Je suis un fieffé imbécile, car j’ai dispersé sur les routes de ma vie la plupart des journaux que j’aurais dû garder. Je ne parle pas des gazettes habituelles qui forment le menu ordinaire, y compris le mien. Mais plutôt de ces quelques joyaux qui disent tout en temps réel, au moment même où les choses se passent. Qui comprennent, qui aident à comprendre, qui poussent à agir, et tout de suite. Je ne conserve que quelques traces, qui me semblent magnifiques.
Alors que je n’avais pas 16 ans, le 12 juillet 1971, parut le numéro 34 de Charlie Hebdo. Rien à voir avec l’actuel hebdomadaire, auquel je collabore par ailleurs. Le journal de ce temps était un brûlot qui incendiait le cerveau. Surtout les jeunes têtes folles comme la mienne. Une poignée de siphonnés exprimait la révolte, constante. L’extrême moquerie. La dérision complète. L’inattendu. L’original. L’intelligence. La critique généralisée de tout ce qui encombrait la vie humaine. Par Dieu ! ce journal a formé, reformé, réformé même mes neurones d’après 1968. On peut parler d’un moment de grâce, qui ne dura pas, qui ne pouvait, par définition, durer.
Mais revenons à juillet 1971. Moi, je me trouvais alors dans un bled du Berry, Saint-Benoît-du-Sault. Une communauté, comme on disait alors, s’était installée dans une ferme de la campagne voisine. Une maison superbe, soit dit en passant. Une communauté – j’écris cela pour vous, les jeunes -, entendait réinventer le monde entier, par un audacieux retour à la terre. Aux travaux agricoles. Et à la communauté, parfois sexuelle, pas toujours. Il faut croire que j’étais un chien perdu sans collier, puisque je rôdais par là, si jeune. Et je me souviens d’avoir lu ce Charlie 34, que j’ai encore en ce moment devant les yeux. La couverture, verte, est un dessin de Reiser, sur lequel on voit un barbu, avec pébroque et filet à commissions – sorte de clergyman, le doigt levé – qui dit : « Je reconnaîtrai tous les enfants conçus pendant la fête ». Ce type improbable, comme d’ailleurs indiqué, c’est Fournier. Et il y a un sous-titre : La fête à Bugey.
Bugey. Une centrale nucléaire dans l’Ain. Sauf erreur, juillet 1971 fut la deuxième manifestation antinucléaire de notre histoire. Mais la première à ce point massive. Environ 15 000 pékins marchèrent en direction du monstre, pendant que je suivais leurs aventures du côté de Saint-Benoît-du-Sault, car on ne peut hélas être au four et au moulin. Quoi qu’il en soit, Fournier l’indomptable, Fournier l’incroyable, Fournier l’imprécateur fut l’âme de ce complot à ciel ouvert, au nez et à la barbe de tous les pouvoirs de l’époque. Car je vous prie, épargnons-nous tout anachronisme. En ces temps préhistoriques, la droite bien sûr, mais le parti stalinien dit communiste aussi, et bien des socialistes qui n’osaient le dire, étaient des sectateurs du nucléaire.
Enfin. Fournier. On ne peut pas dire qu’il était poli. Je lis, en couverture de ce numéro 34, ce texte calligraphié de sa main même : « On attendait rien de ces enculés de la gauche bien-pensante, ils ont pas déçu notre non-attente. Dans un numéro où ils parlent pas de notre fête, ceux du Nouvel-Obs parlent de la contestation écologique, mais aux États-Unis, et de la résistance acharnée qu’y rencontrent certains projets d’implantation de centrales « électriques ». Ils se sont bien gardés, les fumiers, d’employer le mot « nucléaires », ç’aurait fait grossier, déplacé ». Est-ce que l’on écrit encore comme cela ? Non. Est-ce mieux ? Non. Il faut dire les choses telles qu’elles apparaissent.
En novembre 1972, Fournier lançait le mensuel La Gueule Ouverte, avec comme sous-titre : Le journal qui annonce la fin du monde. Il lui restait mois de quatre mois à vivre. Il mourrait en février 1973, à l’âge ridicule de 35 ans, laissant derrière son épouse et ses trois enfants. Dans son édito du numéro 1 de La Gueule Ouverte, Fournier écrit comme on parle, comme on crache, comme on dégueule. C’est Fournier. C’est inimitable. Deux citations. La première est en deux parties : « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures qui s’étaient jusqu’alors accommodées de sa présence(…) Au mois de mai 68, on a cru un instant que les gens allaient devenir intelligents, se mettre à poser des questions, cesser d’avoir honte de leur singularité, cesser de s’en remettre aux spécialistes pour penser à leur place. Et puis la Révolution, renonçant à devenir une Renaissance, est retombée dans l’ornière classique des vieux slogans, s’est faite, sous prétexte d’efficacité, aussi intolérante et bornée que ses adversaires, c’est aux Chinois de donner l’exemple, moi j’achète l’évangile selon Mao et je suis ».
Et la seconde, elle aussi en deux morceaux : « À peine sorti le premier numéro, voici que nous assaille la tentation de tout remettre en cause (…) Vous aurez compris que, si ce journal ne se veut rien de plus qu’un journal, ni sa forme ni ses objectifs ne sont pour autant fixés, qu’il est un canevas, un prétexte, une base de départ et d’aventure. Nous ne savons pas où nous allons ». Hélas, hélas, Fournier est mort. Et nous ne savons que trop où nous sommes arrivés.