme le Sénégal en 2023. Et la lutte contre le plomb mobilise à grand-peine 10 millions de dollars de fonds internationaux par an. Ce n’est pas seulement fou, c’est sanguinaire. Comme à l’habitude, derrière le crime, il y a l’industrie. Il fallait mettre du plomb partout, car on le produisait massivement. En 2022, des pays comme la Chine – deux millions de tonnes – et l’Inde – 240 000 tonnes – augmentent leur production. Et la baisse chez d’autres – Australie, États-Unis, Canada, Mexique – est minime.

Malgré l’interdiction mondiale du plomb dans l’essence en 2021, la tuerie continue. Au Sud on l’a vu, mais aussi au Nord. Une étude sérieuse de 2018 estimait à 412 000 morts par an aux États-Unis l’intoxication par de faibles expositions au plomb (3). 412 000, le sixième de la mortalité ! Mais pas en France, oh non. On se souvient du nuage de Tchernobyl arrêté en 1986 par la douane aux frontières françaises. Eh bien, de même, le plomb n’est pas passé par chez nous.

Démonstration immédiate par un rapport de la Direction du travail, révélé en juin par Le Parisien. En résumé express, la SNCF se tamponne le coquillard de l’exposition au plomb de ses salariés. Elle avait promis d’agir, mais ne l’a pas fait, et dans les gares d’Austerlitz, de Lyon, de Saint-Lazare et du Nord, elle « ne se conforme pas à des obligations essentielles de prévention des risques d’exposition au plomb, bien qu’en connaissant les termes ». Et ça craint, car « les éléments recueillis par les inspectrices du travail permettent d’établir l’existence de situations dangereuses pour les salariés de l’entreprise et de celles intervenantes ».

Mais que dire alors de l’incendie de Notre-Dame en 2019 ? Nos chers Bernard Arnault et François Pinault ont aussitôt montré grandeur d’âme et philanthropie, offrant ensemble 300 millions d’euros pour la reconstruction de la cathédrale. Oui, mais où sont passées les 400 tonnes de plomb qui ont fondu dans l’incendie avant d’être vaporisées pour le bien-être universel ?

Il faut reconnaître que l’affaire devient passionnante, car par un tour de magie digne d’Houdini, elles ont disparu. Malgré les plaintes de l’association Robin des Bois, on est toujours à leur recherche. Question des plus innocentes : pouvait-t-on trucider le tourisme parisien, l’un des grands moteurs de l’économie ? Pouvait-on se permettre d’en trouver dans les cours de récréation, les jardins publics, les intérieurs bourgeois de ce quartier chic ?

(1)en anglais https://leadelimination.org/

(2)en anglais https://www.nature.com/articles/d41586-023-02368-0

(3)en anglais https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lanpub/PIIS2468-2667(18)30025-2.pdf

Deuxième papier

La chimie arrêtée aux frontières (bis repetita)

Ce n’est pas en France qu’on verrait cela. Certes, les États-Unis sont le royaume des pires pollueurs, mais ils abritent aussi des procureurs indépendants et teigneux dont on ne voit pas l’équivalent chez nous. Témoin cette plainte du bureau du procureur général de Washington contre 25 entreprises de la chimie, accusées d’avoir fabriqué et vendu des produits toxiques qui empoisonnent la capitale fédérale américaine depuis les années 1950.

L’Attorney general vise en particulier deux entreprises, 3M et DuPont, qui ont beaucoup utilisé ce qu’on appelle des forever chemicals, les PFAS. Autrement dit, des polluants chimiques éternels, dont la structure résiste à toute dégradation pour des siècles. Et ils l’on fait en cachant à la société et aux organismes de contrôle les risques pour la santé et l’environnement, qu’ils connaissaient pourtant. 3M pèse 34 milliards de dollars de chiffre d’affaires – 92 000 employés – et DuPont « seulement » 13 milliards après différentes modifications de capital. Des géants de l’industrie transnationale.

Ça chauffe d’autant plus que cette plainte arrive après un accord passé par 3M le mois dernier avec plusieurs villes américaines. L’industriel a accepté de verser au total 10,3 milliards de dollars sur 13 ans pour financer la dépollution des services publics de distribution de l’eau. Mais de leur côté, les cauteleux avocats de DuPont jurent qu’ils n’ont rien à voir dans cette histoire. Selon eux, DuPont n’a jamais fabriqué de PFAS, et d’un point de vue torve, c’est vrai. Car entre 2017 et 2019, l’antique DuPont de Nemours s’est scindé en trois entités. Et celle qui a gardé le nom, en effet, n’a pas fabriqué de PFAS.

