Archives mensuelles : janvier 2010

Gagnez 18,50 euros en ma compagnie (et celle de Jospin)

 

J’avoue tout de suite, ce qui m’épargnera pour la suite : cet article est un cas flagrant de masochisme. Je ne suis pas affecté de ce mal chaque jour, ni chaque semaine, mais quelquefois, il faut bien dire que je n’y coupe pas. Exemple assuré avec le parcours (rapide, très rapide) que je viens de faire d’un livre que je vous déconseille fortement. Son titre : Lionel raconte Jospin. Son éditeur : Le Seuil. Ses auteurs, outre Jospin lui-même, sont les deux journalistes qui l’ont interrogé : Pierre Favier, ancien de l’AFP, et Patrick Rotman, documentariste. Son prix, comme indiqué dans le titre : 18,50 euros.

Ne le lisez pas, ne faites pas comme moi. Le maigre paradoxe de cette affaire, c’est que ce pauvre livre demeure intéressant. Mais à la vérité, sans doute pas pour les raisons que souhaiteraient ses auteurs. Avec votre autorisation, je découperai mon propos, avec l’arbitraire qui me caractérise, en deux parts inégales. L’une fondamentale, à mes yeux du moins. Et l’autre contingente, où vous retrouverez, pour les plus fidèles de Planète sans visa, certaines obsessions bien (trop) personnelles. Commençons par le principal. Souvenez-vous que Lionel Jospin a été le Premier ministre de la France entre 1997 et 2002, et que s’il n’avait pas été aussi sot – politiquement, s’entend -, il aurait été élu président de la République à la fin de ses cinq ans à Matignon, au lieu que de donner les clés à Chirac, qui se sera assoupi dessus, n’insistons pas. Jospin a donc été, pendant trente années, l’un des responsables les plus en vue du principal parti d’opposition au pouvoir actuel, et il fait montre, dans ces entretiens, d’une cécité totale à la seule question qui, désormais, vaille : la crise écologique.

Je vous le dis comme je le pense, ce texte insipide est un monument érigé à la gloire de la sottise. La sixième crise d’extinction, la plus grave de l’avis de la plupart des biologistes depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années, jette à la fosse commune des milliers d’espèces animales et végétales. Le vivant est ainsi atteint dans son cœur. Mais Jospin pense et parle de la Corse et du préfet Érignac, du PCF de 1981 et des tactiques mitterrandiennes pour en réduire l’influence, de Michel Rocard, de Laurent Fabius, de Claude Allègre, de Mazarine Pingeot, de ses dérisoires campagnes électorales, de ses ridicules affrontements de congrès, de ses si vaines et si fugaces espérances présidentielles.

La faim ravage la planète, les villes ne sont plus que dépotoirs où l’on entasse les humains, le pétrole s’épuise, les biocarburants déferlent, les forêts brûlent, l’eau manque et les grands fleuves meurent les uns après les autres, la contamination chimique empoisonne la totalité des êtres, les océans sont bouleversés pour des dizaines de milliers d’années au moins par la surpêche, le nucléaire se répand comme la peste qu’il est, l’érosion et le désert engloutissent des régions entières, le dérèglement climatique, par-dessus le tout, menace la Terre du chaos et de la dislocation des sociétés humaines, mais Jospin n’a pas un mot pour ces phénomènes écosystémiques, planétaires, essentiels et même cosmiques. Jospin aura traversé sa vie en aveugle. Il ne sait rien, n’a rien lu ni rien compris, il croit visiblement que faire de la politique consiste à faire de la politique. On hésite. Faut-il le plaindre ? Faut-il le moquer ? Moi, je dois vous avouer tout net que je le trouve lamentable.

Pourquoi ce mot rude ? Je vais vous expliquer mon point de vue. Je ne reproche pas à Jospin de ne point partager ma culture et la vision du monde qu’elle impose. Je ne suis pas à ce point abruti. Non. Je lui reproche de ne pas même avoir eu la curiosité intellectuelle de lire deux ou trois livres, de rencontrer deux ou trois intellectuels qui eussent pu l’éclairer. Je lui reproche de s’être vautré pendant cinquante ans dans la sous-culture de l’univers politicien, qui exclut les grands questionnements,  et partant, tout basculement. Pauvre monsieur, pauvre vieux monsieur désormais, qui entendait diriger la France sans rien savoir, aucunement, sur la marche du monde. Voyez, finalement, je le plains. Et j’ajoute : je nous plains, nous qui avons bel et bien mérité cet homme-là.

Je vous avais promis deux parties, et j’espère que vous me pardonnerez ce que, d’emblée, j’ai présenté comme contingent. J’aurais pu ne pas en parler, mais ma pente naturelle me pousse à le faire. Vous pouvez éventuellement sauter. Le 28 juin 2001, j’ai publié dans le quotidien Le Monde une tribune qui n’avait rien à voir avec l’écologie. Elle était intitulée L’étrange monsieur Lambert, ce dernier étant encore à l’époque – il est mort depuis – le chef du mouvement appelé Organisation communiste internationaliste (OCI), auquel Jospin avait adhéré clandestinement dans les années 60. On s’en fout ? Pas moi. Je rappelle que Jospin a failli devenir notre président. Or, dans la tribune du Monde, jamais attaquée, jamais contredite, je racontais des choses extrêmement graves sur l’OCI, Lambert et donc Jospin. Notamment sur la « préhistoire » de Lambert, qui plonge ses racines dans les années de guerre. Notamment sur les liens entre Lambert et Alexandre Hébert, invraisemblable pilier du syndicat FO. Notamment sur l’attitude si baroque des « lambertistes » pendant la guerre d’Algérie, pendant mai 68, puis les années 70. Notamment sur la violence. Notamment sur le refus obstiné de participer aux mobilisations de l’extrême-gauche de ces années-là, qu’elles soient antiracistes, féministes, antinucléaires, antifascistes, antimilitaristes. En résumé, tout montre que l’OCI n’a jamais appartenu à cette nébuleuse connue sous le nom d’extrême-gauche. Mais alors, pourquoi avoir fait semblant ?

