Les hommes sont mortels, les fleuves aussi

Un peu de géographie, si vous m’y autorisez après ce silence informatique, contraint et forcé. Dans le nord du Brésil coule un fleuve, quelconque si on le compare à l’Amazone, mais assez prodigieux au regard des normes françaises. Car le rio São Francisco file du sud au nord l’État du Minas Gerais, traverse celui de Bahia avant de longer le Pernambouc et de séparer les États du Sergipe et de l’Alagoas. Au total, le fleuve draine un bassin de 617 000 km2, plus grand que la totalité de la France. On l’appelle là-bas le Nil du Brésil ou encore le Fleuve de l’unité nationale, car il relie le sud-est industrialisé et le nord-est marginalisé.

Le Nordeste ! C’est la région d’origine du président Lula, et, pour ceux qui connaissent, le décor de certaines chansons de Bernard Lavilliers. O Sertão, entre autres. La sécheresse règne en marâtre sur la région, aussi vieille dans les registres que l’arrivée des Portugais, il y a 500 ans. Ailleurs, au Texas par exemple, la sécheresse chronique n’est que sujet de discussion. Au Brésil, elle est un drame perpétuel, qui assassine les plus pauvres, et provoque de continuelles migrations vers le sud.

Pourquoi ? Mais parce que le Brésil est aussi un pays féodal, colonial, désespérant. Le poète Francisco Fernandes da Motta a écrit dans Seca no Nordeste quelques vers restés fameux, dont : Quem não conhece o Nordeste / Não sabe e nem imagina / A angústia de seu povo / Quando a seca predomina / A miséria que acarreta na região nordestina. Ce qui veut dire à peu près : Celui qui ne connaît pas le Nordeste ne sait ni n’imagine l’angoisse de son peuple quand la sécheresse arrive, apportant la misère dans toute la région nordestine.

Mais à ce propos, il faut en ajouter un autre, devenu une sorte de proverbe local : « O problema não é a seca, é a cerca ». Ce qui signifie que ce n’est pas la sécheresse, qui est un problème, mais le barrage. Barrage au sens général et métaphorique, barrage politique essentiellement. Car la sécheresse pourrait, aurait dû être combattue et vaincue depuis des lustres. Je vous renvoie à un article puissant de Nicholas Arons, et en français, qui donne une idée, vertigineuse, du désastre social régnant dans le Nordeste brésilien (http://risal.collectifs.net).

La lutte contre la sécheresse a échoué. D’innombrables plans et discours ont jailli de loin en loin, sans jamais aboutir, à cause de l’incompétence et de la corruption. Beaucoup de ces envolées reposaient sur l’illusion « technologiste », cette foi naïve mais souvent intéressée dans les machines, les grosses structures, les immenses budgets, de préférence publics. Car à quoi bon dépenser ce qu’on ne peut piller ? Parmi les projets jamais aboutis, celui d’un vaste détournement des eaux du rio São Francisco. L’empereur Dom Pedro II en rêvait au XIXème siècle, Lula est en train de le réaliser. Il s’agit d’arroser, dans tous les sens du terme. Cours d’eau artificiels et canaux géants à ciel ouvert, sur 2 000 km au total, irrigation à tous les étages, destruction évidente d’un écosystème qui demeure inconnu dans la profondeur de son fonctionnement. On s’en fout. On a l’argent, les engins, la volonté. On y va donc.

Et là-dessus, Luiz Flavio Cappio. Un évêque brésilien de 61 ans. C’est lui. Et il est en grève de la faim depuis trois semaines, décidé à mourir si les travaux sur le fleuve continue. Au moment où je vous parle, Radio Vatican – voyez, quelle source ! – m’apprend que la justice brésilienne aurait ordonné la suspension du chantier. Mais Luiz continue et attend des actes sur le terrain. Que dit-il ? Selon l’excellente journaliste du Figaro Lamia Oualalou (http://www.lefigaro.fr), ceci : « C’est une idée dont les conséquences environnementales sont désastreuses, et qui ne bénéficiera qu’aux grands propriétaires ». Ajoutant, car il avait mené une première grève de la faim en 2005 : « Cette fois-ci, c’est différent, j’irai jusqu’au bout : la fin de la grève, ce sera l’arrêt des travaux ou ma mort ».

J’imagine que vous êtes comme moi : c’est impressionnant. Je suis impressionné. Et même si je ne connais pas le dossier dans sa relative complexité, je n’ai guère de doutes sur le fond. Car le processus de destruction de la vie est désormais assez connu pour que je me sente immédiatement aux côtés de l’évêque, contre les camarillas qui entourent Lula le productiviste. Et je suis en bonne compagnie, car la Comissão Pastoral da Terra (CPT, Commission pastorale de la terre) ainsi que le Mouvement des paysans sans terre soutiennent le religieux dans son combat.

Question du jour : s’agit-il d’une cause sacrée ? Défendre un fleuve contre la mort qui rôde, n’est-ce pas se situer ailleurs, autrement, plus haut dans l’échelle de la responsabilité humaine ? Ma réponse personnelle est : oui, sans aucun doute. Peut-on, pour cette raison, mettre sa vie dans la balance ? Ma réponse personnelle est : oui, on le peut. Luiz Flavio Cappio est un homme.

5 réflexions sur « Les hommes sont mortels, les fleuves aussi »

  1. Pour un chrétien (au vrai sens du terme), il n’y a pas de plus grand don que de mourrir pour ses amis. Pour tout homme aussi, je pense.

  2. chrétien ou non, ça ne justifie pas qu’on regarde agoniser un être humain sans réagir…mais on nous a si bien appris à le faire.Baisers à Louis Flavio Cappio

  3. La suite de cette tragique histoire, en date du 21 décembre (source : Clarin)

    Alors que la justice brésilienne avait, comme l’écrivait Fabrice le 17 décembre, ordonné la suspension des travaux de déviation du fleuve Sao Francisco (qui, rappelons-le, coûteraient environ 3,5 milliards de dollars), la Cour Suprême s’est elle opposée à ce blocage le 20 décembre, en votant par 6 voix contre 3 l’autorisation de reprendre les travaux.
    A l’annonce de cette nouvelle, l’évêque Luiz Flavio Cappio a été victime d’un évanouissement. Malgré les 9 kilos qu’il a perdus, et les « dommages collatéraux » (violents maux de tête notamment), le président Lula n’en démord pas : selon lui, la construction de deux grands canaux d’irrigation permettront de réactiver l’économie de cette région parmi les plus pauvres du pays… lalala, tralulalula, on connaît la chanson – pendant sa campagne, le même Lula avait promis de ne pas toucher au cours du fleuve Sao Francisco.

    Bien entendu, cette décision de la Cour Suprême (enfin, de 6 individus sur l’humanité desquels on peut se poser des questions) ne va pas calmer les esprits. Cappio a reçu le soutien de la CNOB (Conférencia Nacional de Obispos de Brasil, l’organisation des évêques brésiliens, qui a souvent mené des combats respectables en faveur des plus pauvres). Et des manifestations se sont formées devant le palais présidentiel à Brasilia.

    Au moment où l’article de Clarin a été écrit (le 20/12 au soir), des délégués du gouvernement et de l’Eglise venaient d’obtenir que la reprise des travaux soit retardée d’au moins deux mois, le temps d’ouvrir un débat. Quelle a été la réaction de Cappio ? Celui-ci réclame toujours la suspension définitive des travaux, et le retrait des troupes de l’armées envoyées pour protéger les matériaux et installations…

    A suivre donc…

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