Attention, cette enquête a été publiée en mars 2021
Cela
finira mal. Une manifestation monstre vient d’avoir lieu à
Fort-de-France (Martinique) pour protester contre l’impunité dans le
lourd dossier de l’empoisonnement par le chlordécone. Pendant
plus de vingt ans, jusqu’en 1993 au moins, on a utilisé dans les
bananeraies un pesticide qu’on savait cancérogène et très toxique.
Le sang de 90% des Antillais est contaminé par un produit si stable
chimiquement qu’il pourrait être présent dans les sols pendant
plusieurs siècles.
Où
sont passés les documents ? Plutôt, qui les a volés ?
Sont-ils passés à la broyeuse, quelqu’un les a-t-ils planqués dans
un coffre ? Le chordécone est un polar dont les coupables, bien
qu’invisibles, sont connus. Une scène de crime où les victimes
humaines sont des milliers.
Le
résumé est limpide : un poison mortel est épandu entre 1972
et 1993 dans les bananeraies des Antilles, pour y lutter contre un
coléoptère, le charançon. En 1972, c’est Chirac, alors ministre de
l’Agriculture, qui signe l’autorisation. De 1981 à 1993, les
socialos. Que sait-on au départ ? L’essentiel, comme
l’indiquent des documents officiels dès 1968 (1) :« Lors
des essais de toxicité à long terme sur rats, on a observé une
augmentation du poids relatif du foie et des reins chez les femelles
ayant reçu 1ppm [partie par
million] du chlordécone dans le régime (…) D’autres
effets de toxicité se manifestent à partir de 10 ppm. Il y a une
forte accumulation de produit dans les graisses. »
En
1969, c’est pire : «
La toxicité à court terme et à long terme fait apparaître des
effets cumulatifs nets. Sur rats, un régime de 50 ppm a provoqué la
mort de tous les animaux au bout de six mois. L’intoxication se
traduit principalement par des effets au niveau du foie et des reins
».
En 1972, Chirac s’assoit sur les inquiétudes, ce qui n’étonne
guère : dès cette époque, il copine de près avec trois
responsables de l’outre-mer qui auront de lourds ennuis judiciaires :
Gaston Flosse en Polynésie, Léon Bertrand en Guyane et surtout
Lucette Michaux-Chevry, qui sera présidente du conseil général
puis du conseil régional de la Guadeloupe. Le lobby des planteurs –
des Békés, descendants blancs des esclavagistes -, qui s’appelle
l’Association des producteurs de bananes
des Antilles (Asproban)
sait à quelles portes parisiennes il faut frapper.
Où
sont passés les documents ? Pendant
ce temps, une usine américaine de Hopewell (Virginie), fabrique
gentiment du Kepone, nom commercial du chlordécone. Tout va bien,
dans un sens. Mais de mars 1974 à juillet 1975,
76 des 133 salariés présentent des symptômes divers (2), notamment
neurologiques : troubles nerveux, tremblements, perte de poids,
douleurs articulaires, oligospermie [diminution du nombre de
spermatozoïdes].
La
direction commence par dire qu’ils sont des ivrognes. Mais difficile
de dire la même chose de la James River, qui se jette dans la
Chesapeake Bay. Pendant près de dix ans, on a balancé dans la James
des résidus de chlordécone, ce qui conduira à l’interdiction de la
pêche sur 150 km, mesure qui restera en vigueur 13 ans. Le scandale
est immense, et fait l’objet de centaines d’articles et d’émissions.
En
1975, le chlordécone est définitivement interdit.
À Paris,
nos experts toxicologues, ceux qui siègent à la Commission des
toxiques – ComTox pour les initiés – continuent à
autoriser le chlordécone comme si de rien n’était. Et parmi eux,
son président René Truhaut, pape de la toxicologie en France (voir
encadré). Il sait tout de la folie Hopewell, mais il couvre. Parmi
les fort rares documents sauvés du vol, un attire l’oeil : le
compte-rendu d’une séance de la ComTox, le mardi 1er février 1972.
Sont présents Truhaut, trois fonctionnaires proches des fabricants
de pesticides, Guy Viel, Lucien Bouyx et Hubert Bouron, enfin deux
représentants directs de l’industrie, MM.Métivier et Thizy. Ce
n’est déjà pas si mal, mais il y faut ajouter le cas François Le
Nail, présent lui aussi, qui dirige le faux nez de l’industrie
appelé Chambre syndicale de la phytopharmacie.
