J’y suis allé. Je suis descendu au ruisseau, tentant d’éviter, vaille que vaille, les chemins d’homme. Et j’y suis parvenu, trouvant dans la pente de plus en plus raide les voies étroites par lesquelles les animaux circulent sans rendre compte, entre buis et roc. Bien entendu, j’ai glissé, et à de nombreuses reprises. M’arrachant une fois un bout de peau de la paume droite. Deux jolis bouts, en fait. Mais le soleil d’hiver était là, juste au-dessus des pins sylvestres, et j’ai continué. Au bas, le ruisseau coulait.
C’est un modeste et son cours est le plus souvent incertain, mais il coulait. Le dégel avait détruit la beauté des glaces, à peine si j’ai pu attraper une motte de cristal, que j’ai aussitôt jetée dans l’eau en pensant à quelque chose de beau et de grand.
Ensuite, j’ai traîné, écoutant sans relâche le silence froid. J’ai découvert plus haut les traces d’un drame antique, juste au confluent du ruisseau et du jet qui coule de la combe sauvage. Là où se cachent les cerfs. Un chevreuil avait péri, dont il ne restait que le crâne et la mâchoire supérieure, attachés à la colonne vertébrale, ainsi que des touffes de poil. L’œuvre était neuve encore, car il restait à prendre, à dévorer.
Mais qui l’avait tué ? S’était-il cassé une patte avant que le renard ne l’achève ? Avait-il simplement fait une mauvaise rencontre ? Avec le plomb d’un fusil, peut-être ? Je dois avouer que j’ai pensé au loup. C’est absurde, car le loup n’est plus depuis longtemps, par ici. Mais mon ami Patrick, qui vit là, me dit sans cesse qu’il va bientôt revenir, et au fond de moi, je sais qu’il a raison. Figurez-vous que le dernier des Mohicans de la contrée, un vieux paysan menant son troupeau comme il y a trois mille ans, se rappelle tous les lieux, tous les toponymes, le nom de chaque champ, dont certains ont été imaginés il y a dix siècles au moins. Or il y a un territoire, à deux kilomètres environ, à vol de circaète du moins, qui s’appelle Càntaloup. Là où chante le loup. Dans la langue occitane telle qu’on la parle ici, le loup, c’est le loup, qu’on prononce loupe. On dira, mais plus personne ou presque ne dit : Fo un frech d.loup. Pour signifier qu’il fait un froid de loup.
Quoi qu’il en soit, je crois qu’il suffit d’attendre. Je sais bien qu’on le recevra, dans ce pays de brebis, avec fusil et poison. Mais j’attends quand même, espérant. La langue espagnole espère et attend avec un seul mot : esperar. Hay que esperar. Seguro.
Le lendemain, je suis allé à la rivière. Elle se mérite, elle est la grande maîtresse, la vraie prêtresse du pays. Je suis allé la visiter, et je dois dire à quel point elle ne ressemble pas au ruisseau qui se jette pourtant en elle. Je suis allé la saluer, comme à chaque passage. Il faut marcher, descendre dans un bois de châtaigniers laissés dans le plus total abandon.
Beaucoup des arbres sont tombés ou se courbent, de même que les deux mazets de la pente, des cabanes dont les schistes se disloquent sans que jamais on ne soit là pour assister à l’événement. Il faut descendre, donc, et s’arrêter tous les dix mètres, parce qu’il y a à voir. Des troncs creux, emplis d’un terreau brun, pleins d’une décomposition dans laquelle on peut plonger la main, et sentir la vie. Des coussins de mousse, près desquels l’araignée a tendu ses pièges. Des tapis de feuilles, mortes l’an passé, il y a deux ans, trois ans et plus, et qui enguirlandent encore le sol de pierre.
On l’entend de loin. La rivière est une voix de basse intensité, qui prend le pouvoir doucement. Ce n’est pas un rugissement, bien sûr, ni même un grondement. C’est un avertissement, l’affirmation d’une force si supérieure qu’elle n’a pas besoin de hausser le ton. Un moment, on devine ses cisailles d’argent, qui coupent le monde en mille lanières. Le cœur se met à battre, c’est une pulsion des origines, la joie première. Et quand on approche enfin, lorsque le rideau des arbres se lève et s’écarte, on assiste à un second lever du jour.
Car la rivière est une lumière. Tout à l’heure, j’en ai été ébloui. La crue était passée et avait dispersé des troncs et des branches noueux, formant un Mikado d’aulnes et de saules. De là-haut, je croyais, navré, qu’il s’agissait des restes d’un feu de camp géant. Mais c’était la folie de novembre qui avait bouleversé la géographie des rives.
Je n’ai pas réellement le temps de vous parler de la falaise, ni de ses lichens gris, ou verts, jaune d’or parfois. Et donc de ces peintures de guerre, ou de fête, selon l’humeur. C’est affreux, car la muraille est ocre rouge, au soleil du moins, et ses arêtes coupent l’horizon en direction de l’Est. Elle forme une infinité d’angles droits, de cubes et de polyèdres, mais certains saillants ressemblent à des profils humains, et surtout fantastiques. Sur les corniches, sur les ressauts, sur la plupart des saillies, l’arbre est venu. Des hêtres dans les bas, des chênes blancs sur les hauts.
Je me demande où sont passés les têtards de l’été. Et la couleuvre vipérine. Et la chaleur. Et le rouge-queue noir, dont il reste pourtant le nid passé, au creux d’un énorme rocher du bord de l’eau. J’aimerais tout simplement guetter leur retour à tous.