Aujourd’hui, bien des gens de ce courant funeste, de Jospin à Benjamin Stora, en passant par Pierre Arditi, Bernard Murat ou Bertrand Tavernier, veulent croire que l’OCI, à laquelle ils étaient liés à des titres divers, était en réalité l’une des composantes de mai 1968. Mais c’est simplement faux. Une structure pyramidale, ayant pour sommet Lambert, s’est absolument opposé à ce mouvement de la jeunesse, pour des raisons qui restent à éclairer, mais qui laissent entrevoir d’étranges coulisses. Et ce livre sur Jospin, alors ? C’est bête, mais j’ai été indigné de la manière dont Favier et Rotman le laissent présenter son engagement de près de trente années dans le mouvement lambertiste. Au moment où je vous écris, nul ne sait précisément quand il y a adhéré, ni quand il l’a quitté. On peut estimer qu’il est resté dans l’orbite de ce si curieux mouvement entre 1960 et 1985, voire 1987. En mai 1968, que Jospin présente en 2010 comme une aventure sympathique, les lambertistes intimaient l’ordre à ses membres, donc Jospin, de ne pas se rendre sur les barricades d’un mouvement jugé comme un complot du pouvoir gaulliste. Quand Jospin ose dire à Rotman et Favier que 68 lui « a paru passionnant par la radicalité de ses remises en question (page 41) », ou bien il ment, ou bien il se ment.

Le fait est en tout cas qu’il adhère au parti socialiste à la fin de 1971, alors qu’il est encore un militant de premier plan, mais secret, de l’OCI de Lambert. Et là, nouveau mystère sidérant, dont semblent se contreficher Rotman et Favier. En 18 mois, ce militant de base sans passé, sans grand charisme – si ? – parvient à un poste stratégique à la tête du PS de Mitterrand. Le voilà intronisé, à la stupéfaction générale, secrétaire national à la formation et membre du Bureau exécutif. Je n’ai pas d’explication, mais je sais qu’il y en a une. On ne me fera pas croire que, dans ce parti d’ambitieux et d’arrivistes, cette ascension de météore a pu être le fait du hasard. Non, vous repasserez plus tard pour les contes de fées.

Je me doute bien que certains d’entre vous se demanderont pourquoi diable je perds du temps dans ces embrouilles passées. Mais il ne s’agit pas forcément du passé. La France a failli élire président de notre République un homme qui a caché des pans essentiels de sa vie, non pas privée, mais politique, intéressant au premier chef les citoyens de ce pays. Il s’était passé exactement la même chose à propos de Mitterrand et de son amitié indéfectible pour le secrétaire général de criminelle police de Vichy, René Bousquet. Nous en faudra-t-il donc un troisième ? Une troisième ? Nous sommes tous, je dis bien tous complices de ces silences aussi révélateurs que bien des paroles. Croyez-moi ou non, tant que la société sera aussi indifférente à la question de la vérité, elle n’avancera pas d’un pas. Dans aucun domaine. Pas davantage dans celui qui m’obsède tant, et qui est la crise de la vie sur terre. Croyez-le ou non, mais cette facilité avec laquelle une société éduquée accepte sans broncher les pires bobards ne prépare pas les lendemains que je continue pourtant à espérer.

Mais comment ai-je pu oublier Tomás O’Crohan ?

 

Alors que s’achève ce lundi 18 janvier 2010, il me revient en tête, avec la force qu’a ce personnage, Tomás O’Crohan. Ou bien plutôt Tomás Ó Criomhthain, son vrai nom gaélique. Tomás était pêcheur, né dans les îles Blasket, sur la côte ouest de l’Irlande. Et si j’ai pensé à lui, c’est pour la raison que je l’ai oublié dans mon article précédent, consacré à Ouessant et à Yvon Guermeur. Or il y avait sa place. Or il y aurait été à sa place. Mais comme je n’ai pas voulu lui consacrer un simple post-scriptum, voici donc quelques mots sur ce prodige.  

Sur les îles Blasket, d’abord. L’étymologie de leur nom pourrait remonter à cette langue médiévale scandinave qu’on appelle le vieux norrois, ou encore le vieil islandais. Il existe bien un mot proche, en norrois, qui est brasker, et qui signifie endroit dangereux. Si c’est vrai, je n’aurai qu’un commentaire : bien vu. Les Blasket, dont l’État a expulsé les derniers habitants en 1953 - pour la raison grotesque de leur offrir le confort « moderne » - sont en effet un archipel où le paysan-pêcheur affrontait de perpétuelles tempêtes.

Tomás a sans doute été l’un des beaux représentants de cette tribu des Blasket, vivant dans une autarcie presque complète. Né en 1856, mort en 1937, il aura mené la vie rude d’îlien perdu, voué à une pêche toujours incertaine, toujours recommencée. Pour quelque obscure raison, il était aussi un écrivain d’immense portée. Spontanément, sans bien entendu le savoir lui-même. Vers 1925 - à 69 ans ! - il commença d’écrire, sous la forme de lettres à un ami, An tOileánach, qui est un chef-d’œuvre. An tOileánach a été traduit du gaélique par Jean Buhler et Una Murphy, sous le titre de L’homme des îles. L’autre jour, il y a un mois peut-être, j’ai supplié un frère, Emmanuel, de l’acheter et de le lire. J’ai pour ma part une édition de poche parue dans la collection Voyageurs, chez Payot. Hélas ! hélas pour lui, Emmanuel m’a annoncé que le livre se trouvait épuisé.

Il va donc falloir me faire confiance. Ce livre est envoûtant de la première à la dernière ligne. Car l’on y mène la vie des Blasket à la fin du 19ème siècle. Réellement. On hisse le cochon de Diarmid sur le char, ce qui n’est pas rien. On entonne en chœur « La douce colline de la femme aux cheveux noirs », avant de boire sa chope de bière, ou deux, ou plus. On hisse la voile pour se rendre à Dingle, au bout de la péninsule. On remonte les casiers à homards, on pêche le maquereau, quand il daigne se montrer. En mer, on trime. À terre, encore plus si cela se peut. Tomás : « Vers le 1er mai de cette année, il y eut du maquereau à prendre, et nous en retirâmes un bon paquet de sous. J’en avais pour cinq livres après une seule semaine. Puis mon père mourut et je dus utiliser mes cinq livres à le mettre au cercueil. Les cercueils de l’époque n’étaient pas aussi chers qu’aujourd’hui. Un enterrement complet coûtait alors dans les dix livres. Il est souvent revenu à trente livres depuis lors.

   » Après avoir connu toutes ces traverses, je dus exiger encore davantage du travail de mes os; tout le travail que j’avais accompli dans le petit champ ne me rapporta pas deux sacs de pommes de terre; je n’en tirai que trois moissons d’avoine, la dernière étant la meilleure ».

Ce pourrait être sinistre, et c’est souvent fort drôle, car Tomás est un homme qui aime rire, faire des farces, et la fête. Est-il toujours fiable ? Je n’en mettrai pas ma main au feu. Il raconte ainsi avoir été sévèrement mordu par un phoque, qui lui aurait arraché un notable bout de chair au mollet. La sorcière de l’île - 160 âmes au total -, présente à la maison quand  Tomás revient avec son affreuse blessure, rapporte alors ce qu’il faut faire pour sauver sa jambe. C’est très simple : il faut appliquer un morceau de phoque sur la plaie vive, serrer avec un pansement, et attendre huit jours. À la suite de diverses péripéties, l’oncle Diarmid réussit à tuer un autre phoque, et ne « s’arrêta qu’après avoir serré dans ma jambe un morceau de chair du phoque et, une semaine après, je me portais aussi bien que je m’étais jamais porté ».

À part cette histoire, qu’il est bien difficile de prendre au premier degré, le reste se lit comme une vie. Il faut que je m’arrête, ou je vais tout vous raconter. Un dernier extrait, où apparaît un autre gosse de l’école, « le Roi » Pats Micky, que Tomás n’aime guère. Et rions ensemble : « Nous avions un poste de garde qui signalait tous les bateaux venant à nous, car des gens déplaisants étaient dans les parages à l’époque, des rôdeurs et des baillis prompts à s’emparer de tout ce qui leur tombait sous la main et qui vous auraient laissé mourir de faim, même s’ils allaient tous finir leurs jours dans les asiles des pauvres, sans être pleurés par personne.

   » Mais ce jour-là, l’homme du bateau n’était pas de cette trempe ; c’était un inspecteur des écoles. A cette nouvelle, nous n’en menions pas large. Un gars n’arrêtait pas d’aller sur le pas de porte pour voir quand le visiteur serait en vue. Une vigoureuse fille fut la première à le voir. Elle se rua de la porte à sa place avec une expression d’horreur. Il fit bientôt son entrée. On voyait ici et là des gosses avec une main sur la bouche ; quant aux grandes filles, l’une d’elle éclata de rire et une autre suivit bientôt. L’inspecteur avait la tête en l’air, examinant tantôt la paroi, tantôt les poutres du toit, tantôt les écoliers.

       — Sainte Marie ! me glissa le Roi dans un murmure, il a quatre z’yeux ! — Oui, lui dis-je, et une lumière qui se reflète dedans. — Je n’ai jamais vu un homme pareil, dit-il.

  » Chaque fois qu’il tournait la tête, une lueur étincelante brillait dans ses yeux. A la fin, toute la bande éclata de rire ; tous les grands et tous les petits hurlaient de peur. L’institutrice eut tellement honte qu’elle manqua s’évanouir et l’inspecteur ne se tenait plus de rage.

       — Il y aura un meurtre, me dit le Roi dans un souffle, je me demande si personne a jamais vu un homme avec quatre z’yeux.

  » C’était la première personne portant des lunettes que les enfants avaient jamais vue ».

Je ne vois guère quoi ajouter. Si, tout de même : j’aime les îles. Et la littérature, et finalement tant de choses et tellement d’êtres que je ne saurais me plaindre de rien. D’ailleurs, je ne me plains de rien.