Où
sont passés les documents ?Après
avoir pris la suite en 1957 du premier lobbyiste français des
pesticides, Fernand Willaume, Le Nail est devenu un
manipulateur-en-chef. Il organise des congrès truqués, faussement
scientifiques, où tout le monde s’embrasse sur la bouche : ceux
de l’agro-industrie, des pontes de l’Inra, de haut-fonctionnaires du
ministère de l’Agriculture, des « scientifiques » amis.
Dans un document entre les mains de Charlie, Le Nail écrit à propos
d’un congrès tenu en 1970 en présence de l’inévitable René
Truhaut, : « Ce
Congrès a servi le prestige de notre profession, mais le plus grand
avantage (…)ne doit pas passer inaperçu : pendant ces trois
années de préparation, les réunions des comités, commissions et
groupes de travail, les innombrables rapports avec les chefs de
départements et les responsables de l’Inra, de hauts
fonctionnaires, les journalistes de différentes origines…nous ont
permis (…)d’accroître un capital de relations utiles sur le plan
des intérêts professionnels ».
C’est donc à
ces gens charmants que l’on demande de jauger et de juger la toxicité
du chlordécone. Faut-il sérieusement s’étonner de la disparition
de 17 années d’archives ? En effet, on apprenait en 2019 que
les comptes-rendus de la Com-Tox, entre 1972 et 1989 demeuraient
introuvables. On ne saura donc pas pourquoi la sainte alliance entre
l’industrie, la haute administration du ministère de l’Agriculture,
et les toxicologues a réussi un crime parfait.
La suite
serait presque burlesque. L’année 1980 est de grande incertitude. En
France, la Société d’exploitation de produits pour les industries
chimiques (SEPPIC) n’a plus accès au chlordécone, interdit aux
États-Unis, et doit cesser sa production de Kepone, qui en contient.
Début 1981, les planteurs antillais de bananes en sont réduits à
liquider leurs réserves. Mais une divine surprise se prépare :
l’arrivée de la gauche au pouvoir. En mai, Mitterrand s’installe à
l’Élysée, et une certaine Édith Cresson devient ministre de
l’Agriculture.
Où sont
passés les documents ? Alors commence une danse du ventre
du lobby des planteurs, menée par l’entreprise de planteurs békés
Laurent de Laguarigue, qui a racheté un brevet de production du
poison. Attention, cela va aller très vite : Cresson, qui ne
connaît rien à l’agriculture, est à peine installée au ministère
qu’elle signe en juin une autorisation pour un nouveau nom
commercial, le Curlone, autre nom commercial du chlordécone.
Comment
est-ce possible ? En l’absence de documents de la Com-Tox, trois
commentaires restent possibles. Un, la fine équipe Truhaut-Le Nail,
ou ses successeurs, est forcément derrière la demande
d’homologation. Deux, le cabinet de Cresson est farci d’ingénieurs
du Génie rural et de responsables de la Confédération nationale de
la mutualité, de la coopération et du crédit agricole (CNMCCA),
qui a donné naissance à Groupama et au Crédit Agricole. Tous
acquis au triomphe de l’agriculture industrielle, ainsi qu’on se
doute. Trois, Cresson reste totalement responsable (voir encadré).
Qui signe un texte au nom de tous en supporte fatalement les
conséquences. Sinon, on peint la girafe au Jardin des Plantes.
Car
en effet, dès 1975, l’INRA a confié au chercheur Jacques Snegaroff
un rapport. En 1977, la messe est dite : en Guadeloupe, tout est
pourri de chlordécone. Le sol des bananeraies, le rivage marin, les
sédiments. En 1980, nouveau rapport du chercheur de l’INRA Alain
Kermarec. Luc Multigner, de l’INSERM, n’en est pas revenu : « Sa
lecture m’a laissé pratiquement tétanisé lorsque j’ai
découvert le niveau de contamination (…) par différents produits
phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à
celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d’un facteur
dix, cent, parfois mille, celles des autres pesticides ».
