L’affaire des irradiés de Brest

Publié dans Charlie Hebdo le 10 avril 2013

Pendant un quart de siècle, l’armée a fait bosser des prolos de l’Arsenal de Brest sur des têtes nucléaires destinées aux sous-marins. Sans la moindre protection. Résultat : un début d’épidémie de cancers et de leucémies.

Brest, 2 avril 2013. Francis Talec, formidable lutteur social, raconte. Cet ancien ouvrier de l’Arsenal, aujourd’hui à la retraite, dénonce un invraisemblable scandale. Seul au début, aidé peu à peu par des vieux prolos de son syndicat, la CGT, il a reconstitué l’histoire des irradiés de Brest. C’est à chialer, mais c’est finalement simple.

Le beau pays de France entretient à l’Île Longue, près de Brest, une base de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Lesquels peuvent envoyer une prune nucléaire à 9 000 km de distance. Depuis n’importe quelle mer. Mais avant cela, il faut bien régler divers problèmes techniques. Entre 1972 et 1996, environ 130 ouvriers hautement spécialisés se sont succédé sur les têtes nucléaires, travaillant au contact rapproché des missiles avant leur embarquement. Des civils de l’Arsenal, dûment habilités par les flics de la Marine. Mais des civils.

Or pendant près de 25 ans, ces types ont travaillé sans la moindre protection. Rien. Ils arrivaient le matin, pouvaient en cas de pause se reposer en appuyant le coude sur l’engin nucléaire, sifflotaient, vissaient à l’abri de leurs seules vestes de travail. Le dogme des ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), c’est qu’il n’y avait aucune radiation. Les prolos l’ont cru. On ne doit jamais faire confiance à pareil patron. En août 1996, branle-bas de combat, car un employé du CEA a laissé traîner un film dosimétrique, qui révèle le désastre. L’armée impose en décembre de la même année le port de dosimètres individuels. Mais c’est trop tard. La CGT réclame alors une commission d’enquête, qui ne sera jamais réunie. Et le silence recouvre tout. Jusqu’au début des années 2000.

À partir de cette date, Francis Talec écoute, rassemble des infos, pose des questions. Le 29 janvier 2002, un pyrotechnicien de 51 ans meurt de leucémie, qui sera reconnue en maladie professionnelle. Suivent un appareilleur, des électriciens, un soudeur, des mécaniciens. Leucémies, cancers, cataracte. Les malades – et bientôt, les morts – ont souvent autour de la cinquantaine. Le bel âge pour souffrir.
La veuve du premier mort attaque, soutenue par le vieux lion Talec. Dans un mémoire destiné à obtenir la reconnaissance de la « faute inexcusable » de la Direction des constructions navales (DCN), l’employeur direct, elle note l’essentiel : « de 1971 à 1996, la DCN a caché la vérité à ses salariés, elle les a maintenus dans l’ignorance des risques d’irradiation par les  têtes nucléaires ».

Contre toute attente, elle gagne la partie. L’armée, dans une lettre du 24 juin 2004, reconnaît la « faute inexcusable », et banque, évidemment dans l’espoir de tout étouffer. La « faute inexcusable » est ce qu’il y a de plus grave, car le patron admet ainsi qu’il « avait ou aurait dû avoir conscience d’un danger et n’a pas pris les mesures nécessaires pour le prévenir ». C’est un aveu. Impossible de dresser ici une liste complète, mais dix cas de maladies graves sont d’ores et déjà documentés, et quatre d’entre eux ont entraîné la reconnaissance de la « faute inexcusable ». De nombreux éléments permettent de penser que bien d’autres ouvriers de l’Arsenal ont été, sont ou seront les victimes « collatérales » des missiles de l’Île Longue.

Talec et ses copains sont désormais fortement épaulés par l’Association Henri Pézerat (http://www.asso-henri-pezerat.org), du nom du toxicologue qui a révélé l’affaire de l’amiante en France. L’association est présidée par une autre combattante, la sociologue du travail Annie Thébaud-Mony, qui a refusé avec éclat, l’été dernier, la Légion d’Honneur que nos Excellences voulaient lui refiler.

Au-delà, cette saloperie ouvre une porte sur toutes les victimes de nos bombinettes depuis le début des années 60. On découvre pour la première fois que la bombe nucléaire a tué et tue tout près de chez nous, dans la bonne vieille métropole. Demain des révélations sur Valduc ? Dans ce centre ultrasecret non loin de Dijon, on fabrique depuis des dizaines d’années nos engins nucléaires. Combien de malades ? Combien de morts ?

PS : Je suis membre moi-même de l’association Henri-Pézerat (ici), qui soutient les victimes de la bombe, et je me suis rendu à ce titre à Brest, le 2 avril, pour une conférence de presse, en compagnie d’Annie Thébaud-Mony. Il n’est pas interdit d’adhérer. Il est même possible de soutenir.

8 réflexions sur « L’affaire des irradiés de Brest »

  1. Oui! L’armée tue, c’est plus ou moins visible. L’histoire est truffée d’innocents aux mains sales victimes et acteurs d’idéologies destructrices.
    Doit-on se poser la question de notre participation aux entreprises de mort sans systématiquement en reposer la faute sur autrui. Un autrui invisible et collectif dont on serait toujours la victime. En ce cas, il ne reste plus qu’a trouver le fusible et plus il fera le buzz plus il animera nos médias. C’est là une bonne façon de nous dédouaner de notre responsabilité. Je salue au passage tout ceux qu’ont le courage, l’énergie de ne pas céder aux honneurs faciles, compromettantes et rémunératrice qui en feraient céder plus d’un a qui n’y est confronté. la vindicte est la preuve de la faiblesse qui ne peut être lu que par la faute d’autrui.

  2. Ce qui veut dire, que comme pour les essais nucléaires, les déchets et les centrales on nous aurait menti, après Reggane, Fangantofa et Mururoa, la grande muette porte bien son nom.

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