Pour Yvon Guermeur, découvreur d’Ouessant

 

J’aime la mer, et La Mer aussi. C’est un roman que peut-être certains d’entre vous ont lu. Je dis peut-être, car je crois qu’il n’est guère connu. Édité en Allemagne en 1911, il a ensuite été traduit en français, avant de tomber entre mes mains. Son auteur ? Bernhard Kellermann, qui a séjourné à Ouessant pendant quelques mois de 1907. La Mer parle de cette île du bout du continent européen, où l’océan est la seule vraie puissance.Le narrateur y rapporte, à la première personne, des amours compliquées et des amitiés confuses, avant qu’il ne quitte Ouessant, sans doute pour n’y plus revenir. Roseher est blonde, au milieu des femmes noires de l’île. Yann est un pêcheur merveilleux. Yvonne est une fille qui ne refuse guère ses grâces. Le narrateur habite pour sa part la « Villa des tempêtes ». Au cours d’un de mes séjours sur l’île, il ne m’a pas été difficile de retrouver sa trace. Car cette « villa » existe, bien qu’elle soit en ruines. C’est un bâtiment près de la pointe de Pern, qui abrita, jusque vers 1900, une corne de brume, actionnée, je crois bien, par une paire de nobles chevaux de labour.

Qui n’a jamais vu la pointe de Pern est un insolent veinard. Il lui reste au moins cette merveille-là à visiter, qui n’est pas si loin d’ici. Et qui l’a vue est encore plus chanceux, car jamais il n’oubliera. Jamais je n’oublierai les nunatak de Pern. Ce sont des rocs face à la mer, qui font songer aux statues de l’île de Pâques. L’homme n’est pour rien dans ces sculptures naturelles, léguées par la dernière époque glaciaire, qui continueront de défier longtemps encore nos frêles existences. La première fois que je me trouvai auprès d’eux, je reconnus aussitôt quantité de personnages. Il y avait là un vieux pirate, tête renversée, qui riait à gorge déployée. Aussi une bête étrange dont je ne savais le nom, avec une corne de rhinocéros en lieu et place du front. Un rocher isolé s’était fait une tête de chien, et disposait même de deux pattes avant, étirées jusqu’à la lande. Partout, des Indiens à crête de Huron paraissaient dormir en fourbissant leur tomahawk. Je n’en menais pas large.

Que cette île soit de sortilège, chacun le sait. Moi, je l’ignorais encore. Il me fallait voir l’océan. À Pern, il vient buter contre la roche depuis les houles si profondes venues d’Amérique. Entre ce continent que nous, Européens, avons tué avant de le comprendre, et Ouessant, il n’y a rien. C’est-à-dire tout. Une masse qui réduit nos dimensions à celles qui sont les nôtres. « Quand je rentrai chez moi, raconte le narrateur de La Mer, la Villa des Tempêtes était comme couverte d’une lèpre. Des ballots d’écume tourbillonnaient dans l’air. La fureur de la marée déchirait l’eau entre les brisants en une mousse sale que le vent emportait par blocs entiers ». L’Atlantique, à Pern, ne fait que tolérer le granit. Une marée ordinaire, une poussée habituelle des flots transforme le lieu en un violent concours de gris et de blancs. De blancs au pluriel, car il en est de nombreux.

Quant à décrire la tempête, cela dépasse mes forces maigrelettes. J’ai vu la pluie de mer, cette poussière humide poussée par les vagues, mêlée de cailloux, de goémon et bien sûr d’écume aussi dense qu’une soupe, passer par-dessus le phare du Créac’h, dont la hauteur approche 55 mètres. Encore le dominait-elle de bien plus haut. Dans les moments où la mer parle, il faut se taire, car de toute façon, on n’entend plus qu’elle. L’air est blanc. L’eau est blanche. Le vent est blanc. La lande est blanche. La pierre est blanche. Il faut attendre que le silence revienne, qui ne revient jamais tout à fait, à Pern en tout cas. Je pourrais aisément encore parler d’Ouessant, car ce lieu fait partie des rares qui me font pleurer. Je n’éprouve aucune honte à vous dire que l’île m’a fait pleurer plus d’une fois, comme ce jour d’hiver au ciel bleu, tandis que je regardais l’îlot Keller. Keller est un bloc d’herbe, quarante mètres au-dessus de la vague, séparé par un court bras de mer d’Ouessant. Quand on se trouve au bord extrême, côté Ouessant, on ne voit de Keller qu’une lande, qui s’arrête aux falaises. Il y a une maison. Si j’étais Merlin le magicien, c’est là que j’habiterais.

J’ai pleuré d’autres fois, mais je vais prudemment en rester là. Car tout cela, après tout, n’était que préambule, figurez-vous. Mais oui ! Juste une façon de vous faire comprendre à quel point Yvon Guermeur aura marqué ma vie. Il ne le sait évidemment pas. Il ne s’en doute pas davantage, mais c’est ainsi. Je n’ai rencontré cet homme que deux fois, peut-être trois. Il est ornithologue. L’un de nos plus beaux ornithologues. Un passionné, un connaisseur hors-pair de l’avifaune de Bretagne, qui dirige sur place le Centre d’étude du milieu d’Ouessant (CEMO). Ce centre, créé grâce au legs du père de l’ornithologie bretonne, Michel-Hervé Julien, est connu dans le monde entier par une petite tribu, dont les membres sont dispersés. Chaque automne, une partie d’entre eux, venus de toute l’Europe, se retrouvent là pour des observations de terrain. Car Ouessant, qui ne fait que 8 kilomètres de long et 4 de large, au mieux, est placée le long d’une voie migratrice importante. Les oiseaux qui descendent du Nord suivent le tracé de la côte avant de parvenir à destination, qui se trouve parfois en Afrique tropicale. Ils suivent la côte, mais dans la nuit, ils se détournent quelquefois, surtout quand les feux du Créac’h les attirent irrésistiblement. Alors, ils viennent se cogner, et s’étendre au pied du phare.