Où
sont passés les documents ?C’est
donc en toute lucidité que le cabinet Cresson donne une autorisation
scélérate, dont il n’aura jamais à rendre compte. Henri Nallet,
socialo bon teint, ancien employé de la FNSEA, prendra la suite au
ministère de l’Agriculture. Puis Louis Mermaz, socialo aussi. Enfin
Jean-Pierre Soisson, centriste rallié aux socialos après 1992.
Chacun d’entre eux ajoutera une criminelle signature au bas de
dérogations permettant d’épandre le chlordécone jusqu’en…1993 .
Officiellement, car selon l’ancien député de la Martinique Guy
Lordinot, « L’État
fermait les yeux sur l’utilisation
de cette molécule dans les bananeraies, bien après
l’interdiction. » Et
pour Joël Augendre, auteur du premier rapport parlementaire sur le
chlordécone en 2005, « En 2005
en Guadeloupe, nous avons constaté qu’il
y avait du chlordécone utilisé sur des habitations ».On
ne serait pas autrement étonné qu’il y ait encore quelque stock
bien dissimulé.
L’affaire
du chlordécone, on l’aura compris, réclamerait une mise en cause si
profonde des pouvoirs en place qu’elle risque de s’enliser à jamais.
Sauf révolte profonde et durable, que l’on souhaite aux peuples des
Antilles. Pour l’heure, on refuse obstinément de s’en prendre aux
politiques, aux experts, aux commissions officielles, au ministère
de l’Agriculture. La note de centaines de millions d’euros, peut-être
de milliards, est pour la société. En 2001, un certain André
Rico, successeur de René Truhaut à la ComTox, déclarait
vaillamment au cours d’un colloque de l’UIPP, qui regroupait les
intérêts de Bayer-Monsanto,
BASF, DuPont, Dow : «
Tous les êtres vivants sont protégés contre les effets des
produits chimiques qui nous entourent et nous sommes bien protégés
contre les faibles doses… Ce n’est pas à nous de prendre des
décisions par rapport à ceux qui vont naître ; les générations
se démerderont comme tout le monde ».
Compris ?
(1)www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/RAPPANR5L15B2440-tI.html
(2)
pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/78669/
L’encadré
qui suit doit être placé à la suite du papier principal :
Et
la suite s’appelle SDHI
L’impunité
est un beau pays. La Direction générale de l’alimentation (DGAL)
est ce bastion du ministère de l’Agriculture d’où ont « disparu »
17 ans d’archives du chlordécone. En 2001, l’Union
nationale de l’apiculture française (Unaf) dépose une plainte
pénale qui met en cause les conditions d’autorisation du Gaucho, ce
néonicotinoïde de Bayer massacreur d’abeilles. Le juge Ripoll
décide une perquisition au siège de la DGAL et manque de mettre en
garde à vue sa directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui refuse
de lui montrer le dossier du Gaucho. Geslain-Lanéelle sera plus tard
directrice exécutive de l’Autorité européenne de sécurité des
aliments (EFSA), structure dévorée de l’intérieur par de
gravissimes conflits d’intérêts. En 2019, elle est la candidate de
Macron au poste de directrice générale de la FAO.
Tout
continue comme avant. Fin 2017, Pierre Rustin, scientifique de
réputation mondiale, alerte l’ANSES, cette agence publique qui gère
désormais en notre nom les autorisations de pesticides. Avec sa
collègue Paule Bénit, il vient de découvrir l’existence d’une
nouvelle classe de pesticides, les SDHI, qu’on épand massivement sur
les céréales, les arbres fruitiers, les semences, les tomates et
pommes de terre, les terrains de foot. Les deux sont soufflés, car
la structure chimique des SDHI ne s’attaque pas seulement aux
champignons pathogènes – leur cible -, mais à tous les êtres
vivants, humains compris, en détraquant leur fonction respiratoire.
L’ANSES,
très proche des intérêts industriels, traite les chercheurs avec
arrogance et mépris, et refuse jusqu’aux études scientifiques
limpides qu’apportent dans leur besace Rustin et Bénit. Les SDHI, un
nouveau chlordécone.