C’est si gros qu’on se pince. Au fait, à quand des plaintes en France ? L’usine de 3M à Tilloy-lez-Cambrai (Nord) ne mériterait-elle pas une enquête approfondie de Santé Publique France ou de l’Agence régionale de santé ? En 2021, des tests sanguins ont montré que 59% des riverains de l’usine 3M de Zwijndrecht (Belgique) étaient farcis de PFOS, sous-famille des PFAS. Mais en France, jamais !

Troisième papier

La canicule tue aussi (surtout) les bêtes

Ils souffrent beaucoup plus que nous. Ils meurent par millions et nous regardons gentiment s’il y a encore du rosé au frais. Eux, les animaux sauvages. Eux, les plantes et les arbres. La canicule est un enfer, et l’on commence à entrevoir ses conséquences. Une étude (1) menée en 2021 et 2022 à Matera, dans la Basilicate (sud de l’Italie) montre les effets d’un stress thermique sur la population locale de faucons crécerellettes – un millier de couples ! -, qui nichent sous les tuiles ou sur les façades de Madera, l’une des villes les plus anciennement habitées au monde.

Encore l’étude ne porte-t-elle que sur des températures ne dépassant pas 37 degrés. Loin de la chaleur de 2023. L’équipe scientifique a pu montrer qu’en créant artificiellement de l’ombre sur les nombreux nichoirs de la ville, on pouvait ainsi abaisser la température de quatre degrés. Et le résultat à l’arrivée est saisissant : dans les nichoirs non ombragés, un tiers des œufs sont devenus des poussins prêts à l’envol. Mais dans les autres, autour de 70%.

Commentaire du professeur Diego Rubolini (2), de l’université d’État de Milan : « Ces résultats montrent que les phénomènes de températures extrêmes (…) dans certains cas jamais enregistrés auparavant, peuvent avoir des effets profonds et très rapides sur les populations d’animaux sauvages ». D’autant que «  les scénarios de changement climatique prévoient une nouvelle augmentation de la fréquence et de l’intensité des vagues de chaleur(…) en particulier dans la région méditerranéenne ».

(1)en anglais https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/gcb.16888

(2)en italien https://www.lescienze.it/news/2023/07/27/news/stress_termico_effetto_animali_selvatici_ecosistema_l-13011009/

Mon ami (Jean-Yves Monnat n’est plus)

Je ne vais pas insister : mon cœur saigne affreusement, car Jean-Yves Monnat est mort ce matin. Vous trouverez ci-dessous un article que je lui avais consacré il y a longtemps. Il contient peut-être des fautes, car ce n’est qu’un brouillon retrouvé par miracle dans un ancien ordinateur. Quand l’ai-écrit ? Je ne sais pas. 2004, probablement. Où a-t-il été publié ? Sans doute dans le magazine Terre Sauvage. Mais qu’importe. Je suis triste et je le pleure.

L’article de (peut-être) 2004

Au Cap Sizun, tout près de la pointe du Raz, le biologiste Jean-Yves Monnat suit depuis 25 ans des colonies de mouettes tridactyles. Pas n’importe comment : grâce à un étonnant système de bagues colorées, les milliers de mouettes équipées sont devenues de vrais individus ! Récit d’une (en)quête qui mêle l’alpinisme à la haute précision, l’amour de la nature à un zeste de folie.

Cet homme est un fin cuisinier, et si cela devenait nécessaire, il lui serait en conséquence beaucoup pardonné. Ragoût de lotte, s’il vous plaît, et vin rouge chambré servis dans l’antre même du naturaliste, à Goulien (Finistère). Le pays de Jean-Yves Monnat, à nul autre pareil, c’est celui du (vrai) grand large : le grandiose, le violent, l’émouvant Cap Sizun. Un bout de terre ultime qui vient buter contre l’Atlantique par des pointes qu’on ne peut jamais oublier après les avoirs vues : celle du Raz, celle du Van, Castelmeur, Brezellec, Luguenez.

Le monde des tempêtes et des assauts, avec des dizaines de kilomètres de hautes falaises oubliées par miracle, épargnées par le tourisme de masse et les processions de voitures. La maison de Jean-Yves, où l’on est arrivé il y a deux heures, est une ancienne, une butte-témoin perdue au bout d’un chemin, vestige intact d’une civilisation paysanne engloutie. Bâtie il y a 150 ans, en granite, bien sûr. Juste avant d’y parvenir, on aperçoit au pied de l’horizon les tout nouveaux géants du lieu : les interminables silhouettes grises des éoliennes, qui prennent l’air, et donnent du courant.

