Ce que l’Express pense de l’Inde (une tragédie française)

Pour Laurent Fournier

L’Express est l’un des grands journaux d’un très grand pays, le nôtre. Né en 1953, cet hebdomadaire a abrité dans ses colonnes des hommes comme Camus ou Mauriac. Notons qu’il a été aussi la propriété d’un ultralibéral délirant, James Goldsmith, à partir de 1977. Je ne détaille pas davantage. En fait, L’Express a bien mérité, au long de son Histoire, de la France officielle. Souvent de droite, le plus souvent de droite. Reste qu’il se pense, et qu’il est d’ailleurs un fleuron. Sa diffusion doit tourner autour de 500 000 exemplaires, ce qui est beaucoup chez nous.

Pourquoi diable vous parler de cela ? Eh bien, pour la raison que je viens de lire le numéro 3207 de ce journal, un numéro double qui court du 19 décembre 2012 au 1er janvier 2013. L’Inde en est le sujet principal, qui fait l’objet d’un copieux dossier de 85 pages. Mazette ! Connaîtra-t-on mieux ce pays lointain après lecture ? Mille fois hélas, ce supplément est une pure merde.

Que contient-il ? Je ne passe pas tout en revue. Dans la première partie – « Les racines » -, on trouve une extravagante série de chiffres sous le titre général Un géant en marche. PIB, exportations, importations, croissance, espérance de vie, nombre d’habitants, etc. Des statistiques, dont l’une est plus grotesque encore que les autres : l’Inde compterait, d’après ces chiffres, 29,8 % de pauvres. Admirons ensemble cette méticuleuse précision. Quelle est la source ? Aucune n’est citée. Qu’est-ce qu’un pauvre en Inde ? On ne le saura pas. Qu’est-ce d’ailleurs que la pauvreté ? Idem. À un autre endroit, on apprend au détour d’une phrase que plus d’un habitant sur deux de l’Inde doit se contenter de moins d’1,50 euro par jour. Et il n’y aurait pourtant que 29,8 % de pauvres. Ces chiffres sont une manière, coutumière certes, mais angoissante de ne rien dire d’un pays. Résumé : ça progresse. Vers où ? Mystère.

Dans la deuxième partie – « L’éveil » -, L’Express y va de ses poncifs. Bombay n’a « jamais cessé d’être une île », « trop indienne pour être occidentale, trop occidentale pour être indienne ». Le système politique est une « démocratie accomplie », mais « toute médaille a son revers ». La pauvreté, « moteur d’innovation », est « la richesse cachée de l’Inde ». On y découvre Arathi, une « entrepreneuse » qui grâce « à un crédit remboursé en cinq mois a développé la vente à domicile dans son village ». Elle pianote sur son Nokia, un téléphone portable évidemment neuf, et se demande gravement s’il faut commander des crèmes pour le visage ou plutôt des doses de ketchup.

Miam : il existe en Inde un marché potentiel de 600 à 800 millions de clients, qu’il s’agit seulement de rendre solvables. Mais cela vient, car les paysans s’équipent en portables, et de nombreuses batteries rechargées au soleil permettent de faire entrer l’électricité dans les villages.  Tout sera bientôt possible : Kiran Mazumdar-Shaw n’a-t-elle pas bâti en quelques décennies Biocon, leader de la biopharmacie ? Mittal, Tata, Arora, Nooyi incarnent de même une classe de patrons de taille mondiale, qui annoncent le bel avenir de la destruction.

Le reste ? Je pourrais tenir encore des pages, et vous ne sauriez pas davantage. Tout y passe : Bollywood – et même Kollywood -, la spiritualité, la cuisine, Jean-Claude Carrière, le tourisme. Mais il vaut mieux aller à l’essentiel, à ce que cache ce dossier effarant, censé éclairer le public français. La première évidence est que l’on ne parle pas des paysans de l’Inde, qui restent la colonne vertébrale de ce pays fabuleux. La population urbaine ne représentait en 2011 que 30, 3% des 1 200 000 000 d’Indiens. Oui, il y a bien 1 milliard et plus de 200 millions d’Indiens, et donc près de 900 millions d’entre eux qui vivent à la campagne, dans 550 000 villages. À première vue, les journalistes de L’Express n’en ont pas visité un seul. À seconde vue non plus.

Rien non plus, et c’est lié, sur la Révolution verte imposée par le Nord dans les années 60, qui augmenta certes les récoltes, mais en dévastant pour des temps très longs les terres agricoles dopées aux pesticides et aux engrais de synthèse. L’irrigation massive, indissociable de l’agriculture industrielle, a conduit à d’épouvantables baisses des nappes phréatiques (ici et ici). Aucune technique connue ne pourra remplacer cette eau qui était l’avenir commun. Pour l’heure, on continue de forer des puits, par millions. Jusqu’à la dernière goutte. Et après ?