Naguère, il y a bien peu de temps encore, des milliers de bécasses et de grives étaient achevées autour, puis mangées à la suite, ou revendues. Yvon a donc créé le CEMO, et le dirige encore, aux dernières nouvelles du moins. Il est celui qui a tout vu. Des troglodytes et des accenteurs, des rouges-gorges et des merles, évidemment. Mais aussi une chouette harfang des neiges, le 2 mai 1993, égarée de l’Arctique. Mais encore des bruants nains venus de Sibérie, sans oublier une fauvette à joues grises, qui ne vit pourtant qu’en Amérique, attrapée dans ses jumelles le 25 octobre 1986. Ce qu’il m’a appris ? Qu’on pouvait être insolemment heureux seul. Pas seul tout le temps, non. Mais souvent, oui. Et qu’un bout de pierre est un pays enchanteur, pourvu qu’on sache l’habiter.

Ce n’est pas rien, mais il y faut ajouter un éloge de la lenteur, qui se changerait, pas à pas, en grandeur. Yvon Guermeur est un homme lent, qui a parcouru Ouessant à pas calmes des centaines, peut-être des milliers de fois. En tous sens. Modeste à un point préoccupant, il s’est laissé déposséder d’une reconnaissance qui lui revenait pourtant, d’évidence. Car cet homme est aussi un archéologue-né, bien qu’amateur. Marchant, baissant parfois la tête pour ne pas offenser le vent, il a vu, à terre, ce que personne ne soupçonnait avant lui. Il a entrevu l’histoire ancienne de l’île, avant tout le monde, pour tout le monde. À Porz Arland, par exemple, il a découvert les traces de ce qui pourrait bien avoir été un petit port de l’époque romaine. En gratouillant dans la microfalaise. Mais son chef-d’œuvre s’appelle Mez-Notariou, le champ du notaire.

En 1987, il se balade aux abords d’un chantier au centre de l’île. Dans une tranchée creusée par une pelle mécanique, il aperçoit des fragments de poterie et des pierres un rien curieuses. Il emporte le tout, brosse ses échantillons au coin du feu, et commence une expertise sauvage. La pierre a été cuite, et d’un. Certains fragments semblent être d’apparat, et de deux. Le tout semble remonter à une époque située entre l’âge de fer et l’âge de bronze, et de trois. Il ne faut pas croire, Yvon Guermeur sait lire dans les plus vieux grimoires.

Après tant de péripéties que je ne peux pas même les évoquer, Mez-Notariou est devenu un grand chantier archéologique européen. Le site a été occupé au moins entre le quatrième millénaire avant notre ère et jusqu’à 500 ans après. Des haches néolithiques jusqu’à la fin de l’Empire romain. Il y a 3000 ans, ce village-là comptait sans doute près de 400 habitants, soit presque la moitié de la population actuelle. Pourquoi diable avoir bâti un village en bois – les preuves abondent – sur une île en pierre ? Ouessant, selon l’étude des pollens, n’a pas abrité de chênes, qui ont pourtant servi aux fondations de Mez-Notariou. Faut-il imaginer du bois flotté, dans les terribles courants de la mer d’Iroise ? Les habitants n’étaient pourtant pas à plaindre. L’on sait qu’ils mangeaient des coquillages et des oiseaux à profusion, du requin, et même du…cerf, venu, lui aussi, et fatalement, du continent. Je donnerais gros pour savoir quelles embarcations utilisaient les îliens d’il y a tant d’années. Gros.

La suite ? Mais quelle suite ? Ouessant poursuit sa route, qui me semble moins heureuse qu’elle ne fut. Le pays se vide, les forces vives s’en détachent, les vieux dominent. À moi, il me plaît de constater, une fois de plus, que l’histoire des hommes n’est que marée. Flux et reflux. Trangression marine, inéluctablement suivie d’un retrait des mers et du rivage. Le monde ne nous appartient pas. Nous lui appartenons corps et âme. La renverse est au centre de nos vies. Yvon Guermeur n’est-il pas un splendide berger du temps ?

PS : Yvon Guermeur vient de publier son opus magnum, Ornithologie en Bretagne, chez Pallantine. Mais je ne peux en parler, car je ne l’ai ni vu ni lu. Je me l’offrirai dès que possible, malgré son prix exorbitant de 120 euros.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas* (mais où est le pouvoir ?)

Je n’écris pas pour faire peur à quiconque. D’ailleurs, je ne sais pas réellement la solidité de ce que je vais vous dire. Mais laissez-moi vous présenter Simon Johnson. Économiste, spécialiste des crises depuis vingt ans, il enseigne dans l’un des temples intellectuels de l’Amérique, le Massachusetts Institute of Technology ou MIT. Il a été avant cela le directeur du Département des études du FMI (de mars 2007 à août 2008), où il a publié une étude qui m’avait à l’époque, début 2008, fortement marqué.