ENCADRÉ
René
Truhaut, premier des responsables
René
Truhaut, né en 1909, est l’homme du chlordécone, celui dont
pourtant personne ne parle. Après-guerre, il va dominer de loin la
toxicologie officielle, celle qui décrit et analyse les poisons, au
moment où déferle la chimie de synthèse. Ce qu’on sait moins,
c’est qu’il a partie liée dès 1948 avec un petit journal qui sera
le vecteur de la diffusion des pesticides de synthèse chimique en
France, Phytoma. Pas de
malentendu : à l’époque, Truhaut pense comme beaucoup que les
pesticides sont la solution, non le problème. Quand paraît en 1962
le livre de Rachel Carson Printemps silencieux –
il rapporte le grand désastre du DDT et d’autres produits -, ce sera
trop tard. Truhaut est alors comblé d’honneurs et de légions
d’honneurs diverses, et il refuse de mettre en cause des décennies
d’avantages.
En
1970, il se déshonore en patronnant à Paris une conférence
pseudo-scientifique, menée en sous-main par le manipulateur du
dossier de l’amiante, Marcel Valtat. Les défenseurs des pesticides
préfèrent oublier qu’il est l’inventeur – d’ailleurs contesté –
de la Dose journalière admissible (DJA), cette grande mystification.
En théorie, si on ne dépasse pas la DJA d’un pesticide, tout va
bien. Telle est la base d’un édifice de normes qui permet à
l’industrie de continuer à vendre ses pesticides. Laquelle ne s’y
est d’ailleurs pas trompée, qui précise dans un document de 2000
(1), à propos de la DJA : « Outre ses effets
potentiellement bénéfiques pour la santé, l’harmonisation des
procédures en matière de normes alimentaires représente un
avantage économique sous la forme d’une suppression des obstacles
au commerce international ».
Le
pauvre Truhaut avait-il conscience d’être un instrument commercial ?
Peut-être bien. Dans l’un de ses derniers articles, en 1991 – il
est mort en 1994 -, il note sans trop de gêne : « L’application
[de la DJA]
a rendu de grands services aux autorités chargées de
l’établissement des régulations dans le domaine agroalimentaire
et grandement facilité le commerce international ». Qui
veut comprendre le chlordécone doit d’abord comprendre Truhaut. Car
c’est lui qui a couvert de sa haute autorité les premières
autorisations d’épandage. Pourquoi ?
(1)
ilsi.eu/wp-content/uploads/sites/3/2016/06/C2000Acc_Dai.pdf
ENCADRÉ
Toxique
pendant des siècles
Il
est difficile de surestimer la dangerosité du chlordécone. Des
études indiscutées montrent des effets foetotoxiques,
reprotoxiques, néphrotoxiques, cancérogènes puissants chez
l’animal. Chez l’homme, le lien entre le chlordécone, certains
cancers du sang et celui de la prostate est établi de longue date. .
Quant au cancer de la prostate, la Martinique – et très près
derrière la Guadeloupe – bat en la matière des records mondiaux.
Ajoutons cet impensable : la structure chimique du chlordécone
est d’une stabilité rare. En l’absence de traitements pour l’heure
inconnus, il pourrait rester dans les sols jusque pendant
six…siècles.
ENCADRÉ
Les
ministres sont bien planqués
Mais
qui diable les protège ? Quatre ministres vivants ont
contresigné des autorisations entre 1981 et 1993. Par ordre
d’apparition sur le banc d’infamie, Édith Cresson, Henri Nallet,
Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Un premier rapport d’information
parlementaire, en 2005 cite incidemment le nom de trois d’entre eux,
Nallet, Mermaz et Soisson, mais pas celui de Cresson. Et aucun n’est
seulement interrogé. Idem dans le cadre de la commission d’enquête
parlementaire de 2019, qui se paie un beau voyage aux Antilles, mais
omet d’auditionner les quatre anciens ministres.
Il
y aurait pourtant beaucoup à dire. Ne serait-ce qu’à propos de
l’excellent Henri Nallet. Ce dernier a commencé sa carrière à 25
ans comme chargé de mission de la FNSEA, syndicat-clé de la
dissémination des pesticides en France. Pendant cinq ans. Il sera
ensuite conseiller agriculture de Mitterrand après 1981, puis
ministre de l’Agriculture. Entre 1997 et 2013, il devient lobbyiste
de luxe du laboratoire pharmaceutique Servier, celui du Mediator.
Une carrière exemplaire, d’une cohérence rare.