Rien non plus dans L’Express sur les Dalits, ces Intouchables qui sont environ 180 millions. Rien sur les infernales discriminations dont ils continuent d’être les victimes. Rien sur la guerre qui oppose l’Inde des villes à l’armée paysanne naxalite, pourtant considérée là-bas comme la question de sécurité intérieure majeure (ici). Rien sur des personnages aussi formidables qu’Anil Agarwal (ici) ou encore Vandana Shiva (ici). Rien sur le désastre urbain et le rôle de la bagnole. Rien sur la victoire des paysans contre le milliardaire Tata et ses projets d’usine automobile Nano (ici). Rien sur les bidonvilles où s’entassent par dizaines de millions les oubliés du « progrès ». Rien sur les Dongria Kondh et leur combat admirable contre la compagnie Vedanta Resources (ici).

Le dossier de L’Express est un faux grossier, une balade dans un vaste village Potemkine appelé l’Inde, un acte de mépris total pour les nombreux peuples de cette péninsule, une authentique merde, comme je l’ai déjà écrit plus haut. Les journaux officiels d’ici parlent de même de la Chine, ou du Brésil, ou de l’Indonésie. Et présentaient d’une manière semblable, il y a seulement vingt ans, la Côte d’Ivoire, tenue pour un havre de prospérité et de stabilité en Afrique de l’Ouest.

Y a-t-il un racisme inavoué dans ces présentations ridicules ? Peut-être bien. Y trouve-t-on ce méprisable regard de classe de notre petite-bourgeoisie pour qui ne fait pas partie de la famille ? Sûrement. J’y ajouterai cette terrible complicité qui unit tant de journalistes du Nord à une grande partie de l’opinion. L’Inde DOIT suivre notre voie, et les consommateurs locaux DOIVENT acheter aux plus vite nos produits, nos centrales nucléaires, nos trains, nos machines. Autrement, comment les journalistes de L’Express – et tant d’autres – pourraient-ils maintenir leur niveau de gaspillage matériel ?

La demande de vérité sociale existe-t-elle ? Je ne sais pas.

Deux autres articles :

http://fabrice-nicolino.com/index.php/?p=188

http://fabrice-nicolino.com/index.php/?p=14

15 réflexions sur « Ce que l’Express pense de l’Inde (une tragédie française) »

  1. Merci de rappeler qu’il y a une vie en dehors des villes que ce soit en Inde, ou ailleurs… Dans notre monde, la vulgate est de laisser croire qu’en dehors des villes, point de salut !

  2. Il y a les pollutions chimiques, électromagnétiques, radioactives et j’en passe.
    Il y a aussi des pollutions plus insidieuses, celles qui contaminent les consciences, qui parlent pour ne rien dire et qui taisent l’essentiel.

    Ce dossier est à l’image de la plupart des grands médias, finalement. Il y règne un concentré de ce qu’il faut penser, ou plutôt ne pas penser, quand on est un nanti du nord.
    Etonnant contraste, entre ces 85 pages de l’Express et l’article précédent de Fabrice écrit en décembre 2007. Que restera-t-il de ce dossier sur l’Inde dans 5 ans ? Dans 5 jours ?

    Il y a des allergies au pollen, au gluten, aux ondes de téléphonie mobile et j’en oublie.
    Il y a aussi des allergies à la propagande officielle. Elles peuvent nuire gravement à la santé de la conscience.

  3.  » À un autre endroit, on apprend au détour d’une phrase que plus d’un habitant sur deux de l’Inde doit se contenter de moins d’1,50 euro par jour.’
    n’oublions pas que pour ces journalistes, les habitant sont pesés en fonction de leur avoir,donc pour eux, ces 600 millions d’habitants n’ont pas plus d’importance que mittal et ses plus de 20 milliards de dollards.*

    « Il y a aussi des allergies à la propagande officielle. », je le suis.

  4. Et la « guerre pour le numérique » qui se déroule actuellement au Kivu – RDC -, que l’on essaie de faire passer pour une guerre ethnique ou tribale…

    Cette guerre (massacres, viols) est due directement à l’existence des téléphones portables, des tablettes numériques et autres télévision à écrans plats.

    2013 sera l’année de la tablette parait-il ?