On pourrait de suite aborder le sujet de la visite, mais où serait alors le plaisir de la palabre ? Non, on parle. D’un peu tout ce qu’on veut et qui vient. Tiens, annonce l’hôte, un livre doit paraître en 2005, édité par l’Institut océanographique de Monaco. Le sujet : quel temps faisait-il, disons, le 23 juillet 431. Ou le 24 mars 867. Impossible ? Plus maintenant. Grâce à une équipe de l’université de Pau, qui sait extraire par laser les stries journalières de calcite que fabriquent les huîtres pour parfaire leurs coquilles. Par la minutieuse analyse de la composition de la calcite, comme ailleurs avec les calottes de glace retirées du sous-sol de l’Antarctique, les scientifiques parviennent à reconstituer la température d’un jour précis du passé. Pour vous dire la vérité, on écoute bouche bée.

Et puis, sans transition, on rigole. Car Jean-Yves raconte maintenant ses longues virées en pays Pourlet – autour de Guéméné -, pour y recueillir avant qu’elles ne meurent à jamais d’antiques chansons paysannes. « Cela a duré de 1963 à 1978, dit-il. Vous saviez que le pays Pourlet a des limites très précises ? La frontière passe même au milieu d’une commune ! Vous connaissez bien sûr Donatien Laurent, l’homme de la tradition orale en Bretagne ? » Eh bien non, on ne connaît pas cet étonnant professeur Nimbus-là, grand ami de Jean-Yves, et prodigieux archiviste de la mémoire régionale.

Il a réussi, entre autres, à éteindre une polémique datant du XIXème siècle autour d’un recueil de chansons bretonnes d’avant 1830, qui avait fort impressionné George Sand et les frères Grimm. L’œuvre était-elle authentique, arrangée, en partie inventée ? Verdict définitif de Donatien, qui retrouva d’autres parties du travail : un vrai chef-d’œuvre. Est-il temps de parler de mouettes tridactyles, objet de ce périple en finis terrae, ce pays où s’achève la terre ? Presque.

On apprend avant cela qu’en septembre 1959 – il a 17 ans -, Jean-Yves est de l’aventure d’un des premiers camps de baguage de migrateurs à Ouessant, où se formera une partie de la fine fleur naturaliste de Bretagne. Son père, chasseur et grand amoureux des prés, des bois et de leurs habitants – l’espèce n’est pas si rare -, l’a initié au bonheur du grand dehors. A 17 ans donc, Ouessant et dans la foulée des études de biologie à la fac de sciences de Brest, où il passera un DEA sur le comportement animal en 1964. Son sujet d’études ? Les vers marins.

L’année suivante, il devient le premier assistant du professeur Albert Lucas, glorieux fondateur, avec son ami Michel-Hervé Julien, de la SEPNB (Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne), qui deviendra Bretagne Vivante. Il se lance alors dans une passionnante étude – on ne rit pas – sur la sexualité des bivalves, qui deviendra en 1971 une thèse. Il ne reste plus qu’à mener carrière, ce qui ne sera pas le plus simple. Car il refuse les directions que lui suggère Lucas. L’aquaculture, qui commence dans ces années-là ? Bof. L’écotoxicologie, dada de Lucas ? Non plus. Jean-Yves lâche les mollusques, et se tourne – enfin, on y est ! – vers les oiseaux de mer.

En 1967, il avait trouvé le temps de créer l’association ornithologique Ar Vran et commencé, dans les années suivantes, à s’intéresser de près aux goélands argentés, jusqu’à leur consacrer, à partir de 1974, une étude. Grande trouvaille, au passage : il adapte un système de marquage coloré individuel par bagues, qui permet de suivre les oiseaux à distance, par jumelle et longue vue, et de ne plus dépendre d’une aléatoire recapture des oiseaux. Quand il propose en 1978 au Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d’Oiseaux (CRBPO) – rattaché au Muséum de Paris – d’appliquer le système aux cormorans huppés et aux mouettes tridactyles de sa chère Bretagne, on lui répond positivement.

Pourquoi ces deux espèces ? D’abord parce qu’elles sont très différentes, ce qui ne peut que passionner le chercheur. Le cormoran est un gros père prolifique – 3 à 4 œufs en moyenne -, qui s’écarte fort peu des côtes. La mouette, de son côté, a besoin de falaises pour nicher, mais aussi de l’océan tout entier, où cette hauturière se disperse après la reproduction, des côtes africaines européennes au Groenland. Une autre raison, de simple opportunité, pousse un peu plus Jean-Yves vers les mouettes. Un jeune ornithologue, Alain Thomas, vient d’arriver à la réserve ornithologique de Goulien, sur les falaises du cap Sizun, et il cherche pour sa part un sujet d’études.

Les deux hommes font affaire : à Jean-Yves, le baguage des mouettes; à Alain, leur suivi tout au long de la saison de nidification. C’est le début – nous sommes en 1979 – d’une des plus précieuses et plus rigoureuses études jamais menées au monde sur ce qu’on appelle la biologie des populations. Toutes espèces confondues (voir encadré) ! Mais pour mieux comprendre, rien ne vaut un peu de terrain. On quitte enfin la table accueillante de Jean-Yves – le café est pris – pour rejoindre l’une des plus fabuleuses falaises à mouettes tridactyles qui soient, toute proche de la pointe du Raz. La 5 Z, pour être précis, et Dieu sait qu’il faut l’être. On abandonne sans regret la voiture, on serpente dans la lande, la fougère aigle, les ronciers, juste au-dessus de la mer d’Iroise, étrangement calme pour une fois. La baie des Trépassés se découpe à merveille au nord-est, tout comme la 5 Z, qui abrite quand tout le monde est là, 250 couples de mouettes tridactyles.

On s’assoit, et l’on change aussitôt de dimension. Car l’impossible se produit : Jean-Yves Monnat connaît tout le monde ! Oui, on l’entend parler. Se parler, leur parler peut-être. Le mâle du nid 77 n’a pas encore été vu cette année. Tiens, la femelle du 155 est enfin arrivée. Ah, dans le nid 87, il y a un usurpateur, car ce n’est pas le sien, et tout à l’avenant. « Vous voyez cet oiseau, là, sous le nid 123, avec son aile sous le bras ? ». On essaie, le nez sur la longue vue, on réussit. « Eh bien, il a une histoire très intéressante. Il a été bagué en 1989, l’année où je suis tombé de la falaise, et il a essayé sans succès de se reproduire dans la partie de la réserve de Goulien ouverte au public. Il a aussi essayé à Ouessant, et on l’a vu ici, au Raz, à plusieurs reprises. »

Bien sûr, l’anecdote est passionnante, qui démontre ce qu’un baguage presque systématique permet d’obtenir. Mais pour ne rien vous cacher, on a sursauté en entendant parler de chute, car les falaises font ici plusieurs dizaines de mètres de hauteur ! On fait donc répéter. « Oui, je suis tombé, en juillet 1989. J’étais pressé, l’année avait été mauvaise, je n’avais bagué que 150 poussins à peu près. Or l’un d’eux était tombé du nid, et j’ai voulu le récupérer avec une perche au bas de la falaise. Et quand je me suis retrouvé encordé, dans le vide, tout a lâché d’un coup. Une chute de vingt mètres, directement dans un trou d’eau d’1,10 m de profondeur. »

Par un authentique miracle, Jean-Yves, qui avait oublié d’attacher un nœud, ne se rompt pas (tous) les os. Oui, on avait oublié : pour descendre dans les falaises au-dessus de la vague, il faut être alpiniste aussi. Cela tombe bien, car Jean-Yves Monnat, grâce à un beau-frère suisse, a longtemps été un grimpeur de haut niveau, escaladant les cimes aussi bien dans les Alpes que dans les Pyrénées. Et cela n’est pas de trop, quand il s’agit d’aller baguer un minuscule oiseau sur un tout petit rebord de granite. Une falaise est dite « mûre » pour l’exploit quand le poussin le plus jeune de la paroi est assez grand pour supporter les bagues et que le plus vieux n’a pas plus de 30 jours de vie. Au-delà, trop proche du moment de l’envol, il peut paniquer, et tenter la fuite.

Il existe une fenêtre d’environ un mois pour baguer les centaines de nouveaux-nés, à la moyenne sidérante de 5 par heure de travail. Équipement du grand maître : une perche de stabilisation, une autre pour la capture; un réglet pour mesurer la bête; une musette contenant les séries de bagues; diverses cordes, un casque, une escarpolette, un harnais, un descendeur. Entre autres, et sans compter ce pilulier dans lequel on déposera les parasites de l’oiseau prélevés aux fins d’analyse. Sur la falaise 5Z, les choses se sont brutalement animées. Des squatters chassent sans état d’âme de légitimes occupants, des drames de la vie de couple éclatent à tous les étages, des rencontres se forment.

Deux femelles se lancent dans une épouvantable bataille pour le même nid. Elles se frappent, se piquent, l’une d’elles saigne. Elles s’envolent en se poursuivant, reviennent, se tapent de nouveau l’une sur l’autre. Et il n’y a jamais qu’un vainqueur. Une autre, posée à l’écart de la colonie, est en « congé sabbatique » depuis trois ans, ce qui signifie qu’elle ne pond pas. Elle ne quitte guère son coin de falaise, après avoir tenté un rapprochement avec un mâle, deux ans avant. Ailleurs, un mâle solide « quémande » un accouplement qu’une femelle lui concède d’un hochement de tête. Le mâle ouvre les ailes, soulève la patte droite, prélude à l’amour. Jean-Yves voit tout, décrypte tout, et l’on se demande soudain ce qui est le plus fascinant, de lui ou d’eux.

« Je connais, avoue-t-il à force d’insistance, les 3 000 sites potentiels de nidification du cap Sizun et je connais aussi les propriétaires de chaque nid occupé, soit environ 1 000 couples par an. » Voilà sans doute la principale force de ce travail scientifique. A la différence des grandes colonies de mouettes tridactyles, dans les îles britanniques par exemple, il est possible ici de suivre des individus, dont bon nombre reviennent chaque année. Les plus vieux ont vingt ans de présence ! Au bout d’une simple demi-heure d’observation patiente, Jean-Yves a identifié 111 individus différents et noté leur présence et leurs tribulations sous forme d’énigmatiques hiéroglyphes. Au moment où l’on s’y attend le moins, dans une clameur fantastique, la plupart des mouettes se jettent dans le vide, formant comme un nuage tourbillonnant. Un cri d’alerte a entraîné ce que les biologistes appellent un vol panique.

Que se passe-t-il ? Jean-Yves montre au-dessus de la falaise deux points gris-noir qu’on n’aurait sans doute pas vus sans lui. « Des faucons pèlerins, annonce-t-il. De terribles prédateurs ! ». On s’apprête déjà à repartir, certain que les mouettes, qui se sont posées sur l’océan, à 300 mètres, ne reviendront pas de sitôt. Erreur : en un souffle blanc saturé de cris, elles sont déjà de retour, sur leur morceau de pierre éternel.

——————————————————————————————Encadré

Quand les oiseaux deviennent des individus

En France, la mouette tridactyle se porte bien : ses effectifs n’ont cessé d’augmenter depuis une soixantaine d’années au moins. On estimait leur nombre à 5700 couples en 2000, dont 65% en Normandie et 21% en Bretagne. L’étude commencée en 1979 sous la direction de Jean-Yves Monnat est connue dans le monde entier et a permis d’importantes publications dans certaines des grandes revues scientifiques internationales.

Elle repose sur le baguage d’une majorité des poussins qui naissent dans la zone d’étude – le Cap Sizun -, et le suivi individuel des oiseaux, année après année. Question centrale de ce long travail : comment expliquer les fluctuations parfois étonnantes de la démographie des colonies ? Monnat et ses collègues parviennent à prouver, à l’encontre de l’opinion générale, que les mouettes ne sont pas nécessairement fidèles à vie à leur colonie. Bien mieux, ils démontrent que dans certains cas, des déménagements massifs deviennent la règle. Et notamment après des échecs répétés de la reproduction dans la colonie d’origine.

En somme, les oiseaux évaluent en permanence, avec une grande acuité, la qualité des sites où ils doivent se reproduire. Cette découverte permet au passage de comprendre le « squattérisme », c’est-à-dire l’occupation par la force de nids plus favorables. Mais pourquoi tant d’échecs à la reproduction ? L’étude a montré le rôle énorme, stupéfiant de la prédation. Le Grand corbeau – un oiseau rare – ou la corneille noire sont d’impitoyables tueurs. Un seul couple de ces oiseaux peut détruire la presque totalité de la ponte d’une colonie de plusieurs centaines de mouettes !

L’étude, au total, a permis, du moins pour les cinq colonies du Cap Sizun, de définir un schéma répétitif en cinq étapes. D’abord la fondation de la colonie, puis son accroissement, l’apparition d’un prédateur – qui finit par se spécialiser dans les attaques contre les mouettes -, l’affaissement de la reproduction, et enfin l’émigration massive. Ou les mouettes formeront une nouvelle colonie, ou elles en rejoindront une autre, déjà installée.