Il faut dire que Johnson y désignait les biocarburants, que j’abhorre au-delà des mots que je saurais trouver, comme les grands responsables de l’explosion des prix alimentaires dans le monde (ici, en français). Et il précisait sans détour : « « Les gros perdants, ce sont les citadins pauvres. Au-delà des considérations macroéconomiques, l’impact du renchérissement des denrées alimentaires sur ces derniers est manifeste et simplement douloureux : ils doivent payer davantage pour manger. En raison de la croissance démographique dans de nombreux pays pauvres, la hausse des prix alimentaires exerce des pressions accrues sur les budgets des plus démunis. Ceux qui produisent assez de nourriture pour eux-mêmes et pour le marché peuvent en bénéficier (selon l’évolution exacte des prix de leur production et de leur consommation), mais les pauvres en pâtissent, dans les villes et dans bien des campagnes ».

Vous jugez bien que je trouvais alors, que je trouve encore ses propos singulièrement justes, prononcés qu’ils étaient par un prince de la finance mondialisée. Et voilà que Johnson, deux ans plus tard, attire une nouvelle fois mon attention. Il a quitté le FMI, et se consacre à des travaux d’enseignement. Voici quelques jours, la chaîne de télévision CNBC lui a accordé royalement cinq minutes d’entretien en direct, qu’il vaudrait mieux regarder par vous-même. Si vous ne comprenez pas assez l’anglais d’Amérique, je vous conseille d’observer les personnages qui l’interrogent, et qui marquent, pour deux d’entre eux, une incrédulité assez remarquable (ici).

Mais que diable raconte ce type ? En anglais, cela donne : « For the six major banks of the United States, their total balance sheet is over 60 percent of U.S. GDP. [The banks] got bigger during the crisis. All the big guys are out there looking to take risk. So would you — and so would I — if we felt we were immune. If you had a ‘get out of jail free card,’ wouldn’t you go take a lot risk right now ? ». Et en français, que les six banques américaines principales ont un actif qui dépasse 60 % du produit intérieur brut (PIB) de leur pays. En réalité, la crise les a rendus plus grosses encore, déchaînant chez les banquiers un sentiment d’impunité à peu près total. Que feriez-vous, demande en substance Johnson, si on vous donnait une carte qui vous permette de sortir de prison à volonté ? Ne prendriez-vous pas, comme moi-même, tous les risques, vous sentant totalement à l’abri ?

Je répète que je ne sais quelle valeur accorder à ce point de vue. Peut-être se trompe-t-il. Sur l’avenir, je le précise. Car en ce qui concerne le présent, nul doute qu’il parle vrai. Le système délirant qui nous a menés au bord du gouffre s’est renforcé à la faveur des mesures étatiques prises pour son sauvetage. Obama n’a pas voulu affronter le pouvoir réel, il n’a en tout cas pas réussi à faire plier le système bancaire, malgré la volonté pourtant manifeste de ceux qui l’avaient élu quelques mois plus tôt. Comme il s’est couché, à Copenhague, devant les majors industrielles qui ont intérêt – pour l’heure du moins – à émettre massivement des gaz à effet de serre qui déstabilisent le climat.

Non, je ne sais pas si Johnson a raison lorsqu’il annonce que nous ne sommes qu’au début d’une crise infiniment plus grave que celle en cours. C’est néanmoins ce qu’il dit, et son savoir en vaut certainement un autre. Tout est en place, selon lui, pour une réplique de la première crise, qui serait, à l’inverse de ce qu’on voit dans les secousses sismiques, beaucoup plus forte encore. La Chine lui semble être l’épicentre possible d’un nouveau cataclysme, qui ferait du monde une charpie. La Chine pourrait connaître, aux dimensions qu’elle a conquises, ce qu’a subi le Japon d’après 1989. Cette Chine qui fait de l’immobilier, comme tant d’autres avant elle, l’alpha et l’oméga de sa soi-disant réussite.

Je ne devine évidemment rien de ce qui nous attend. Je ne comprends qu’une chose, exactement comme vous : ce système financier est lancé sur une trajectoire qui échappe à la raison, au contrôle, à la liberté des humains. Nul ne sait en réalité quelles surprises il peut nous réserver. Mais elles ne sauraient être bonnes. Car la logique qui sous-tend l’édifice est le gain à tout prix, dans le temps le plus bref possible. Telle est l’une des raisons de l’extraordinaire accélération de la destruction des écosystèmes. Il est peu d’investissement plus rentable que celui qui consiste à épuiser en quelques années une pêcherie, ou à raser une forêt tropicale pour la changer en portes et fenêtres occidentales, ou à flinguer l’un de nos derniers tigres pour en faire de la poudre de perlimpinpin.

Jusqu’où ira-t-on ? Encore bien loin, je le crains. Car nos sociétés rassasiées et même obèses du Nord ont beaucoup à perdre dans une remise en cause radicale de l’organisation sociale et de ses prolongements économiques. Quand je lis dans les commentaires, ici, des interrogations sur le Modem, les Verts ou le Parti de Gauche, je constate que la route est à peine entamée. Je n’entends pas me distinguer de vous, qui semblez croire encore à ces dérisoires agencements. Je ne le veux pas, car je souhaite moins que tout la solitude. Je ne me sens supérieur en rien, et pour dire le fond de ma pensée, nous sommes tous à bord de l’esquif, comme de simples matelots qu’un capitaine ivre, fou et d’ailleurs invisible, conduirait à la côte en pleine nuit, au milieu d’une tempête. Disons simplement qu’il va nous falloir penser, pour de vrai, et que nous ne sommes visiblement pas prêts. Disons qu’il nous faudra bien agir, mais alors en commençant par ce qui est le plus accessible. Et le plus accessible reste : nous. Apprenons ensemble à voir autrement les mêmes choses.

 * Heureux celui qui put connaître la cause profonde des choses. Ce vers, du poète latin Virgile, est tiré des Géorgiques.

Par ailleurs, 1800 ans plus tard, dans une lettre qu’il adresse au grand mathématicien Alexis Clairaut le 27 août 1759, Voltaire note ceci, qui me plaît : « La culture des champs est plus douce que celle des lettres, je trouve plus de bon sens dans mes laboureurs et dans mes vignerons, et surtout plus de bonne foi et de vertu, que dans les regrattiers de la littérature, qui m’ont fait renoncer à Paris, et qui m’empêchent de le regretter. Je mets en pratique ce que l’ami des hommes conseille. Je fais du bien dans mes terres aux autres et à moi. Voilà par où il faut finir. J’ai fait naître l’abondance dans le pays le plus agréable à la vue et le plus pauvre que j’aie jamais vu. C’est une belle expérience de physique que de faire croître quatre épis où la nature n’en donnait que deux. L’Académie de Cérès et de Pomone valent bien les autres ». Et il achève son courrier en citant Virgile : « Felix qui potuit rerum cognoscere causas,/ Fortunatus et ille deos qui novit agrestes » (ce deuxième vers des Géorgiques signifie « Qu’il est fortuné, celui qui sait nommer les divinités des champs »). Enfin, le mot regrattier, choisi par Voltaire, désigne ceux qui écrivent sans savoir le faire. Il en reste quelques-uns.

Bis repetita (encore sur le pouvoir)

Le pouvoir. Le vrai pouvoir dont je vous entretenais dans l’article précédent. Et DSK. Ce que je pense de cet homme politique, je l’ai déjà écrit bien des fois. Au tout début de Planète sans visa (ici), je rappelais que le patron de cette infamie nommée Fonds monétaire international (FMI) a été, entre autres, un avocat d’affaires. Que, dans ce cadre, il a conduit pour le compte de très grands patrons ce qu’on nomme, avec un œil entendu, des deals. Entre 1993 et 1997, il a même présidé un lobby appelé le Cercle de l’Industrie, regroupant un vrai bottin des grands capitaines d’industrie français. Dès 1994, il devenait un lobbyiste appointé du nucléaire. Envoyé en mission en Allemagne par EDF, il commençait son noble travail auprès de ses amis du SPD allemand. Sa mission n’avait aucun mystère : il devait convaincre Siemens de rejoindre Framatome et EDF dans le vaste chantier de l’EPR, le nouveau réacteur nucléaire français.

Et puis, en 1997, le voilà de retour dans le gouvernement de la France, appelé par Jospin au ministère de l’Économie. Autrement dit, après avoir copiné des années avec les pontes de Renault, Areva, EDF et tant d’autres, DSK jugeait légitime d’avoir à traiter les affaires du pays avec les mêmes. Cet homme n’est pas dépourvu de morale. C’est seulement qu’elle lui est personnelle. Pourquoi parler ce 13 janvier 2010 de cet homme déplorable, alors que minuit approche ? Parce que je viens de lire un papier sur lui dans Le Nouvel Observateur à paraître demain jeudi. Non, je n’écris pas cela pour frimer. Souventes fois, les journalistes lisent le journal quelques heures avant les autres. Ce que cela change ? Rien.

J’ai donc pensé à lui, et à un second article paru en juin 2009 (ici). Madame, qu’on appelle aussi Anne Sinclair, avait invité le tout-Paris à l’anniversaire de son excellent mari aux Buttes-Chaumont. Mais qui était invité ? Bien des gens. Dont des banquiers et des industriels bien sûr. Dont BHL et Arielle Dombasle, cela va de soi. Dont Jean-Pierre Elkabach, Claude Allègre, Alain Minc, Jean-Christophe Cambadélis. J’ai écrit en gras les deux derniers noms, car je vais y revenir. Que prouve cette soirée d’anniversaire ? Ce que tout le monde de sensé sait déjà. DSK est un homme-lige du capitalisme transnational. Il n’a servi ni ne servira d’autres intérêts, quoi qu’il arrive. Et si, par malheur, il devait se présenter aux élections présidentielles, je plains par avance ceux qui se laisseraient aller à voter pour lui. Je le dis sans agressivité : à mes yeux, ceux-là n’auraient pas la moindre excuse.

Et passons. Alain Minc. Cet arrogant personnage, d’autant plus capable de mordre que personne ne lui a jamais mis de muselière, est un ami proche de DSK et de Sarkozy. L’article dont je vous parlais, et qui sera demain dans L’Obs sous la plume de Mathieu Croissandeau, rapporte un repas pris entre les époux Minc, DSK et Anne Sinclair dans l’un des restaurants les plus chers de Paris, situé place des Vosges. Selon le journaliste, et je ne sais s’il dit vrai, Minc aurait souhaité ce repas – payé néanmoins par DSK -, pour prendre la température. DSK se préparait-il pour les présidentielles ?  Aurait-il éventuellement l’envie et la ténacité d’aller jusqu’au bout ? D’après Croissandeau, en tout cas, Minc se serait empressé d’appeler Sarkozy pour lui dire qu’à son sens, un homme se trouvant en « surcharge pondérale » comme DSK, et qui reprend du ris de veau, n’est pas en piste pour une épuisante campagne électorale. Je vous jure que je n’invente rien. Ainsi.

Mais l’essentiel n’est pas encore là. L’essentiel est, bien entendu, que ces gens qui se côtoient sans cesse, mangent ensemble, dorment ensemble, et bien plus si affinités, ne font que semblant de s’opposer. Oh ! vous vous en doutiez. Je suis désolé d’avoir paru vous prendre pour des naïfs. Vous vous en doutiez donc, et vous aviez raison. Un cercle parfait réunit les patrons présentés dans le texte précédent et ceux qui sont à l’Élysée ou prétendent y entrer. Il n’y a donc pas le moindre espoir de ce côté-là, si vous voulez m’en croire. Et aux éternels crédules qui misent – peut-être – sur Martine Aubry, je rappellerai brièvement qu’elle s’engagea en faveur d’un « usage contrôlé de l’amiante », quand des braves comme Henri Pézerat tentaient de faire interdire ce poison, dont la singularité est de tuer de simples prolos sans le moindre relais médiatique.

Hasard ? Sûrement. Elle fut directeur général adjoint du groupe Péchiney entre 1989 et 1991, dont la responsabilité reste engagée dans des dossiers lourds concernant l’amiante, comme par exemple Tréfimétaux. Quittant Péchiney pour le ministère du Travail – entre 1991 et 1993 -, elle ne trouva ni le temps ni la volonté de faire interdire ce matériau criminel, laissant le fardeau à ses successeurs. Une grande dame, hein ? En 1993 enfin, virée de son poste au ministère, elle créait sans façon la Fondation Agir Contre L’exclusion, ou FACE. Avec une palanquée de philanthropes tels que GDF-Suez, Manpower, Péchiney-le-retour, Axa, Casino, Renault, le Crédit Lyonnais, etc. Rien que des braves gens. J’imagine que vous avez constaté, tout comme moi, à quel point l’exclusion sociale a pris peur, en face de tels adversaires, et combien elle a reculé depuis en France.

Je redoute d’avoir à le dire brutalement, mais je me demande si nous pourrons aller bien loin avec tous ces gens. Je me demande même avec un peu d’angoisse au ventre si ces champions de la gauche ne sont pas un peu connectés à l’univers décrit dans mon message précédent. Mais dites-moi donc : et si ces belles personnes se foutaient totalement de notre gueule ? Notez que ce n’est qu’une question. Quant à Jean-Christophe Cambadélis, dont je vous rappelle que j’ai mis son nom en gras plus haut dans ce texte, que vous en dire ? Vous me pardonnerez, mais c’est personnel. Cambadélis a été l’un des chefs d’une des pires structures politiques de l’après-guerre, qui s’appela entre autres Organisation communiste internationaliste (OCI). Un groupe d’une immense étrangeté, et qui utilisait la violence la plus abjecte, dans l’après-68, contre ses adversaires. Au-dedans, c’était presque pire. Une sorte de police stalinienne y faisait régner l’atmosphère, en modèle réduit, des procès de Moscou. Mais à Paris, sans que le coup de pistolet Nagant dans la nuque n’en finisse avec les dissidents, comme là-bas.

Je sais, lecteurs de Planète sans visa, que nombre d’entre vous s’ennuient lorsque je parle de certain passé. Mais je suis qui je suis, n’est-ce pas ? Et Cambadélis, passé au PS dans des conditions rocambolesques, y est devenu un cheffaillon de plus, proche de DSK. Il n’a guère changé, à mes yeux en tout cas. Tel il était, tel il demeure. Peut-être en apprendrons-nous un jour davantage sur son passé. Ou peut-être non. Moi, je sais comment se comportait l’OCI de Cambadélis entre disons 1970 et 1977, et cela me suffit bien. Alors, pourquoi parler de lui, qui en vérité ne m’intéresse plus ? Parce qu’il a salué la mémoire de Daniel Bensaïd, mort ces derniers jours, d’un tonitruant communiqué intitulé : « Salut, Bensa ! ». C’est ainsi – Bensa – que Bensaïd était appelé par ses nombreux amis. Dont je n’étais nullement, je le précise.

Bensaïd, cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, et du NPA qui lui a succédé, était l’un des noms du trotskisme français. Je n’avais, Dieu sait, rien à voir avec sa pensée, mais je sais que cet homme-là fut un révolutionnaire. Et cet engagement était à l’évidence – je dis bien à l’évidence -, aux antipodes des pratiques bureaucratiques d’un Cambadélis. Alors, et tant pis, décidément, si j’ai semé de nombreux lecteurs en route, je dois dire que cet hommage de Cambadélis à la noble figure de Daniel Bensaïd claque comme un outrage. Un terrible outrage qui passera inaperçu. Désolé, mais je devais. De DSK à Cambadélis, en passant par Minc et Martine Aubry, il n’y a nulle solution de continuité. Il y a au contraire un fil. Qui est un câble. Qui forme fossé et frontière. Moi, jamais, quoi qu’il arrive désormais, je ne les franchirai. Il y a eux, et nous. En tout cas, et parce que je ne veux enrôler personne, au moins eux et moi.

PS et rajout tardif : Je me rends compte avec horreur que mes formulations pourraient faire penser que j’ai eu à voir, si peu que ce soit, avec Cambadélis et sa clique de bastonneurs. Par Dieu ! non. Que non ! Jamais, ni de près ni de loin ! Mais il m’arriva en revanche de prendre deux coups de bâton des mains de ces sbires. Apparemment, je ne les ai pas oubliés.