  5. Bonjour a tous, j’arrive seulement de 6 belles journees en Odisha, que j’ai passees en companie de Debal Deb dans sa minuscule ferme ou il preserve 850 especes de riz differentes, chacune sur 1 m2, en companie de quelques centaines d’autres especes vegetales rares ou menacees.

    Les gens du coin elevent beaucoup de vaches. Ils ne les mangent pas, ils ne les traient pas non plus (ils trouvent ca cruel pour les veaux) mais ils mangent (en tres tres petites quantites) des oeufs, du poulet et autres animaux. En fait ils utilisent les vaches uniquement pour labourer! (un petit clin d’oeil a un article precedent de Fabrice!)

    Ici vous avez le site web de Debal Deb:

    http://www.cintdis.org/

    Ce site est tres riche en articles et publications (toutes en Anglais malheureusement)

    Debal Deb accueille aussi des « woofer » mais juste en ce moment les conditions d’hebergement sont encore tres limitees, suite au demenagement du Bengale Occidental en Odisha… Attendez quelques mois, ou bien ecrivez-lui!

    Et bonne annee a Fabrice et a tous les lecteurs de Planete sans Visa!

  6. « L’Inde DOIT suivre notre voie, et les consommateurs locaux DOIVENT acheter aux plus vite nos produits, nos centrales nucléaires, nos trains, nos machines. »

    J’ajoute que « nous » (Les Francais par l’intermediaire de leur gouvernement cense etre leur representant legitime) vendons nos centrales nucleaires A PERTE. (Les contrats sont souvent secrets ou obscurs mais on a des informations sur le contrat avec la Finlande – ce sont les Francais, non les Finlandais, qui payent le doublement du prix – on commence a avoir des fuites sur le contrat avec la Chine, et il n’y a pas de raison de penser que les Indiens seraient les seuls au monde a acheter les centrales nucleaires Francaises leur vrai prix). De plus, le gouvernement Indien – qui d’une maniere generale n’est pas plus representatif des Indiens que le gouvernement Francais des Francais, et est surement en grande sympathie avec les mythes propages par l’Express – construit aussi ses centrales nucleaires A PERTE. Il s’agit, en France comme en Inde, d’une spoliation operee par l’elite globalisee des ressources de vie de la planete et de ses humains, (dont les gueux, les « kystes », les va-nu-pied de Kudankulam a Notre-Dame-des-Landes sont les derniers protecteurs.) La France vend a perte parceque le but n’est PAS de gagner de l’argent en vendant nos centrales, le but est de CONTAMINER le reste du monde avec la merde nucleaire, une merde dont nous savons tous tres bien qu’on n’en sort jamais. Et aucune pensee n’est plus angoissante pour nos ingenieurs et administrateurs d’elites de voir leur beau pays dans la merde jusqu’au cou, et les « indigenes » epargnes. C’est pour cela que Monsanto contamine secretement les pays qui repugnent aux OGM, que le lobby nucleaire travaille avec acharnement a la proliferation nucleaire.

  7. Un court article vraiment tres drole de Rabindranath Tagore:

    http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=430

    Pourquoi je le mentionne ici? Parceque l’article a ete publie en Bengali en 1907 et plusieurs fois re-publie, dans les oeuvres completes de Tagore par l’universite Visva-Bharati qui detenait les droits sur l’oeuvre de Tagore. Rien de bizarre jusque la. Mais lorsque Debal Deb a traduit en Anglais l’article en 1999, afin de l’offrir aux lecteurs Indiens non-Bengali et au public international, il a comme il se doit demande la permission aux autorites de Visva-Bharati de publier sa traduction. Apres plusieurs lettres avec accuse de reception, il a finalement recu la reponse: Autorisation refusee, sans explication. Mais l’oeuvre de Tagore est finalement entree dans le domaine public en 2004. Debal Deb a envoye sa traduction, avec un article d’introduction, dans le grand quotidien de Calcutta The Statesman, qui lui a consacre une page entiere, et cela a fait beaucoup de bruit. C’etait fin 2003, quelques mois avant la fin des droits exclusifs. La conclusion, c’est que l’elite (gouvernement/universites etc.) ne souhaitait absolument pas abimer le mythe et l’icone mievre/spiritualiste de Tagore. Comme Victor Hugo chez nous ou Goethe en Allemagne! (Victor Hugo a ecrit sur la destruction par l’Etat du patrimoine architectural, des choses qui le feraient passer pour un anarchiste aujourd’hui)

    Bref, juste pour dire que le rechauffage d’idees recues est l’activite la plus confortable de la presse et des gouvernements, et doit etre combattue sans relache!

Répondre à Brindavoine Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *